Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 123-135).

10. Je deviens pêcheur

Lorsque nous eûmes ri tout notre soûl, Oreille-Pendante et moi nous poursuivîmes notre fuite. Un léger détour nous amena à la mare aux myrtilles, où nous déjeunâmes. Voilà des années, dans ce même marécage, j’avais fait mes premières excursions en ce monde, guidé par ma mère. Depuis, je ne l’avais revue que rarement. D’ordinaire, lorsqu’elle rendait visite aux gens des cavernes, je gambadais dans la forêt. À une ou deux reprises, j’avais aperçu le Jaseur sur la rive et de l’entrée de ma caverne j’avais pris plaisir à lui faire des grimaces pour exciter sa colère. En dehors de ces aménités, je ne me souciai plus de ma famille. Mes parents ne m’intéressaient plus et, d’ailleurs, je me débrouillais fort bien tout seul.

Après nous être, en guise de dessert, gavés de myrtilles et d’œufs de cailles couvés, Oreille-Pendante et moi nous dirigeâmes avec prudence dans les bois avoisinant le fleuve. Là se trouvait le vieil arbre familial, d’où j’avais été expulsé par le Jaseur. Cet arbre était encore occupé. La famille s’était accrue ; en effet, un bébé s’agrippait à ma mère, et une fillette, perchée sur les branches inférieures, nous regardait avec curiosité. De toute évidence, c’était ma sœur, ou plutôt ma demi-sœur.

Ma mère me reconnut instantanément, mais lorsqu’elle me vit sur le point de grimper à l’arbre, elle me fit signe de m’éloigner. Oreille-Pendante, beaucoup plus méfiant que moi, battait déjà en retraite, et il me fut impossible de le persuader de revenir. Un peu plus tard dans la journée, ma sœur descendit sur le sol, et pendant tout l’après-midi nous prîmes nos ébats dans les arbres voisins.

Ce sport se termina plutôt mal. Le fait qu’elle fût ma sœur ne l’empêcha point de me traiter de façon abominable. Elle avait hérité toute la méchanceté du Jaseur. Brusquement, dans sa colère, elle se jeta sur moi, me griffa, m’arracha les cheveux et planta ses petites dents aiguës dans mon bras. Perdant patience, je lui administrai la correction la plus formidable qu’elle eût certes reçue jusque-là.

Si vous l’aviez entendue crier et brailler ! Le Jaseur, qui s’était éloigné toute la journée et revenait à ce moment, se précipita en même temps que ma mère. Mais il arriva le premier. Oreille-Pendante et moi n’attendîmes pas notre reste. Prenant nos jambes à notre cou, nous détalâmes à travers les arbres, poursuivis par le Jaseur.

Cette chasse terminée, quand Oreille-Pendante et moi eûmes fini de rire de l’aventure, nous nous rendîmes compte que le crépuscule tombait. Bientôt ce fut la nuit avec ses frayeurs, et il ne pouvait être question de regagner nos cavernes, à cause d’Œil-Rouge.

Nous nous réfugiâmes sur un arbre isolé et passâmes la nuit dans une enfourchure assez élevée. Quelle nuit horrible ! Pendant les premières heures, il plut à torrents, puis ce fut le froid et le vent glacé. Trempés jusqu’aux os, grelottant et claquant des dents, nous demeurâmes blottis dans les bras l’un de l’autre. Nous regrettions la douillette petite caverne, qui se réchauffait si vite à la tiédeur de nos corps.

Le matin nous trouva bien déprimés, mais pleins de résolution. Nous ne subirions pas une autre nuit semblable. Nous souvenant des abris de nos parents, nous songeâmes à en fabriquer un pour nous-mêmes. Nous construisîmes la carcasse d’un nid grossier, et sur des branches au-dessus de nos têtes nous posâmes les perches destinées à soutenir le toit. Bientôt le soleil se montra. Sous sa bienfaisante chaleur, nous oubliâmes nos récentes misères, et nous partîmes en quête de nourriture.

Ensuite, pour vous montrer la versatilité de nos caractères à cette époque, nous ne songeâmes plus qu’à jouer. Cette construction arboréenne dut nous prendre pour le moins un mois de travail intermittent et lorsqu’elle fut terminée, nous ne nous en servîmes même plus.

Mais j’anticipe sur mon récit. Le lendemain de notre départ des cavernes, Oreille-Pendante et moi nous nous donnâmes la chasse à travers les arbres jusqu’au fleuve. Nous débouchâmes à un endroit où l’eau du marais aux myrtilles formait un vaste bourbier sur la rive du cours d’eau. Dans cette eau croupissante s’amassaient des troncs d’arbres, dont certains, par suite des heurts et des frottements aux moments des crues, et pour avoir séjourné d’interminables étés sur les bancs de sable, se trouvaient desséchés et entièrement dépouillés de leurs branches. Ils surnageaient et se ballottaient au gré des vents, ou se retournaient sous le poids de notre corps.

Çà et là, entre les souches, des bandes de vairons s’ébattaient dans les trous d’eau. Oreille-Pendante et moi nous devînmes aussitôt pêcheurs. Allongés sur le ventre et immobiles, nous guettions l’approche des petits poissons et, au moment opportun, nous plongions rapidement la main dans l’eau pour en prendre. Nous les dévorions sur place, encore tout humides et frétillants, sans nous apercevoir du manque de sel.

Cet endroit devint notre terrain de jeux favori. Chaque jour, nous y passions plusieurs heures, capturant du poisson et nous amusant sur les troncs d’arbres, et c’est là que nous prîmes nos premières leçons de navigation. Un jour qu’Oreille-Pendante dormait étendu sur une souche, une légère brise emporta doucement l’arbre à la dérive et quand je me rendis compte de la situation périlleuse de mon compagnon, il était déjà trop loin pour qu’il pût sauter.

Tout d’abord cet incident me parut comique. Mais je fus saisi aussitôt d’une de ces terreurs subites si communes en cet âge de perpétuelle insécurité, et je fus épouvanté de la propre solitude où j’allais me trouver. Prenant conscience du danger que courait Oreille-Pendante sur cet élément hostile, je l’appelai de toutes mes forces. Il s’éveilla, effrayé, s’agita maladroitement et le tronc d’arbre se retourna, précipitant mon compagnon sous l’eau. Trois fois il essaya de remonter à la surface, mais trois fois il disparut sous l’énorme souche. Enfin il réussit à s’y cramponner, mais il bégayait de peur.

Il ne pouvait rien faire, ni moi non plus. Nous ignorions tout de la natation. Nous étions déjà trop éloignés des formes les plus inférieures de la vie pour nager d’instinct et pas encore assez avancés dans notre évolution pour envisager la nage comme une difficulté à vaincre. Inconsolable, j’errai le long de la rive, me tenant aussi près que je le pouvais de l’involontaire voyageur. Il gémissait et criait si fort qu’il aurait pu ameuter tous les carnassiers des alentours.

Les heures s’écoulaient. Le soleil monta au-dessus de nos têtes et commença sa descente à l’ouest. Le vent léger se calma, laissant Oreille-Pendante sur son tronc d’arbre flottant à cent mètres environ de la rive. Alors, je ne sais comment, Oreille-Pendante fit une grande découverte. Il se mit à ramer avec ses mains. Tout d’abord ses progrès furent lents et livrés au hasard ; bientôt il se dirigea mieux et peu à peu s’approcha du rivage. Je n’y comprenais rien. Je m’assis pour l’attendre et observai ses mouvements jusqu’à ce qu’il eût regagné la berge.

Il venait d’acquérir une expérience à laquelle je n’avais point participé. Plus tard, au cours de l’après-midi, il s’élança sans hésiter sur son tronc d’arbre. Avant la fin de la journée, il me persuada de le suivre, et moi aussi j’appris à pagayer. Les jours suivants, il nous fut impossible de nous arracher à ce coin de la rive. Notre nouveau jeu nous absorbait à tel point que nous en oubliions le manger. La nuit, nous nichions dans un arbre voisin. L’existence d’Œil-Rouge s’était entièrement effacée de notre souvenir.

Nous essayions continuellement de chevaucher de nouveaux troncs, et bientôt l’occasion nous fut donnée de constater que plus l’arbre était petit, plus il avançait vite sur l’eau, mais que, d’autre part, il se renversait plus facilement et nous faisait faire des plongeons.

Un jour que nous ramions sur nos petits troncs d’arbre, nos deux esquifs s’accrochèrent accidentellement et nous fîmes cette nouvelle constatation : lorsque chacun de nous posait un pied et une main sur l’arbre de l’autre, les troncs acquéraient un équilibre relativement stable et ne se retournaient plus. Étendus l’un à côté de l’autre dans cette position, nous pagayions avec la main et le pied disponibles. En fin de compte, nous nous aperçûmes que, grâce à cette tactique, nous pouvions nous servir de troncs plus étroits et ainsi accroître notre vitesse.

Là s’arrêtèrent nos découvertes. Nous avions inventé le plus primitif des radeaux et nous ne possédions pas assez d’intelligence pour nous en rendre compte. L’idée ne nous vint même pas d’attacher ces troncs l’un à l’autre au moyen de lianes solides ou de racines fibreuses. Nous nous contentions de retenir les arbres l’un près de l’autre, à l’aide de nos pieds et de nos mains.

Lorsque tomba notre engouement pour la navigation, nous retournâmes dans la forêt pour coucher dans le nid que nous avions construit.

À cette époque nous liâmes connaissance avec la Rapide. Je la vis pour la première fois alors qu’elle cueillait des glands sur les branches d’un énorme chêne voisin de notre arbre. Elle me parut d’une timidité extrême ; dès qu’elle m’aperçut, elle dégringola de son arbre et s’enfuit à toutes jambes. Les jours suivants, nous l’entrevîmes à divers intervalles, et, bientôt, dans nos trajets entre notre nid et la rivière, nous nous mîmes à la chercher.

Un jour, elle ne se sauva pas à notre approche. Au contraire, elle nous attendit, avec de petits cris de bienvenue. Cependant, il nous fut difficile de parvenir jusqu’à elle. Quand elle nous vit trop près de sa personne, elle fila d’un trait et, de loin, elle réitéra ses piaillements. Ce manège dura plusieurs jours. Il fallut longtemps pour l’apprivoiser, mais finalement nous y réussîmes et elle vint même se mêler à nos jeux.

Dès l’abord, elle me plut. Je la trouvai séduisante et d’un caractère très doux. Je n’avais jamais vu un regard aussi tendre que le sien. En cela, elle différait totalement des femmes de la horde, véritables viragos. Elle ne poussait jamais de cris rauques ou aigus, et, d’instinct, fuyait un obstacle plutôt que d’essayer de le vaincre.

La douceur à laquelle je fais allusion semblait émaner de tout son être, de son corps souple et de son gracieux visage. Ses yeux, plus grands que ceux de la plupart des autres femmes, n’étaient pas aussi enfoncés et s’ornaient de cils plus longs et plus réguliers. Son nez, moins gros et moins épaté, offrait une arête bien dessinée et les narines s’ouvraient vers le bas. Ses incisives n’étaient point grandes, sa lèvre supérieure n’était pas longue et tombante, et sa mâchoire inférieure ne faisait point saillie. Sauf sur les bras, les jambes et les épaules, elle n’était pas très velue ; si ses hanches étaient minces, en revanche, ses mollets n’étaient point tortus et noueux.

Jetant un regard en arrière, à travers mes rêves du XXe siècle, je me suis souvent demandé si cette jeune fille n’était pas apparentée au peuple du Feu. Son père et sa mère provenaient sans doute de cette souche plus noble. Ces faits étaient plutôt rares, mais pouvaient très bien se produire. N’avais-je point été témoin de phénomènes semblables au sein de la horde ? Certains membres des habitants des cavernes reniaient leur tribu pour aller vivre parmi le peuple des Arbres.

Mais je m’écarte de mon sujet. La Rapide différait totalement des femmes de la horde et, dès notre première rencontre, sa gentillesse et sa grâce m’avaient attiré. Elle n’était jamais brusque et ne se battait pas, mais elle se sauvait toujours en courant, d’où le surnom que je lui donne. Elle grimpait aux arbres mieux qu’Oreille-Pendante ou moi-même. Quand on jouait à la course, nous n’arrivions à la capturer que par hasard, tandis qu’elle nous attrapait quand elle voulait. Remarquablement vive dans tous ses mouvements, elle possédait un don d’apprécier les distances qui n’avait d’égale que son audace. Timide en toute autre chose, elle ne craignait rien quand il s’agissait de grimper et de courir dans les arbres ; Oreille-Pendante et moi paraissions gauches et poltrons à côté d’elle.

Elle était orpheline. Jamais nous ne la vîmes en compagnie d’une autre personne et il était bien difficile de dire depuis combien de temps elle vivait seule au monde. De bonne heure, dans son enfance sans protection, elle avait dû apprendre que la sécurité ne résidait que dans la fuite. En outre, elle était prudente et réservée. Oreille-Pendante et moi, nous nous fîmes un jeu d’essayer de découvrir son gîte. Elle devait certainement nicher quelque part dans un arbre du voisinage, mais nous eûmes beau la suivre plusieurs fois à la piste, jamais nous ne parvînmes à la découvrir. Elle consentait à partager nos jeux durant le jour, mais gardait jalousement le secret de sa demeure.