Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 69-79).

6. Notre caverne

Rien d’étonnant que les plus hardis d’entre les gamins de la horde jouassent dans les cavernes à larges ouvertures. Je ne tardai pas à apprendre qu’elles étaient inhabitées. Du moins, personne n’y dormait la nuit. Toutes les cavernes aux ouvertures en fentes servaient d’abri nocturne et plus l’entrée était étroite, plus on les recherchait. Et cela par crainte des bêtes de proie qui, nuit et jour, menaçaient notre vie.

Dès le matin qui suivit la première nuit que je passai en compagnie d’Oreille-Pendante, il me fut donné d’apprécier l’avantage des cavernes à étroit orifice. L’aube venait d’apparaître, lorsque Dent-de-Sabre, le tigre, s’avança sur la rive. Deux membres de la horde étaient déjà levés et fuyaient devant lui. Soit qu’ils fussent pris de panique, soit que le fauve se trouvât trop près d’eux pour qu’ils pussent chercher refuge en un endroit plus sûr de la falaise, tous deux s’engouffrèrent dans la caverne à large ouverture où Oreille-Pendante et moi avions, la veille, joué à cache-cache.

Qu’advint-il à l’intérieur ? Il est difficile de le dire, mais tout porte à croire que les deux hommes se glissèrent par la fente qui réunissait cette grotte à sa voisine. L’étroitesse de cette fente n’ayant pu permettre le passage à Dent-de-Sabre, il sortit, furieux, par là où il était entré. De toute évidence, sa chasse avait été infructueuse et il espérait se restaurer à nos dépens. Dès qu’il aperçut les deux fugitifs à l’entrée de l’autre caverne, il s’élança en avant, mais les autres franchirent le passage et gagnèrent la première caverne. Le tigre, plus hargneux que jamais, reparut en découvrant ses terribles crocs.

Toute la horde se mit à faire un vacarme infernal. Du haut en bas de la falaise, nous nous pressions à l’ouverture des cavernes et sur les rebords les plus saillants de la roche, jacassant et criant sur tous les tons, faisant les grimaces les plus effarantes et montrant les dents. Notre ire égalait celle de Dent-de-Sabre, à la différence qu’elle se mêlait à la peur. Je me souvins que je grimaçais et hurlais comme les plus enragés d’entre nous, non seulement parce qu’ils me donnaient l’exemple, mais parce que l’instinct me poussait à agir de la même manière qu’eux. Les poils hérissés, je me sentais en proie à une colère féroce.

Pendant un moment, Dent-de-Sabre ne fit qu’entrer et sortir de la première, puis de la seconde grotte, tandis que les deux hommes réfugiés à l’intérieur l’évitaient en passant de l’une dans l’autre par la fente de communication. De notre côté, nous ne perdions pas de temps. Chaque fois que le tigre paraissait à l’extérieur, nous le bombardions à coups de pierres. Tout d’abord, nous nous contentâmes de les laisser choir sur lui, puis nous les lançâmes de toute la force de nos muscles.

Cette attaque imprévue détourna vers nous l’attention de Dent-de-Sabre, et intensifia encore sa fureur. Il abandonna la poursuite des deux autres et se mit à escalader la falaise, s’accrochant à la roche qui s’effritait, et grinçant des dents.

À cet effrayant spectacle, tous, jusqu’au dernier, nous rentrâmes dans nos cavernes. Je puis l’affirmer parce que je me penchai au-dehors et vis le rocher désert. Dent-de-sabre perdait pied et glissait vers le bas.

Je poussai une exclamation pour ranimer notre courage. De nouveau la falaise se couvrit de la horde hurlante, lançant des pierres avec un redoublement d’énergie. Fou de rage, Dent-de-Sabre monta à l’assaut et une fois, avant de retomber, il atteignit l’ouverture d’une des cavernes les plus basses, mais ne put y pénétrer. Chaque tentative de Dent-de-Sabre faisait déferler sur nous une vague de terreur. Au début, nous nous réfugiâmes presque tous à l’intérieur des cavernes, à l’exception de quelques-uns qui, demeurés au-dehors, le bombardaient de pierres, mais bientôt nous sortîmes pour renforcer le bombardement.

Jamais Dent-de-Sabre n’avait essuyé de la part d’êtres si petits et si faibles pareille humiliation. Tourné vers nous, dans une attitude grotesque, il nous regardait, les crocs découverts, fouettant l’air de sa queue et happant les cailloux qui tombaient à côté de lui. À l’instant précis où je lançai une pierre dans sa direction, l’animal leva la tête et la reçut en plein sur le mufle. Rugissant de colère et de douleur, il bondit en l’air et sauta des quatre pattes à la fois. Accablé sous la défaite, il recouvra néanmoins sa dignité et s’éloigna bientôt d’un pas solennel sous l’avalanche de nos projectiles. Il fit halte au milieu de l’espace découvert et nous décocha un regard avide, chargé de haine et de dépit ; il lui répugnait visiblement de s’en aller, le ventre vide, et de renoncer au si plantureux repas que nous représentions, acculés sur notre rocher, mais inaccessibles.

À le voir, nous éclatâmes de rire, d’un rire bruyant et moqueur. Or, les animaux détestent la moquerie ; rien n’excite plus leur colère. Notre hilarité irrita à tel point Dent-de-Sabre qu’il se rua de nouveau vers la falaise, poussant un rugissement. En réalité, nous n’en désirions pas davantage. La lutte se transformait en un jeu auquel nous prenions un immense plaisir.

Cette nouvelle attaque dura peu. Dent-de-Sabre ne tarda pas à reprendre son bon sens et à fuir cette grêle de pierres.

Je conserve très nette la vision du tigre à la lisière de la forêt : une de ses paupières était enflée au point qu’il ne pouvait l’ouvrir. Il tournait vers nous sa gueule ; ses lippes plissées découvraient jusqu’à la racine ses longs crocs aigus, son poil se hérissait et il fouettait l’air de sa queue. Il fit entendre un dernier rugissement, puis se déroba à notre vue parmi les arbres.

Alors nous quittâmes tous nos trous, jacassant à qui mieux mieux, et nous examinâmes les traces laissées par les griffes du fauve sur la roche friable de la falaise. Les deux fuyards, pleins de fatuité, étaient sortis de leur double caverne. Nous les entourâmes en leur prodiguant notre admiration. Survint la mère du plus jeune, à peine adolescent, qui tomba sur lui à bras raccourcis ; en proie à une rage folle, elle cria comme un démon en le giflant et en lui arrachant les cheveux. C’était une forte gaillarde, au corps velu, et la correction qu’elle infligea à son fils fit les délices de la horde. Nous nous esclaffâmes, appuyés les uns contre les autres en roulant sur le sol dans notre accès de gaîté.

Malgré la peur qui dominait alors l’existence, les hommes aimaient à rire. Nous raffolions de la plaisanterie et notre hilarité devenait parfois homérique. Une scène amusante, le moindre incident comique, même le plus grossier, suffisaient à nous épanouir la rate et à déchaîner des convulsions. Oh ! je vous prie de le croire, nous savions rire en ces temps-là !

Nous accueillîmes toutes les bêtes féroces qui assaillaient notre village de la même manière dont nous avions reçu Dent-de-Sabre. Nous réservions à notre usage les sentiers et les endroits où nous buvions au bord du fleuve, pourchassant impitoyablement ceux qui s’y hasardaient ou erraient aux environs. Nous n’hésitions pas à nous défendre contre les grands carnassiers, qui finirent par nous laisser en paix. Nous n’étions certes pas des lutteurs comme eux, mais grâce à notre ruse, à notre lâcheté, et aussi à la terreur continuelle qui nous obsédait à chaque instant, nous survivions dans ce milieu terriblement hostile du monde primitif.

Oreille-Pendante devait être mon aîné d’un an. Il ne possédait aucun moyen de m’apprendre sa courte histoire, mais comme je ne vis jamais sa mère, j’ai tout lieu de supposer qu’il était orphelin. Dans notre horde, la paternité comptait peu. Le mariage n’existait qu’à l’état rudimentaire et les couples se séparaient après une querelle. L’homme moderne, avec son institution du divorce, agit de même, mais légalement. Faute de lois, seule la coutume réglait nos actes ; or, sur ce sujet, la coutume était plutôt confuse.

Néanmoins, ainsi que le montrera la suite de ce récit, nous avions de vagues tendances vers la monogamie : elle devait, comme on le sait, conférer plus tard force et puissance aux tribus qui l’adoptèrent. Même à l’époque de ma naissance, il existait plusieurs ménages fidèles qui vivaient dans les arbres voisins de celui de ma mère. Mais l’existence au sein de la horde ne se prêtait guère à la monogamie. C’est sans doute pourquoi les couples fidèles s’en éloignaient. Pendant plusieurs années ils demeuraient unis, mais lorsque l’un ou l’autre des conjoints mourait ou était dévoré par les bêtes de proie, le survivant trouvait invariablement un nouveau compagnon.

Une chose m’intrigua au plus haut point durant les premiers jours qui suivirent mon arrivée dans les cavernes. Une peur inexplicable planait sur toute la horde. Dès l’abord, elle m’apparut reliée à une idée d’orientation : la horde redoutait le Nord-Est et vivait dans une appréhension perpétuelle de ce point de l’horizon. Plus fréquemment que de tout autre côté, les membres de la horde se tournaient vers le Nord-Est et alors une crainte extrême se peignait sur leurs visages.

Quand Oreille-Pendante et moi allions dans cette direction pour manger les carottes aux racines fibreuses, qui, à cette saison, pullulaient, il devenait d’une timidité étonnante. Il se contentait des rebuts, des grosses carottes coriaces et des petites toutes en fibres, plutôt que de s’aventurer un peu plus loin où elles étaient encore intactes. Quand je m’aventurais un peu trop à son gré, il me grondait et me querellait, laissant entendre qu’un grave péril nous menaçait de ce côté, mais l’indigence de son vocabulaire ne lui permettait pas de me faire comprendre la nature de ce péril.

Je fis ainsi plus d’un excellent repas, malgré ses invectives. Comment pouvais-je deviner de quoi il s’agissait ? Je me tenais toujours en alerte, mais je ne discernais aucune raison de s’alarmer. Cependant, je calculais toujours la distance entre moi et l’arbre le plus proche, où je comptais me réfugier avant d’être capturé par Poil-Fauve ou Dent-de-Sabre, si l’un ou l’autre surgissaient brusquement.

Un jour, vers la fin de l’après-midi, un grand tumulte s’éleva dans le village. La horde semblait hantée d’une idée fixe : la peur. Les habitants des cavernes, sortis de leurs repaires, fourmillaient sur le flanc de la falaise et regardaient le Nord-Est ; ils montraient du doigt vers ce point-là.

Ignorant ce qui se passait, je grimpai prestement jusqu’à ma petite caverne au haut de la falaise avant de me retourner pour me rendre compte du danger.

De l’autre côté du fleuve, au loin vers le Nord-Est, mes yeux virent pour la première fois le mystère de la fumée, le plus grand animal que j’eusse contemplé jusque-là. Il me produisit l’effet d’un serpent monstrueux, dressé sur sa queue, élevant la tête par-dessus les arbres et se balançant d’avant en arrière. Cependant, d’après l’attitude de mes compagnons, je compris bientôt que la fumée en elle-même ne constituait pas un danger. Ils semblaient la redouter comme l’indice d’un autre péril. Lequel ? J’étais incapable de le deviner, et eux n’auraient su me le dire. Je ne tardai pas à l’apprendre et à le craindre comme un fléau plus terrible que Poil-Fauve, que le vieux Dent-de-Sabre, et que les reptiles eux-mêmes.