Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 137-147).

11. La Rapide

Le portrait que je viens de donner de la Rapide n’est point, il faut se le rappeler, celui qu’en eût fait Grande-Dent, cet autre moi-même, mon ancêtre préhistorique. Grâce au truchement de mes rêves, l’homme moderne que je suis regarde et voit par les yeux de Grande-Dent.

Il en va de même pour un grand nombre des faits de cette époque reculée. Il existe dans mes impressions une certaine dualité trop complexe pour que je l’impose à mes lecteurs. Arrivé à ce point de mon récit, je me bornerai seulement à signaler cette dualité, cette confusion déconcertante de mes deux personnalités. C’est moi l’homme moderne, qui, à travers les siècles, jette un regard en arrière, soupèse et analyse les émotions et les mobiles de Grande-Dent, mon autre moi-même. Celui-ci, la simplicité même, ne s’embarrassait point de telles complications. Il vivait les événements sans les discuter, sans même en chercher le pourquoi.

À mesure que mon moi moderne prend de l’âge, je pénètre plus avant la substance de mes rêves. Un homme peut, en plein rêve, se rendre compte qu’il voyage au pays des songes. Si le rêve est mauvais, il se consolera à la pensée qu’il vient de faire un cauchemar. Cette expérience est commune à tous. Souvent mon moi moderne se glisse ainsi dans mes rêves, et par suite de mon étrange dualité, je deviens à la fois acteur et spectateur. Mon moi moderne fut parfois troublé et affligé par la sottise, l’illogisme et la stupidité insondable de mon être primitif.

Avant de terminer cette digression, je voudrais vous poser cette question : ne vous est-il jamais arrivé de rêver que vous rêviez ? Les chiens, les chevaux et tous les animaux rêvent. À l’époque de Grande-Dent, les demihommes rêvaient, et s’ils faisaient de mauvais rêves, ils hurlaient dans leur sommeil. Moi, l’homme moderne, je me suis couché à côté de Grande-Dent et j’ai rêvé ses propres rêves.

Cette affirmation dépasse presque l’entendement, je le sais ; mais je suis certain que pareil phénomène m’est arrivé. Et permettez-moi de vous dire que ces rêves fugitifs, où Grande-Dent volait ou rampait, étaient pour lui aussi vivants que l’est, pour vous, le rêve de la chute à travers l’espace.

Car Grande-Dent avait également un autre lui-même, et dans son sommeil, cet autre lui-même retournait en rêve vers l’époque des reptiles ailés, des dragons batailleurs et encore plus loin en arrière, à la vie grouillante des mammifères minuscules, pour remonter jusqu’au limon primitif.

Je ne puis, je n’ose en dire davantage. Tout cela serait trop vague et trop compliqué. Je ne m’attarderai pas à décrire ces perspectives affreuses le long desquelles il m’a été donné de jeter un coup d’œil sur l’évolution de la vie en partant, non point du singe à l’homme, mais de plus bas encore, du ver de terre.

Maintenant, reprenons notre histoire. Moi, l’ancêtre Grande-Dent, je ne voyais point en la Rapide une créature aux traits plus fins et aux formes plus gracieuses, aux cils plus longs, au nez mieux formé et aux narines s’ouvrant vers le bas, dont l’ensemble tendait vers la beauté. Je ne considérais en elle que la jeune femelle aux yeux tendres qui proférait des sons doux et ne se battait avec personne. Sans m’expliquer pourquoi, il me plaisait de jouer, de chercher notre pitance et de dénicher les petits oiseaux avec elle. Je dois avouer qu’elle me donna maintes leçons dans l’art de grimper aux arbres. Elle était très prudente, très vigoureuse et les jupes n’entravaient point ses mouvements.

Vers cette époque, Oreille-Pendante nous faussa compagnie de temps à autre. Il prit bientôt l’habitude de s’aventurer du côté de l’arbre où habitait ma mère. Il s’était épris de ma méchante sœur et le Jaseur avait fini par tolérer sa présence. En outre, il y avait dans le voisinage d’autres gamins, rejetons des couples monogames qui vivaient aux alentours, et avec qui Oreille-Pendante lia connaissance.

Je ne pus jamais décider la Rapide à se mêler à eux. Chaque fois que je les rejoignais, elle restait en arrière, puis s’en allait. Un jour, je m’efforçai de la persuader de me suivre, mais elle jeta des regards inquiets autour d’elle, s’éloigna et m’appela du haut d’un arbre. En sorte que je finis par ne plus suivre Oreille-Pendante dans ses visites à ses nouveaux camarades. La Rapide et moi étions de bons amis, mais j’eus beau faire, je ne parvins jamais à découvrir l’arbre où elle nichait. Sans aucun doute, si rien ne s’était produit, nous nous serions bientôt unis, car notre sympathie était réciproque, mais un événement survint…

Un matin, la Rapide ne s’étant pas montrée, Oreille-Pendante et moi nous jouions sur les troncs d’arbre, au bord du marécage. À peine étions-nous entrés dans le courant qu’un cri de rage nous fit sursauter. Œil-Rouge, accroupi sur l’amas de bois flotté, dardait vers nous ses regards chargés de haine. Notre terreur ne connut pas de bornes ; cette fois-ci nous ne pouvions chercher refuge dans notre caverne à l’entrée étroite, mais les cinq ou six mètres d’élément liquide qui nous séparaient de l’énergumène nous offraient une sécurité provisoire et nous reprîmes courage.

Œil-Rouge, se levant tout droit, se mit à frapper de ses poings sa poitrine velue. Nos deux troncs d’arbre flottaient côte à côte ; assis sur cet esquif, nous abreuvâmes l’autre de moqueries. Tout d’abord, notre rire était feint et teinté de crainte, mais dès que nous fûmes convaincus de l’impuissance d’Œil-Rouge, nous nous en donnâmes à cœur joie. Il éclata de colère et grinça des dents dans sa rage impotente. Notre sécurité imaginaire décuplait notre audace et nous poussait à attiser le courroux de notre adversaire. Il convient d’ajouter que les gens de la horde avaient la vue bien courte.

Brusquement, Œil-Rouge cessa de se frapper la poitrine et de grincer des dents, et, escaladant les troncs d’arbres, atteignit la rive. Aussitôt notre gaieté fit place à la consternation. Œil-Rouge n’oubliait pas si vite un affront. Tremblants de peur, nous attendions les événements. L’idée ne nous effleura même pas de fuir en pagayant. Œil-Rouge revint en enjambant les souches, une de ses grandes mains pleine de galets ronds polis par les eaux. Par bonheur, il n’avait pas trouvé de plus gros projectiles, par exemple, des pierres de deux ou trois livres, car nous ne nous tenions qu’à cinq ou six mètres de lui, et il nous aurait tués à coup sûr.

Cependant, nous courions un danger non moins grand. Zzzz… Un caillou déchira l’air avec la rapidité d’une balle. Oreille-Pendante et moi nous mîmes à pagayer de toutes nos forces. Bang ! Mon camarade poussa un cri de douleur. Il avait été touché entre les épaules. À mon tour je fus atteint et hurlai. Seul l’épuisement des munitions d’Œil-Rouge put nous sauver. Il se précipita vers la rive caillouteuse pour se rapprovisionner, tandis que nous ramions avec l’énergie du désespoir.

Peu à peu nous fûmes hors de portée de ses coups. Néanmoins, Œil-Rouge continuait à ramasser des cailloux qui, de nouveau, sifflèrent autour de nous. Du centre du marécage sortait un petit courant, et dans notre émoi nous n’avions pas remarqué qu’il nous emportait vers le milieu du fleuve. Œil-Rouge suivait la rive pour se rapprocher de nous le plus possible. Alors il découvrit des pierres de plus grosses dimensions et nous les jeta avec une fureur accrue. Un projectile d’environ cinq livres frappa mon tronc d’arbre d’un coup si violent qu’une vingtaine d’éclisses, fines comme des aiguilles, pénétrèrent dans ma jambe. Si j’avais reçu le coup directement, il m’eût certainement tué.

Soudain le courant du fleuve nous emporta et nous nous mîmes à ramer avec un redoublement de vigueur. Notre ennemi fut le premier à s’en apercevoir, car il nous en avertit par un hurlement de triomphe. Aux endroits où le courant se mêlait à l’eau calme, se formaient une série de remous. Pris dans un de ces petits tourbillons, nos troncs d’arbres furent projetés de bout en bout et d’avant en arrière. Cessant de pagayer, nous consacrâmes toute notre énergie à maintenir les troncs l’un à côté de l’autre, cependant qu’Œil-Rouge continuait à nous bombarder, faisant pleuvoir les cailloux autour de nous, et proférant des menaces de mort.

De sa voix sauvage, il nous accablait d’insultes, les yeux désorbités.

Au point précis où le cours d’eau sortant du marécage pénétrait dans le fleuve, celui-ci formait un coude et le courant principal déviait vers la rive opposée. Aussitôt nous fûmes emportés en amont et vers la rive droite du fleuve. Bientôt nous fûmes hors d’atteinte d’Œil-Rouge, que nous distinguâmes au loin, dressé sur un promontoire, en train de danser en poussant des cris de victoire.

Oreille-Pendante et moi n’avions qu’une préoccupation : empêcher les troncs d’arbres de s’écarter l’un de l’autre. Résignés à notre sort, nous suivîmes le fil de l’eau, jusqu’au moment où nous nous aperçûmes que nous n’étions qu’à une centaine de mètres du rivage. Alors nous commençâmes à pagayer vers la terre. Ici le courant se trouvait rejeté vers la rive sud, mais en y mettant toutes nos forces nous le traversâmes à l’endroit où non seulement il était le plus rapide, mais le plus étroit. Avant que de nous en douter, nous ramions dans une eau calme.

Nos troncs dérivèrent lentement et s’échouèrent enfin près de la rive. Oreille-Pendante et moi nous montâmes sur la berge. Nos arbres, emportés par le courant, continuèrent à descendre le fleuve. Nous nous regardâmes, l’air consterné. Nous venions d’aborder une terre étrangère, et l’idée ne se présenta point à notre esprit que nous pouvions retourner au marécage par le moyen dont nous nous étions servis pour le quitter.

Sans nous en rendre compte, nous avions appris à traverser un fleuve, prouesse qu’aucun membre de la horde n’avait accomplie jusque-là. Nous fûmes les premiers et, je crois, les derniers, à poser le pied sur la rive nord. Que les autres hommes y fussent parvenus dans l’avenir, cela me paraît incontestable, mais la migration du peuple du Feu, et celles des survivants de la horde, retarda notre évolution de plusieurs siècles.

En réalité, on ne saurait mesurer l’étendue du désastre causé par la migration du peuple du Feu. Je penche à croire que ce phénomène provoqua la destruction de la horde ; cette branche de vie primitive, tendant vers l’humanité, se trouva pourchassée jusqu’au bord de l’océan où elle périt près de la houle mugissante.

Il me reste à expliquer de quelle façon j’ai échappé à cette destruction ; mais n’anticipons pas sur la marche des événements. Je vous raconterai tout cela plus tard.