Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 81-92).

7. Dent-Brisée

Dent-Brisée était un autre gamin qui vivait seul. Sa mère habitait les cavernes, mais deux autres enfants étant nés après lui, il avait été mis dehors et obligé de subvenir à ses propres besoins. Pendant les quelques jours précédents, nous avions assisté à cette expulsion qui nous avait fort divertis. Dent-Brisée refusait de partir et chaque fois que sa mère quittait la caverne, il revenait s’y faufiler. Lorsque, à son retour, elle l’y retrouvait, elle s’abandonnait à des accès de fureur extrêmement comiques. La moitié de la horde prit l’habitude de se rassembler pour jouir du spectacle. D’abord, de l’intérieur de la caverne sortaient des grondements et des cris. Puis on entendait le bruit de la correction et les gémissements de Dent-Brisée. Ensuite, les deux cadets aidaient leur mère à battre leur frère, et finalement, comme sous l’éruption d’un volcan en miniature, Dent-Brisée était projeté hors de la grotte.

Au bout de quelques séances, son départ fut un fait accompli. Une demi-heure durant, il pleura de chagrin, au centre de l’espace découvert, sans que personne fît attention à lui. Il se décida alors à venir habiter avec Oreille-Pendante et moi. Notre caverne était bien étroite, mais en se serrant un peu il y avait place pour trois. Je ne me souviens pas que Dent-Brisée ait passé plus d’une nuit en notre compagnie ; l’accident qui va suivre a dû, par conséquent, arriver tout de suite après.

Il se produisit au milieu de la journée. Dans la matinée, nous avions mangé notre content de carottes, puis, tout en jouant, nous nous étions aventurés jusqu’aux grands arbres de la forêt. Je ne puis m’expliquer comment Oreille-Pendante oublia sa prudence coutumière ; sans doute se laissa-t-il distraire par le jeu. Nous nous poursuivions de branches en branches, franchissant d’un bond une distance de trois mètres et nous laissant choir d’une hauteur de sept à huit mètres, avec une remarquable aisance. Je frémis en songeant aux sauts que nous faisions. En devenant plus vieux et plus lourds, nous apprîmes à être prudents, mais à cet âge, nous n’étions que nerfs et tendons et nous ne reculions devant rien.

Dent-Brisée déployait une agilité extraordinaire dans ce sport. Il se laissait « prendre » moins souvent qu’aucun de nous et il exécutait un tour difficile que ni Oreille-Pendante, ni moi n’arrivions à imiter. À dire vrai, nous n’osions pas nous y risquer.

Lorsqu’il arrivait à l’un de nous de le prendre, Dent-Brisée courait jusqu’au bout de la branche la plus haute d’un arbre, à plus de vingt mètres du sol, et rien ne venait amortir la chute. Mais, environ sept mètres au-dessous et cinq mètres en dehors de la ligne perpendiculaire, pendait une grosse branche d’un arbre voisin.

Quand nous le poursuivions sur sa branche élevée, Dent-Brisée se tournait vers nous et se mettait à se balancer, ce qui, naturellement, retardait notre avance ; mais ce balancement avait un autre but. Dent-Brisée prenait ainsi son élan pour sauter en arrière, et au moment précis où nous allions enfin le capturer, il se laissait partir. La branche secouée lui servait comme d’une sorte de tremplin, le projetait en arrière et durant la chute, il faisait un rétablissement de côté, afin de se trouver face à la branche où il comptait choir. Celle-ci ployait sous le choc et il se produisait parfois un craquement menaçant, mais elle ne se brisait point et entre les feuilles nous distinguions le visage de Dent-Brisée levé vers nous et grimaçant de joie triomphante.

J’étais le poursuivant la dernière fois que Dent-Brisée exécuta ce tour de force. Il venait d’atteindre l’extrémité de la branche et commençait son balancement tandis que j’avançais vers lui, quand soudain Oreille-Pendante nous lança un cri d’alarme. Baissant les yeux, je l’aperçus, tapi à la fourche principale de l’arbre. D’instinct je m’aplatis sur la grosse branche où je me trouvais. Dent-Brisée cessa de se balancer, mais la branche continuait à s’agiter et à l’entraîner de haut en bas, dans le bruissement des feuilles.

J’entendis le craquement d’une brindille sèche et, regardant au-dessous de moi, j’aperçus le premier homme du Feu. Il rampait avec précaution sur le sol, les yeux levés dans la direction de l’arbre. Tout d’abord, je le pris pour un animal sauvage, car il portait un morceau de peau d’ours sur les épaules et autour de la ceinture. Puis je distinguai ses mains, ses pieds et les traits de son visage. Il ressemblait fort à ceux de notre espèce, à la différence qu’il était moins velu et que ses pieds avaient moins l’aspect de mains que les nôtres, tandis qu’à notre tour, nous étions moins velus que le Peuple des Arbres.

L’idée surgit soudain à mon esprit : j’avais devant les yeux la terreur du Nord-Est, dont la fumée mystérieuse annonçait la présence. J’en demeurai surpris. En effet, il ne paraissait pas terrible. Œil-Rouge ou n’importe quel homme fort de notre tribu était capable de se mesurer avec lui. En outre, il était vieux, tout ridé par l’âge et la toison de son visage était grise. Lorsqu’il se releva pour marcher, je remarquai qu’il boitait d’une jambe. Nous pouvions le dépasser à la course et grimper plus vite que lui dans les arbres. Jamais il ne nous attraperait, aucun doute là-dessus.

Mais il portait dans sa main quelque chose que je voyais pour la première fois : un arc et une flèche. À cette époque, ces objets ne signifiaient absolument rien pour moi. Comment aurais-je pu savoir que la mort se dissimulait dans ce morceau de bois courbé ? Oreille-Pendante, lui, ne l’ignorait point. De toute évidence, il avait déjà vu des hommes du Feu et connaissait un peu leurs manières d’agir. L’homme du Feu le regarda et se mit à décrire un cercle autour de l’arbre. De son côté, Oreille-Pendante, à hauteur de la fourche principale, contourna le tronc, en ayant soin de se cacher afin de maintenir toujours l’épaisseur du bois entre lui et l’homme du Feu.

Brusquement, celui-ci tourna en sens inverse. Oreille-Pendante, pris au dépourvu, se hâta de l’imiter, mais ne réussit point à se mettre à l’abri avant que l’homme du Feu eût fait vibrer son arc. La flèche monta en l’air, manqua Oreille-Pendante et alla frapper une branche puis retomba sur le sol. Je dansai de joie sur mon perchoir. Voilà enfin un sport ! L’homme du Feu lançait un objet à Oreille-Pendante, comme nous le faisions souvent entre nous en guise d’amusement.

Le jeu continua quelques minutes encore, mais Oreille-Pendante ne s’exposa pas une seconde fois. Alors, l’homme du Feu abandonna la partie. Penché sur ma branche horizontale, je me mis à jacasser pour attirer son regard. Je voulais jouer, moi aussi. Je désirais que l’homme du Feu essayât de m’atteindre avec cet objet inconnu de moi. Il me vit, mais ne fit aucun cas de ma personne, concentrant toute son attention sur Dent-Brisée qui, à son corps défendant, se balançait toujours au bout de la branche.

La première flèche partit. Dent-Brisée hurla de souffrance et de frayeur. Le trait l’avait touché. Du coup la situation prenait une tournure différente à mes yeux. Je perdis aussitôt l’envie de jouer ; tout tremblant, je m’aplatis sur la branche. Une seconde, puis une troisième flèche montèrent vers l’arbre, manquèrent Dent-Brisée, sifflèrent à travers les feuilles et, dérivant une courbe dans leur vol, tombèrent à terre.

De nouveau l’homme du Feu tendit son arc. Il changea de position et recula de quelques pas, puis la corde vibra, la flèche monta et Dent-Brisée, poussant un cri horrible, fut délogé de la branche. Il tournoya plusieurs fois sur lui-même, tout bras et tout jambes, semblait-il, et la flèche plantée dans sa poitrine apparaissait et disparaissait à chaque tour de son corps.

Tout en bas, à vingt-cinq mètres au-dessous de la branche où il se balançait, Dent-Brisée s’écrasa sur le sol avec un bruit sourd, son corps rebondit légèrement, puis ne bougea plus. Cependant, il vivait encore, car au bout d’un instant il remuait et se tordait de douleur, grattant la terre des mains et des pieds. Je vois alors l’homme du Feu saisir une énorme pierre et lui en marteler la tête et… je ne me souviens plus de rien.

Durant mon enfance, à cette partie de mon rêve, je me réveillais toujours en poussant des cris de terreur, et retrouvais souvent ma mère ou ma nourrice au chevet de mon lit : anxieuses et effrayées, elles me caressaient les cheveux, et s’efforçaient de me rassurer en me disant qu’elles étaient là et que je n’avais rien à craindre.

Mon rêve suivant, dans l’ordre où ils se succédaient, commence inévitablement par la fuite à travers la forêt en compagnie d’Oreille-Pendante. L’homme du Feu, Dent-Brisée, et l’arbre tragique ont disparu à jamais. Oreille-Pendante et moi, pris de panique, courons entre les arbres. Ma jambe droite me fait souffrir d’une façon atroce ; traversant ma chair de part en part, reste plantée la flèche de l’homme de Feu. Non seulement le déchirement des muscles me cause une intolérable douleur, mais la flèche gêne ma course, et il m’est impossible de suivre Oreille-Pendante.

Je dus renoncer à le rattraper et me blottis dans la fourche d’un arbre. Oreille-Pendante continuait son chemin. Je l’appelai d’un ton plaintif ; il s’arrêta pour regarder en arrière. Alors il revint vers moi, monta jusqu’à la fourche et examina la flèche. Il essaya de la retirer ; mais d’un côté les chairs résistaient au passage des barbes de la pointe et, de l’autre, à celui de la tige empennée. Ses efforts me faisaient tellement souffrir que je le priai de cesser.

Pendant un moment nous demeurâmes tous deux au creux de l’arbre, Oreille-Pendante inquiet et pressé de fuir, jetant des regards inquiets d’un côté et de l’autre, tandis que je sanglotais doucement. De toute évidence, Oreille-Pendante avait une envie folle de se sauver et le fait qu’il demeura près de moi, malgré sa peur, reste à mes yeux un symbole de l’altruisme et de la camaraderie qui ont contribué à faire de l’homme le plus puissant d’entre les animaux.

Une fois encore, Oreille-Pendante essaya de retirer la flèche mais je l’arrêtai, fou de douleur. Alors, il se baissa et se mit à ronger la tige de la flèche entre ses dents, tout en tenant fermement l’autre bout de ses deux mains, afin de l’empêcher de remuer dans la blessure, et je m’accrochai à lui de toutes mes forces. Souvent, il m’arrive de méditer sur cette scène : Nous voici deux petits hommes, dans l’enfance de la race, l’un dominant sa crainte et réprimant son instinct de fuite, pour rester près de l’autre et le secourir.

Alors se dresse devant moi tout ce qu’annonçait, dans un lointain avenir, l’attitude de mon ami : je vois Damon et Pythias, les équipages des bateaux de sauvetage, les infirmières de la Croix-Rouge, les martyrs et les défenseurs des causes perdues, le Père Damien, et le Christ lui-même, ainsi que tous les hommes aux puissantes statures qui doivent leurs forces spirituelles aux êtres primitifs tels qu’Oreille-Pendante, Grande-Dent et autres obscurs habitants du monde préhistorique.

Quand Oreille-Pendante eut, à l’aide de ses dents, arraché la pointe de la flèche, la tige se retira facilement. Je me levai et fis quelques pas, mais cette fois ce fut mon camarade qui m’arrêta. Ma jambe ruisselait de sang. Quelques-uns des petits vaisseaux s’étaient sans doute rompus. Courant jusqu’au bout d’une branche, Oreille-Pendante cueillit une poignée de feuilles vertes, dont il bourra la plaie. Bientôt le sang cessa de couler et ensemble nous continuâmes notre route pour regagner l’abri sûr des cavernes.