Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 55-67).

5. Œil-Rouge

En sortant de la forêt, j’embrassai d’un seul coup d’œil le panorama qui se présentait devant moi. Je me trouvais au bord d’un grand espace vide, limité d’un côté par de hautes falaises et de l’autre par le fleuve. La berge descendait en pente brusque vers le cours d’eau, mais en plusieurs endroits là où s’étaient produits des affaissements, on distinguait les sentiers qu’empruntaient les habitants des cavernes pour aller boire dans le courant.

Le hasard m’avait conduit vers le lieu où habitait notre horde, ce que je pourrais appeler notre village, en donnant à ce terme un sens un peu large. Ma mère, le Jaseur et moi, ainsi que quelques autres individus très primitifs, nous résidions dans les environs. Bien que vivant éloignés du groupe principal, nous faisions partie de la même horde. Je dois ajouter que la distance qui nous séparait était insignifiante. J’avais mis une semaine à la parcourir, en errant à droite et à gauche. Si je m’étais rendu directement au village, j’aurais couvert le chemin en moins d’une heure.

Je débouchai donc de la forêt et découvris les cavernes dans la falaise, l’espace libre au bord du fleuve et les sentiers menant jusqu’à l’eau. Au milieu de l’espace libre, j’aperçus plusieurs de mes semblables. Pendant toute une semaine, j’avais vagabondé seul dans les bois, sans rencontrer aucun être de ma race, en proie à la terreur et à la désolation. Aussi jugez de ma joie lorsque je découvris ce groupe d’humains. Prestement, je courus vers eux.

Alors, il se produisit un étrange phénomène. L’un d’eux me vit et poussa un cri d’alarme. Aussitôt, avec des hurlements de frayeur panique, les autres se dispersèrent. Bondissant et escaladant les rochers, ils s’engouffrèrent dans les cavernes et disparurent tous sauf un, un petit bébé qui, dans le sauve-qui-peut général, avait été déposé au pied de la falaise. Il pleurnichait lamentablement. Sa mère sortit d’une caverne : il s’élança vers elle et tandis qu’elle retournait à l’abri, s’agrippa à elle de toutes ses forces.

Je demeurai seul sur la rive, devenue subitement déserte. Me sentant abandonné, je m’assis et me mis à pleurer. Je n’arrivais point à comprendre pourquoi ceux de ma horde me fuyaient. Une fois au courant de leurs coutumes, je compris plus tard la raison de leur attitude. Me voyant surgir en courant de la forêt, ils en avaient conclu que j’étais poursuivi par quelque bête de proie. Mon apparition sans cérémonie avait été pour eux le signal de la panique.

J’observai les ouvertures des cavernes. Bientôt je me rendis compte que les habitants de la falaise m’épiaient ; des têtes s’avançaient et des cris se répondaient d’une caverne à l’autre. Dans la hâte et la confusion, beaucoup, parmi les jeunes, s’étaient réfugiés dans d’autres cavernes que la leur. Les mères les appelaient, mais sans les désigner par leurs noms, car ils n’en possédaient point, cette distinction des individus n’existant pas encore. Les mères poussaient des clameurs traduisant leur anxiété et leur colère et les jeunes reconnaissaient leurs voix. Ma mère m’eût-elle appelé ainsi, j’aurais identifié sa voix parmi celles de mille autres mères, tout comme elle aurait discerné la mienne entre mille.

Ces appels continuèrent un certain temps, mais les individus étaient trop prudents pour sortir des cavernes et se hasarder sur le sol.

Enfin, l’un d’eux osa descendre. Cet homme devait jouer un rôle important dans ma vie, comme il avait déjà exercé son influence sur tous les membres de la horde. Dans les pages de ce récit, je lui donnerai le nom d’Œil-Rouge, à cause de ses yeux injectés de sang, aux paupières enflammées, qui produisirent sur moi un effet terrible et semblaient proclamer à tous la brutalité de son âme sanguinaire.

Véritable monstre sous tous les rapports, il avait une taille gigantesque et pesait plus de cent kilos. C’était l’homme le plus corpulent de toute notre espèce. Aussi bien parmi le peuple du Feu que parmi le peuple des Arbres, je n’ai jamais rencontré personne d’aussi fort que lui. Quand, dans un journal, il m’arrive de lire un article détaillé sur un de nos modernes lutteurs ou champions de boxe, je me demande quelle figure aurait faite le meilleur d’entre eux auprès d’Œil-Rouge.

Ses chances eussent été plutôt faibles. De sa poigne de fer, le géant lui eût arraché un muscle, voire un biceps, sans le moindre effort ; du revers de son poing fermé, il lui eût écrasé le crâne aussi aisément qu’il eût brisé une coquille d’œuf ; d’un coup de pied (ou main postérieure, pour plus d’exactitude) il l’eût éventré. D’un tour de main, il lui eût brisé le cou, et d’un seul broiement de mâchoires, il eût en même temps coupé la carotide et la moelle épinière de son adversaire.

Assis, il faisait des bonds horizontaux de sept mètres. Notre coquetterie consistait à n’être point trop velus, mais Œil-Rouge était couvert de poils au-dessous et au-dessus des bras, de même jusque dans les oreilles. Seules la paume de ses mains, le dessous de ses pieds et la partie de son visage immédiatement au-dessous des yeux étaient dépourvus de poils. Horriblement laid, sa bouche grimaçante et sa lèvre inférieure toujours pendante étaient en harmonie avec ses yeux terribles.

Tel est le portrait d’Œil-Rouge.

Avec précaution, il se glissa hors de sa caverne et descendit à terre. Sans s’occuper de moi, il se mit à reconnaître les environs. En marchant il se courbait en deux, et se penchait tellement en avant qu’à chaque pas il posait ses doigts au sol. Mais alors que la plupart d’entre nous en étaient incapables, il courait admirablement à quatre pattes. En cela encore, Œil-Rouge constituait une exception ; cette particularité de marcher à quatre pattes était chez lui un atavisme.

Nous étions alors en pleine évolution, passant de la vie arboricole à la vie terrestre. Depuis plusieurs générations nous subissions une transformation dans notre corps et notre démarche. Mais Œil-Rouge appartenait au type le plus primitif de l’époque arboricole. Né dans la horde, il vivait avec nous, mais sa place réelle était ailleurs.

Très circonspect et très alerte, il allait d’un côté et de l’autre de l’espace découvert, jetant un coup d’œil entre les arbres pour essayer de découvrir l’animal qui, à l’idée de tous, m’avait poursuivi. Pendant ce temps, les autres se groupaient à l’entrée des cavernes et surveillaient la rive.

Enfin, Œil-Rouge comprit qu’aucun danger ne menaçait la horde. Il revenait de l’extrémité de l’espace libre d’où il avait promené son regard le long du fleuve et se dirigeait vers moi, sans avoir l’air de se soucier le moins du monde de ma présence. Il cheminait d’un pas tranquille, lorsque, arrivé à ma hauteur sans avertissement et avec une rapidité inouïe, il m’asséna un coup sur la tête. Je fus projeté à quatre mètres et retombai sur le sol, à moitié assommé. Je me souviens cependant d’avoir perçu, sitôt le coup reçu, des rires sauvages s’élever des cavernes. C’était là une bonne farce, du moins pour l’époque, et le peuple des cavernes exprimait sa joie par une hilarité bruyante.

C’est ainsi que je fus reçu au sein de la horde. Dès lors, Œil-Rouge se désintéressa de moi et j’eus la liberté de gémir et sangloter tout mon content. Plusieurs femmes, pleines de curiosité, formèrent cercle autour de moi. Je les reconnus pour les avoir rencontrées l’année précédente, alors que ma mère m’avait conduit dans les gorges où croissaient les noisettes.

Elles ne tardèrent pas à me laisser seul et furent remplacées par une douzaine de gamins, indiscrets et taquins. Ils m’entourèrent, me montrèrent du doigt, me firent des grimaces, tout en me pinçant et en me bourrant de coups de poing. Pris de peur, je les supportai quelque temps. Mais bientôt la colère l’emporta chez moi, et, montrant les dents et les ongles, je sautai sur le plus audacieux de la bande… Oreille-Pendante en personne. Je l’ai ainsi nommé, parce qu’il ne parvenait à dresser qu’une seule oreille. L’autre retombait flasque et privée de mouvement. Un accident quelconque en avait endommagé les muscles et Oreille-Pendante ne pouvait plus en faire usage.

Nous nous empoignâmes dans un corps à corps, comme deux gamins en train de lutter, nous griffant, nous mordant, nous tirant sur les cheveux, nous roulant tour à tour par terre. Je réussis à sauter sur lui à califourchon, ce qui me donna l’avantage, mais pas pour longtemps. Il dégagea une de ses jambes et avec son pied (ou plutôt sa main postérieure) me porta un coup formidable dans l’abdomen. Pour ne pas être éventré, je dus le lâcher et me relever, et nous recommençâmes la bataille.

Oreille-Pendante était d’un an plus âgé que moi, mais j’étais beaucoup plus furieux que lui, et il ne tarda pas à prendre ses jambes à son cou. Je le pourchassai à travers l’espace libre, puis le long d’un sentier conduisant au bord de l’eau. Mais, connaissant mieux que moi les parages, il suivit la berge et remonta par un autre sentier. Il fila en diagonale et s’engouffra dans l’ouverture d’une caverne.

Avant de m’en rendre compte, j’avais bondi après lui dans les ténèbres. La frayeur me saisit. Pour la première fois, je pénétrais dans une caverne. Je me mis à gémir, puis à pousser des cris. Oreille-Pendante se moqua de moi et, bondissant sur moi dans le noir, me renversa à terre, mais, nullement désireux de risquer un nouveau corps à corps, il s’enfuit. Placé entre lui et l’entrée, je ne le vis point repasser devant moi ; cependant, il ne devait plus être dans la caverne. Je tendis l’oreille sans parvenir à déceler où il se trouvait. Très perplexe, je gagnai l’ouverture, m’assis à l’extérieur, et demeurai aux aguets.

Il ne sortit point de l’orifice, j’en ai la conviction. Pourtant, au bout de quelques minutes, il arrivait près de moi, l’air gouailleur. Je courus après lui et derechef il se réfugia dans la caverne ; mais je ne le suivis point et reculai même à une certaine distance pour mieux surveiller l’entrée. Oreille-Pendante ne sortit pas davantage ; cependant, il revint ricaner à mon côté, et je le poursuivis une troisième fois jusque dans la caverne.

Cette scène se répéta à plusieurs reprises. Enfin je suivis Oreille-Pendante dans la caverne et me mis en vain à sa recherche. Curieux de nature, je n’arrivais pas à comprendre de quelle façon il m’échappait ainsi ; il pénétrait dans son repaire et n’en ressortait pas, et pourtant je le retrouvais continuellement près de moi, en train de se moquer. Ainsi notre lutte se transforma en une partie de cache-cache.

Durant tout l’après-midi, avec quelques répits, nous continuâmes ce jeu et une franche camaraderie naquit entre nous. En fin de compte, Oreille-Pendante ne s’éloigna plus de moi et nous demeurâmes assis l’un près de l’autre, bras dessus, bras dessous. Un peu plus tard, il me dévoila le mystère de la caverne. Me tenant par la main, il me guida à l’intérieur. Elle communiquait par une fente étroite avec une deuxième caverne d’où nous regardâmes l’espace libre.

À présent, nous étions de très bons amis. Quand les autres gamins revinrent me provoquer, il se rangea de mon côté et commença l’attaque ; nous leur distribuâmes une telle volée que bientôt on me laissa en paix. Oreille-Pendante me fit visiter le village. Il ne pouvait guère m’instruire des mœurs et coutumes, son vocabulaire trop restreint ne s’y prêtant point, mais j’observai ses actes et en fis mon profit.

Il me conduisit dans l’espace libre situé entre les cavernes et le fleuve, puis dans la forêt, où, dans un endroit herbeux parmi les arbres, nous déjeunâmes de carottes filandreuses. Ensuite nous allâmes nous désaltérer au fleuve et reprîmes le sentier conduisant aux cavernes.

En remontant cette sente, je revis Œil-Rouge. Le premier geste d’Oreille-Pendante fut de reculer de côté et de se blottir au pied du talus ; instinctivement je l’imitai, puis je relevai la tête pour voir la cause de notre frayeur : Œil-Rouge déambulait au milieu du sentier, l’air farouche et le sourcil froncé au-dessus de ses yeux enflammés. Je remarquai que tous les enfants fuyaient devant lui comme nous l’avions fait. Quant aux grandes personnes, elles le regardaient s’approcher avec des regards pleins d’inquiétude et se rangeaient sur son chemin pour lui céder la place.

Avec le crépuscule, l’espace libre devint désert. Les membres de la horde s’étaient réfugiés dans les cavernes. Oreille-Pendante me guida vers notre lit. Tout en haut de la falaise, au-dessus des autres cavernes, nous gagnâmes une petite crevasse invisible d’en bas. Oreille-Pendante s’y glissa, je le suivis avec difficulté, tant l’ouverture en était étroite, et je me trouvai dans une grotte très basse, mesurant à peine deux pieds de hauteur, et trois pieds sur quatre de superficie. Serrés l’un contre l’autre, nous dormîmes toute la nuit.