Au service de la France/T5/Ch VI

Plon-Nourrit et Cie (5p. 256-303).


CHAPITRE VI


Un nouvel ambassadeur d’Espagne. — La bataille engagée. — La chute de Maubeuge. — Sur l’Ourcq et dans la Meuse. — Montmirail, Sézanne et les marais de Saint-Gond. — MM. Briand et Sembat à Paris. — La victoire de la Marne. — Les bons de la Défense nationale. — Les Allemands arrêtent leur retraite.


Dimanche 6 septembre.

C’est donc aujourd’hui que, de la Meuse à l’Ourcq, vont s’affronter des peuples en armes. Notre éloignement ajoute à mon émotion. Ma pensée se tourne, en particulier, vers cette verdoyante vallée de l’Ornain où s’est écoulée mon enfance et où notre 3e armée est maintenant chargée de contenir l’ennemi. Dans ses instructions du 2 septembre, le général Joffre avait encore prévu que, pour suivre la retraite générale, Sarrail pourrait replier ses troupes, non seulement sur Revigny et Bar-le-Duc, mais éventuellement sur Joinville. Aussi bien, la plus grande partie du département de la Meuse a-t-elle dû être abandonnée à l’ennemi. Nous l’avons laissé s’emparer de l’excellent observatoire de Montfaucon, traverser la forêt de Hesse, remonter la vallée de l’Aire jusqu’à Beauzée. Notre 3e armée, qui doit opérer à l’aile droite, se trouve ainsi forcée de s’étirer de Verdun à Revigny, qui devient le point central de sa liaison avec la 4e et la charnière du Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/266 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/267 front français. Sarrail a en face de lui le kronprinz impérial, auquel naturellement a été donné le commandement de troupes d’élite et si, aujourd’hui même, la marche des Allemands n’est pas arrêtée, c’en sera fait, sans doute, de ma ville natale…

Pendant que mon esprit et mon cœur sont au loin, je reçois, ce matin, à la préfecture de Bordeaux, un nouvel ambassadeur d’Espagne, le marquis de Valtierra, qui m’apporte ses lettres de créance, après une singulière aventure survenue à son prédécesseur, M. de Villa-Urrutia. Le 2 septembre, le roi d’Espagne, informé du départ possible du gouvernement français, avait télégraphié à M. de Villa-Urrutia : « J’ordonne à Votre Excellence de rester à Paris, quoi qu’il arrive. » En même temps, Alphonse XIII avait, comme je l’ai dit, chargé son ami M. Quiñones de Leon de nous accompagner à Bordeaux. Villa-Urrutia, ennemi hypocrite de la France, avait raconté à son gouvernement qu’avant notre départ, il était venu me saluer, ce qui n’était pas exact, et il avait ajouté qu’il m’avait dit : « Je regrette de n’être pas libre de vous suivre. Je regrette aussi qu’on puisse interpréter mon maintien à Paris comme une politesse à l’égard de l’empereur d’Allemagne. » Cc télégramme fantaisiste, communiqué au gouvernement espagnol, réuni sous la présidence du roi, avait provoqué, chez les ministres, une stupéfaction et une indignation générales, à raison du travestissement que M. de Villa-Urrutia semblait vouloir donner à la décision. Royale1. Sa Majesté avait fait dire à notre ambassadeur, par le ministre d’État, « qu’il espérait bien que ses sentiments d’immense affection pour la France et de haute estime pour le premier magistrat de la République ne nous permettraient pas de nous arrêter aux insinuations séniles du marquis de Villa-Urrutia. » Aussitôt, le vieil ambassadeur avait été destitué. Son successeur, le marquis de Valtierra, capitaine général de la province de Burgos, ancien aide de camp du roi, a été attaché à ma personne lors de mon voyage à Madrid et c’est, paraît-il, eu souvenir de cette dernière qualité qu’il a été désigné comme titulaire de l’ambassade. Il a l’amabilité de me le confirmer lui-même dans l’allocution officielle qu’il m’adresse. Après l’avoir remercié et félicité, je lui réponds : « Je sais, monsieur l’ambassadeur, quels sont vos sentiments pour la France ; je sais qu’ils reflètent exactement ceux de la noble nation espagnole ; je sais qu’ils sont en parfaite harmonie avec ceux de Sa Majesté Alphonse XIII, qui n’a pas cessé de donner à mon pays des témoignages de sa fidèle amitié. Je vous remercie des vœux que vous formez pour le rétablissement de la paix. La France n’a pas voulu la guerre ; elle a tout fait pour l’éviter ; elle a maintenant le devoir de la poursuivre avec ses alliés jusqu’à la victoire et jusqu’à la réparation du droit. » Comment n’essaierais-je pas d’accorder aujourd’hui mon langage avec le magnifique effort que vont tenter nos armées ? Au moment même où je m’adresse, en ces termes, au nouvel ambassadeur, le général Gallieni, qui ignore les motifs du rappel de son prédécesseur, a la politesse d’envoyer un de ses officiers saluer ce dernier à son départ, et le marquis de Villa-Urrutia se désole publiquement de quitter Paris2. C’est bien lui cependant qui l’a voulu.

Delcassé tient, me dit-il, de sir Francis Bertie que lord Kitchener a télégraphié à French dans le sens indiqué par Joffre. Le gouvernement anglais demande quand les opérations commenceront. Nous l’informons qu’elles commencent ce matin même. L’armée Maunoury est aux prises avec l’ennemi. Gallieni fait savoir à Millerand que les premières rencontres ne nous sont pas défavorables. Déjà, French, prévenu avant Kitchener, appuie notre mouvement.

Le ministre de la Guerre informe le Conseil qu’un pigeon voyageur, venu de Maubeuge à Paris, a fidèlement apporté à son colombier natal cette triste nouvelle que trois forts sont écrasés, que toutes les positions sont intenables, que dans la ville investie et bombardée par l’artillerie lourde, l’infanterie est impuissante et que la situation est extrêmement critique… Et il y a vingt-cinq mille hommes à Maubeuge, dont plusieurs milliers de l’active ! Que serait-ce, si l’on enfermait des troupes entre les vieilles fortifications de Paris ?

Viviani, un peu nerveux aujourd’hui, se plaint en séance du Conseil d’être constamment relancé, à propos du décret de clôture, par les sénateurs et députés présents à Bordeaux. La plupart désireraient, au moins, qu’on utilisât leurs services dans quelques emplois importants. M. Denys Cochin, parmi cent autres, voudrait être chargé, au Quai d’Orsay, du sous-secrétariat d’État, qui était confié à M. Abel Ferry, actuellement mobilisé. Je continue moi-même à souhaiter que, pour élargir le champ de l’union sacrée, un membre éminent de la droite, le comte de Mun ou M. Denys Cochin, entre dans le gouvernement. Viviani parait maintenant moins défavorable à ce geste de concorde. M. Denys Cochin vient lui-même me voir et me répète qu’il offre ses services au gouvernement. Je le remercie et lui promets de faire ce qui dépendra de moi pour qu’on les utilise.

M. Paul Deschanel, qui vient amicalement à la préfecture plusieurs fois par jour, me dit que Bordeaux, envahi par des Parisiens de tout genre, ressemble, en ce moment, à une ville de plaisir et que des ministres, que, du reste, il refuse de me nommer, y donnent eux-mêmes un lamentable exemple, en dînant avec des actrices dans des salles de restaurant. Aucun écho de ces scandales n’est venu jusqu’ici à mes oreilles. Dans ma silencieuse et austère préfecture, je n’entends rien de ce qui se passe dans la ville. Est-il vraiment possible qu’à l’heure où nous sommes, des Français puissent s’étourdir ou s’oublier ainsi ? Tout l’avenir du pays dépendra de ce qui se passe aujourd’hui sur l’Ourcq et sur la Marne. Dès ce matin, par l’étroite vallée de la Gergogne, la 6e armée a pris une vigoureuse offensive de Bouillancy vers Acy-en-Multien, de manière à tenter d’envelopper l’aile droite ennemie, pendant que Sarrail essaie de bousculer l’aile gauche. Comment penser à autre chose qu’à cette bataille lointaine, trop lointaine et trop invisible ?



1. Télégramme de M. Geoffray, n° 211, Brest.
2. Voir La gloire de Gallieni, par M. Gheusi, p. 66 et 67.

Lundi 7 septembre modifier

L’officier de liaison, commandant Guillaume, me dit que le général Joffre est très satisfait du commencement des opérations. La bataille s’engage dans les meilleures conditions stratégiques, mais maintenant la parole est à la tactique et, depuis le début de la guerre, il ne lui est que trop souvent arrivé de tromper les espérances de sa grande sœur. Le commandant en chef estime que nous avons, à notre aile gauche, la valeur de neuf corps contre sept et que l’armée Maunoury, appuyée par l’armée Franchet d’Esperey et par les Anglais, est en mesure de prendre utilement l’offensive, pendant que, à l’autre aile, l’armée Sarrail attaque vers l’Argonne. Au centre, la 4e et la 9e armées, ont l’ordre de se borner, d’abord, à résister et à tenir.

Au Conseil des ministres, Millerand donne connaissance de télégrammes qu’il a reçus de Joffre et de Gallieni et qui confirment les premières impressions favorables. Le IIe corps allemand a dû repasser le Grand-Morin. Les avant-gardes ennemies se sont repliées. Notre 5e armée marche en avant. Mais le général Gallieni réclame des canons de 75 et des mitrailleuses. Le ministre de la Guerre redoute qu’à cet endroit, nous ne soyons exposés à quelques mécomptes. De fait, la lutte est dure pour notre 6e armée, qui a à subir des contre-attaques et qui prend, perd et reprend Marcilly, Barcy, Acy-en-Multien, Etavigny.

Aucune nouvelle de l’armée d’Amade. D’après le G. Q. G., elle aurait eu beau jeu à se jeter sur le flanc et sur les derrières de l’armée von Klück. Il n’y a plus, paraît-il, dans la région du Nord et du Pas-de-Calais que très peu de forces allemandes. À Lille, notamment, il ne reste pas un soldat ennemi. Deux auto-mitrailleuses françaises, venant de Dunkerque, y sont entrées hier, aux acclamations des habitants libérés. Comment ne cherchons-nous pas à profiter de cette occasion ? Joffre s’en étonne et s’en indigne, mais l’armée d’Amade est, paraît-il, devenue l’armée fantôme.

M. Doumergue donne au Conseil de nouveaux renseignements sur les combats du Chari et du Cameroun. Les choses vont moins bien qu’au début. Nos troupes se heurtent à une assez vive résistance. Nous avons beaucoup d’officiers tués. L’Allemagne, qui espère tirer surtout de la guerre des avantages coloniaux, essaie d’ajouter à ses victoires d’Europe quelques succès africains.

Longue discussion à propos du ravitaillement civil, dont l’irrégularité nous vaut des doléances nombreuses. Il manque un service centralisé de contrôle et de coordination. C’est toute une organisation à improviser sous le feu de l’ennemi. M. Gaston Thomson s’y emploie avec le concours d’un administrateur émérite, M. Chapsal, mais l’invasion ne facilite pas leur besogne et, chaque jour, ils ont à prendre inopinément, sur les points les plus variés du territoire, de véritables mesures de sauvetage.

Dans la journée, coups de téléphone de Joffre et de Gallieni à Millerand. L’ennemi parait maintenant se replier, se dérober et refuser le combat. Les deux généraux semblent craindre qu’il ne cherche à nous manœuvrer, mais ils sont, nous disent-ils tous deux, résolus à ne pas subir sa loi.

Pour nous excuser auprès de M. et Mme Bascou du dérangement que nous leur avons causé, nous les avons invités à dîner ce soir sans cérémonie, dans la préfecture dont nous les avons expulsés, et nous avons convié avec eux M. et Mme Viviani, M. et Mme Millerand, M. Aristide Briand. Après le repas, Viviani et Briand me prennent à part pour me confier qu’ils sont très déçus par Delcassé et qu’ils se demandent s’il n’est point malade. Il ne paraît plus, disent-ils, au courant des affaires et, en Conseil, il se noie au milieu des télégrammes. Autrefois, dans les divers gouvernements dont il a fait partie, il n’était pas très prodigue en explications. Même en 1912, lorsqu’il était ministre de la Marine, il nous étonnait souvent par sa taciturnité. Mais, du moins, on comprenait alors, à ses rares observations, qu’il était admirablement renseigné et qu’il dirigeait magistralement ses services. Aujourd’hui, sa capacité de silence a encore augmenté et, quand d’aventure il parle, il paraît perdre le fil de ses idées. Viviani et Briand regrettent tous deux que M. Doumergue lui ait si aisément cédé la place. Moi-même, qui ai la plus grande estime pour Delcassé, je le trouve, en ce moment, je l’avoue, un peu déprimé, sans que je puisse, d’ailleurs, discerner la cause de cet état anormal.


Mardi 8 septembre modifier

Les nouvelles ne sont pas mauvaises. Nous recevons copie de ce télégramme envoyé ce matin par Joffre à Gallieni : « Commandant en chef à gouverneur militaire Paris, n° 4262. La situation générale est bonne. L’offensive allemande est arrêtée sur tout le front et à notre gauche nous gagnons sensiblement du terrain. »

Successivement, nous arrivent des renseignements complémentaires. La 1re armée ennemie a dû se replier devant les Anglais et devant nous. Le IIe corps allemand de l’active et le IVe de réserve ont été rejetés sur la rive gauche de l’Ourcq. Notre aile gauche, en progressant, a fait des prisonniers et capturé des mitrailleuses. L’artillerie lourde allemande paraît manquer d’obus explosifs et ne tire plus qu’avec des projectiles ordinaires.

La 7e division, envoyée par Joffre à Gallieni, a débarqué à Paris dans la journée d’hier. Pour la transporter plus vite sur le front de notre 6e armée, dont l’aile gauche est menacée par de fortes colonnes allemandes, le gouverneur a réquisitionné des centaines de taxis-autos, que leurs chauffeurs civils ont eux-mêmes consenti à conduire et qui ont transporté les troupes à Gagny et à Tremblay-les-Gonesse.

Nous avons intercepté plusieurs messages allemands de T. S. F., qui paraissent indiquer chez l’ennemi de la fatigue et même du désarroi. Ils signalent que, du côté de Chantilly, la cavalerie française empêche toute attaque contre Paris. La division Cornulier-Lucinière, qui n’a pas cessé d’être engagée depuis le 5 septembre, a, en effet, reçu l’ordre de gagner, sur l’Ourcq, les derrières de l’ennemi et de s’avancer, aussi loin que possible, à travers les forêts de Retz et de Villers-Cotterets.

Il y a malheureusement encore eu de petites frictions entre les commandements anglais et français. Joffre croit que Kitchener a dû donner à French, à la suite de notre démarche diplomatique, des ordres trop impératifs qui ont froissé l’amour-propre un peu chatouilleux du field marshal et, pour calmer les susceptibilités de celui-ci, il prie Millerand de faire envoyer par le ministère de la Guerre britannique de nouvelles félicitations à French et à son armée. Félicitations, d’ailleurs, hautement méritées.

Nouveau radio intercepté. Il annonce la chute, malheureusement trop vraisemblable, de Maubeuge. Indépendamment du grave échec que représente pour nous la prise de cette place, où le général Fournier s’est vaillamment acquitté d’une tâche ingrate, la reddition présente l’inconvénient de libérer deux corps allemands, qui vont accourir sur le front de la Marne.

Nous ne pouvons parer que par nos armées combattantes à ce danger prochain ; mais en vue des rencontres futures, Millerand étudie la formation d’une armée de seconde ligne, où seraient appelés au besoin les jeunes gens de dix-huit ans et jusqu’aux hommes de cinquante-six. Il faudrait, pour la constituer utilement, des canons, des fusils et des munitions. Or, il ne reste à la réserve que deux cents pièces de 75 ; il n’y en a plus que 50 non employées dans la zone des armées et elles vont servir immédiatement ; cinquante batteries de 75 sont en commande au Creusot ; mais les usines demandent quatre mois pour terminer les huit premières. Tout cela est déjà fort insuffisant pour l’artillerie de campagne. Quant à l’artillerie lourde, elle nous fait presque défaut. Je trouve que les services de l’armement ne se préoccupent pas assez de cette grave lacune. Je le dis à Millerand qui, par principe, défend ses subordonnés avec une belle énergie, mais qui, au fond, partage mes préoccupations. Il espère qu’on va pouvoir acheter des batteries en Portugal et en Espagne. Pour les fusils 86, on en fabrique actuellement 1 400 par jour et, à partir de la fin de septembre, on en fabriquera 1 500. Nous en attendons 50 000 du Japon et, à la manufacture de Saint-Etienne, on transformera bientôt quotidiennement en modèle 1886 mille fusils 1874. Tout cela est bien peu encore par rapport à nos besoins.

Cette insuffisance de matériel qui, par suite d’indiscrétions inévitables, commence à être connue de beaucoup de gens, sert de prétexte, dans les milieux mondains et politiques, à de nouveaux accès de « défaitisme ». Il n’est pas jusqu’à sir Francis Bertie qui ne soit un peu décontenancé et qui ne juge avec pessimisme les opérations militaires. Il va plus loin. Il critique les plans de Joffre. Il a dit aujourd’hui à Ribot que notre général en chef ne savait pas se qu’il voulait et que si lui, Bertie, il était à sa place… Qui aurait pu deviner que sir Francis cachât sous son uniforme chamarré d’irréprochable diplomate une vocation de soldat ? Mais peut-être n’est-il, après tout, que l’interprète souriant de cette mauvaise humeur passagère que Joffre cherche à dissiper chez le maréchal French.

M. Albert Thomas est revenu de Paris, le regard aigu perçant son binocle et les cheveux indociles caressant ses tempes. Il a vu, nous dit-il, tout un état-major de civils installés, sous l’uniforme, autour de Gallieni : M. Paul Doumer et son secrétaire M. Lichtenberger, M. Gheusi, M. Gunzbourg, M. Joseph Reinach, M. Klotz. Il ajoute, mais sans rien prendre au tragique, que la Guerre sociale, dirigée par M. Gustave Hervé, s’est assuré la collaboration de M. Lichtenberger, qu’elle daube sur les ministres et les parlementaires et qu’elle commence même à préconiser la dictature. Je vois le moment où, effrayés de ces nouvelles, plusieurs ministres, dont Viviani lui-même, vont redouter un coup d’État militaire ou un pronunciamiento. Je fais remarquer que cette éventualité n’est certainement pas à envisager, que le caractère de Gallieni nous garantit contre toute aventure, que ce qui manque à Paris, c’est le gouvernement et que si nous repartions bientôt… Mais toutes les administrations ont déménagé, elles se sont établies à Bordeaux dans des locaux réquisitionnés, elles s’y sont remises au travail et aucune d’elles ne désire un nouveau déplacement. Ma timide suggestion n’a donc aucun succès. Cependant, la vague appréhension que les récits d’Albert Thomas ont mise en certains esprits s’y fixe d’autant plus que Clemenceau vient de publier un article où il accuse le gouverneur militaire de Paris de préparer la Commune, pendant que son entourage civil fait déjà, dit-il, son lit à l’Élysée, — à l’Élysée où M. Clemenceau ne veut plus voir coucher personne autre que lui. Briand n’est pas de ceux qui prennent au sérieux ces histoires de croquemitaine, mais, avec son merveilleux flair de l’opportunité, il comprend, tout de suite, combien la venue d’un membre du gouvernement à Paris serait favorablement accueillie de l’opinion et il s’offre à faire le voyage pour causer avec Gallieni et avec ses collaborateurs.

Soirée d’anxiété. Je télégraphie plusieurs fois à Millerand. Ce n’est que vers onze heures que sont déchiffrés les télégrammes de Joffre. On se bat partout, mais nous n’avançons nulle part, sauf sur le Petit-Morin. L’armée Maunoury a été violemment contre-attaquée. Elle a dû reculer sur quelques points. Pour l’étayer en arrière, Gallieni a porté la 62e division de réserve à Montgé et à Dammartin. Des combats incertains se livrent également dans l’Est, du côté de Sermaize et sur l’Ornain. Les télégrammes se terminent par ce mot inexpliqué, qui achève de me troubler : « Attaque sur Nancy. » D’autre part, il semble bien que Maubeuge soit réellement tombé et que la garnison soit, en grande partie, prisonnière. D’après une dépêche du préfet du Nord six cents hommes se seraient échappés de la place par la Belgique et seraient revenus à Lille. Les forts de construction récente résistent encore. Le gouverneur a quitté la ville pour s’enfermer dans l’un d’eux.

On a enfin retrouvé l’armée d’Amade. Composée de réservistes et de territoriaux, elle vient à peine de se reformer, malgré l’insistance que le gouvernement et moi nous avons mise à demander cette reconstitution. Trop d’officiers de l’active ne font malheureusement pas encore le moindre crédit à nos réserves ; ils les dédaignent et les croient presque inutilisables, alors que, de toute évidence, elles deviendront de plus en plus la substance vitale des armées. Dans la région de Lille, d’Arras, d’Amiens, il n’y a plus que des éléments de landwehr. Nous les avons laissés occuper les villes, terroriser les populations, emmener des blessés prisonniers, réquisitionner des denrées. Quelques milliers de Français auraient eu raison de ces patrouilles dispersées ; ils auraient harcelé les derrières de l’ennemi et ils auraient efficacement coopéré avec les Belges, qui désireraient avoir près d’eux vingt-cinq mille hommes de troupes britanniques ou françaises pour assurer les communications terrestres d’Anvers avec la France3. Tout ce que peut répondre le gouvernement de la République, c’est que nous n’avons pas de troupes disponibles, mais que nous ne déposerons pas les armes avant d’avoir fait évacuer le territoire belge. La moindre division de réservistes ferait mieux l’affaire de nos amis.

Nous recevons de Lille un nouveau télégramme, où le préfet du Nord nous dit que dans un certain nombre de villes, et notamment à Douai, des habitants mobilisables ont été forcés, pendant le passage des Allemands, de se présenter devant les autorités ennemies avec leurs livrets militaires. Ils ont été encadrés par des soldats et dirigés sur Aix-la-Chapelle. Dans les villes mêmes où ils ne sont pas restés, les Allemands n’ont donc pas perdu leur temps ; ils ont enlevé les hommes qui auraient servi demain sous nos drapeaux.

Regroupée enfin tant bien que mal, l’armée d’Amade reçoit du général Joffre l’ordre de marcher sur Beauvais.



3. Télégramme de M. Klobukowski, n° 367. Anvers, 7 septembre, déchiffré à Bordeaux le 8. Télégramme n° 368, 8 septembre.


Mercredi 9 septembre modifier

Voici que revient l’espérance, sous les traits familiers du colonel Pénelon. Il arrive radieux du quartier général de Châtillon-sur-Seine. La situation stratégique est décidément excellente. Les Allemands sont maintenant dans la situation où nous étions après Charleroi. Ils sont débordés par nos deux ailes. S’il n’y a pas de défaillance dans notre exécution tactique, ils vont être obligés de se retirer sur la Marne, puis sur Reims. Leur plan sera donc déjoué. Le seul point noir est le prochain débarquement sur les lieux du combat des deux corps allemands qui étaient retenus devant Maubeuge et qui peuvent, sans doute, être amenés par chemin de fer jusque sur le front ennemi, car il semble que les Allemands tiennent la ligne Hirson-Soissons et peut-être la ligne directe Maubeuge-Soissons. Pour couper leurs communications, une partie de notre cavalerie, sous les ordres du général Conneau, doit essayer de pousser aujourd’hui jusqu’à Soissons. Mais un télégramme de Joffre, reçu à Bordeaux vers la fin du Conseil, nous annonce que l’armée Maunoury a encore en face d’elle et sur sa gauche, c’est-à-dire précisément dans la direction de Soissons, des forces ennemies importantes.

Notre 5e armée progresse lentement vers le Petit-Morin. Le XVIIIe corps l’a franchi vers Marchais-en-Brie, mais la droite a dû se replier devant la garde. La 9e et la 4e armées sont engagées sur tout leur front dans des conditions favorables. Devant notre 3e armée, la bataille est également générale, de Nubécourt à Vassincourt et à Revigny, Nubécourt, où mon père et ma mère dorment côte à côte, dans notre petit cimetière familial, Revigny où s’est éteinte la bonne et chère grand’mère dont la mort a été ma première grande douleur. Qu’importent ces histoires personnelles dans l’immensité du malheur public ? Je ne puis cependant éloigner de moi des souvenirs qui sont restés les fidèles compagnons de ma vie. Contrairement à ce que laissait supposer le télégramme d’hier soir, Nancy ne paraît ni pris, ni menacé. Les nouvelles de Meurthe-et-Moselle et des Vosges sont satisfaisantes.

Briand offre de nouveau à ses collègues du Conseil d’aller les représenter quelques jours à Paris ; Marcel Sembat revendique le même honneur. Le gouvernement décide qu’ils feront le voyage de conserve, tant pour donner à la population un témoignage d’intérêt que pour examiner certaines questions importantes : celle de l’évacuation de la banlieue que le général Gallieni désire faire régler en vue d’un investissement qu’il croit toujours possible, celle des relations de M. Paul Doumer avec le préfet de la Seine et le préfet de police, et l’on ajoute sérieusement : celle des rapports de la Guerre sociale avec M. Lichtenberger, comme s’il n’était pas déjà certain que le ci-devant révolutionnaire M. Gustave Hervé a été transformé en ardent patriote par une guerre qui, celle-ci, n’a rien de social.

Arrive M. Quiñones de Leon, qui est allé trouver le roi d’Espagne à la Granja. Alphonse XIII nous fait dire qu’il aurait vivement désiré nous vendre des fusils, mais l’année espagnole en a à peine pour son propre usage. Il se peut toujours qu’éclatent à l’improviste de. mouvements carlistes ou des émeutes populaires et qu’il les faille réprimer. Toutes les propositions faites par des particuliers et venues aux oreilles de M. André Lefèvre et de M. Millerand paraissent donc des mystifications ou des entreprises suspectes. Voilà encore des perspectives de fournitures qui disparaissent. Il ne nous reste qu’à intensifier notre fabrication.

Dans l’après-midi, télégramme de Joffre : notre action se poursuit sur toute la ligne. Un nouveau combat a eu lieu dans la région de Montmirail, centre des arrière-gardes ennemies. Des arrière-gardes ! Ce mot, à lui seul, nous remplit d’espoir et nous donne la vision de l’ennemi en fuite devant nos soldats qui le poursuivent.

Dans la soirée, nouveau télégramme du G. Q. G. Depuis trois jours, notre aile gauche a progressé de quarante kilomètres. Les Anglais ont atteint la Marne. Nous comptons y arriver nous-mêmes demain, quoique nous ayons eu un léger recul près de La Ferté-Gaucher. Sous Paris, dans la vallée de l’Ourcq, l’armée Maunoury tient bon. Impression d’ensemble très satisfaisante.

Soulagé par ces renseignements, je me sens plus à l’aise pour m’intéresser à ce qui se passe hors de France. À l’est de l’Europe, les armées russes continuent elles-mêmes à se battre avec succès. Elles avancent à l’ouest de Lemberg et le long de la Vistule. Elles progressent aussi en Prusse orientale. Elles retiennent, en tout cas, devant elles un certain nombre de corps allemands qu’elles enlèvent à notre front. Ce n’est pas le « rouleau compresseur » qu’avaient rêvé certains de nos journaux. C’est, du moins, à une heure décisive pour la France, un précieux concours.

Il semble que l’Allemagne reconnaisse dès maintenant que son plan de grande offensive brusquée ait échoué. Le comte Bensdorff s’est démené à Washington pour provoquer une médiation américaine4. Il a pressenti à ce sujet le secrétaire d’État, M. Bryan, qui a prévenu le président Wilson : « Je n’ai pas caché à M. Bryan, télégraphie M. Jusserand, que les chances de réussite de l’intervention envisagée étaient infinitésimales, chaque jour allongeant la liste des crimes allemands et accroissant l’indignation universelle. Comme, à ce moment, il avait fait allusion à un retour au statu quo, je lui ai répondu que nous l’accepterions, quand les Allemands, pour le rétablir, rendraient la vie à nos morts. »

Selon la volonté versatile de M. Sazonoff, les négociations continuent avec les pays balkaniques. Les télégrammes succèdent aux télégrammes. Résultat : néant.



4. De M. Jusserand, n° 298, reçu le 9 septembre 1914 à Bordeaux.


Jeudi 10 septembre modifier

Dans la matinée, deux coups de téléphone, l’un peu enthousiaste, de Gallieni : « Situation pas mauvaise, sans être aussi bonne que nous le désirerions ; » l’autre, plus satisfait, de Joffre, pour l’ensemble de la bataille. En fait, l’armée Maunoury n’a pas beaucoup avancé dans la journée d’hier. Elle paraît même un peu débordée vers le nord sur son aile gauche. Elle a perdu Betz et Nanteuil-le-Haudouin et a dû se replier sur SilIy-le-Long. Mais la 1re armée allemande a été contrainte de repasser la Marne au nord de la Ferté-sous-Jouarre et de Château-Thierry. La 2e armée allemande, commandée par von Bülow, a plié sous le choc de Franchet d’Esperey. La 3e armée, commandée par von Hausen, a elle-même cédé devant notre 9e, celle de Foch, qui a eu à défendre contre de furieuses attaques un front de trente-cinq kilomètres. Foch devait, à tout prix, interdire à l’ennemi la traversée de ces marais de Saint-Gond qui dorment dans la vallée du Petit-Morin, entourés de paisibles villages champenois. Son armée a supporté une série précipitée de violents assauts. À droite, le XIe corps, contre lequel s’acharnaient des forces de plus en plus nombreuses, a été forcé d’évacuer Fère-Champenoise ; au centre, le IXe, menacé d’être pris à revers, a été obligé de reculer et la garde prussienne s’est approchée de ce château de Mondement, dont la vieille tour domine la plaine et qui est la clef des Marais5. Au plus fort du combat, Foch a demandé à son voisin, le général Franchet d’Esperey, de l’aider à remplacer, en première ligne, la 42e division, que commande Grossetti, et qui paraissait épuisée par trois jours de lutte. Franchet d’Esperey s’est empressé de mettre à la disposition de la 9e armée les troupes fraîches dont il pouvait se séparer sans danger et, aussitôt, Foch s’est jeté sur le flanc du Xe corps allemand. Mais, tandis que la gauche ainsi renforcée continuait à progresser, la garde prussienne parvenait à refouler la vaillante division marocaine et s’emparait du château de Mondement. Encore un effort de pression et l’ennemi ouvrira la brèche. Mais il est une vérité que Foch a toujours professée : être vaincu, c’est se croire vaincu. Devant le flot qui gronde, il ne craint pas d’être submergé. Il ordonne à la division marocaine de reprendre coûte que coûte le château de Mondement ; il presse la 42e division qu’il a fait glisser derrière le front, du nord au sud, de marcher sur Corroy et de reprendre l’offensive face à l’est. Harassée, haletante, elle va reparaître sur la ligne pour porter secours à nos armées menacées. Mais, devant ce déploiement de forces nouvelles, les Allemands, plus épuisés que nous, chancellent, fléchissent et commencent à reculer.

C’est sous l’impression de ces heureux événements que je reçois M. Tittoni. Sa démarche est de simple politesse, mais elle est évidemment inspirée par les nouvelles militaires qui ont filtré dans les centres diplomatiques de Bordeaux. Il me semble que cette amabilité est de bon augure… Multos numerabis amicos.

Delcassé, venu pour s’entretenir avec Viviani et moi de la Turquie, de la Grèce et de la Bulgarie, a brusquement une crise de larmes. Nous l’interrogeons avec inquiétude. Il s’excuse et nous dit en sanglotant qu’il vient d’apprendre que son fils blessé a été fait prisonnier : il craint que le nom de Delcassé, maudit des Allemands, ne vaille au malheureux jeune homme des vexations et des sévices. Nous le consolons de notre mieux, mais comment ne pas partager son inquiétude ?

Dans l’après-midi, je me rends avec Millerand au champ de manœuvres bordelais pour y passer en revue une brigade marocaine et un bataillon de tirailleurs, qui viennent de débarquer en France et qui vont être transportés sur le front. Ce sont de très belles troupes, d’excellente tenue, qui ne me font pas regretter le traité de protectorat du 30 mars 1912, ni cette « expédition marocaine » où M. Clemenceau voyait alors un embarras pour notre mobilisation6. À l’aller et au retour, la foule, très dense le long des rues, mais, à mon gré, un peu trop joyeuse, m’acclame, comme l’an passé. Il n’y a cependant personne parmi elle qui n’ait un parent là-bas aux armées et qui ne soit exposé à apprendre un deuil ce soir ou demain. À chaque vivat que j’entends, je pense aux soldats qui tombent sur le champ de bataille. Rentré à la préfecture, je m’enferme mélancoliquement dans mon cabinet, et je me remets à dépouiller les papiers que m’envoient chaque jour les ministres.

La ville de Nancy, que je croyais désormais à l’abri, a reçu le baptême du feu. Elle a été bombardée cette nuit, pendant une heure, par deux grosses pièces à longue portée, qui lui ont envoyé plus de quatre-vingts projectiles. Six femmes ou fillettes ont été tuées. Il y a un assez grand nombre de blessés civils. Les dégâts matériels sont très importants dans les quartiers Saint-Dizier et Saint-Nicolas. Nancy, cependant, est ville ouverte et les officiers allemands n’ont aucune excuse pour essayer de la détruire. Il semble que depuis 1870 leur conception de la guerre, loin de composer avec les lois de la civilisation et du progrès moral, soit devenue plus rétrograde et plus inhumaine.

La propagande impériale n’en persiste pas moins à intervertir les rôles et à répandre dans le monde les légendes les plus insensées. Nos troupes se serviraient de balles dum-dum. On aurait même trouvé à Longwy un appareil destiné à les fabriquer. Rien de plus faux, mais, déchaînée, la calomnie fait son chemin. L’empereur Guillaume a télégraphié au président des États-Unis. pour se porter garant de cette odieuse invention et pour protester, au nom de la vertu, contre les crimes des Français. Je suis forcé de câbler moi-même à M. Wilson pour démentir la fable que le kaiser a inconsidérément prise à son compte.

La journée se passe, comme les précédentes, dans la fiévreuse attente de nouveaux détails sur les opérations de nos armées. De nombreux télégrammes de l’étranger viennent, un instant, soustraire notre esprit aux pensées qui l’obsèdent. De Constantinople : le gouvernement ottoman a pris le parti d’abroger lui-même, par iradé impérial, le régime des capitulations, dont il nous demandait si instamment la suppression ou la réforme. Sans doute ne croit-il plus avoir grand’chose à redouter d’une Europe divisée7. De Copenhague : M. Bapst nous informe que l’état-major général allemand a publié un avis, reproduit aussitôt en Danemark, pour annoncer que, malgré la convention de Genève, ses troupes emploieraient désormais des balles dum-dum, puisque les Français et les Anglais ont donné l’exemple. Voilà donc le véritable but de la manœuvre impériale : trouver dans un mensonge intéressé un prétexte à l’emploi de moyens barbares8. De Washington : M. Jusserand nous prévient que ses collègues d’Angleterre et de Russie ont reçu de leurs gouvernements respectifs mission de repousser, en ce moment, toute tentative de médiation européenne. Sir Ed. Grey a télégraphié à sir C. Spring Rice que le peuple anglais est assurément partisan de la paix, mais d’une paix conclue avec des garanties qui en assurent la durée et qui empêchent le renouvellement de faits analogues à la violation de la neutralité belge. Une telle paix, ajoute sir Ed. Grey, ne saurait être actuellement signée9. De Sofia : M. de Panafieu nous fait savoir que les victoires des Russes en Galicie, l’attitude expectante de la Turquie, l’échec de l’action austro-allemande à Bucarest, ont produit un heureux effet sur le gouvernement bulgare et sur le roi Ferdinand lui-même. Ils s’en tiennent aujourd’hui à une prudente neutralité10. De Petrograd : nous apprenons que les attaques convergentes menées par les armées russes contre les troupes autrichiennes du centre, de Zamostre à Rawarusska, ont contraint l’ennemi à se retirer. Sur la rive droite de la Vistule, au sud-ouest de Lublin, les forces austro-allemandes ont été délogées des positions fortifiées qu’elles occupaient. Elles battent en retraite vers le sud11. De Nisch : nous sommes avertis que les batailles continuent sur la Save et la Drina ; les Serbes paraissent aux prises avec des forces supérieures ; de violents engagements ont lieu autour de Semlin, que les troupes serbes viennent d’occuper ce matin12. De Berne : Nous recevons, d’après les Dernières nouvelles de Munich, ce renseignement inouï : le camp d’internement de Lechfeld, où sont groupés des prisonniers français, a été entouré de fils de fer et le public est admis à y entrer, moyennant vingt pfennigs destinés à secourir les familles des Allemands mobilisés. On montre nos malheureux compatriotes captifs comme des bêtes curieuses, enfermées derrière des grilles dans un jardin zoologique13.

De nos départements du Nord nous parviennent également quelques télégrammes administratifs. Le préfet de Seine-et-Oise nous informe que des automobilistes allemands ont fait sauter sur deux points la ligne ferrée de Paris à Dieppe. Le préfet de la Seine-Inférieure nous signale des faits qui révèlent, une fois encore, l’inaction de l’armée d’Amade. Une troupe allemande de six ou sept cents hommes est arrivée en désordre de Doullens à Amiens, où elle a créé une commandantur. Les Allemands ont fait sauter le pont de Roye dans la région de Montdidier. Le préfet du Nord nous apprend que l’ennemi semble se diriger par Tournai sur Orchies et Valenciennes et se détourner de Lille.

Mais c’est surtout du G. Q. G. que nous attendons impatiemment des informations détaillées. Elles nous arrivent, l’après-midi et le soir, de plus en plus rassurantes. Le public va même pouvoir être renseigné maintenant sur la prodigieuse bataille qui s’est livrée, depuis le 6 septembre, de l’Ourcq à la Meuse et à laquelle le général en chef donne dès aujourd’hui un nom pour l’histoire : la bataille de la Marne. Dès le commencement de notre action, l’aile droite allemande, c’est-à-dire l’armée von Klück, qui avait atteint, le 6, la région située au nord de Provins, s’est vue obligée de se replier devant notre menace d’enveloppement. Par toute une série d’habiles et rapides mouvements, elle est cependant parvenue à se dégager de notre étreinte et elle s’est jetée, avec la majeure partie de ses forces, contre notre aile enveloppante, au nord de la Marne et à l’ouest de l’Ourcq. Mais les troupes françaises qui opéraient de ce côté, aidées par l’armée britannique, ont infligé à l’ennemi des pertes sérieuses et tenu bon le temps nécessaire pour permettre à notre offensive de progresser ailleurs. Les Allemands sont en retraite vers l’Aisne et vers l’Oise. Depuis quatre jours, ils ont reculé de soixante, soixante-dix et même, sur certains points, soixante-quinze kilomètres. Entre temps, celles des forces anglo-françaises qui opéraient au sud de la Marne n’ont pas cessé elles-mêmes de poursuivre leur avance. Parties, les unes du sud de la forêt de Crécy, les autres du nord de Provins et du sud d’Esternay, elles ont débouché de la Marne au nord de Château-Thierry. De violents combats se sont engagés, dès le début, dans les environs de La Ferté-Gaucher, d’Esternay, de Montmirail. La gauche de l’armée du général von Klück, ainsi que l’armée du général von Bülow, se sont repliées devant nos troupes. C’est dans la région comprise entre les plateaux qui s’étendent au nord de Sézanne et de Vitry-le-François qu’ont eu lieu les combats les plus acharnés. Là se trouvaient, outre la gauche de l’armée von Bülow, l’armée saxonne et une partie de l’armée commandée par le prince de Wurtemberg. Par une série de puissantes attaques, les Allemands ont tenté de rompre notre centre. Ils n’y ont pas réussi. Les succès que nous avons remportés sur les plateaux au nord de Sézanne nous ont permis de prendre, à notre tour, l’offensive, et, au cours de la nuit dernière, l’ennemi a fini par rompre le combat sur le front qui s’étend des marais de Saint-Gond à la région de Sommesous. Il s’est replié à l’ouest de Vitry-le-François. Voilà pour la Marne. Sur l’Ornain, de même qu’entre l’Argonne et la Meuse, le combat dure encore, avec des alternatives d’avance et de recul, contre les armées du prince de Wurtemberg et du kronprinz impérial. Aujourd’hui même, notre VIe corps a à subir, à l’ouest de la vallée de l’Aire, dans la région de la Vaux-Marie, une attaque désespérée des Allemands, qui essaient de couper nos lignes et d’encercler Verdun. Mais les chasseurs de Saint-Mihiel sont là pour les recevoir14. Joffre déclare que la situation générale, tant du point de vue stratégique que du point de vue tactique, s’est, depuis quelques jours, complètement transformée.

Un dernier télégramme du soir confirme cette impression. « Partout, nous dit Joffre, nos soldats se sont montrés au-dessus de tout éloge. » Et il ajoute: « J’ai tenu à rester très sobre de nouvelles, avant d’avoir obtenu de façon sûre des résultats indiscutables. Aujourd’hui, je puis vous les annoncer. Devant notre gauche, les armées ennemies en pleine retraite ont été rejetées au delà de la Marne par l’armée anglaise et par l’armée Franchet d’Esperey, qui ont gagné, en quatre jours de combat, plus de soixante kilomètres. L’armée Maunoury a supporté avec une énergie admirable le puissant effort que les Allemands ont tenté contre elle pour dégager leur droite. Ses troupes, longtemps soumises à un feu intensif de projectiles de gros calibre, ont pu repousser toutes les attaques et viennent de reprendre leur mouvement vers le nord, poursuivant l’ennemi en retraite. Ce matin le centre allemand a commencé à fléchir. L’armée Foch progresse vers la Marne, retrouvant sur le terrain les traces de la retraite précipitée de l’ennemi, dont les corps d’armée, et notamment la garde, ont éprouvé de grosses pertes. À notre droite, nous résistons avec vigueur à de très violentes attaques et tout fait espérer que notre succès va continuer à se propager. – Le général commandant en chef. Signé : JOFFRE. » Ce télégramme, adressé à Millerand, nous arrive vers huit heures et demie du soir. Je téléphone joyeusement au ministre pour lui demander s’il n’estime pas, comme moi, que je lui dois adresser, à destination des armées victorieuses, une lettre de félicitations. Il me répond que nous en parlerons demain au Conseil.



5. La légende, qui déjà se plait à orner le péplum de Clio, raconte qu’en ces heures critiques vous avez envoyé au généralissime ce message plaisant : « Pressé fortement sur ma droite, mon centre cède, impossible de me mouvoir, situation excellente, j’attaque ». De graves auteurs ont donné ce texte pour authentique. Je n’ai pas le courage de les détromper. Si vous n’avez jamais écrit ces mots optimistes, vous les avez pensés et, mieux encore, vous les avez traduits en actes. » (Réponse au discours de réception prononcé à l’Académie française par le maréchal Foch. Séance du 5 février 1920.)
6. Voir Le lendemain d’Agadir p 92 et suite et fin 117.
7. Télégramme de Saïdhelin, ministre des Affaires étrangères de Turquie, au représentant ottoman à Bordeaux, n° 590.
8. Copenhague, n° 194.
9. Washington, nos 299 et 302.
10. Sofia, 9 septembre, sans numéro.
11. Petrograd, n° 583.
12. Nisch, n° 125 et sans numéro.
13. De M Beau, sans numéro. Berne, 10 septembre 1914.
14. Voir les chasseurs de Saint-Mihiel et la guerre dans la Meuse, par P. JOLIBOIS, instituteur. Imprimerie Comte-Jacquet, Bar-le-Duc.


Vendredi 11 septembre modifier

Je n’ai pas attendu le Conseil pour préparer ma lettre et je l’apporte toute rédigée. Elle est acceptée telle quelle et il est décidé qu’elle va être communiquée au général en chef par le ministre de la Guerre, comme les félicitations que le président a coutume d’adresser aux troupes après les revues du temps de paix. Elle sera publiée aussitôt, en même temps que le mot de transmission écrit par le ministre15. Au témoignage de mon admiration j’ajoute, dans cette lettre, des encouragements et des vœux et j’y parle des succès qui viennent d’être remportés, non pas certes comme d’une victoire décisive, mais comme d’un gage certain des résultats futurs. Les ministres sont aussi prudents que moi dans leurs appréciations et aucun d’eux ne se berce de l’illusion que la guerre soit terminée. Ils n’en sont pas moins tous très satisfaits et très émus des avantages acquis. Les deux socialistes ne sont ni les moins joyeux, ni les moins expansifs. Jamais ministres français ne se sont sentis plus étroitement serrés les uns contre les autres. Hier, unis par l’épreuve, aujourd’hui par le bonheur, ils n’ont vraiment qu’une âme, tout entière absorbée dans la pensée de la France.

M. Briand me téléphone de Paris. Il se félicite, lui aussi, de l’issue de la bataille et dans sa voix profonde, qui résonne au bout du fil, je perçois un tremblement inaccoutumé. Sa venue et celle de Marcel Sembat ont produit, me dit-il, le meilleur effet sur l’opinion parisienne. Tout est au calme. Le général Gallieni est très satisfait des opérations militaires.

L’officier de liaison, commandant Guillaume, m’annonce que le général Joffre est résolu à continuer le mouvement en avant et à pousser énergiquement l’ennemi en retraite. Notre cavalerie a encore pris un drapeau près de Senlis. C’est le troisième depuis quatre jours. Ces trophées vont être envoyés à Bordeaux ; j’espère bien les rapporter le plus tôt possible à Paris. Les Allemands ont abandonné, en se retirant, des objets de toutes sortes, batteries d’obusiers, caissons, mitrailleuses, munitions, documents, cartes, papiers. À Fère-Champenoise, ils ont pillé les caves et dévalisé les maisons, ils se sont livrés à de honteuses bacchanales et se sont retirés, laissant ivres-morts dans les sous-sols de la ville des soldats de la garde impériale. Nos troupes ont repris Epernay, Châlons-sur-Marne, Vitry-le-François. Elles atteignent la forêt de Compiègne, Villers-Cotterêts, Fère-en-Tardenois. Devant Sarrail, la 5e armée allemande, celle du kronprinz, se replie enfin vers le nord, par Laheycourt. Elle brûle plusieurs des localités qu’elle traverse, mais elle doit renoncer à atteindre la vallée de la Meuse au sud de Verdun.

À la fin de l’après-midi, un nouveau télégramme de Joffre au ministre de la Guerre nous apprend que, sur notre aile gauche et au centre, notre succès s’accentue et se tourne de plus en plus en victoire. Notre 1er corps de cavalerie, à la tête duquel le général Bridoux a remplacé le général Sordet, cherche, suivant les instructions qu’il a reçues, à couper les lignes de retraite de l’ennemi.

Nos amis belges sont ravis. M. Klobukowski a rencontré ce matin, à Anvers, sur la grande place des Lierres, le roi qui sortait du quartier général et qui lui a dit : « Cette bataille témoigne du coup d’œil qui distingue le général Joffre. Il a ordonné l’offensive au moment précis où elle pouvait réussir. L’armée belge fait, en ce moment même, un gros effort pour coopérer à l’action franco-britannique. Son rôle, dans les circonstances présentes, est d’inquiéter, d’entraver même les communications de l’ennemi. Elle n’y manquera pas16



15. Voir Messages et Discours, tome 1er, p. 16 et 17, Bloud et Gay, éditeurs.
16. D’Anvers, n° 382.


Samedi 12 septembre modifier

Maintenant que les choses paraissent mieux aller, j’apprends par de nombreuses indiscrétions que, depuis quelques semaines, j’ai été, sans le savoir, dans certains groupes politiques, l’objet des critiques les plus passionnées et, d’ailleurs, les plus contradictoires. On tient aujourd’hui un langage différent. Mais hier, j’étais responsable de tout, de ce que je savais comme de ce que les ministres présents et passés m’avaient laissé ignorer, de ce que j’avais fait en 1912 à la présidence du Conseil, comme de ce qu’avaient fait avant moi ou de ce qu’avaient négligé de faire les gouvernements où je n’avais pas siégé. Insuffisance de l’armement et de l’équipement, absence d’artillerie lourde, gaspillage de certaines administrations, décret de clôture, communiqués inexacts ou incomplets, tout était devenu, aux heures sombres, prétexte à récriminations contre moi. Des parlementaires qui se disaient très respectueux de la constitution allaient jusqu’à me reprocher de n’avoir pas pris la dictature et de m’être laissé bâillonner par le gouvernement ; d’autres prétendaient, au contraire, que c’était moi qui avais tout fait, le bien et le mal, le mal surtout, sous le masque des ministres. Que serait-ce si von Klück n’avait pas opéré sa conversion inopinée et si Joffre et Gallieni n’avaient pas habilement saisi l’occasion de l’offensive ? Que serait-ce si nos armées ne s’étaient pas si courageusement battues ? Fatalement, ce serait sur moi que se concentreraient aujourd’hui tous les ressentiments et toutes les rancunes. Demain, au moindre revers, tout recommencera peut-être. Mon métier est d’attirer la foudre sur ma tête, pour qu’elle ne tombe pas sur trop de gens à la fois. Je ne puis m’empêcher de me dire que le peuple juif était heureusement inspiré lorsque, à la fête des Expiations, il chassait dans le désert le pauvre bouc Azazel, chargé de tous les péchés d’autrui. Cet innocent animal serait très bien à sa place dans la bergerie de Rambouillet, près du château présidentiel.

Je reçois M. de Kerguezec, député des Côtes-du-Nord, qui est allié, par sa femme, à une grande famille roumaine et qui revient de Bucarest. Il y a vu notre ami Take Jonesco, qui lui a dit : « Si l’Italie marchait, la Roumanie marcherait certainement aussi, mais pour que l’Italie marchât, il faudrait que la France lui promît quelque chose, la Tunisie, par exemple. » Take Jonesco est trop avisé pour avoir tiré cette indication de son cru ; il a dû être poussé à nous la donner ; et elle révèle un état d’esprit que nous nous garderons soigneusement d’encourager, soit à Rome, soit à Bucarest.

D’après ce que M. Lahovary a, de son côté, confié à Delcassé, le roi Carol reste, d’ailleurs, complètement sous l’influence de l’Allemagne et de l’Autriche. Guillaume Il lui aurait écrit pour lui garantir, dès maintenant, la possession de la Bessarabie, si la Roumanie pouvait la conquérir, et pour lui promettre l’annexion de la Transylvanie à échéance de quelque vingt ans, c’est-à-dire, a-t-il précisé, au moment où l’Autrichce-Hongrie viendrait à se désagréger. L’empereur d’Allemagne, qui a déclaré la guerre dans l’espoir de reculer cette perspective de la dissolution austro-hongroise, considère-t-il donc cette issue comme inévitable ?

Joffre reçoit du grand-duc Nicolas ce télégramme : « 12 septembre. La bataille générale engagée en Galicie il y a dix jours se termine par une grande victoire de nos armées. Les trophées enregistrés pour les journées des 8, 9 et 10 septembre se chiffrent par cent canons et trente mille prisonniers dont deux cents officiers. Les armées autrichiennes battent en retraite sur tous les fronts, poursuivis par nos troupes. Je suis heureux de vous annoncer cette nouvelle au jour même où j’apprends les succès remportés par les vaillantes armées françaises et anglaises. » C’est très bien et nous applaudissons cordialement à ces victoires russes. Mais il semble qu’en Prusse orientale, les Allemands ont repris l’avantage et que la Russie, contrairement à nos demandes répétées, porte son principal effort contre l’Autriche, comme si la plus sûre façon de battre l’Autriche n’était pas de commencer par battre l’Allemagne.


Dimanche 13 septembre modifier

J’insiste encore auprès du Conseil des ministres pour aller le plus tôt possible au quartier général, sur le front et dans les départements qui viennent d’être ravagés par l’invasion. Comme je me heurte à de nouvelles réponses dilatoires, je déclare que, si l’on tarde davantage à ratifier mon projet, je romprai avec l’usage qui veut que, dans tout déplacement officiel, le président soit accompagné d’un ou plusieurs ministres, et que je ferai seul, sans l’autorisation et sans le concours du gouvernement, des démarches que je crois indispensables. Cette menace de petit coup d’État ne soulève pas de protestations, mais elle cause quelque surprise et, chez certains, un peu de gêne.

MM. Viviani, Ribot et Thomson me soumettent, d’un commun accord, un rapport financier très important. Le Trésor a besoin de ressources et il ne peut, ni les demander uniquement à la Banque de France par une augmentation continue de la circulation fiduciaire, ni les chercher dans des accroissements d’impôts dont le gouvernement croit, au cours des hostilités, très difficile d’assurer le recouvrement, alors qu’un grand nombre de contribuables sont mobilisés. M. Ribot juge donc inévitable de recourir à l’émission d’emprunts à court terme. Le montant des bons du Trésor ne dépasse pas, en ce moment, 350 millions de francs. Il est très inférieur au chiffre qu’il pourrait atteindre. Le ministre des Finances propose de mettre ces bons à la portée du public, en émettant des coupures de mille, de cinq cents et même de cent francs, et en les faisant placer par les comptables. Il est, en outre, convenu que, pendant toute la durée de la guerre, ces bons auxquels tous les Français sont invités à souscrire, s’appelleront bons de la Défense nationale. À cet effet, je signe un décret que contresignent, avec M. Ribot, MM. Viviani et Thomson.

L’après-midi je visite dans Bordeaux plusieurs hôpitaux où sont soignés des milliers de blessés. Je cause avec ces braves gens, qui sont tous merveilleux de courage, de confiance et de bonne humeur.

Le colonel Pénelon vient me remettre les deux derniers drapeaux enlevés à l’ennemi. Ils sont déposés à la préfecture sous la garde de mes officiers.

Joffre nous télégraphie que notre victoire « s’affirme de plus en plus complète et éclatante. Partout l’ennemi est en pleine retraite, même devant nos 1re et 2e armées (Lorraine et Vosges) auxquelles il résistait depuis près d’un mois. Partout les Allemands abandonnent prisonniers, blessés, matériel. Nos avant-gardes talonnent l’adversaire sans lui laisser le temps de se reconstituer. À notre gauche, nous avons franchi l’Aisne en aval de Soissons, gagnant ainsi plus de cent kilomètres en six jours de lutte. Nos armées, au centre, sont déjà au nord de la Marne ; nos armées de Lorraine et des Vosges arrivent à la frontière… Le gouvernement de la République peut être fier de l’armée qu’il a préparée ».

Le général Gouraud, qui revient de Rabat et qui part immédiatement pour le front, m’apporte, à son tour, deux drapeaux marocains, pris à des tribus rebelles qui ont fait leur soumission. Il brûle d’aller combattre. Il parle avec enthousiasme de la victoire que viennent de remporter nos armées ; mais à la pensée qu’il n’était pas là, une ombre fugitive passe dans la lumière de ses yeux bleus.


Lundi 14 septembre modifier

Sénateurs et députés continuent à briguer des missions officielles. M. Jonnart en a reçu une de M. Ribot. Il a procédé à une inspection économique dans le Nord, le Pas-de-Calais et la Somme, et il vient me rendre compte de son voyage. M. Ferdinand Dreyfus, sénateur, aurait le désir d’être envoyé en Italie, pour y enquêter sur l’état de l’opinion publique. Albert Thomas, à qui pèse son oisiveté, accepterait de rendre service n’importe où. Jamais les offres de concours n’ont été plus nombreuses et plus spontanées.

Millerand expose au Conseil des ministres que le général d’Amade a donné l’ordre d’évacuer Lille avec une inexcusable précipitation. Il avait, sans doute, reçu un coup de téléphone de Messimy, qui l’autorisait à considérer Lille comme ville ouverte, conformément à l’avis du Conseil supérieur de la Guerre et au projet de loi soumis à ln Chambre, conformément aussi, parait-il, à la demande du maire de Lille et de plusieurs représentants du Nord. Mais le ministre n’avait nullement prescrit une évacuation immédiate. Or, les troupes ont été retirées sans qu’on songeât même à enlever les fusils, les munitions et les approvisionnements. Millerand procède, en outre, ajoute-t-il, à l’examen particulier du rôle joué, en cette circonstance, par le général Percin, gouverneur de Lille.

Delcassé rend compte, avec un peu de confusion, des affaires extérieures. Le ministre d’Allemagne à Athènes est allé voir le président du Conseil, M. Venizelos, qui vient de prendre le portefeuille des Affaires étrangères, et il lui a annoncé, comme « bonne nouvelle », que la Turquie et la Bulgarie alliées se disposaient à attaquer la Serbie, mais qu’elles n’avaient que des intentions amicales à l’égard de la Grèce. M. Venizelos a repoussé cette tentative grossière et répondu que la Grèce marcherait contre les pays qui attaqueraient la Serbie17. À Constantinople, des ingénieurs et des techniciens, envoyés d’Allemagne, procèdent, avec une grande activité, à la mise en état du Gœben et du Breslau, dont les chaudières sont avariées18.

Un des plus remarquables publicistes parisiens, venu pour s’enquérir de l’état d’esprit girondin, M. Eugène Lautier, rédacteur au Temps, me signale qu’un certain nombre de civils hongrois ont été internés à Bordeaux, notamment un député francophile, Michel Karolyi, deux de ses collègues, MM. Zlenoki et Friedrich, et un sociologue bien connu qui a, du reste, souvent parlé de la France, dans la Gazette de Voss, en termes injustes et malveillants, M. Max Nordau. Michel Karolyi est allé à Paris, au mois de juin, pour y chercher des appuis contre le comte Tisza, son adversaire politique, qui a assumé finalement, malgré ses hésitations du début, une grande part de responsabilité dans la guerre. M. Lautier trouve qu’il y a quelque paradoxe à maintenir Karolyi en captivité. Le gouvernement, auquel je soumets la question, prend la décision généreuse de libérer ces Hongrois, y compris Max Nordau, et de les diriger sur l’Espagne. Geste si français qu’il risque de n’être convenablement apprécié ni à Budapest ni à Berlin.

En Belgique, le roi des Belges a fait ajouter hier à l’ordre du quartier général un paragraphe émouvant : « En cas d’attaque, on résistera avec la plus grande énergie. Les succès remportés par l’armée anglo-française font un devoir à notre armée de coopérer, dans la mesure de ses moyens, à la victoire finale, en obligeant l’ennemi à nous opposer le maximum de ses forces. » Le roi Albert est allé confirmer lui-même ces paroles à chaque commandant de division. Il a félicité notre attaché militaire des succès de l’armée française, qu’il a qualifiés « la plus belle opération militaire des temps modernes. »19 Le roi a, du reste, pris la peine de me télégraphier : « La grande victoire que l’armée alliée vient de remporter grâce à sa vaillance et au génie militaire de ses chefs, nous a profondément réjouis. En vous adressant mes plus chaleureuses félicitations, je suis l’interprète de la nation belge tout entière. Nous gardons une confiance inébranlable dans le succès final de la lutte et les cruautés abominables dont souffrent nos populations, loin de nous terroriser, comme on l’avait espéré, n’ont fait qu’accroître notre énergie et l’ardeur de nos troupes. »

Je remercie le roi et termine mon message par ces mots : « À l’heure de la justice réparatrice, personne ne pourra oublier ce que Votre Majesté et l’admirable peuple belge auront fait pour le triomphe de la cause commune. »

Quant à l’état-major impérial, il a une autre manière de rendre hommage à la vérité. L’agence Wolff de ce matin répand la note suivante : « Les opérations de la dernière semaine, dont le détail ne peut être publié, ont conduit à une nouvelle bataille, dont le développement est favorable à nos armes. Les nouvelles défavorables pour nous que les alliés ont propagées par tous moyens sont de fausses nouvelles. » Voilà l’Allemagne bien renseignée. Ce que l’agence Wolff se garde bien toutefois de préciser dans son communiqué, c’est qu’aujourd’hui même les armées allemandes s’arrêtent dans leur retraite. Elles profitent d’un repos de quelques heures qui a été donné à nos hommes et qu’il aurait peut-être mieux valu, malgré leur inévitable fatigue, avoir le courage de leur faire encore attendre un peu. Elles prennent position sur une ligne qui va des hauteurs situées, au nord de l’Aisne, entre l’Oise et Berry-au-Bac, jusqu’aux collines qui s’élèvent au nord de Verdun. Cette ligne effleure à l’est les abords de Reims. Sur ce nouveau front, l’ennemi organise déjà sa résistance. Seule, son aile droite parait découverte et mal reliée au gros. Notre 6e armée et l’armée britannique ont ordre de la bousculer et de chercher à l’envelopper par Puisaleine et Carlepont.



17. De M. Deville, Athènes, n° 152.
18. De Thérapia, n° 417.
19. D’Anvers, n° 390.


Mardi 15 septembre modifier

Un des officiers de liaison, le commandant Herbillon, m’apporte deux drapeaux pris aux Allemands. Il profite de l’occasion pour me dire que le général Joffre se plaint de certaines coupures opérées par le ministre de la Guerre dans les communiqués, souvent un peu dithyrambiques, du G. Q. G. Je lui réponds que la guerre est loin d’être terminée, que nous avons eu, du reste, le tort d’interrompre la poursuite de nos troupes et qu’il est inutile de donner au pays de fausses espérances en lui représentant l’ennemi comme étant en déroute20. Le commandant Herbillon n’est peut-être pas de ceux dont il faut corriger les exagérations, mais il a, au G. Q. G., des camarades que la victoire a littéralement enivrés et qui croient la campagne finie.

L’Indépendant des Pyrénées-Orientales a publié hier, sous la signature de M. Emmanuel Brousse, un article qui contient cette phrase, attribuée par l’auteur à l’un de ses amis : « À Bordeaux, on sable le champagne, on fume, on plaisante, pendant que là-bas nos petits soldats vont se faire trouer la peau pour conserver le bien-être de ces gens-là. Passe encore quand la noce se fait dans les salles de restaurant, mais dimanche on a vu des ministres, venant de passer une agréable journée à Arcachon avec des dames, circuler dans les rues de Bordeaux, montés dans des automobiles pleines de fleurs et conduites par des militaires. » Il parait qu’à cause de cet entrefilet l’Indépendant a été suspendu pour un mois par le général commandant la 16e région. En Conseil des ministres, MM. Millerand et Malvy font réduire la suspension à quelques jours. Mais tous les ministres protestent avec la même indignation contre ce qu’ils appellent des racontars. Après la séance, M. Malvy me prend à part. Il me dit qu’ayant été un peu souffrant, il est allé passer l’après-midi de dimanche à Arcachon chez un ami et, qu’au départ, des associations locales, ayant connu sa présence, lui ont offert des fleurs. Il m’affirme, avec beaucoup de force, que rien d’autre ne s’est passé. Personne, du reste, en dehors de lui, ne m’a dit qu’il fût le ministre visé par l’article.

Je reçois d’innombrables félicitations à propos de la bataille de la Marne ; parmi les premières, m’arrivent celles de l’empereur Nicolas Il et du prince Alexandre, régent de Serbie. Je leur réponds en les complimentant, eux aussi, pour les succès de leurs troupes. Mais nous voudrions, de plus en plus, que l’offensive russe fût surtout dirigée contre l’Allemagne. M. Paléologue a fait une nouvelle démarche à l’appui de notre désir. Mais le ministre de la Guerre, ce général Soukhomlinow qui m’a laissé mauvaise impression chaque fois que je l’ai rencontré, a donné à entendre à notre ambassadeur qu’on ne pousserait pas davantage les armées en Prusse orientale, dans la direction de Berlin, et qu’on agirait de préférence en Silésie et en Posnanie. Il a même ajouté : « Pour venir en aide à l’armée française, à la fin d’août, nous avons perdu cent mille hommes à Soldau. » M. Paléologue a dû lui répondre : « Pour venir en aide à l’armée russe, nous aurions fait le même sacrifice. Pourtant, ce n’est pas notre faute si la défaillance d’un de vos commandants de corps d’armée a brusquement découvert le flanc de l’armée russe21. »

M. Denys Cochin, qui a enfin reçu mission d’inspecter les poudreries, est rentré aujourd’hui, satisfait de sa première tournée. Chimiste des plus distingués, il a toute compétence pour exercer le contrôle qui lui est confié.

Marcel Sembat et Briand, revenus de Paris, me rendent successivement compte de leur voyage. Dans un article qu’il a publié à leur arrivée, Maurice Barrès s’est demandé si ces deux hirondelles annonçaient le retour du gouvernement. Je le souhaiterais. Mais ce sont, au contraire, les deux hirondelles qui ont rejoint leurs sœurs sous le soleil de la Gironde. Elles sont, du reste, toutes deux enchantées de leur envolée passagère. Gallieni, accoutumé à toutes les conquêtes, a fait sans aucun effort celle de Sembat et de Briand. Le ministre socialiste me parle du gouverneur avec grand enthousiasme et cet éloge chaleureux, qui est pour moi tout à fait superflu, mettra fin, je l’espère, à toutes les suppositions malveillantes dont M. Clemenceau et quelques ministres ont été les dupes. Non seulement Sembat a pleine confiance dans le loyalisme de Gallieni, mais il l’approuve de s’être assuré la collaboration de M. Doumer, dont la force de caractère et l’étonnante capacité de travail sont, dit-il, d’un grand secours dans l’administration civile du camp retranché.

« Le général Gallieni, me déclare à son tour Briand, a une attitude parfaite. Il ne recherche nullement la popularité et ne songe qu’à remplir son devoir. Sembat et moi, nous avons visité le secteur nord, où de grandes améliorations ont été réalisées dans l’organisation de la défense. Le général demande qu’on lui envoie de l’artillerie de marine. J’en ai parlé à Augagneur, qui va s’empresser de faire le nécessaire. Les pièces seront disposées de manière à prendre en enfilade les voies ferrées qui sont indispensables aux Allemands pour le transport de leurs obusiers de 420. On pourra ainsi empêcher l’ennemi de mettre ces obusiers en position. Gallieni pense que, cette précaution prise, Paris, en cas de retour offensif, tiendrait au moins quatre ou cinq semaines. Avec Sembat, je suis également allé sur le front ; nous avons visité l’armée Maunoury ; la tenue des troupes est magnifique ; le ravitaillement est admirable ; les champs sont encore jonchés de cadavres allemands. Je me félicite, monsieur le président, que d’accord avec le gouvernement et avec Gallieni, vous ayez insisté auprès du général Joffre pour qu’il renforçât l’armée de Paris. Lc gouverneur militaire a pu faire transporter, par taxis réquisitionnés, les troupes qu’il recevait et les mettre sur le champ de bataille à la disposition de l’armée Maunoury. Ce supplément de forces a certainement contribué au succès final. »

M. Gaston Doumergue, ministre des Colonies, vient à son tour conférer avec moi. Le gouvernement l’a chargé d’aller organiser le ravitaillement dans les départements libérés de Seine-et-Marne, de la Marne, de l’Aisne et de l’Oise. Il m’expose son programme d’action, qui me parait très sagement établi.

C’est enfin Delcassé qui, toujours très inquiet sur le sort de son fils, vient me parler, une fois de plus, de la Turquie et de la Bulgarie. Il me communique, en outre, d’intéressantes dépêches écrites par M. Klobukowski, à la suite d’une conversation avec le baron Beyens, ancien ministre de Belgique à Berlin : « La guerre austro-serbe, lui a dit ce très distingué diplomate, a été un coup monté par l’Allemagne, le brûlot qui devait allumer l’incendie, le point de départ voulu, cherché, d’une action contre la France. L’empereur Guillaume qui, si longtemps, s’est montré très sincèrement ami de la paix, a fini par céder aux assauts que dirigeait contre lui cette camarilla que n’a jamais cessé d’animer l’esprit bismarckien. Depuis deux ans, il était visiblement déprimé ; son état de santé toujours assez précaire s’aggravait de préoccupations que lui causaient les constantes suggestions de ses familiers. Bien que très fatigué intellectuellement,.il n’a pas été sans percevoir l’effroyable portée d’une guerre franco-allemande, mais il semble bien qu’une erreur initiale lui en ait manqué les répercussions immédiates ; il a cru que la Russie, en pleine transformation militaire, n’interviendrait pas résolument dans un conflit balkanique, que l’Angleterre, paralysée par les dissensions intestines et, d’une manière générale, peu portée à s’engager dans une guerre continentale, s’abstiendrait aussi, que l’Italie marcherait avec ses deux alliées et qu’en dernière analyse, l’Allemagne, avec ses contingents énormes, longuement préparés à la guerre, n’aurait pratiquement affaire qu’à la France. Or, celle-ci ne lui paraissait pas très redoutable, en raison surtout de l’infériorité numérique de ses troupes et des divergences d’opinions que trahissaient les débats parlementaires sur la question militaire. L’empereur croyait que le moment était enfin venu de faire triompher, par la force des armes, l’hégémonie allemande. Dans son entourage, les partisans de la guerre étaient nombreux ; mais c’est surtout le kronprinz qui était, au moins nominalement (car son envergure intellectuelle est médiocre), le chef du parti de l’offensive foudroyante contre la France. Depuis longtemps, ce parti cherchait un prétexte, n’importe lequel, pour brouiller les choses. Or, les Allemands ne sont jamais, comme on le sait, à court de querelles. Ainsi naquit le différend austro-serbe. »

Le roi Albert, lui aussi, a librement causé avec M. Klobukowski et voici en quels termes notre ministre a rapporté, par écrit, cet entretien à M. Delcassé. « La tactique défensive, a dit Sa Majesté, était la seule possible en présence de masses aussi puissamment organisées et je suis très heureux que le commandement français la pratique avec tant de méthode et de résistance vigoureuse. Durer et combattre, c’est bien la formule dont on doit s’inspirer, aussi bien en France qu’en Belgique. L’Allemagne ne pouvait espérer le succès qu’à la condition de n’être pas arrêtée dans la soudaineté de son attaque. Son plan s’est trouvé déjoué dès le début, et c’est un grand honneur pour la Belgique d’avoir contribué à ce résultat. Aussi l’irritation de l’empereur Guillaume contre nous, contre moi, est-elle grande, plus grande même qu’on ne se l’imagine… Vraiment, cette manière de faire la guerre mérite la réprobation universelle. Cette conduite n’a rien qui étonne de la part de cette oligarchie militaire, pleine de présomption et de vanité. Elle est envieuse, désordonnée, rancunière ; elle est jalouse de nos beaux monuments, de nos villes si plaisantes, du charme de nos contrées, de leur activité industrielle. Notre cathédrale de Malines a été bombardée, parce qu’elle est belle ; notre bibliothèque de Louvain, que les iconoclastes eux-mêmes avaient respectée, a été incendiée avec préméditation, parce qu’elle était unique au monde. Le vieil empereur Guillaume, qui était un homme simple, aurait résisté aux suggestions de cet entourage borné et brutal ; mais son petit-fila est enclin à la vaine gloriole ; il est admirateur du côté superficiel et théâtral des choses ; il est trop préoccupé du rôle à jouer devant la galerie pour rester insensible aux flatteries de ceux qui ont fait miroiter à ses yeux la réalisation grandiose du rêve dont il a toujours été hanté : être le grand empereur, le dominateur du monde, devant qui tout tremble et s’incline. »

Comme pour corriger par un trait plus flatteur ces vivants portraits de l’empereur et de son héritier présomptif, l’agence Wolff annonce avec insistance que l’armée du kronprinz assiège et bombarde la place de Verdun. Joffre télégramme que la nouvelle est fausse de tous points et nous prie de la démentir. Mais notre démenti ne pénétrera pas en Allemagne et tout le monde y attribuera de bonne foi au kronprinz la gloire d’un grand succès. Or, la vérité est que la 5e armée allemande a échoué dans toutes ses tentatives. Dans les premiers jours du mois, elle a tenté de déborder l’aile gauche de notre 3e armée, commandée par le général Sarrail, en la coupant de la 4e, commandée par le général de Langle de Cary. Mais, dans l’intervalle qui séparait nos deux armées, Sarrail a glissé un nouveau corps, le XVe, et le kronprinz n’a pas passé. En revanche, sur la droite de notre 3e armée, certains forts de Verdun ont été bombardés, et sur ses derrières des unités allemandes, venues de la Woëvre, se sont approchées, au nord de Saint-Mihiel, du fort de Troyon auquel elles ont par deux fois donné l’assaut, mais sans pouvoir s’en emparer. Le 10 septembre, une nouvelle attaque du kronprinz sur notre 3e armée a encore échoué et, le 13, la 5e armée allemande était en pleine retraite. Aujourd’hui les troupes du Ve corps allemand, qui occupaient, aux environs du fort de Troyon, la rive droite de la Meuse, se replient elles-mêmes dans la plaine de la Woëvre. Mais quelles ruines l’ennemi n’aura-t-il pas laissées derrière lui dans ces riantes contrées où il n’est pas un village, pas un cours d’eau, pas une forêt, qui ne me soient familiers ?



20. Voir colonel HERBILLON « De la mobilisation à la Marne », Revue de France, 1er septembre 1928.
21. Petrograd, 15 septembre, nos 607 et 609.


Mercredi 16 septembre modifier

La poursuite commencée par nos troupes après la bataille de la Marne, et malheureusement interrompue pas un court repos, a atteint sur tout le front, hier et avant-hier, les arrière-gardes allemandes, qui se sont arrêtées pour nous faire face et qui se trouvent maintenant renforcées par le gros de leur armée. Une nouvelle bataille générale va donc s’engager sur la ligne où l’ennemi a rapidement entrepris des organisations défensives, ligne qui s’étend de l’Oise à l’Argonne, par la région de Noyon, les plateaux au nord de Vic-sur-Aisne et de Soissons, le massif de Laon, les hauteurs voisines de Reims et les environs de Ville-sur-Tourbe. Les positions allemandes, déjà préparées, se prolongent à l’est de l’Argonne, de Varennes, à la Woëvre par le nord de Verdun. En avant de Lunéville et de Saint-Dié libérés, notre sol est à peu près débarrassé de l’étranger. Mais, pour les combats que nous allons avoir à livrer contre un ennemi savamment retranché, aurons-nous, dès demain, des troupes encore assez fraîches, assez d’artillerie et assez de munitions ? Hier, un télégramme de Joffre (n° 5342) a prudemment invité nos armées à prendre des mesures méthodiques et à organiser progressivement le terrain conquis. Le général en chef n’entend pas que recommencent les illusions et les fautes de la première heure. Si les Allemands se fortifient devant nous, posséderons-nous, en dehors du courage, tout ce qu’il faut pour les déloger ?

Nous voudrions du moins être soulagés par la Russie de la pression qui s’exerce sur nous. Delcassé a prié M. Paléologue d’insister encore auprès de M. Sazonoff pour que l’offensive russe se portât sans retard contre l’Allemagne. Après avoir vu l’empereur, M. Sazonoff a répondu22 : « Aussitôt que les armées autrichiennes de Galicie auront été anéanties, on peut être certain que l’offensive directe contre l’Allemagne se manifestera vigoureusement. » Mais quand les armées autrichiennes de Galicie seront-elles anéanties ? Sans doute, les troupes russes ont franchi le San et poursuivent l’aile gauche autrichienne, qui, nous dit-on, fuit en déroute. Sans doute, le centre et l’aile droite de l’armée autrichienne ont été rejetés sur Przemysl23. Sans doute, d’après un dernier télégramme que nous envoie aujourd’hui M. Paléologue24, les armées autrichiennes évacuent la Galicie, laissant derrière elles 25 000 morts ou blessés et 100 000 prisonniers ; et les corps allemands venus à leur secours battent eux-mêmes en retraite. Mais alors quel besoin la Russie a-t-elle d’attendre un plus complet anéantissement des armées autrichiennes de Galicie avant d’agir résolument contre l’Allemagne ? Pour le moment, la 1re armée russe a totalement abandonné le territoire de la Prusse orientale et il ne nous est plus soufflé mot de l’investissement de Kœnigsberg25.

Notre victoire encourage, du moins, quelques-uns de nos amis. En Roumanie ont lieu de grandes manifestations en l’honneur de la France. M. Philipesco, ancien ministre de la Guerre, s’est mis à la tête de ce mouvement populaire. Notre ministre, M. Blondel, va jusqu’à croire qu’avant la fin de la semaine, le gouvernement roumain décrétera la mobilisation et se déclarera pour nous. Le roi devra signer ou abdiquer26. C’est aussi ce qu’espère M. Lahovary. Mais j’ai bien peur que l’un et l’autre ne prennent leur désir pour une réalité.



22. Petrograd, 16 septembre 1914, n° 617.
23. Petrograd, 15 septembre, n° 612.
24. 16 septembre, n° 618.
25. Du général de Laguiche, Petrograd, 15 septembre, n° 611.
26. Bucarest, n° 109.


Jeudi 17 septembre modifier

Le sourire du colonel Pénelon a retrouvé son rayonnement. Le fidèle officier de liaison m’apporte aujourd’hui toute une brassée d’informations optimistes. Il vient en grande vitesse du G. Q .G., qui s’est établi à Reims. « À Reims ? dis-je. Mais n’est-ce pas la nouvelle ligne de feu ? » Le colonel reconnaît qu’on est peut-être allé un peu vite en choisissant pour cette installation une ville aussi voisine de l’ennemi et qu’on ne pourra y maintenir les services du commandement. À la vérité, on ne s’attendait pas à ce que les Allemands fissent front aussi brusquement. Reims est bombardé par des batteries que l’ennemi a placées dans les forts situés à l’est de la ville. Le général Joffre estime cependant que c’est malgré eux que les Allemands ont accepté la bataille et que c’est la vigueur de notre poursuite qui la leur a imposée. Ils se sont, il est vrai, assez fortement retranchés pour ne plus pouvoir être délogés par des attaques de front. Mais nous nous préparons, dès maintenant, à les tourner par les deux ailes. Le XIIIe corps, prélevé sur l’armée Dubail, a débarqué depuis hier à notre gauche pour renforcer l’armée Maunoury et, d’autre part, l’armée Castelnau manœuvre à l’est pour envelopper la gauche allemande. La bataille durera peut-être deux ou trois jours, mais Joffre espère fermement qu’elle sera gagnée. Il croit même que, pour se résigner à la livrer, le commandement ennemi a dû avoir la main forcée par le kaiser, dont l’impatience souveraine a probablement exigé une revanche immédiate.

Si nos succès n’ont pas abattu les Allemands, ils ont, du moins, réconforté les Belges. L’armée royale vient d’exécuter une offensive heureuse27. La défense d’Anvers s’organise promptement. La Flandre occidentale, une partie de la Flandre orientale, la province d’Anvers et le Luxembourg sont actuellement libérés de l’occupation allemande. Par contre, le Hainaut, le Brabant, les provinces de Liége, de Namur et du Luxembourg belge restent sous la dépendance de l’ennemi. Beaucoup de villes sont détruites ou endommagées. Les campagnes sont dévastées. De quel prix, la Belgique et nous, payons-nous nos victoires !



27. De M. Klobukowski, Anvers, n° 408.