Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 39-53).

4. Oreille-Pendante

Ce qui me déconcerte dans ces souvenirs préhistoriques, c’est l’estimation très vague de l’élément temps. Je ne parviens pas toujours à classer les faits par ordre chronologique et souvent il me serait impossible d’affirmer si une, deux, trois, quatre ou cinq années se sont écoulées entre tel et tel événement. Je ne puis que juger grossièrement le passage du temps par l’aspect et les agissements de mes semblables.

Je puis aussi appliquer la logique des faits aux différentes circonstances de ma vie. Par exemple, il ne subsiste aucun doute en mon esprit que ma mère et moi, menacés par les sangliers, nous grimpâmes dans les arbres, et fîmes notre chute avant ma rencontre avec Oreille-Pendante, qui devint par la suite mon compagnon de jeux. Il est également évident que je dus quitter ma mère entre ces deux périodes.

Je ne conserve d’autre souvenir de mon père que celui que j’ai déjà rapporté. Jamais, dans les années qui suivirent, je ne revis l’auteur de mes jours. L’unique explication plausible est qu’il dut périr après notre aventure avec les sangliers. Sa fin fut certainement prématurée, car il était en pleine vigueur et seule une mort soudaine et violente a pu l’enlever. Cependant, j’ignore comment il sortit de ce monde, s’il se noya dans la rivière, s’il fut avalé par un serpent, ou s’il disparut dans l’estomac du vieux Dent-de-Sabre, le tigre.

Sachez que je n’ai souvenance d’aucun fait autre que ceux dont j’ai été personnellement témoin en ces temps préhistoriques. Si ma mère connaissait les circonstances du trépas de mon père, elle ne me les raconta jamais. Je doute même qu’elle disposât d’un vocabulaire suffisant pour me fournir ce renseignement. À cette époque, les hommes employaient en tout et pour tout une trentaine ou une quarantaine de sons pour se faire comprendre de leurs semblables.

Je les appelle des sons et non des mots parce que, primitivement, ils n’étaient que des sons, sans valeur déterminée qu’eût rendue variable l’adjonction d’adjectifs ou d’adverbes. Ces derniers instruments du langage n’étaient pas encore inventés. Au lieu de changer la signification du nom ou du verbe par l’emploi de l’adjectif ou de l’adverbe, nous alternions les sons par des variations d’intonations et de durées ; le temps plus ou moins rapide réservé à l’émission d’un son particulier en nuançait le sens.

Ne possédant aucune conjugaison, nous jugions du temps par la contexture du discours. Nous ne parlions que de choses concrètes, parce que nous ne pensions qu’à des choses concrètes. Nous nous expliquions beaucoup par gestes. La plus simple abstraction dépassait notre pensée ordinaire ; et s’il arrivait à l’un de nous de concevoir une pensée abstraite, il lui était difficile de la communiquer aux autres, car aucun son n’existait pour l’exprimer. Gêné par un vocabulaire si restreint, s’il inventait de nouveaux sons, personne ne le comprenait. Alors, il recourait à la pantomime, illustrant sa pensée par des gestes, tout en répétant à plusieurs reprises le son nouveau.

Ainsi le langage se développa. Les quelques sons dont nous nous servions nous permirent d’accroître légèrement nos facultés intellectuelles ; alors surgit la nécessité de nouveaux sons pour exprimer nos nouvelles pensées. Parfois, lorsqu’elles dépassaient nos limites sensorielles et atteignaient l’abstraction, nous ne parvenions plus à nous faire comprendre de nos semblables. En ce temps-là, les progrès du langage étaient extrêmement lents.

Oh ! vous pouvez m’en croire, nous étions d’une simplicité déconcertante, mais nous savions beaucoup de choses complètement ignorées aujourd’hui. Ainsi nous pouvions remuer les oreilles, les dresser et les aplatir à volonté. Sans difficulté, nous parvenions à nous gratter entre les épaules et à lancer des pierres avec nos pieds. Maintes fois je me suis livré à cet exercice : raidissant les genoux, je me pliais sur les hanches et touchais le sol, non pas du bout de mes doigts, mais avec mes coudes. Quant à la chasse aux nids d’oiseaux… Je voudrais que les gamins du vingtième siècle eussent pu nous voir ! Seulement, nous ne faisions point collection d’œufs, nous les gobions.

Je me rappelle… mais n’anticipons pas ! Tout d’abord, je désirerais vous parler de mon amitié avec Oreille-Pendante. Très jeune, je me séparai de ma mère, sans doute parce qu’après la mort de mon père elle prit un second époux. Mes souvenirs de cet homme restent vagues, et plutôt défavorables. Très mince, et d’apparence fragile, il était bavard et maintenant encore, quand j’y songe, son infernal babillage continue à me crisper les nerfs. Son inconséquence l’empêchait de suivre la moindre idée. Quand je vois des singes dans une cage, je pense à lui, car il avait une allure tout à fait simiesque. Voilà la description la plus adéquate que je puis en fournir.

Dès l’abord, il me détesta et moi-même je ne tardai pas à redouter sa présence et ses mauvaises farces. Dès que je l’apercevais, je me glissais vers ma mère et m’accrochais à elle. Mais à mesure que je grandissais, je m’éloignais inévitablement, et de plus en plus, de la vigilance maternelle. Le Jaseur n’attendait que ces occasions. Dès maintenant, laissez-moi vous dire qu’à cette époque nous ne portions point de noms. Pour la clarté de mon récit j’en ai donné aux différents personnages avec lesquels je me trouvais le plus souvent en contact, et le Jaseur est le nom qui me semble le mieux convenir à mon fameux beau-père. Quant à moi, je me suis nommé Grande-Dent, mes canines étant très développées.

Le Jaseur ne cessait de me persécuter, de me pincer, de me gifler et parfois même ne se gênait pas pour me mordre. Fréquemment ma mère intervenait et je prenais alors plaisir à la voir arracher les poils de mon beau-père. Hélas ! ces disputes engendraient d’interminables scènes de ménage dont, en fin de compte, je faisais toujours les frais.

Certes, ma vie de famille n’était pas heureuse. Je souris en écrivant cette phrase : « ma vie de famille ! » Au sens moderne de ce mot, je n’avais pas de « foyer ». Ce que je pourrais désigner sous ce terme était une association, et non un gîte. Je vivais sous la garde de ma mère, mais pas dans une maison. Ma mère habitait n’importe où, pourvu qu’à la nuit tombante elle se sentît au-dessus du sol.

Très primitive, ma mère continuait à vivre sur les arbres, alors que certains membres plus avancés de notre horde logeaient déjà dans des cavernes au-dessus du fleuve. Ma mère, méfiante et rétrograde, se contentait de nicher dans le feuillage. Nous avions notre arbre particulier où se trouvait notre nid préféré ; cependant, lorsque l’obscurité nous surprenait, nous cherchions un abri dans un arbre quelconque. Sur une fourche commode, nous étalions une plate-forme, composée de branchages, de rameaux et de lianes. Bien que moins douillette, cette installation offrait l’aspect d’un grand nid, toutefois, avec cette différence : elle possédait un toit.

Oh ! pas un toit comme en construit l’homme moderne, ni même tel que le conçoivent de nos jours les plus arriérés des sauvages. C’était un travail grossier où les matériaux s’entassaient pêle-mêle au-dessus de la fourche où nous perchions. Quatre ou cinq fourches adjacentes soutenaient ce que j’appellerai l’échafaudage du toit, formé de bâtons d’environ un pouce de diamètre et sur lesquels reposaient les branches et les rameaux. Ceux-ci semblaient y avoir été lancés sans ordre ni méthode et sans aucun souci d’imperméabilité, car, je dois l’avouer, par grosse pluie, l’eau filtrait à travers le toit de façon déplorable.

Revenons à mon beau-père, le Jaseur. Comme je l’ai déjà dit, il rendait insupportable à ma mère et à moi la vie familiale. Par vie familiale je n’entends pas le nid aérien qui faisait eau de toutes parts, mais le groupe humain formé par nous trois. Le Jaseur s’acharnait contre moi avec méchanceté : j’étais le seul objet capable de retenir son attention plus de cinq minutes à la fois. De plus, ma mère finit par se lasser de prendre ma défense. Je crois même qu’à la suite des chamailleries continuelles suscitées par le Jaseur, j’étais devenu pour elle une source d’ennuis. La situation empira si rapidement que j’aurais sans doute, de mon propre gré, quitté ma famille. La satisfaction même d’accomplir cet acte d’indépendance me fut refusée. Avant que je me fusse décidé à partir, je fus chassé de chez moi.

L’occasion s’offrit au Jaseur, un jour que je me trouvais seul dans le nid. Ma mère et le Jaseur s’étaient rendus de compagnie vers le marais aux myrtilles. Il avait dû tout comploter d’avance, car je l’entendis revenir seul à travers la forêt, poussant des rugissements de rage. Comme tous les hommes de notre horde, lorsqu’il était en proie à la colère ou qu’il voulait s’exciter à la violence, il s’arrêtait de temps à autre pour se frapper la poitrine à coups de poing.

Je compris la situation désespérée et, tout tremblant, je me tapis dans le nid. Le Jaseur se dirigea directement vers notre arbre – un chêne, je m’en souviens – et commença de grimper, tout en continuant son vacarme infernal. Comme je l’ai expliqué, notre langage était très restreint ; aussi dut-il l’épuiser entièrement pour me faire comprendre son intention de régler, sur-le-champ, son compte avec moi.

Comme il atteignait la fourche, je longeai la grosse branche horizontale. Il me poursuivit : je gagnai l’extrémité et arrivai parmi les petites branches garnies de feuillage. Lâche de tempérament, – chez le Jaseur la prudence l’emportait toujours sur la colère, – il n’osait me suivre au bout de la branche où, du reste, avant de m’attraper, il eût dégringolé de tout son poids à travers les branches feuillues.

Point ne lui était nécessaire de venir jusqu’à moi. Il le savait, le monstre ! Une expression perverse apparut sur sa face et ses yeux ronds brillèrent de cruauté, puis il se mit à secouer la branche, de toutes ses forces… Moi, tout à fait à l’extrémité, je m’agrippais aux brindilles qui se brisaient sous moi. Je voyais le sol à vingt pieds au-dessous de moi !

Avec une violence de plus en plus grande, il agitait la branche tout en ricanant de haine triomphante. À ce moment, se produisit le dénouement. Les quatre brindilles que je tenais se brisèrent simultanément et je tombai sur le dos, serrant entre mes mains et mes pieds les branches cassées. Par bonheur, il ne se trouvait pas de sangliers sous l’arbre, et ma chute fut amortie par d’épais buissons.

D’ordinaire, une chute interrompt brusquement mes rêves, le choc nerveux suffisant à combler en une fraction de seconde l’abîme de milliers de siècles, et je me retrouve tout éveillé dans mon petit lit où, tremblant et couvert de sueur, j’entends sonner l’heure au coucou du vestibule. Plusieurs fois, j’ai revécu cette expulsion du nid familial et jamais je n’ai été réveillé par cette dégringolade dans les buissons. Je tombais en poussant des cris d’horreur et frappais le sol avec un bruit sourd.

Écorché, meurtri, pleurant, je demeurai à l’endroit de ma chute. À travers les feuilles, j’aperçus le Jaseur. Il avait entonné un chant démoniaque et battait la mesure en se balançant sur la branche. Brusquement, je cessai mes cris. Je ne me sentais plus en sûreté comme dans mon nid et je savais qu’en exhalant ma douleur par des gémissements, je m’exposais au danger de voir surgir les fauves.

Tandis que s’apaisaient mes sanglots, je m’intéressai aux étranges effets de lumière que je produisais en ouvrant et en refermant partiellement mes paupières mouillées de larmes. Alors, je me tâtai les membres et découvris que mon anatomie n’était pas trop endommagée. J’avais bien perdu, par-ci par-là, un peu de poil et de peau ; l’extrémité pointue d’une branche brisée était enfoncée d’un pouce dans mon avant-bras, et ma hanche droite, qui avait subi le choc de mon contact avec le sol, me faisait souffrir de façon intolérable. Mais, tout considéré, ces blessures étaient sans gravité ; en effet, je n’avais aucun os brisé et en ce temps-là les chairs de l’homme étaient plus aptes à se guérir que de nos jours. Toutefois, cette chute était sérieuse, car je boitai de la hanche meurtrie pendant au moins une semaine.

Comme je demeurais là, étendu dans les buissons, un sentiment de solitude s’empara de moi et je constatai non sans amertume que je n’avais plus de foyer. Je pris la résolution de ne plus retourner vers ma mère et mon beau-père. Je fuirais au loin, à travers les forêts, et choisirais un arbre où je nicherais seul. Quant à la nourriture, je savais où en trouver. Depuis plus d’un an, je ne dépendais plus de ma mère pour m’alimenter. Elle me donnait simplement son aide et sa protection.

Je rampai doucement hors des buissons. Une fois je me retournai et aperçus le Jaseur qui continuait de chanter en se balançant sur l’arbre. Ah ! Il n’était guère plaisant à voir. Connaissant suffisamment les précautions à prendre à travers la forêt, je déployai une extrême prudence dans ce premier voyage solitaire.

J’avançais sans m’inquiéter du but, n’ayant qu’une seule idée en tête : m’éloigner autant que possible du Jaseur. Je grimpai dans les arbres et pendant des heures entières je passai d’un arbre à l’autre sans toucher terre. Je ne suivais aucune direction déterminée et voyageais de façon irrégulière. Comme mes semblables, j’étais de nature inconséquente ; en outre, je n’étais encore qu’un enfant et je m’arrêtais souvent pour jouer en chemin.

Les aventures qui m’arrivèrent après mon départ du nid familial s’estompent et mon esprit et mes rêves ne me les retracent point. Mon autre moi a beaucoup oublié, surtout en ce qui concerne cette période. De surcroît, je ne suis jamais parvenu à grouper mes différents rêves de façon à combler la lacune entre ma fuite de notre demeure aérienne et mon arrivée dans les cavernes.

Il me souvient cependant qu’à plusieurs reprises je traversai des espaces découverts. Je les franchissais à la hâte, descendant jusqu’à terre et courant de toute la vitesse dont j’étais capable. Je revois en ma mémoire des jours pluvieux et des jours ensoleillés, preuve que je dus errer pendant un temps assez considérable. Je me rappelle particulièrement ma détresse endurée sous les pluies torrentielles, les affres de la faim et la façon dont j’apaisais les tiraillements de mon estomac. Je conserve le souvenir précis d’une chasse aux petits lézards sur le sommet rocheux d’un monticule dénudé. Ils se faufilaient sous les cailloux et réussissaient presque tous à m’échapper ; mais, de temps à autre, je retournais une petite roche et en saisissais un. La présence de serpents me chassa de ce monticule. Ils venaient simplement se chauffer au soleil sur les pierres plates et ne me poursuivaient point, mais telle était ma frayeur atavique de ces horribles animaux, que je détalais aussi vite que s’ils eussent été à mes trousses.

Alors je mâchais l’écorce amère des jeunes arbres. J’ai vague souvenance d’avoir mangé des noix vertes à la coquille molle et à la chair laiteuse. Je me souviens plus nettement d’un mal d’estomac causé soit par l’absorption de noix vertes ou de lézards. Je ne saurais préciser, mais je sais pertinemment que je dus au simple hasard de ne point avoir été dévoré par les bêtes féroces durant les heures où je me tordis sur le sol en proie à de violentes coliques.