Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 109-122).

9. Le tueur

Œil-Rouge constituait un élément discordant parmi les membres de la horde. Il était plus rudimentaire qu’aucun d’entre nous. Cependant, nous étions encore trop primitifs nous-mêmes pour être capables d’une action coopérative en vue de le tuer ou de le chasser. Si grossière que fût notre organisation sociale, il était encore trop grossier pour y vivre. Ses efforts tendaient à détruire la tribu par des actes antisociaux. En réalité, il rétrogradait vers un type plus ancien et sa place était parmi le peuple des Arbres plutôt que parmi nous, qui étions en train de devenir des hommes.

Œil-Rouge était un monstre de cruauté, ce qui est beaucoup dire pour l’époque. Il battait ses femmes, non qu’il en possédât plusieurs à la fois, mais il se maria à diverses reprises. Aucune compagne ne pouvait demeurer avec lui, mais il avait raison d’elles par la force. Inutile de vouloir lui résister ; nul n’était assez fort pour lui tenir tête.

J’ai souvent des visions de l’heure calme qui précède le crépuscule. Revenant de la crique, du champ de carottes ou du marécage où croissent les buissons chargés de baies charnues, les gens de ma race s’assemblent devant les cavernes dans l’espace découvert. Ils n’osent s’attarder, car la redoutable obscurité approche, livrant le monde au carnage des animaux chasseurs, tandis que les ancêtres de l’homme se cachent en tremblant dans leurs trous.

Il nous reste quelques minutes encore avant de grimper à nos cavernes. Las d’avoir joué toute la journée, nous ne menons pas grand bruit. Même les petits, toujours avides de singeries et de rires, jouent tranquillement. La brise de mer s’est apaisée et les ombres s’allongent avec la descente du soleil à son déclin. Soudain, de la caverne d’ŒilRouge, nous arrivent des cris déchirants et un bruit de coups. Il maltraite sa femme.

Tout d’abord, un silence terrifié s’abat sur nous. Mais comme les coups et les cris redoublent, dans notre rage impuissante nous nous livrons à un caquetage insensé. Il est clair que les hommes s’indignent de la conduite d’Œil-Rouge, mais ils ont trop peur de lui. Les coups cessent, les plaintes se taisent, tandis que nous bavardons entre nous, et que le triste crépuscule enveloppe la tribu.

Nous autres, pour qui tout est d’ordinaire sujet à plaisanteries, ne rions jamais lorsque Œil-Rouge bat sa femme. Nous en connaissons trop les suites tragiques. Plus d’un matin, au pied de la falaise, nous avons relevé le corps mutilé de la dernière femme de cet échappé de l’enfer. Une fois morte, il la jetait simplement par l’ouverture de sa caverne. Jamais il ne les enterrait, laissant à la horde le soin d’emporter les cadavres qui, autrement, eussent infecté les alentours. D’ordinaire, nous les lancions dans le cours d’eau, en aval de la dernière crique où nous allions boire.

Non seulement Œil-Rouge tuait ses femmes, mais il n’hésitait pas à commettre des meurtres pour se procurer de nouvelles épouses. Lorsqu’il désirait une femme, il jetait son dévolu sur celle d’un autre et se débarrassait bien vite de son rival. J’ai moi-même assisté à deux de ces assassinats. Tout le monde était au courant de ses agissements, mais personne n’y pouvait rien. En réalité, la horde ne possédait aucun système de gouvernement ; nous avions simplement certaines habitudes et nous assouvissions notre courroux sur ceux qui les violaient. Ainsi, l’individu qui souillait l’eau à l’endroit où nous buvions était attaqué par tous les témoins de son acte, et celui qui, délibérément, donnait une fausse alarme, était roué de coups d’une brutalité exemplaire. Cependant, Œil-Rouge foulait au pied toutes nos coutumes, mais il nous inspirait une telle frayeur que nous n’osions nous entendre collectivement pour lui infliger un châtiment.

Au cours du sixième hiver passé dans notre caverne, Oreille-Pendante et moi nous aperçûmes que nous grandissions. Au début, nous devions nous contracter pour glisser dans l’ouverture de notre repaire. Cela présentait son avantage. L’étroitesse de la fissure avait empêché les adultes de s’emparer de notre caverne ; comme elle était la plus élevée de la falaise, la mieux protégée, et, en hiver, la plus chaude en raison de ses dimensions trop restreintes, tout le monde l’enviait.

Pour vous donner un exemple du développement mental de la race, je vous dirai qu’il eût été extrêmement facile pour ces adultes de nous déloger et d’élargir l’entrée de notre domicile. Mais l’idée ne leur en vint pas. Oreille-Pendante et moi-même n’y songeâmes que lorsque notre taille croissante nous contraignit à pratiquer cet agrandissement. Nous accomplîmes cette besogne au milieu de l’été, lorsque les jours étaient plus longs et la nourriture plus abondante. Nous travaillions de temps à autre, quand la fantaisie nous en prenait.

Tout d’abord, nous détachâmes les morceaux de rocher friable au moyen de nos doigts, au point de nous arracher les ongles lorsque, incidemment, j’eus l’idée de me servir d’un morceau de bois. Ce rudimentaire outil fonctionnait bien au début, mais un accident se produisit. Un matin, de bonne heure, nous avions détaché de la muraille tout un tas de cailloux que je poussai par-dessus le rebord de l’entrée. L’instant d’après s’éleva un rugissement de colère. Inutile de nous pencher pour savoir qui en était l’auteur, nous reconnaissions trop bien cette voix. Les déblais étaient tombés sur Œil-Rouge.

Consternés, nous nous blottîmes au fond de notre caverne. Une minute plus tard il arrivait à l’entrée et, furieux comme un démon, il nous foudroyait de ses yeux enflammés. Mais il était trop énorme pour passer dans l’ouverture et ne pouvait nous atteindre. Bientôt il s’en alla. Ce brusque départ nous parut de mauvais augure. D’après ce que nous savions de son caractère, il aurait dû normalement demeurer là pour exhaler sa fureur. Je rampai jusqu’au bord de la falaise et plongeai mon regard en bas. Je le vis qui remontait le rocher, tenant un bâton à la main. Avant que j’eusse pu deviner son intention, il se retrouvait devant l’entrée et essayait brutalement de nous atteindre avec son gourdin.

Ses coups, effrayants, auraient pu nous éventrer si nous n’avions pris la précaution de nous coller contre les parois latérales de la caverne, hors de sa portée. Mais à force de fourgonner, il parvenait à nous toucher de temps à autre ; la pointe du bâton nous lacérait cruellement la chair, arrachant poil et peau. À nos cris de douleur, il répondait par des rugissements de joie et frappait de plus belle.

La colère commençait à me monter au nez. À cette époque, j’avais un caractère très irritable et une forte dose de courage, le courage du rat pris au piège, je dois le reconnaître. Des deux mains, je saisis le bâton d’Œil-Rouge, mais telle était la force de ce monstre que d’une secousse plus vigoureuse il m’attira dans la crevasse. Allongeant le bras, il me saisit et ses ongles me tailladèrent au moment où je bondissais en arrière pour gagner la sécurité relative du mur latéral.

Il recommença de fourgonner avec son bâton et m’asséna un coup terrible à l’épaule. Oreille-Pendante ne faisait que trembler de peur et de gémir, dès qu’il était frappé. Je cherchai un bâton pour repousser l’ennemi, mais ne trouvai qu’une branche d’un pouce d’épaisseur et d’un pied de long. Je le lançai sur Œil-Rouge sans lui faire aucun mal, mais il se remit à hurler, furieux de ce que j’eusse l’audace de riposter. De nouveau il frappa. Je ramassai un fragment de roche et de toutes mes forces, le lui jetai en pleine poitrine.

Cela m’enhardit ; j’étais maintenant aussi enragé que lui et j’avais perdu toute crainte. J’arrachai de la paroi un morceau de roche pesant deux ou trois livres et, de toute ma force, je l’envoyai sur la figure d’Œil-Rouge. Vacillant en arrière, il lâcha aussitôt son bâton et roula presque jusqu’au pied de la falaise.

Il était horrible à voir. La face ruisselante de sang, il faisait grincer ses crocs comme un sanglier, et poussait des grognements. S’étant essuyé les yeux, il m’aperçut et rugit encore plus fort. Son bâton lui ayant échappé des mains, il détacha des morceaux de pierre et me les lança, me fournissant ainsi des armes contre lui. Je lui renvoyai ses projectiles avec usure ; il présentait une cible excellente, tandis qu’il ne m’entrevoyait que rarement, car je prenais la précaution de m’aplatir contre la paroi.

Soudain, il disparut de nouveau. Du rebord de la falaise, je le vis descendre. Toute la horde, amassée sur le terrain découvert, observait la scène dans un silence terrifié. Les plus timides gagnèrent l’abri de leurs cavernes. J’aperçus Os-à-Moelle qui fuyait aussi vite que le lui permettaient ses jambes flageolantes. Œil-Rouge franchit d’un seul bond les derniers vingt pieds de rocher.

Il atterrit tout à côté d’une femme qui s’apprêtait à remonter à sa caverne. Elle hurla de peur, et le bambin de deux ans, accroché à elle, lâcha prise et roula aux pieds d’Œil-Rouge. La mère et le monstre s’élancèrent ensemble pour le reprendre, mais ce fut lui qui s’en empara. L’instant d’après le corps fragile de l’enfant, projeté en l’air, alla s’écraser contre la muraille. La mère courut, le saisit dans ses bras et s’effondra en larmes.

Œil-Rouge se mit à la recherche de son bâton. Os-à-Moelle s’étant trouvé sur son chemin, Œil-Rouge étendit son énorme main et saisit le vieillard à la nuque. Je m’attendais à ce qu’il lui tordît le cou. Os-à-Moelle, tremblant comme la feuille, se couvrit la tête de ses bras croisés. Œil-Rouge le jeta la face contre terre où le vieillard demeura inerte, pleurant de frayeur à l’approche de la mort.

Dans la clairière, j’aperçus le Chauve qui se frappait la poitrine, les poils tout hérissés, mais il n’osait faire un pas en avant. Brusquement par une fantaisie de son esprit versatile, Œil-Rouge délaissa Os-à-Moelle et alla plus loin pour ramasser son bâton.

Revenu à la falaise, il se remit à grimper. Oreille-Pendante, qui frissonnait à côté de moi, rentra bien vite dans la caverne. De toute évidence, Œil-Rouge avait des intentions meurtrières. En proie à la colère et au désespoir, je conservais néanmoins assez de sang-froid. Courant çà et là sur la falaise, j’assemblai un tas de pierres à l’entrée de la caverne. Œil-Rouge, à quelques mètres au-dessous de nous, se dissimulait derrière une saillie de rocher. Comme il l’escaladait, sa tête dépassa, et je lançai un projectile qui manqua son but mais alla se fracasser contre la falaise ; la poussière et les éclats remplirent les yeux de notre ennemi qui disparut derrière le rocher.

Des rires étouffés s’élevèrent parmi les membres de la horde qui jouaient le rôle de spectateurs. Enfin, un des leurs osait braver Œil-Rouge. Comme leur approbation et leurs acclamations montaient jusqu’à moi, Œil-Rouge se tourna vers eux en grinçant des dents, et à l’instant même les réduisit au silence. Encouragé par cette preuve de sa puissance, il leva la tête et essaya de m’intimider par des gestes et des grimaces. Il plissa la peau de son front de telle manière qu’il ramena sa chevelure au niveau des sourcils si bien que chaque cheveu se hérissa en pointe.

Cette vision me glaça, mais je réussis à dominer ma frayeur et le menaçai d’une pierre. Il voulut avancer. Je lançai la pierre vers lui, mais elle le manqua. Au coup suivant, le projectile frappa Œil-Rouge au cou.

En me penchant, je le vis descendre la falaise, s’agrippant d’une main aux saillies de la roche et, de l’autre, s’étreignant la gorge. Il lâcha son bâton qui roula avec bruit jusqu’au sol.

Je ne vis bientôt plus Œil-Rouge, mais je l’entendis tousser et suffoquer. À présent, les spectateurs gardaient un silence de mort. Je rampai sur le rebord rocheux et attendis. La toux rauque ayant cessé, Œil-Rouge s’éclaircit la gorge. Un peu plus tard, il se remit à descendre mais il allait doucement, s’arrêtant à chaque instant pour allonger le cou ou le tâter de sa main.

En le voyant descendre, la horde entière, prise de panique, s’enfuit vers les bois en poussant des cris et des hurlements sauvages. Le vieil Os-à-Moelle, chancelant et clopinant, suivait. Œil-Rouge ne prêta aucune attention aux fuyards. Arrivé au sol, il contourna le pied de la falaise et remonta vers sa propre caverne, sans jeter un coup d’œil autour de lui.

Oreille-Pendante et moi nous échangeâmes un regard de compréhension. Immédiatement, et avec d’infinies précautions, nous commençâmes à gravir la falaise jusqu’à son point le plus élevé. De là, nous jetâmes un coup d’œil en arrière : le village était abandonné ; seul Œil-Rouge restait dans sa caverne. La horde avait disparu dans les profondeurs de la forêt.

Nous nous retournâmes et nous mîmes à courir, nous élançant à travers les espaces libres, glissant le long des pentes, au mépris des serpents qui pouvaient se cacher dans l’herbe, et gagnâmes enfin les bois. Nous grimpâmes dans les arbres et, nous balançant de branche en branche, nous continuâmes notre fuite aérienne jusqu’à ce que des kilomètres et des kilomètres nous séparassent des cavernes.

Et alors, mais pas avant, nous nous arrêtâmes dans la fourche formée par deux grosses branches, où nous nous sentions en sûreté. Nous nous regardâmes et éclatâmes de rire. Bras et jambes enlacés, nous nous serrions l’un contre l’autre, nos yeux ruisselants de larmes, ayant mal aux côtes à force de rire.