Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 15-24).

2. Mes chutes

J’ai déjà dit que, dans mes rêves, je ne voyais jamais d’êtres humains. De bonne heure, je me rendis compte de ce fait et j’en éprouvai une poignante déception. Encore tout enfant, j’avais l’impression, au sein de mes affreux cauchemars, que si je pouvais seulement y rencontrer un seul de mes semblables, je serais délivré de ces terreurs obsédantes. Cette pensée hanta mes nuits pendant des années : si seulement je pouvais trouver cet être humain, je serais sauvé !

Cette pensée, je le répète, me poursuivait au sein même de mes rêves, car j’y découvre la preuve de l’existence simultanée de mes deux personnalités, et l’évidence d’un point de contact entre elles. Le « moi » que je retrouve dans mes rêves existait aux temps reculés, bien avant l’apparition de l’homme vivant à l’époque actuelle ; tandis que mon autre « moi », avec sa science acquise de la vie humaine, projette ses lumières sur la substance même de mes songes.

La signification et la cause originelle de mes rêves me furent révélées seulement lorsque, devenu étudiant, je suivais les cours du collège. Jusque-là ils demeuraient dénués de sens et de cause apparente. Mais à l’Université on m’enseigna les lois de l’évolution et la psychologie et j’eus enfin l’explication de certains états mentaux tout à fait bizarres. Par exemple, une chute à travers l’espace, rêve assez commun et que tous connaissent par expérience personnelle.

Mon professeur m’apprit que c’était là un souvenir de race, remontant à nos ancêtres primitifs qui vivaient dans les arbres. Pour eux, la possibilité de la chute restait une menace continuelle… Nombre d’entre eux perdaient la vie de cette façon, et tous firent des chutes terribles, échappant à la mort en s’agrippant aux branches tandis qu’ils dégringolaient vers le sol.

Or, une telle chute, si elle n’était point mortelle, produisait des troubles organiques très graves et déterminait des modifications moléculaires dans les cellules du cerveau ; ces modifications se transmettaient aux cellules cérébrales procréatrices et constituaient des souvenirs raciaux. Aussi, lorsque vous et moi, endormis ou assoupis, tombons dans le vide pour reprendre conscience avec une espèce de nausée juste avant de toucher le sol, nous revivons simplement les sensations éprouvées par nos ancêtres arboricoles, gravées par des transformations cérébrales dans les souvenirs héréditaires de la race.

Tous ces phénomènes ne sont, en somme, pas plus explicables que l’instinct. L’instinct n’est qu’une habitude tissée dans la trame de notre hérédité. Remarquons, en passant, que dans ce rêve de la chute si familière à vous, à moi et à tous les humains, jamais nous n’atteignons le sol. Atteindre le sol équivaudrait à la mort, et ceux de nos ancêtres arboricoles qui allèrent jusqu’au bout de la chute, périrent sur le coup. La secousse du choc se communiquait, il est vrai, à leurs cellules cérébrales, mais ils succombaient immédiatement, sans avoir le temps de procréer. Vous et moi sommes les descendants des privilégiés qui ne s’écrasèrent pas à terre : voilà pourquoi nous nous arrêtons toujours à mi-chemin.

Nous en arrivons maintenant à la dissociation de notre personnalité. À l’état de veille, nous n’éprouvons jamais cette sensation de chute. Notre personnalité de veille l’ignore totalement. Donc – et cet argument est de poids – la personnalité tout à fait distincte qui tombe quand nous dormons connaît cette culbute dans le vide pour l’avoir jadis expérimentée et conservée en son souvenir, tout comme notre personnalité de veille enregistre, dans notre mémoire, les événements de notre existence quotidienne.

Arrivé à ce point de mon raisonnement, je commençai de voir clair. Soudain la lumière m’éblouit, et je compris avec une étonnante clarté tout ce qui, jusque-là, demeurait pour moi inexplicable et contraire aux lois naturelles. Pendant mon sommeil, ce n’était pas ma personnalité de veille qui prenait soin de moi, mais une autre personnalité, possédant une science tout à fait différente et en rapport avec les phénomènes d’une vie totalement dissemblable.

Quelle était cette personnalité ? Quand avait-elle existé ici-bas pour y avoir recueilli cette série d’expériences bizarres ? Mes rêves eux-mêmes répondent à cette question. Elle vivait dans les temps préhistoriques, au cours de cette période que nous appelons le Pléistocène moyen. Elle dégringola des arbres sans toutefois s’écraser sur le sol. Elle poussa des cris de terreur en entendant le rugissement du lion. Elle fut poursuivie par les fauves et mordue par les reptiles au venin mortel. Elle jacassa avec ses semblables dans les réunions, et dut fuir devant les Hommes du Feu, qui la maltraitaient.

J’entends d’ici votre objection : pourquoi ne conservons-nous pas également ces souvenirs de race étant donné que nous aussi possédons cette autre personnalité confuse qui tombe dans l’espace durant notre sommeil ?

À cette question, je répondrai par une autre question : pourquoi y a-t-il des veaux à deux têtes ? À cela vous répliquerez : c’est une monstruosité. Telle est également la réponse à votre question. Je possède cette double personnalité et ces souvenirs raciaux parce que je constitue une monstruosité.

Soyons plus explicite. Le souvenir de race le plus commun est celui de la chute dans l’espace. Chez la plupart des individus, la personnalité de rêve n’a gardé que ce souvenir. Mais chez d’autres, elle est plus caractérisée et plus distincte et ces gens rêvent qu’ils volent, que des monstres les poursuivent ; ils ont des rêves remplis de couleurs, d’étouffements, de reptiles et d’insectes. En résumé, alors que cette personnalité est atrophiée dans la majorité des cas, chez quelques hommes elle demeure presque effacée, et chez d’autres elle subsiste, plus accentuée. Certains conservent des souvenirs raciaux plus intenses et plus complets que d’autres.

La possession de cette autre personnalité varie suivant les cas. En ce qui me concerne, elle s’est conservée à un degré extraordinaire, de sorte qu’elle égale presque en puissance ma propre personnalité. Et, comme je le disais tout à l’heure, je suis à ce point de vue une monstruosité, un caprice de l’hérédité.

Je suis persuadé que la possession de cette autre personnalité, moins prononcée cependant que chez moi, a engendré en certains esprits la croyance en la réincarnation. Hypothèse fort plausible, après tout. La représentation de scènes jamais vues dans la vie réelle, les réminiscences d’actes et d’événements appartenant au passé s’expliquent simplement par la foi en une vie antérieure.

Mais ces personnes oublient de tenir compte de leur dualité. Elles confondent cette autre personnalité avec la leur propre, s’imaginant qu’elles n’en possèdent qu’une ; partant de telles prémisses, elles en arrivent à croire qu’elles ont vécu plusieurs siècles écoulés.

Ce en quoi elles se trompent. Il ne s’agit point là de réincarnation. Parfois je me vois errant à travers les forêts d’un monde plus jeune ; en réalité, ce n’est pas moi que j’aperçois dans ces visions, mais un autre être qui s’incorpore vaguement à ma personnalité, de même que mon grand-père et mon père font partie de moi, mais à une distance moins reculée. Cet autre moi-même est un ancêtre, un aïeul, si je remonte ma généalogie en ligne directe, et descendant d’une souche d’êtres ayant vécu longtemps avant lui, qui ont peu à peu acquis des doigts et des orteils et ont commencé de grimper aux arbres.

Au risque de devenir fastidieux, je crois devoir répéter que, de ce point de vue spécial, on doit me considérer comme une anomalie. Non seulement je possède la mémoire raciale à un degré extraordinaire, mais encore mes souvenirs se rapportent à un ancêtre particulier très lointain. Bien que mon cas soit plutôt rare, il ne présente rien d’étonnant.

Suivez mon raisonnement. Un instinct est un souvenir racial. Fort bien. Par conséquent, vous, moi, tous tant que nous sommes, nous recevons ces souvenirs de nos pères et mères, qui les ont eux-mêmes hérités de leurs parents. Il existe donc un médium par lequel ils se transmettent de génération en génération. Cet intermédiaire, que Weissmann désigne sous le nom de plasma germinatif, est chargé de conserver les souvenirs de toute l’évolution de la race. Ils sont confus et grand nombre d’entre eux finissent même par s’effacer. Mais certains prototypes de plasma germinatif transportent une quantité énorme de souvenirs ; scientifiquement parlant, ils sont plus ataviques que d’autres ; et il faut croire que je possède ce genre de plasma à un degré peu commun. Je suis un caprice-de l’hérédité, un cauchemar atavique, appelez-le comme bon vous semblera. Néanmoins me voici, en chair et en os, absorbant quotidiennement trois repas substantiels. Pourquoi nier l’évidence ?

Avant de poursuivre mon récit, je veux par avance répondre aux saint Thomas de la psychologie qui, trop souvent enclins à la moquerie, ne manqueront pas d’attribuer la cohérence de mes rêves à un excès d’études et à la pénétration subconsciente de ma connaissance de l’évolution dans mes rêves. D’abord, je n’ai jamais été un élève remarquable : dans les cours, j’étais invariablement classé dernier. Je préférais les sports et surtout, je l’avoue sans vergogne, le jeu de billard.

De plus, je n’ai appris l’existence des lois de l’évolution qu’à l’époque où je fréquentais l’Université, alors que durant mon enfance et ma prime jeunesse j’avais déjà vécu en rêve tous les détails de cette autre vie préhistorique. Je confesse, toutefois, que ces détails demeurèrent embrouillés jusqu’au moment où me fut révélée la théorie de l’évolution. L’évolution était la clef de mes songes. Elle me fournit l’explication des divagations de mon cerveau atavique qui, moderne et normal, subissait l’influence d’un passé remontant aux premiers vagissements de l’humanité.

Car, dans ce passé que je connais bien, l’homme n’existait pas tel que nous le voyons aujourd’hui. J’ai dû vivre la période de sa formation.