Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 25-37).

3. Mes anciens parents

À travers les rêves les plus fréquents de ma première enfance, je me voyais tout petit et blotti dans une sorte de nid de brindilles et de branches.

Parfois, je passais de longues heures, allongé, contemplant le jeu du soleil dans le feuillage au-dessus de ma tête et l’agitation des feuilles au souffle de la brise. Le nid lui-même oscillait en tous sens lorsque le vent se levait.

Tandis que je reposais ainsi dans le nid j’éprouvais continuellement une sensation de vertige. Pourtant j’ignorais que j’étais suspendu dans le vide ; jamais je n’avais penché ma tête au bord du nid ; mais d’instinct je redoutais cet espace béant au-dessous de moi, et qui, sans cesse me menaçait comme la gueule ouverte de quelque monstre dévorant.

Ce rêve dans lequel je jouais un rôle passif et qui rappelait un état plutôt que des actes, me visita souvent au cours de ma petite enfance. Mais brusquement, au milieu de mes visions, se ruaient des formes étranges, se produisaient des phénomènes terribles, et apparaissaient des paysages inconnus de moi en tant qu’être normal. Il en résultait des cauchemars incompréhensibles et dénués de toute logique dans la succession des faits.

Tantôt j’étais un nourrisson du monde primitif, étendu dans un nid arboréen ; l’instant d’après, je devenais un homme, engagé dans un corps à corps avec l’horrible Œil-Rouge ; et aussitôt je me voyais rampant avec prudence vers le cours d’eau, sous l’ardente chaleur de midi. Des événements, séparés par de nombreuses années, défilaient devant moi en l’espace de quelques secondes, voire de quelques minutes.

Je vous épargnerai les péripéties de cette ronde infernale. Devenu adulte et après avoir vécu des cauchemars des milliers de fois, je commençai seulement à voir clair dans mes rêves. J’acquis la notion du temps et fus à même de coordonner les événements et les faits. Je pus alors reconstituer ce monde lointain, à jamais révolu, tel qu’il m’apparut à l’époque où moi-même, ou mon aller ego, y vivions. Distinction d’ailleurs insignifiante, car l’être moderne que je suis a fait marche arrière et vécu la vie primitive en compagnie de cet autre moi.

Comme il ne s’agit point ici d’un traité de sociologie, je vais m’efforcer de coordonner les événements épars en un récit compréhensible. Il existe, en effet, un lien de continuité entre tous ces rêves : par exemple, mon amitié pour Oreille-Pendante, la haine d’Œil-Rouge et l’amour de la Rapide. Je me plais à espérer que cette histoire vous paraîtra suffisamment claire et pleine d’intérêt.

De ma mère, je ne conserve qu’une vague souvenance. Mon premier souvenir d’elle – et certainement le plus vif – est le suivant : Je me revois étendu sur le sol. Je suis un peu plus âgé qu’à l’époque du nid, mais encore débile ; je me roule sur les feuilles sèches, je joue avec elles, et du fond de ma gorge s’élèvent de faibles gémissements. Le soleil éclatant m’emplit de la joie de vivre. Je me trouve dans une clairière, au milieu des buissons nains et d’une sorte de fougères et au-dessus de moi se dressent de toutes parts les arbres de la forêt.

Soudain, un bruit. Je me redresse et je tends l’oreille, immobile. Les murmures s’arrêtent dans ma gorge et je reste comme pétrifié. Le bruit, pareil au grognement d’un porc, se rapproche, et bientôt je perçois le froissement produit par le mouvement d’un corps entre les buissons. Les fougères s’agitent sur son passage. Puis le rideau de feuillage s’ouvre, je vois des prunelles luisantes, un long groin et des défenses blanches.

C’est un sanglier. Il m’observe avec curiosité. Il pousse un ou deux grognements, déplace sa masse d’une jambe de devant à l’autre, remue la tête de droite et de gauche en agitant les fougères. Je reste figé sur place, les yeux vrillés sur l’animal, le cœur dévoré de crainte.

Cette immobilité et ce silence m’étaient, semble-t-il, commandés. Je ne devais pas crier, malgré ma frayeur ; l’instinct m’ordonnait de rester là, assis, en attendant je ne sais quoi. Le sanglier écarta les fougères et avança dans la clairière. Une lueur meurtrière brillait dans ses prunelles. Il agita la tête vers moi de façon menaçante, avança d’un pas, puis d’un second, et d’un troisième.

Alors, je poussai un cri, un hurlement aigu et pénétrant. Cette fois encore, je devais obéir à cette vie intérieure. En effet, un autre cri, à peu de distance, répondit au mien. Le sanglier, déconcerté, se balançait sur ses pattes, hésitant, lorsqu’une apparition surgit à côté de nous.

Ma mère ressemblait à un grand orang-outang, ou à un chimpanzé, et, cependant, elle en différait par certains détails. Son corps, plus puissant, était moins velu, ses bras étaient moins longs, ses jambes plus grosses. Elle ne portait d’autre costume que sa toison naturelle. Et je vous jure que c’était furie quand elle se mettait en colère.

Et telle une furie, elle apparut sur la scène. Elle grinçait des dents, faisant d’effarantes grimaces, et poussait une série de cris aigus.

— Ah-ah !… Ah-ah !…

L’apparition de ma mère fut si brusque et si menaçante que le sanglier se ramassa sur lui-même en une attitude défensive, et se hérissa comme elle s’élançait sur lui. Alors elle vint vers moi. Le sanglier ne bronchait pas. Instinctivement, je sus ce qu’il convenait de faire pendant ce court répit qu’elle venait de gagner. Je bondis vers elle et l’agrippai à la ceinture, m’accrochant à elle des mains et des pieds… Je dis bien : des pieds, car je m’en servais avec autant d’adresse que de mes mains. Dans mon étreinte, je sentais ses poils se raidir sous l’effort de ses muscles et la tension de sa peau.

Au même instant où je bondissais vers elle, elle sauta en l’air et se suspendit à une branche surplombante. L’instant d’après, le sanglier passa au-dessous de nous, entrechoquant ses défenses. Revenu de sa surprise, il s’était lancé en avant, avec un cri semblable à un coup de trompette. C’était un appel : car aussitôt, de toutes les directions, des corps se ruaient à travers les fougères et les buissons.

Une vingtaine de sangliers se précipitèrent dans la clairière. Mais ma mère, avec moi toujours accroché à elle, s’était réfugiée sur une grosse branche à quatre mètres environ du sol. Elle était surexcitée et poussait des cris menaçants vers les sangliers qui, le poil hérissé et montrant les dents, s’étaient groupés sous notre arbre. Et moi, tremblant comme la feuille, je regardais les brutes furieuses, essayant d’imiter de mon mieux les cris de ma mère.

Au loin répondirent des cris pareils aux nôtres, mais d’une note plus grave ; une sorte de basse rugissante, qui s’enfla de plus en plus. Bientôt je vis s’approcher mon père… du moins, tout me porte à croire que c’était là l’auteur de mes jours.

Sa mine n’était pas des plus engageante. Mi-homme, mi-singe, pourtant ni homme, ni singe. Impossible de vous en faire la description. De nos jours, il n’existe sur terre aucun être qui lui ressemble. Pour l’époque, il avait une haute stature et il devait peser dans les soixante kilos. La face large et aplatie, ses sourcils surplombaient des yeux très rapprochés et enfoncés dans les orbites. Son nez camus – était-ce bien un nez ? – formait deux orifices, les fosses nasales s’ouvrant en dehors au lieu de s’ouvrir vers le bas.

Le front fuyait en arrière à partir des yeux et des cheveux, commençant tout de suite au-dessus des yeux, lui couvraient entièrement la tête, ridiculement petite et supportée par un cou aussi ridiculement court et épais.

Son corps était, comme les nôtres, d’une structure tout à fait rudimentaire. Il avait en réalité une poitrine vaste et profonde, mais par ailleurs, on ne distinguait aucune générosité de lignes, point de muscles protubérants ; les épaules elles-mêmes paraissaient étriquées. En somme, il représentait la force, mais une force sans beauté ; la force primitive, féroce, destinée à empoigner, agripper, déchirer et détruire.

Il avait des hanches étroites et ses jambes, maigres et velues, étaient torses, avec des muscles comme des cordes : elles ressemblaient davantage à des bras. On y devinait tout juste un soupçon de ce mollet rond et charnu qui agrémente votre jambe et la mienne. Je me souviens qu’il ne pouvait marcher sur la plante des pieds, parce qu’il avait les pieds préhensibles. Le gros orteil, au lieu de se trouver à la hauteur des autres orteils, s’opposaient à eux à la façon d’un pouce. Voilà ce qui lui donnait l’apparence d’une main et lui permettait de s’agripper aux arbres, mais l’empêchait de marcher sur la plante des pieds.

Son aspect n’était pas moins insolite que la façon dont il arriva à l’endroit où ma mère et moi nous nous tenions perchés au-dessus de la bande furieuse des sangliers. Il vint près de nous en sautant de branche en branche, et d’un arbre à l’autre. Au moment où j’écris ces lignes, il me semble le voir encore, se balançant dans le vide pour prendre son élan, quadrumane velu, hurlant de rage ; il s’arrête de temps à autre pour se frapper la poitrine de son poing fermé, attrape une branche d’une main, s’élance pour franchir les espaces de trois à cinq mètres et continue ainsi, sans aucune hésitation, son voyage aérien.

Tandis que je l’observais, je ressentais en mon être, dans mes muscles mêmes, le désir impérieux de sauter également de branche en branche, certain de trouver en moi la force nécessaire. Pourquoi en aurais-je douté ? Lorsque les petits garçons regardent leur père abattre un arbre à coup de hache, eux aussi songent qu’un jour ils manieront la hache et feront tomber les arbres. Le même phénomène se produisait chez moi. J’étais constitué pour accomplir les mêmes exploits que mon père et la vie latente en moi éveillait à mon insu des ambitions de voyages aériens à travers la forêt.

Enfin, mon père nous rejoignit, débordant de colère. Il avançait la lèvre inférieure tandis que d’en haut il regardait les sangliers de ses yeux menaçants. Il grognait à la manière d’un chien et ses canines, grosses comme des crocs, m’impressionnèrent terriblement.

Son attitude ne fit qu’exciter la fureur des sangliers. Il brisait des brindilles et des petites branches et les lançait sur nos ennemis. Il se suspendit même d’une main au-dessus d’eux, mais juste hors de leur atteinte, et se moquant d’eux alors que, dans leur rage impuissante, ils faisaient grincer leurs mâchoires. Non content de cela, il brisa une énorme branche, et se cramponnant à l’arbre d’une main et d’un pied, il fouetta les flancs et les groins des bêtes sauvages. Inutile de dire que ma mère et nous goûtions fort ce genre de sport.

Mais on finit par se lasser, même des meilleures choses, et bientôt mon père, tout en ricanant malicieusement, nous guida parmi les arbres. Je sentis alors mes ambitions se calmer et, redevenu timide, je m’agrippai à ma mère qui grimpait et se balançait à travers l’espace. Une branche cassa sous son poids. Elle venait de faire un énorme bond. J’éprouvai l’épouvantable sensation que tous deux, ma mère et moi, nous tombions dans le vide. La forêt et la lumière du soleil à travers les feuilles bruissantes s’évanouirent à mes yeux. J’eus la fugitive vision de mon père, s’arrêtant brusquement pour regarder en arrière, puis tout ne fut pour moi que ténèbres.

L’instant d’après, je me réveillais dans mon lit, entre mes draps, tremblant, couvert de sueur et en proie à la nausée. Par la fenêtre ouverte, l’air pur pénétrait dans la chambre. La veilleuse brûlait paisiblement.

J’en conclus que les sangliers ne nous atteignirent pas et que nous ne tombâmes pas jusqu’au sol, sinon je ne serais point ici à présent, un millier de siècles plus tard, pour raconter ce fait.

Revenons en arrière jusqu’à ma tendre enfance, et imaginez-vous un instant à ma place dans mon petit lit, rêvant ces horreurs incompréhensibles.

Souvenez-vous que j’étais un enfant sans aucune expérience. De ma vie je n’avais vu un sanglier, pas même un cochon. Ce que je connaissais de plus rapprochant, c’était le lard fumé du déjeuner grésillant dans la poêle. Pourtant, des sangliers bien vivants surgissaient dans mes rêves, tandis que moi, en compagnie de parents fantastiques, je m’élançais d’un arbre à l’autre à des hauteurs vertigineuses.

Vous étonnez-vous à présent que je fusse effrayé et oppressé par mes nuits hantées de cauchemars ? J’étais maudit, et, ce qui pis est, je craignais de le dire. Je ne saurais expliquer pour quelle raison, mais j’attachais à ces rêves un sentiment de culpabilité, encore qu’il me fût impossible de déterminer la nature de ma faute. Durant de longues années, je souffris en silence jusqu’à ce que, parvenu à l’âge d’homme, j’appris l’origine de ces affreux songes.