Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 149-161).

12. Les hommes des bois

Je ne saurais dire combien de temps Oreille-Pendante et moi errâmes dans la région située au nord du fleuve. Nous ressemblions à des marins naufragés sur une île déserte, sans espoir de jamais retourner au pays. Tournant le dos au fleuve, pendant ses semaines et des mois nous parcourûmes à l’aventure cette région non encore habitée par des membres de notre race. Il m’est très difficile de reconstituer notre itinéraire, et tout à fait impossible de le faire jour par jour. La plus grande partie des détails se perd dans un épais brouillard. Cependant, il me reste quelques souvenirs précis de certains faits.

Je me rappelle tout particulièrement cette faim qui nous tortura sur les montagnes, entre le lac Long et le lac Lointain, et aussi la découverte d’un veau dormant dans un fourré. J’ai également souvenance des hommes des bois habitant dans la forêt entre le lac Long et les montagnes. Ces hommes nous pourchassèrent jusque dans les montagnes et nous obligèrent à gagner le lac Lointain.

Après avoir quitté le fleuve, nous dirigeâmes d’abord notre marche vers l’Ouest jusqu’à un petit cours d’eau qui coulait dans un terrain marécageux. Contournant les marais, nous allâmes vers le Nord et après plusieurs jours, nous rencontrâmes ce que j’appelle le lac Long. Nous séjournâmes quelque temps à sa partie supérieure, où nous trouvions de la nourriture en abondance, lorsqu’un jour, dans la forêt, nous tombâmes parmi le peuple des Arbres. Ces êtres étaient des singes féroces, ni plus ni moins. Cependant, ils ne différaient guère de nous. Ils étaient plus velus, il est vrai, leurs jambes étaient un peu plus cagneuses et tortues, leurs yeux légèrement plus petits, leur cou plus épais et plus court et leurs narines offraient davantage l’aspect d’orifices au milieu d’une dépression de la face ; mais celle-ci était dépourvue de poils, de même la paume de leurs mains et la plante de leurs pieds ; en outre, ils émettaient des sons assez semblables aux nôtres, avec des significations à peu près identiques. Somme toute, le peuple des Arbres et le peuple des Cavernes n’étaient pas très dissemblables.

Je le vis d’abord, un petit vieux tout sec et tout ratatiné, aux yeux chassieux et à la démarche chancelante. Il était ma proie légitime. Dans notre monde il n’existait aucune sympathie entre les espèces, et cet homme des bois n’appartenait point à la nôtre. Le vieillard se tapit au pied d’un arbre, évidemment son arbre à lui, car nous apercevions dans les branches le nid en ruine où il dormait la nuit.

Je désignai le personnage à Oreille-Pendante et tous deux nous nous précipitâmes sur lui. Il se mit à grimper à son arbre, mais ses mouvements étaient lents. Je le saisis par la jambe et le jetai à terre. Puis, histoire de nous distraire, nous le pinçâmes, lui, arrachâmes les poils, lui tirâmes les oreilles, lui labourâmes les côtes avec la pointe d’un bâton, tout en riant aux larmes. Son inutile courroux était des plus grotesques. Il nous parut vraiment comique dans son effort pour ranimer les cendres froides de sa jeunesse disparue, pour ressusciter sa vigueur usée par les ans, faisant de piètres grimaces au lieu du rictus féroce par lequel il croyait nous effrayer, grinçant l’un contre l’autre ses derniers chicots, et frappant de ses poings décharnés sa maigre poitrine.

De plus il toussait, soupirait, bredouillait et bafouillait sans arrêt. Chaque fois qu’il tentait de grimper à l’arbre, nous le rejetions à terre, si bien qu’en fin de compte, cédant à sa faiblesse, il s’assit sur le sol et fondit en larmes. Oreille-Pendante et moi nous prîmes place à côté de lui, nous tenant enlacés par les bras et riant de son impuissance.

Des pleurs il passa aux gémissements, des gémissements aux lamentations, puis il lança un cri perçant qui nous alarma. Plus nous nous efforcions de le réduire au silence, plus il vociférait. De quelque distance dans la forêt, parvint à nos oreilles un double appel : «  Goëk ! Goëk ! » D’autres cris y répondirent ; une basse profonde s’éleva au loin : « Goëk ! Goëk ! Goëk ! » et tout autour de nous se répercuta un long cri de ralliement : « hoû… hoû… hoû… »

Alors commença une chasse éperdue, qui nous sembla ne jamais devoir finir. La tribu entière nous poursuivit parmi les arbres et faillit nous capturer. Forcés de descendre sur le sol, dans les clairières, l’avantage tournait de notre côté, car nous avions affaire aux véritables hommes des bois. S’ils nous dépassaient sur les branches, nous prenions notre revanche dans la course à terre. Nous nous dirigeâmes vers le Nord avec la tribu à nos trousses. Dans les espaces découverts, nous gagnions de l’avance, mais dans les sous-bois ils nous rattrapaient et maintes fois ils nous manquèrent de justesse. Au bout d’un certain temps, nous nous rendîmes compte que ces êtres n’appartenaient nullement à notre espèce et que rien de commun n’existait entre nous.

Ils nous talonnèrent pendant des heures et la forêt nous parut interminable. Autant qu’il nous était possible, nous courions dans les clairières, mais elles aboutissaient invariablement à la forêt plus épaisse. Parfois, nous croyant en sûreté, nous nous accordions quelque répit ; mais, avant même de reprendre haleine, nous entendions de nouveau leurs effroyables : « Hoû… hoû… » et « Goëk ! Goëk ! Goëk ! » ce dernier cri s’achevant quelquefois en un lugubre ha-ha-ha, ha a-a-a-a ! ! !

De cette façon nous fûmes pourchassés à travers la forêt par les hommes des bois. Enfin, vers le milieu de l’après-midi, le terrain devint de plus en plus accidenté et les arbres plus petits. Bientôt nous débouchâmes sur les flancs herbeux de la montagne. À cet endroit nous pûmes prendre de l’avance, et nos poursuivants abandonnèrent la partie pour regagner le cœur de la forêt.

Les montagnes étant dénudées et inhospitalières, à trois reprises au cours de l’après-midi, nous essayâmes de regagner la forêt. Mais les hommes des bois nous guettaient et nous repoussèrent chaque fois. Cette nuit-là, Oreille-Pendante et moi nous dormîmes dans un arbre rabougri pas plus haut qu’un buisson, refuge bien précaire, car nous étions une proie facile pour un carnassier en quête de nourriture.

Tenus en respect par les hommes des bois, dès le matin nous nous sauvâmes dans les montagnes. Nous n’avions aucun plan bien défini ni la moindre idée en tête : nous fuyions simplement le danger auquel nous venions d’échapper.

Je ne conserve que de nébuleux souvenirs de notre séjour sur les montagnes. Nous passâmes plusieurs jours dans cette région désolée où nous endurâmes les tourments de la faim et du froid et surtout de la peur, car ici tout se révélait pour nous étrange et nouveau.

C’était une contrée rocheuse, entrecoupée de torrents écumants et de cataractes bruyantes. Nous escaladions et descendions les pentes vertigineuses d’innombrables gorges et, de quelque point que nous scrutions l’horizon, les montagnes étendaient de toutes parts leurs chaînes hérissées de pics. Nous dormions dans des grottes et des crevasses et, par une nuit très froide, nous perchâmes au haut d’une aiguille de rocher qui ressemblait à un arbre.

Enfin, par un brûlant après-midi, mourant presque d’inanition, nous atteignîmes l’arête principale de la chaîne montagneuse. Du haut de cet observatoire, nous découvrîmes vers le Nord, au-delà des montagnes de plus en plus basses, un lac lointain sur lequel miroitait le soleil. Tout autour s’étendaient des prairies, tandis qu’à l’Est se profilait la ligne sombre d’une immense forêt.

Il nous fallut deux jours pour gagner le lac. Nous nous trouvions dans un état de faiblesse pitoyable, quand sur le rivage, couché à l’abri d’un buisson, nous surprîmes un jeune veau. Ne connaissant d’autre moyen de tuer un animal que de nos seules mains, nous eûmes bien du mal à en arriver à bout. Une fois rassasiés, nous transportâmes le reste de la viande à l’Est, dans la forêt, et la cachâmes sur un arbre. Cependant, nous ne retournâmes jamais vers ce garde-manger, car le cours d’eau qui sortait du lac grouillait de saumons remontant de la mer pour frayer.

Dans les immenses prairies à l’ouest du lac paissaient des bisons et d’autres troupeaux de ruminants. Y venaient en outre des bandes de chiens sauvages, mais cette contrée, totalement dénuée d’arbres, ne nous offrait aucune sécurité. Des jours durant, nous suivîmes le cours d’eau vers le Nord. Ensuite, sans rime ni raison, nous filâmes vers l’Est, puis vers le Sud-Est, à travers une vaste forêt. Je ne vous importunerai pas en vous décrivant notre voyage. Je désire seulement vous montrer par quelle suite de circonstances nous arrivâmes au pays des hommes du Feu.

Nous rencontrâmes un fleuve, sans nous douter que c’était celui au bord duquel s’était écoulée notre enfance. Nous vivions égarés depuis si longtemps que nous avions fini par accepter comme normal notre état de nomades. En regardant en arrière, je constate une fois de plus que le moindre événement peut transformer du tout au tout notre destin. Rien n’indiquait que c’était là notre fleuve… et si nous ne l’avions franchi, sans doute ne serions-nous jamais retournés vers la horde. Et moi, l’homme moderne, appelé à naître dans des milliers de siècles, je n’aurais jamais vu le jour.

Néanmoins, Oreille-Pendante et moi désirions ardemment retourner auprès des nôtres. Durant nos pérégrinations, nous avions souffert de nostalgie ; souvent j’évoquais le souvenir de la Rapide, cette jeune fille à la voix douce, dont la compagnie me plaisait et qui vivait seule, nul ne savait où. Son image réveillait en moi une sorte d’appétit, que je ressentais même lorsque ma faim était apaisée, après un copieux repas.

Revenons à notre fleuve. La nourriture abondait sur la rive ; on y trouvait surtout des baies et des racines succulentes ; aussi nous nous y attardâmes plusieurs jours. Alors une idée traversa l’esprit d’Oreille-Pendante et il me fut donné d’en suivre point par point le processus mental. Je la vis venir : les yeux de mon compagnon prirent une expression plaintive et chagrine, et il sembla tout bouleversé. Son regard se troubla comme si cet embryon d’idée voulait lui échapper, puis sa physionomie redevint soucieuse et de nouveau il saisit l’idée.

Il se tourna vers moi et promena son regard sur l’autre rive. Il essaya de parler, mais ne parvint point à exprimer sa pensée par un son quelconque. Il en résulta un bafouillage qui me fit éclater de rire. Il m’empoigna brusquement et me jeta sur le dos. Une rixe s’ensuivit et je le pourchassai jusqu’au sommet d’un arbre, où, armé d’une longue branche, il me repoussait chaque fois que j’essayais de l’atteindre.

L’idée s’était éteinte chez Oreille-Pendante. J’ignorais de quoi il s’agissait et lui-même l’avait oublié. Mais, le lendemain matin, elle reparut au réveil, sans doute ranimée par l’instinct du retour. Toujours est-il qu’elle persista, plus nette qu’auparavant. Il me conduisit au bord de l’eau où un tronc d’arbre s’était échoué sur un banc de sable. Je crus qu’il songeait à s’amuser comme naguère au bord du marais et, en effet, je le vis bientôt ramener un second tronc d’arbre qui gisait un peu plus bas.

Lorsque nous fûmes installés côte à côte sur nos troncs d’arbres, les tenant bien rapprochés l’un de l’autre, nous pagayâmes de notre bras libre, et bientôt je pénétrai l’intention de mon ami. Il fit une pause et me désigna du doigt la rive opposée tout en poussant des cris d’encouragement. Je compris et nous redoublâmes d’ardeur. Emportés par un courant rapide, nous nous laissâmes entraîner jusqu’à la rive sud, mais avant que nous pussions atterrir, un contre-courant nous ramena vers la berge septentrionale.

Ici un différend s’éleva entre nous. Voyant la rive nord si proche, je pagayai dans cette direction, tandis qu’Oreille-Pendante continuait ses efforts dans le sens contraire. Le radeau décrivit des cercles qui ne nous amenaient nulle part et, emmenés à la dérive, nous voyions la forêt défiler sous nos yeux.

Impossible de nous battre : nous n’étions pas assez stupides pour lâcher notre radeau improvisé. Mais nous jacassions et nous abreuvions mutuellement d’injures, lorsque brusquement le courant nous rejeta vers la rive sud. Cette rive étant à présent le but le plus proche, d’un commun accord nous nous y dirigeâmes. Dès que nous eûmes atterri, nous grimpâmes sur un arbre pour reconnaître les lieux.