Avant Adam (1907)
Traduction par Louis Postif.
Editions Edito Service (p. 3-13).

1. Mes rêves

Des images ! Des images ! Des images ! Souvent, avant de l’apprendre, je me suis demandé d’où venait la multitude d’images qui peuplait mes rêves, car dans ma vie de tous les jours je n’en avais jamais vu de semblables. Elles torturèrent mon enfance, transformant mes rêves en une suite de cauchemars, et finirent par me convaincre que j’étais un être différent de ceux de mon espèce, une créature anormale et maudite.

Ce n’est que durant le jour que je goûtais ma part de bonheur ; mes nuits se passaient sous le règne de la peur… et quelle peur ! J’ose affirmer que de tous les hommes qui foulent cette terre en même temps que moi, aucun n’a éprouvé une peur de ce genre et à un tel degré d’intensité. Car ma peur était la peur des temps reculés, la peur qui dominait l’humanité à sa naissance, en un mot, la peur, reine absolue de cette époque primitive, connue sous le nom de Pléistocène moyen.

Vous vous demandez ce que je veux dire ? Je vois qu’une explication est nécessaire avant de vous révéler la nature de mes rêves, autrement vous ne pourriez saisir le sens des choses qui me sont familières. Tandis que j’écris ces lignes, tous les êtres et les événements de cet autre univers surgissent devant moi en une vaste fantasmagorie, et je comprends que pour vous ils demeureraient dépourvus de signification.

Que représentent à vos yeux l’amitié d’Oreille-Pendante, la chaude sympathie de la Rapide, la volupté et l’atavisme d’Œil-Rouge ? Une incohérence criarde, rien de plus, de même que les agissements des hommes du Feu et des hommes des Arbres, et les bruyants conciliabules de la horde. Car vous ignorez la paix des fraîches cavernes au flanc des falaises, et les rassemblements au bord des cours d’eau où l’on allait boire au déclin du jour. Vous n’avez jamais senti la morsure du vent matinal dans la cime des arbres, ni savouré la jeune écorce, douce au palais.

Il serait sans doute préférable de reprendre les faits dès mon enfance. Tout gamin, pendant mes heures de veille, je ressemblais aux autres garçonnets de mon âge ; durant mon sommeil, il en allait tout autrement. Aussi loin que remontent mes souvenirs, mon sommeil ne fut qu’un long cauchemar. Rarement mes rêves s’éclairèrent d’une lueur de félicité ; en général, ils étaient empreints de peur, d’une peur si bizarre et si étrange qu’elle échappe à toute analyse. Nulle peur ressentie par moi au cours de mon existence diurne ne peut se comparer à celle qui m’empoignait pendant mon sommeil ; elle était d’une nature spéciale et tout à fait en dehors du cadre de ma vie quotidienne.

J’étais un jeune citadin pour qui la campagne était un domaine inexploré. Cependant, jamais je n’ai rêvé de villes et jamais une maison n’a surgi dans un de mes songes, pas plus d’ailleurs qu’un être humain n’en a franchi les murs. Moi qui n’avais vu d’arbres que dans les parcs et les livres illustrés, durant mon sommeil j’errais à travers d’interminables forêts ; bien plus, ces arbres de rêve n’étaient pas une vision vague et confuse, mais ils offraient des contours nets bien détachés. Je vivais dans leur intimité, j’en connaissais chaque branche, chaque brindille et jusqu’à la moindre feuille.

Je me souviens nettement du jour où, pour la première fois, je vis un chêne. Tandis que j’observais les feuilles, les branches et les nœuds du tronc, je me rappelai, avec une précision angoissante, avoir vu ce même arbre un nombre incalculable de fois pendant mon sommeil. Je ne fus donc nullement surpris lorsque, plus tard, j’identifiai à première vue le sapin, l’if, le bouleau et le laurier. Je les connaissais depuis longtemps et les revoyais encore chaque nuit dans mes rêves.

Ainsi que vous l’aurez remarqué, les faits exposés ci-dessus transgressent la loi fondamentale des rêves, à savoir que dans les rêves on revoit ce qu’on a vu, à l’état de veille, se dérouler dans un ordre plus ou moins fantasque. Or, tous mes rêves se trouvaient en contradiction avec cette loi. Dans mes rêves, jamais je ne vis rien de ce qui m’entourait pendant la journée. Ces deux existences absolument distinctes ne présentaient rien de commun, en dehors de ma personne ; je formais en quelque sorte le trait d’union entre ces deux vies.

De bonne heure dans mon enfance, j’appris que les noix venaient de chez l’épicier, les cerises de chez le fruitier, mais longtemps auparavant j’avais, en rêve, cueilli des noix sur les arbres, ou je les avais ramassées à terre sous les noyers et j’avais dévoré des baies récoltées par moi sur les vignes et les buissons, alors que pareille expérience ne m’était encore jamais arrivée dans la vie normale.

Je n’oublierai jamais la première fois qu’on me servit des myrtilles sur notre table familiale. Je n’avais pas encore vu ces fruits, et pourtant leur seul aspect éveilla en moi le souvenir de mes rêves où j’errais à travers des régions marécageuses en me gavant de ces baies noires. Ma mère m’en tendit une petite assiette. J’en remplis ma cuiller, mais avant même de la porter à ma bouche, je connaissais leur saveur. Je ne fus nullement déçu : elles possédaient cet arrière-goût éprouvé mille fois déjà dans mon sommeil.

Et les serpents ! Bien avant que j’eusse entendu parler de leur existence, ils me tourmentaient dans mes songes. Ils me guettaient dans les clairières des forêts, se dressaient et bondissaient sous mes pieds, se faufilaient en rampant dans l’herbe sèche ou sur les rochers nus, me poursuivaient jusqu’à la cime des arbres, enroulant les troncs de leurs longs corps luisants, me chassant de plus en plus haut jusqu’aux menues branches qui craquaient sous mon poids, alors que le sol m’apparaissait à une distance vertigineuse au-dessous de moi.

Ah ! les serpents !… avec leur langue fourchue, leurs yeux ronds comme des perles, leurs écailles brillantes, leur sifflement et leurs bruissements soyeux !… Je ne les connaissais que trop quand, pour la première fois, on me conduisit au cirque où je vis le charmeur de serpents à l’œuvre. Je retrouvais en eux de vieilles connaissances, ou plutôt des ennemis de longue date qui hantaient mes nuits d’épouvante.

Durant combien d’éternités ai-je erré à travers ces forêts interminables, aux ténèbres horrifiques ! moi, être timide, continuellement traqué, sursautant au moindre bruit, effrayé par mon ombre, les nerfs tendus, toujours en alerte et prêt à fuir en une course folle pour sauver ma peau ! Car j’étais une proie pour toutes les bêtes féroces de la forêt, et je détalais à leur approche, poussé par une frayeur panique.

J’avais cinq ans lorsqu’on m’emmena pour la première fois au cirque. Je rentrai malade à la maison, mais je n’en accuse point les cacahuètes ni la grenadine. Laissez-moi vous raconter mon aventure. Quand nous pénétrâmes sous la tente où se trouvait la ménagerie, un formidable rugissement déchira l’air. Je lâchai brusquement la main de mon père et courus vers l’entrée, bousculant les spectateurs et hurlant d’effroi. Mon père, me rattrapant, essaya de me calmer. Il me montra la foule indifférente aux cris des fauves, et me redonna courage en m’assurant que nous n’avions aucun danger à craindre.

Néanmoins, ce fut, en tremblant que, malgré les exhortations paternelles, j’approchai de la cage du lion. Ah ! je le reconnus tout de suite ! La brute ! En ma vision intérieure défilèrent les images de mes rêves : le soleil de midi tombant d’aplomb sur les hautes herbes où le taureau sauvage paissait tranquillement ; tout à coup les herbes s’écartent au passage du fauve qui se précipite sur l’échine du taureau : j’entends le fracas de la lutte, les mugissements de la victime et le broiement continu des os ; ou encore au calme frais du bord de la rivière, le cheval sauvage dans l’eau jusqu’aux genoux s’abreuve paisiblement, lorsque surgit la brute, toujours cette brute fauve !… et alors les bonds, les hennissements du cheval et les clapotements de l’eau… puis le broiement des os.

Autre scène : au crépuscule, dans la silencieuse mélancolie du jour finissant, s’élève, telle la trompette du jugement dernier, l’épouvantable rugissement du lion suivi aussitôt des cris de frayeur et des appels affolés parmi les arbres. Moi aussi je tremble, car je suis un de ces pauvres êtres qui frissonnent et hurlent de peur sous les feuilles.

À la vue du fauve, impuissant derrière les barreaux de sa cage, je ne pus contenir ma colère. Je lui montrai les dents, dansai devant sa prison, en poussant des cris incohérents accompagnés de mimique grotesque. Il répondit en se ruant contre les barreaux et en rugissant vers moi de rage impotente. Ah ! lui aussi me reconnaissait. Mes cris étaient ceux des siècles révolus, et il les comprenait.

Mes parents étaient effrayés.

— Ce petit est malade, dit ma mère.

— Il souffre d’une crise de nerfs, ajouta mon père.

Je ne leur révélai jamais la vérité et ils l’ignorent encore. J’observais une discrétion absolue sur ma dualité, ce dédoublement de ma personnalité, comme je crois à juste titre pouvoir désigner ce phénomène.

Après le charmeur de serpents, ce fut tout ce que je vis du cirque, ce soir-là : on dut me ramener à la maison, nerveux et à bout de forces, tout agité par cette irruption, dans ma vie réelle, des scènes de ma vie de rêves.

Je viens de faire allusion à ma discrétion. Une seule fois, je me hasardai à faire des confidences à l’un de mes camarades, un enfant âgé de huit ans comme moi. D’après mes rêves, je reconstituai pour lui les tableaux de ce monde évanoui dans lequel je crois fermement avoir vécu autrefois. Je lui parlai des terreurs de ces temps préhistoriques, de mes jeux avec Oreille-Pendante, du langage inarticulé des hommes du Feu et des repaires où ils se réfugiaient.

Il se moqua de moi, me tourna en ridicule et me raconta des histoires de revenants et de morts qui se relèvent la nuit de leurs tombeaux. Il plaisanta mes rêves stupides. Je lui en racontai davantage, mais il rit de plus belle. Je lui jurai que tout cela était la vérité et il commença de me considérer avec méfiance. En outre, il fit à nos compagnons de jeux un récit ahurissant de mes aventures, si bien que tous me prirent pour un détraqué.

Cette amère expérience me servit de leçon. Je différais de mes semblables. J’étais un être anormal, ils étaient incapables de me comprendre et moi de m’expliquer sans créer entre nous de nouveaux malentendus. Quand circulaient à la ronde des histoires de revenants et de lutins, je me tenais coi. Je souriais à part moi, pensant que mes nuits de frayeurs étaient la réalité même, aussi vraies que la vie elle-même, et non des fumées et des ombres.

Les ogres et les loups-garous ne m’inspiraient aucune terreur. La chute vertigineuse à travers les branches feuillues, les serpents qui m’assaillaient et que j’évitais en bondissant dans une fuite éperdue, les chiens sauvages qui me pourchassaient dans les clairières, voilà ce qui causait ma peur, une peur réelle et concrète et non fille de mon imagination. Les ogres et les loups-garous étaient pour moi d’excellents compagnons de lit comparés à ces terreurs qui tourmentèrent mes nuits durant mon enfance et peuplent encore mes cauchemars à l’époque où j’écris ces lignes.