Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 237-246).

18. Fin de nos pérégrinations

Je ne conserve aucun souvenir précis de notre marche errante à travers le grand marécage. Quand je jette un regard vers cette époque, une foule d’impressions incohérentes m’envahissent l’esprit et je perdis complètement la notion du temps. Je n’ai aucune idée de la longueur de notre séjour dans cette région marécageuse, mais nous dûmes y passer plusieurs semaines. Mes réminiscences des événements qui s’y déroulèrent prennent invariablement l’aspect de cauchemars. J’ai l’impression d’avoir erré pendant des éternités dans un désert humide et visqueux où des serpents venimeux nous attaquaient, tandis que des bêtes féroces rugissaient autour de nous et qu’à chaque pas nos pieds s’enfonçaient dans la vase jusqu’aux chevilles.

Il me souvient que nous fûmes retardés par des ruisseaux, des lacs et des mers de boue. Parfois surgissaient des orages et l’eau recouvrait de vastes étendues de terres basses. Nous connûmes la faim et la misère durant de longs jours, retenus captifs dans les arbres par ces inondations passagères.

Une scène particulièrement dramatique a laissé en moi une marque indélébile. Nous sommes entourés d’arbres gigantesques ; de leurs branches pendent de longues franges de mousse ; d’énormes lianes, semblables à de monstrueux serpents, s’enroulent sur les troncs et s’élancent dans l’air en un enchevêtrement inextricable. Partout, de la boue, de la boue liquide, où bouillonnent des gaz, et qui, sous l’effet d’une agitation intérieure, palpite et soupire.

Au milieu de ce paysage infernal, nous restons une douzaine d’êtres décharnés et misérables, n’ayant plus que la peau et les os. Finis les rires, les chansons et les babillages ! Nous ne songeons plus à nous jouer des tours les uns aux autres. Cette fois, notre caractère volage, exubérant et versatile se trouve maté. Nous poussons de petits cris inquiets et plaintifs, nous nous entre-regardons avec des yeux interrogateurs et nous nous blottissons les uns contre les autres.

On jurerait le rassemblement d’une poignée de survivants au jour du Jugement dernier.

Je ne distingue aucun lien entre ce lugubre tableau et les événements qui ont pu se produire dans le marécage. Je ne saurais dire comment nous sommes parvenus à nous en tirer ; toujours est-il que nous arrivâmes enfin devant une chaîne de petites montagnes qui descendaient vers le fleuve… notre fleuve ; comme nous, il sortait du grand marécage.

Sur le rivage méridional, où le cours d’eau avait contourné les montagnes, nous découvrîmes des cavernes creusées dans le grès. Plus loin, à l’Ouest, les vagues de la mer venaient se briser contre la barre, à l’embouchure du fleuve. Nous prîmes possession des cavernes au bord de l’océan.

Nous n’étions guère nombreux. De temps à autre, au fil des jours, d’autres membres de la horde apparurent. Ils se traînaient hors du marécage, seuls, ou par groupes de deux ou trois, plus morts que vifs, véritables squelettes ambulants, jusqu’à ce qu’enfin nous atteignîmes le nombre de trente, et ce fut tout. Œil-Rouge ne se trouvait point parmi nous. Aucun enfant ne survécut à cette épouvantable odyssée.

Je ne m’étendrai pas sur les années que nous passâmes au bord de la mer. Notre séjour n’y fut pas heureux. L’air était froid et mordant et nous souffrions continuellement de la toux et du rhume ; un tel milieu n’était guère favorable à notre santé. Des enfants naquirent, il est vrai, mais ils succombaient en bas âge et le chiffre des morts dépassant celui des naissances, notre tribu s’appauvrissait sans cesse.

De plus, le changement radical d’alimentation ne nous valait rien. Ne trouvant que peu de végétaux et de fruits, nous devînmes mangeurs de poissons. Nous ramassions des moules, des ormiers, des coquilles Saint-Jacques, des huîtres de rochers, et d’énormes crabes rejetés sur la grève par la tempête. Nous découvrîmes également plusieurs espèces d’algues comestibles. Mais ce bouleversement dans notre régime nous occasionna des maux d’estomac et aucun d’entre nous n’engraissait. Nous étions tous décharnés et avions l’air de dyspeptiques.

Oreille-Pendante rencontra la mort en voulant prendre d’énormes ormiers. L’un d’eux se referma sur ses doigts à marée basse, puis il fut noyé lorsque la mer remonta. Le lendemain nous trouvâmes son cadavre. La leçon nous profita : désormais, aucun d’entre nous ne se laissa prendre les doigts dans la coquille d’une oreille-de-mer.

La Rapide et moi réussîmes à élever un enfant, un garçon… du moins nous parvînmes à le faire vivre plusieurs années. Mais je suis certain que sous un climat si rigoureux, nous n’aurions pas tardé à le perdre. Cependant un jour les hommes du Feu arrivèrent. Ils avaient descendu le fleuve, non sur un radeau, mais sur une grossière pirogue. Trois hommes pagayaient, dont l’un n’était autre que le vieux chasseur ratatiné. Ils atterrirent sur notre grève ; le vieillard avança en boitant sur le sable et examina nos cavernes.

Au bout de quelques minutes, ils s’éloignèrent mais la Rapide en demeura toute saisie d’effroi. Tous nous avions eu peur, mais pas au même degré qu’elle. Toute la nuit, elle gémit, pleura et ne put tenir en place. Au matin, elle prit l’enfant dans ses bras, et par ses cris aigus, ses gestes et son exemple, elle m’encouragea à fuir une seconde fois.

Au nombre de huit (tout ce qui restait de la horde) les autres demeurèrent dans les cavernes. Leur situation était sans aucun espoir. Même si les hommes du Feu ne reparurent point, ils durent mourir prématurément sous ce climat malsain. Notre organisme ne pouvait résister à la vie sur ce littoral glacé.

Nous nous dirigeâmes vers le Sud, longeant le grand marécage pendant des journées entières, sans jamais nous y aventurer. Nous revînmes ensuite à l’Ouest, et après avoir franchi une chaîne de montagnes, nous regagnâmes la côte. Mais cette région ne nous était rien moins que propice. Entièrement dénudée, elle n’offrait que des promontoires désolés, battus par le flot et les vents violents qui ne cessaient de souffler.

Repassant les monts, nous marchâmes vers l’Est et le Sud et nous retrouvâmes au bord du grand marécage.

Bientôt nous gagnâmes l’extrémité méridionale du marécage et continuâmes au Sud-Est. Le pays était agréable, la température clémente et nous nous enfonçâmes de nouveau dans la forêt. Quelque temps après, ayant retraversé les montagnes, nous descendîmes dans une contrée plus boisée encore. Plus nous nous éloignions de la mer, plus l’air devenait tiède ; nos pérégrinations nous amenèrent au bord d’un large fleuve que la Rapide semblait déjà connaître. Sans doute avait-elle visité ces parages durant ses quatre années d’absence loin de la horde. Allongés sur deux troncs d’arbres, nous débarquâmes sur l’autre rive au pied d’une haute falaise au sommet de laquelle nous dénichâmes notre nouveau gîte, une caverne difficile d’accès et invisible d’en bas.

J’approche de la fin de mon récit. En cet endroit, la Rapide et moi nous installâmes et y élevâmes notre famille.

Ici mes souvenirs s’arrêtent. Nous n’entreprîmes plus d’autre migration et mes rêves ne dépassent jamais cette caverne élevée et inaccessible, où a dû naître l’enfant qui hérita la substance de mes rêves, dont l’être s’assimila toutes les impressions de ma vie… ou plutôt de la vie de Grande-Dent, mon autre moi-même, sans être mon véritable moi, mais qui à mes sens demeure si réel que souvent je suis incapable de discerner à quelle époque j’existe.

Lorsque je médite sur le lien qui m’unit à l’homme primitif, je reste perplexe. Moi, le moderne, je suis incontestablement un homme ; pourtant, moi, Grande-Dent, le primitif, je ne suis pas un homme. À une époque quelconque, et par une filiation directe, ces deux composantes de ma double personnalité doivent se rattacher l’une à l’autre. La horde, au moment de sa destruction, progressait-elle vers l’humanité ? Moi et les miens avons-nous réalisé cette transformation ? D’autre part, un de mes ancêtres, ayant rejoint les hommes du Feu, est-il devenu l’un d’eux ? Je l’ignore et je ne connais aucun moyen de vérifier cette hypothèse.

Un fait est certain : Grande-Dent grava dans le cerveau d’un de ses enfants toutes les impressions de sa vie, et cela de façon si indélébile que toutes les générations intermédiaires ne sont point parvenues à les effacer.

Avant de terminer, je voudrais vous entretenir d’un autre rêve. Il vient fréquemment me visiter et l’événement réel auquel il se rapporte a dû se produire au cours de notre existence dans la dernière caverne inaccessible.

J’errais très loin à l’Est de la forêt lorsque je tombai sur une tribu d’hommes des bois. Dissimulé dans un taillis, j’observai leurs ébats ; ils tenaient une joyeuse assemblée, riaient, chantaient en chœur des mélopées d’une voix aigre et perçante, et sautaient en mesure.

Soudain ils se turent et cessèrent leurs cabrioles. Reculant de peur, ils cherchèrent de leurs yeux inquiets une ligne de retraite. Œil-Rouge avança au milieu d’eux. Atterrés, ils s’écartèrent davantage. Cependant, il paraissait ne leur vouloir aucun mal. Il appartenait à leur race. Derrière lui, sur ses jambes cagneuses, appuyant les mains au sol pour maintenir son équilibre, marchait une vieille de la tribu des hommes des bois, la dernière femme d’Œil-Rouge. Celui-ci s’assit au milieu du cercle. En écrivant ces lignes, je le revois encore, les yeux injectés de sang, promenant son regard autour de lui sur les hommes des bois. Il replie une de ses jambes monstrueuses et, de ses orteils noueux, se gratte le ventre.

C’est lui Œil-Rouge, membre de la tribu des hommes des bois !