Au service de la France/T5/Ch I

Plon-Nourrit et Cie (5p. 1-54).


CHAPITRE PREMIER

Fin de la mobilisation, commencement de la concentration. — Le plan XVII. — La Belgique envahie. — L’appel de Liége. — Les déclarations de neutralité. — Visites de M. Georges Clemenceau. — Une démarche américaine. — Les Français en Alsace. — L’Italie se réserve. — Le concours du Japon. — Les Allemands dans l’Est.


Un sommeil de quelques heures m’a transporté dans un monde où reste ignorée la catastrophe qui s’est abattue sur l’Europe. Je suis réveillé dès l’aube par le ramage des oiseaux et par la lumière d’un beau jour. Pour reprendre conscience de la réalité, j’ai besoin de faire effort sur moi-même. Est-il donc vrai que la guerre nous ait été déclarée ? La guerre ! Il y a quarante-quatre ans qu’elle est apparue, dans toute son horreur à mes yeux épouvantés de petit Lorrain. Mon pays natal n’a pas seulement connu, en 1870, les affres de l’invasion ; il a subit après la paix de Francfort, l’épreuve d’une occupation prolongée et mes premiers souvenirs de collège sont assombris par des défilés de casques à pointe. Les populations au milieu desquelles j’ai grandi ont gardé, comme moi, l’obsession de ces lugubres années. Quelle douleur qu’elles ai ressentie à voir la France démembrée, elles n’ont jamais souhaité qu’elle prit un jour par les armes une revanche dont les risques n’échappaient point à leur clairvoyance et dont elle savaient qu’elles auraient, plus que les autres provinces, à supporter la lourde rançon. Le même instinct de sécurité, moins fort peut-être loin de la frontière, mais conservé dans tout le pays à des degrés inégaux, inspirait la même sagesse à la presque totalité du peuple français. Si l’alliance russe avait été, dès son origine, favorablement accueillie par l’ensemble de l’opinion publique, c’est parce qu’elle semblait nous offrir une garantie permanente contre les provocations ou les menaces de sa présomptueuse devancière, la Triple-Alliance. La Triple-Entente, à son tour, n’était devenue populaire en France que parce qu’elle nous apparaissait comme une assurance encore plus efficace contre un danger grandissant. Voici cependant que, malgré quarante-quatre années de prudence et de circonspection, le malheur que nous nous étions efforcés de conjurer vient fondre sur nous. Est-ce possible ? Et que nous réserve le destin ?

Je ne puis me défendre de séreuses appréhensions. Sans doute, notre situation diplomatique est aujourd’hui meilleure qu’elle ne l’a jamais été. En dépit de régimes politiques très dissemblables, la France et la Russie se sont accoutumés à concerter, sans trop de faux mouvements, l’action de leurs chancelleries. Ni la différence des tempéraments nationaux, ni la dissemblance des constitutions, ni la trop fréquente opposition de certains intérêts traditionnels, ni la fâcheuse humeur de certains diplomates russes, n’ont altéré ou refroidi l’Alliance. Notre Entente cordiale avec l’Angleterre s’est peu à peu étendue, depuis 1904, à l’examen de tous les problèmes internationaux et nous avons maintenant la certitude qu’après les hésitations et les lenteurs des premiers jours, le concours britannique va nous être donné, sur terre et sur mer, à la Belgique et à nous.

Mais la préparation militaire de l’Allemagne n’est-elle pas très supérieure à la nôtre ? Le service de trois ans, proposé par M. Briand et adopté sous le ministère Barthou, a, dans une certaine mesure, porté remède à notre infériorité ; il est encore loin cependant d’avoir produit tous ses effets. Que vaut, en outre, notre matériel par rapport à celui de nos voisins ? Les critiques développées à la tribune du Sénat par MM. Clemenceau et Charles Humbert ne sont malheureusement pas toutes sans fondement ; nous manquons d’artillerie lourde ; le retard qu’ont mis les Chambres à voter l’emprunt et les crédits extraordinaires demandés, d’accord avec moi, par le gouvernement, a ralenti la reconstitution de notre outillage militaire. Nous avons nos quatre mille canons de campagne, ces excellents 75, qui ont fait leurs preuves naguère dans les Balkans, mais ils ont l’inconvénient de ne tirer qu’à trajectoire tendue et de ne pouvoir, comme les obusiers allemands, se défiler derrière les coteaux et fouiller par tirs courbes des terrains qui ne sont pas vus des servants. Nous ne possédons, d’autre part, que trois cents canons d’artillerie lourde attelée, celle que je suis allé examiner aux manœuvres de 1912 et de 1913. Notre fabrication, d’abord poussée il y a deux ans, a été ralentie faute de crédits. Les Allemands passent, au contraire, pour disposer de cinq mille canons de 77, de quinze cents obusiers légers, de deux mille obusiers lourds, canons longs et mortiers de types variés. Sans doute, ce puissant matériel doit subvenir aux besoins de deux théâtres distincts d’opérations, la France et la Russie ; mais, en dépit de ce partage forcé, la supériorité de l’Allemagne en artillerie lourde reste, par rapport à nous, très inquiétante. Nous pouvons, il est vrai, emprunter de bonnes pièces de siège à des places qui ne semblent pas menacées et, puisque nos côtes de la Manche et de l’Océan sont protégées par la flotte britannique, nous avons également la ressource de puiser dans nos batteries maritimes. Mais, tout compte fait, nous ne serons certainement pas en mesure d’opposer à l’ennemi autant de canons et de munitions qu’il en va utiliser contre nous.

Jusqu’à quel point la valeur de nos cadres et l’instruction de nos hommes vont-elles corriger et compenser l’insuffisance de notre armement ? M. Messimy, ministre de la Guerre, a dit au Conseil qu’il avait pleine confiance ; puis, tout à coup, étranglé par l’émotion, il s’est arrêté et, la tête dans les mains, s’est pris à sangloter. Il s’est vite dominé et a répété que la victoire était certaine. L’état-major nous tient, de son côté, le langage le plus rassurant. Mais, en ce moment, qui de nous connaît de son plus proche voisin la pensée intime ? Si j’éprouve moi-même quelques doutes, puis-je me les avouer ? puis-je surtout les laisser deviner par autrui ? Je suis obligé de ne pas dire un mot, de ne pas faire un geste qui risquerait d’affaiblir le moral, si élevé et si fier, des jeunes Français qui vont affronter la mort où des familles qui, en les voyant partir, s’efforcent de leur cacher leur trouble ; mais si ma volonté est optimiste, mon esprit l’est, par instants, un peu moins, et ce n’est pas sans anxiété que j’attends les premières rencontres.

Je me rappelle qu’il y a vingt ans, presque jour pour jour, après le Congrès international qui s’était tenu à Berlin, sur l’initiative de Guillaume II, pour l’étude des grandes questions relatives au travail et à la condition des ouvriers, Jules Simon, qui, avec Tolain et Burdeau, y avait représenté la France, avait consacré à l’empereur un article plein d’illusions qui se terminait, du moins, par de justes remarques1, « On nous dit, à présent, que notre armée, refaite, est devenue invincible. On oublie que les Allemands ont travaillé autant que nous et qu’il ne s’agit plus de la guerre héroïque, mais de la guerre scientifique. La gloire, qui se faisait avec le courage, ne se fait plus qu’avec l’outil et le nombre. » Et encore « J’affirme que chacun des deux peuples peut être battu et perdu. Je redoute même la victoire, car le vainqueur sera emporté dans le cataclysme aussi sûrement que le vaincu. » Lorsque ces lignes avaient paru en 1894, j’étais ministre des Finances. Elles m’avaient beaucoup frappé. Mais, depuis lors, combien n’ont-elles pas gagné en vraisemblance ! L’Allemagne est devenue une immense usine de guerre. Au prix de ses efforts, les nôtres ont été bien médiocres et bien paresseux. Nous avons pour nous notre bravoure et notre droit. Sera-ce suffisant ?

Par bonheur, ce mercredi 5 août, le pays n’obéit qu’à un mot d’ordre : Confiance ! L’union sacré que j’ai appelée de mes vœux et qu’a baptisée mon message au Parlement, s’est réalisée dans tout le pays comme par enchantement. La déclaration de guerre de l’Allemagne a suscité dans la nation un magnifique élan de patriotisme. Jamais, dans toute son histoire, la France n’a été plus belle que dans les heures qu’il nous est donné de vivre. La mobilisation, commencée le 2 août, s’achève aujourd’hui même avec un esprit de discipline, un ordre, une régularité, un entrain qui font l’admiration du gouvernement et des chefs militaires. Elle va mettre sur pied plus de 3 780 000 hommes, dont 77 000 soldats indigènes. Il s’agit maintenant de concentrer pour le combat cette masse énorme de divisions actives, de divisions de réserve et de divisions territoriales. Les transports de concentration commencent immédiatement. Ils exigeront quelque 2 500 trains pour les troupes actives et seront terminés le 12 courant. Viendront ensuite, du 12 au 19, 4 500 trains pour la réserve et la territoriale. Tout se passe jusqu’ici sur nos réseaux avec une précision mathématique, comme si une volonté unique et souveraine veillait à tout.

Le plan de campagne assigné à nos armées est le dix-septième qui ait été établi depuis 1875, c’est-à-dire depuis la première alerte que l’Allemagne nous ait donnée après nos défaites. Il a été adopté le 18 avril 1913 dans une séance du Conseil supérieur de la guerre présidée, au ministère de la rue Saint-Dominique, par M. Eugène Étienne. Les généraux qui ont pris part à la délibération sont : Joffre, Gallieni, Michel, Pau, Marion, Chomer, Menestrel, de Laogle de Cary, Meunier, Laffon de Ladébat, de Curières de Castelnau. Dans la pensée d’organiser de plus en plus fortement les formations de réserve, le Conseil a décidé de supprimer la brigade de réservistes de chacun des corps mobilisés et d’affecter, par contre, à chaque division active un régiment de réservistes à deux bataillons. Il a estimé qu’il y avait lieu de procéder à la création d’un XXIe corps d’armée et d’exécuter, dès le temps de paix, des travaux de défense, trop longtemps ajournés, dans la région de Toul et de Nancy. Enfin il a unanimement conclu à l’élaboration d’un nouveau plan, portant le numéro XVII et contenant les dispositions suivantes. Quatre armées, comprenant dix-huit corps et huit divisions de réserve, se concentrent en première ligne entre Mézières et Belfort. Une cinquième armée, composée de trois corps, se place en deuxième ligne, de Sainte-Menehould à Commercy. Elle sera prête à passer, s’il le faut, en première ligne. L’offensive est prescrite aussi rapide que possible. Nous devons opérer par les deux ailes, la droite en Lorraine, entre les massifs forestiers des Vosges et la Moselle en aval de Toul, la gauche au nord de la ligne ferrée de Verdun à Metz. Des forces intermédiaires, postées sur les Hauts-de-Meuse et dans la Woëvre, sont appelées à maintenir le contact entre les armées chargées des deux attaques combinées.

En vertu de ce plan de campagne, nos troupes vont donc marcher face à l’est et au nord-est. Tout au plus a-t-on prévu que les Allemands pourraient violer la Belgique pour envahir la France par la rive droite de la Meuse. Autrefois, en 1911, un autre plan, dressé par le général Michel, avait admis l’hypothèse d’une manœuvre enveloppante ennemie à beaucoup plus grand rayon. Notre état-major a répugné à persister dans une supposition qui présumait une aussi audacieuse violation du droit des gens. Honnête, trop honnête erreur. Ce que nous ne savons pas, ce que nous apprendrons bientôt à nos dépens, c’est que le mépris de la neutralité belge a été, depuis 1891, c’est-à-dire depuis l’époque où le comte Schlieffen a remplacé Waldersee à la tête de l’état-major allemand, le sentiment qui a inspiré à Berlin toutes les conceptions stratégiques. Le général von Moltke, qui a succédé en 1906 à Schlieffen, semble avoir conservé les idées maîtresses de son prédécesseur. N’allons nous pas être obligé de modifier demain, in extremis, nos principales dispositions militaires ?

Pour le moment, tout marche à souhait. Dans la presse, aucune note discordante. L’état de siège a été proclamé, la censure est établie ; mais, dans l’enthousiasme général, aucune de ces mesures d’exception n’est vraiment nécessaire pour assurer l’unité de l’opinion nationale. Les ministres donnent sans effort l’exemple vivant de la concorde ; ils oublient que récemment ils étaient presque tous mes adversaires politiques ; ils me témoignent un affectueux dévouement ; ceux qui dirigent les services les plus importants viennent à mon cabinet plusieurs fois par jour ; nous avons décidé de tenir, en outre, une réunion quotidienne, sous ma présidence, soit en Conseil des ministres, soit en Conseil de la défense nationale. Nous y examinons en pleine confiance les innombrables questions que chaque heure nous presse de régler, tant à l’étranger qu’à l’intérieur.

La monarchie austro-hongroise, dans l’intérêt de qui l’empire d’Allemagne a déclaré la guerre, à la Russie d’abord, puis à la France, se maintient dans une position paradoxale : elle n’a encore rompu ses relations diplomatiques ni avec la France, ni avec la Russie. Elle vient cependant de recommencer à bombarder Belgrade et de faire une démonstration sur Priboja, dans le Sandjak2. Le bruit court même qu’elle envoie sur nos frontières, en échange de troupes bavaroises ou alsaciennes, le XlVe corps d’Innsprück et des régiments slaves3. En même temps, le comte Berchtold se plaint à notre ambassadeur des « expulsions inhumaines » dont auraient été victimes des sujets austro-hongrois résidant à Paris4 ; et cela précisément à l’heure où le comte Szecsen vient remercier M. Gaston Doumergue de la bienveillance que nous témoignons à ses compatriotes. Néanmoins, le comte Berchtold donne à M. Dumaine l’assurance que la rencontre des forces françaises et des forces austro-hongroises est une éventualité à exclure. Où est la vérité ? Notre ambassadeur a la conviction qu’à Vienne, on cherche simplement à éviter la rupture simultanée des relations avec la Russie et avec la France, parce que les transports des armées autrichiennes en Galicie ne sont pas encore terminés.

En attendant que nous soyons fixés sur le nombre et sur les plans de nos ennemis, nous rappelons dans la métropole notre XIXe corps algérien. Il commence à s’embarquer et va traverser la Méditerranée sous la protection de nos escadres. Le Vergniaud et le Condorcet ne pourront cependant faire partie de l’escorte ; ils doivent aller à la recherche de ce Gœben et de ce Breslau dont nous avons si souvent entendu parler depuis quelques mois5 et dont les allées et venues semblent maintenant très suspectes. Hier, 4 août, les deux croiseurs allemands ont été signalés sur les côtes de l’Algérie. Ils ont bombardé, l’un Bône, l’autre Philippeville. Il y a des morts et des blessés.

Pendant que notre armée se dispose à opérer méthodiquement sa concentration, l’Allemagne, qui a, de dessein délibéré, précipité ses déclarations de guerre, est déjà prête à entrer en campagne et, le 5 août, dès six heures du soir, elle précise son attaque sur Liége6. Dès hier matin, elle a poussé vers la place six brigades commandées par le général von Emmich, et trois divisions de cavalerie, sous les ordres du général von der Marwitz. Aujourd’hui, les forts de la rive droite de la Meuse ont été bombardés. Une colonne d’infanterie a passé ce fleuve, malgré le tir de l’artillerie belge. De vifs combats se sont engagés. Le VIIe corps d’armée allemand a été repoussé avec de grandes pertes, mais la mêlée recommence dans le secteur sud, où arrive, après une marche forcée de quarante kilomètres, le Xe corps ennemi. Notre ministre à Bruxelles, M. Klobukowski, nous annonce que le roi Albert prend le commandement en chef de l’armée belge7. Il nous dit qu’on évalue les forces totales de l’envahisseur à 120 000 ou 150 000 hommes : infanterie, cavalerie saxonne, hussards de la mort et hussards de Brunswick ; beaucoup de grosse artillerie, d’artillerie de campagne et de mitrailleuses. Que ne sommes-nous sur le même pied ! Coup sur coup, de Liège et de Bruxelles, nous sont adressés des appels émouvants. Dans la cité wallonne menacée, habitants et garnison s’attendent à la très prochaine apparition des troupes françaises8 — La Marseillaise est acclamée. L’état-major de la place prend sur lui d’informer la population que notre armée vient au secours des assiégés. Il demande à notre généralissime de diriger des troupes sur Liège et de les faire précéder d’un détachement de cyclistes. Notre consul nous supplie de répondre, de toute urgence, à la demande de coopération qui nous est adressée. Malgré l’écrasante supériorité de l’ennemi, les Belges résistent, héroïquement. Comment ne serions-nous pas remués jusqu’aux moelles par ces cris de détresse que pousse vers nous une ville amie, romane de race, de langue et de traditions, au moment où l’agresseur la prend à la gorge ? Nous voudrions répondre sans retard par l’envoi d’un fort contingent. Le ministre de la Guerre et moi, nous prévenons le général Joffre. Lui aussi, le commandant en chef, comprend à merveille l’intérêt moral et politique d’une expédition immédiate. Mais les nécessités de notre concentration sont inexorables. Joffre ne peut la troubler par des prélèvements trop rapides. Tout ce qu’il est en mesure de faire, c’est de prescrire au général Mangin et au général Sordet de partir d’urgence, l’un avec une brigade d’infanterie, l’autre avec trois divisions de cavalerie, pour ralentir la marche des armées allemandes à travers la Belgique. Pour la défense de Liège, l’état-major général français juge qu’il est impossible de rien tenter. Cette carence involontaire nous plonge, Viviani, Messimy et moi, dans un profond désespoir, mais nous ne nous croyons pas autorisés à peser sur le commandement dans une question d’ordre strictement militaire et nous nous résignons à l’inévitable.

La préméditation de l’état-major allemand apparaît ainsi, dès les premières heures de la guerre, dans l’étonnante avance qu’il a prise sur nos alliés et sur nous. Dès le commencement de juillet, il avait convoqué des réservistes pour une période exceptionnelle qui devait commencer le 1er août. Depuis le 26 juillet, il a rappelé dans les garnisons des unités absentes et mis fin aux permissions en cours. Mais ce que nous ne savons pas, c’est que les réservistes des corps qui viennent d’entrer en campagne ont déjà tous rejoint dans la journée d’hier. Les hommes de la landwehr sont en route et vont être à leur poste après-demain. Ceux du Landsturm ont eux-mêmes commencé à se concentrer depuis le 31 juillet et seront tous groupés vers le 15 août. Viendront ensuite ceux qui n’ont pas fait de service actif et qui constituent une réserve spéciale, l’Ersatz-Reserve. L’Allemagne est donc prête bien avant nous. Elle va même jeter en première ligne, avec ses forces actives, des troupes de réserve ; et au moment où elle fond sur le territoire belge, nous sommes impuissants à défendre la neutralité qu’elle viole et que nous avons garantie.

Du moins, la Belgique a maintenant la certitude que l’Angleterre, comme nous, combattra bientôt à ses côtés pour la venger et pour libérer son sol envahi. Le Foreign Office a publié, cette nuit, une note qui ne laisse place à aucun doute: « Par suite du rejet sommaire, par le gouvernement allemand, de la requête à lui adressée par le gouvernement de Sa Majesté, réclamant l’assurance que la neutralité de la Belgique serait respectée, l’ambassadeur de Sa Majesté à Berlin a reçu ses passeports et le gouvernement de Sa Majesté a déclaré au gouvernement allemand que l’état de guerre existait entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne à compter du 4 août à 11 heures du soir. » L’enthousiasme est aussi vif en Angleterre qu’en France ; la famille royale est l’objet d’ovations renouvelées ; partout ont lieu des manifestations patriotiques. Les Empires du Centre ont fait contre eux chez les peuples français, anglais et belge l’unanimité de l’indignation.

Mais nous nous demandons anxieusement le parti que vont prendre, dans la guerre qui vient d’éclater, les autres puissances, grandes et petites, proches et lointaines. Se mêleront-elles au conflit ou s’abriteront-elles dans la neutralité ? Le Japon est l’allié de l’Angleterre. Il semble qu’il interviendra aux côtés de la Triple-Entente, mais à deux conditions : d’abord, que des faits de guerre se produisent en Extrême-Orient, et ensuite qu’il en soit prié par le gouvernement britannique9. Les pays scandinaves ne paraissent pas tout à fait d’accord entre eux. Le Danemark se sent à la merci de la grande voisine qui l’a autrefois mutilé. La Norvège a des sympathies déclarées pour la Triple-Entente et elle nous assure, dès aujourd’hui, qu’elle gardera, quoi qu’il arrive, la neutralité10. Mais la Suède ? M. Viviani et moi, avons-nous complètement apaisé à Stockholm le mécontentement qu’elle gardait hier contre la Russie ? Nous craignons qu’il n’y ait, de ce côté, tendance à prendre parti pour l’Allemagne. Par bonheur, le ministre suédois des Affaires étrangères, M. Wallenberg, est un homme sage et avisé. Il a accueilli avec satisfaction l’engagement spontané que vient de prendre le gouvernement britannique de respecter l’indépendance et l’intégrité de la Suède, si elle se confine elle-même dans la neutralité. Nous avons immédiatement donné notre adhésion à la démarche de l’Angleterre et nous demandons à la Russie d’en faire autant, pour permettre à M. Wallenberg de résister à toute pression du dehors ou du dedans11.

À Berne, le Conseil fédéral vient d’arrêter les termes d’une note qui est la réédition de celle de 1870 et qui proclame la neutralité helvétique. La Suisse se réserve expressément le droit d’occuper, en cas de nécessité, la partie neutralisée de la Savoie. Sans doute, le président de la Confédération a fait savoir à notre ambassadeur, M. Beau, que ce n’était là qu’une clause de style, reproduction littérale des accords de 185912 ; mais la prétention de nos voisins, pour éventuelle qu’elle soit, n’en a pas moins quelque chose de pénible aux yeux des populations savoyardes, si fidèlement attachées à la France. Un ministre et un sous-secrétaire d’État qui les représentent à la Chambre des députés, MM. Fernand David et Jacquier, sont très froissés de voir reparaître, au seuil de cette guerre, une théorie internationale qu’ils tiennent pour inacceptable et pour périmée.

MM. Doumergue et Viviani me communiquent, dans la journée, une proposition russe assez malencontreuse : il s’agirait de promettre dès maintenant à l’Italie le Trentin et Vallona, dans le cas où elle participerait à la guerre contre l’Autriche. Si tentant qu’il soit de détacher définitivement l’Italie de la Triple-Alliance, la garantie singulièrement prématurée que nous lui donnerions ainsi pourrait avoir l’inconvénient de faire, en cas de victoire commune, passer ses demandes avant la restitution à la France des provinces qui nous ont été arrachées par la force. Jusqu’à ce que la guerre nous est été déclarée, nous avons continué à subir silencieusement les effets de la spoliation dont nous avions été les victimes. Mais aujourd’hui que l’agression du gouvernement impérial a elle-même réduit à néant le traité de Francfort, il n’est pas, je crois, un seul Français qui ne veuille soutenir la lutte jusqu’à la complète réparation du passé. Le président du Conseil, le ministre des Affaires étrangères et moi, nous sommes pleinement d’accord à cet endroit. Le gouvernement français ne donnera donc son acquiescement à la suggestion russe que sous cette réserve explicite : « Sans préjudice de nos revendications nationales. » M. Doumergue fait part de notre sentiment au cabinet britannique.

M. Sazonoff propose, d’autre part, d’accorder à la Roumanie, si elle reste neutre, la garantie de l’intégrité de son territoire. Mais il nous demande, je ne sais pourquoi, d’ajouter à cette promesse une menace pour le cas où la Roumanie s’allierait à l’Autriche. Procédé déplaisant et hautain à l’égard d’un pays qui entretient, en ce moment, avec la Russie, de bonnes relations et qui en a toujours eu d’excellentes avec nous. M. Doumergue s’associe volontiers à la promesse, mais jugeant avec raison que la menace serait désobligeante, il n’y donne pas son approbation.

Les heures passent, lentement, lourdement. Au cours de l’après-midi, je reçois dans le grand salon des ambassadeurs, des ambassadeurs qui ont partout leurs grandes et petites entrées : les représentants des journaux parisiens. MM. Viviani, président du Conseil, Malvy, ministre de l’Intérieur, Messimy, ministre de la Guerre, sont à mes côtés. Je remercie la presse du concours qu’elle nous offre en des circonstances où se joue le sort de la France. Le ministre de la Guerre ajoute quelques mots sur la mobilisation et la concentration de nos armées. Les journalistes nous écoutent avec émotion. Ils sont venus très nombreux de tous les points de l’horizon politique et paraissent n’avoir plus qu’une seule pensée. M. Ernest Judet est là, qui ne dit rien. M. Almeyreda, directeur du Bonnet rouge, ce repris de justice qui a joué, en ces dernières années, un rôle assez suspect, se tient à l’écart au fond du salon, l’air étrange et mystérieux.

Le grand orateur catholique, le comte Albert de Mun, chez qui vont de pair le patriotisme et le talent, me rend également visite. Il me dit que désormais condamné par un mal impitoyable à ne plus aborder la tribune, il met, du moins, sa plume au service de la cause nationale. Il me félicite chaleureusement de mon message et attribue trop bienveillamment à mon influence présidentielle les avantages inespérés, dit-il, de la situation diplomatique. Je lui réponds que nos alliances ont été préparées et fortifiées par tous les gouvernements républicains qui se sont succédé et que nous recueillons aujourd’hui le fruit d’efforts prolongés.

M. Aristide Briand, lui aussi, se présente à mon cabinet et, peu après lui, M. Millerand. Tous deux trouvent, et non sans raison, qu’à l’heure grave où nous sommes, la base du cabinet Viviani est trop étroite et qu’il conviendrait de l’élargir. C’est également mon avis et je n’en ai pas fait mystère au président du Conseil. Je souhaiterais qu’on pût former immédiatement un vrai ministère d’union sacrée, où seraient représentés et groupés tous les partis politiques. « Mais si j’ouvre la porte, me dit Viviani, beaucoup trop de candidats chercheront à y passer et je serai débordé. » Innombrables, en effet, sont les hommes qui, de très bonne foi, se jugent en ce moment indispensables au pays. Est-ce goût du risque ? Est-ce esprit de devoir et de sacrifice ? Est-ce ambition ou vanité ? Les mobiles varient, sans doute, suivant les individus, mais le résultat est un : tout le monde se précipite vers M. Viviani, avec une même impatience de participer au pouvoir. M. Briand me dit que le président du Conseil lui a laissé entendre qu’aussitôt après le départ des Chambres — et elles viennent de partir — il se priverait de la collaboration de M. Couyba, prierait M. Bienvenu-Martin de passer de la chancellerie au ministère du Travail et le nommerait, lui, Briand, garde des Sceaux. Mais mon sagace visiteur croit que M. Viviani s’est ravisé, par crainte de désobliger le parti socialiste, actuellement défavorable à une combinaison de cette sorte. M. Briand est cependant convaincu que le cabinet Viviani, composé comme il l’est, n’est pas à la hauteur des événements qui se préparent. M. Millerand m’exprime la même opinion avec moins de nuances. Je tiens le président du Conseil au courant de ces conversations. Il persiste à croire qu’un remaniement ou un élargissement n’irait pas aujourd’hui sans aléa.

Dans la nuit du 5 au 6 août, arrivent au quai d’Orsay deux importants télégrammes de Londres13. À une séance du Conseil de guerre britannique, tenue cet après-midi sous la présidence du premier ministre, M. Asquith, il a été décidé qu’une autre réunion aurait lieu demain à 17 heures et qu’on prierait notre état-major d’y envoyer d’urgence un officier pour donner sur le dispositif de notre armée des explications qui permettront d’étudier le meilleur emploi possible d’un corps expéditionnaire anglais. Voici donc enfin le cabinet de Londres qui prend résolument le parti d’intervenir sur terre et de se concerter militairement avec nous.



1. Revue de Paris du 1er août 1894.
2. Télégramme de Nisch n° 41. M. Boppe et colonel Fournier, 4 août. Reçu le 5.
3. Télégramme de M. Dumaine n° 151, 5 août, 4 h 30 du soir. Reçu à 23 h 20.
4. Télégramme de M. Dumaine n° 149, 5 août, 11 h. Reçu à 14 h 25.
5. Voir L’union sacrée, passim
6. Télégramme de M. Pallu de la Barrière, consul de France à Liége, 5 août à 8 h du matin, reçu à 8 h 50. Télégramme de Bruxelles n° 39097
7. Télégramme n° 37480, Bruxelles, 5 août, 3 h 21 du matin, arrivé à 6 h 52.
8. Télégramme de M. Pallu de la Barrière, Liége, 5 août à 12 h 08. reçu à 13 h 35. Télégramme de Klobukowski n° 123, Bruxelles, 5 août, 13 h 20, reçu 15 h. — Histoire de la Grande Guerre par M Victor Giraud (Hachette), p 93 et suiv. — Histoire illustrée de la guerre de 1914 par M Gabriel Hanotaux (Gounouilhou, t III, ch VIII) — Histoire illustrée de la guerre du droit par Émile Hinzelin (Aristide Quillet), t I.
9. Télégramme de M. Regnault, ambassadeur de France à Tokyo, 5 août, n° 18
10. Télégramme de M. Chevalley, Christiana, n° 78
11. Télégramme de M. Thiébaut, n° 43, 5 août.
12. Télégramme de M. Beau, 5 août, 5 h 30. Reçu à 19 h 05.
13. Télégrammes nos 215 et 216.

Jeudi 6 août modifier

Le matin, se réunissent dans mon cabinet MM. Viviani, Doumergue, Messimy, Augagneur, Malvy. Nous nous entretenons, de nouveau, des démarches qu’ont faites auprès de moi MM. Briand et Millerand. Le président du Conseil continue à redouter l’ouverture d’une crise ministérielle qui pourrait se prolonger et se compliquer. Mais le ministre de l’Intérieur, préoccupé d’assurer le ravitaillement de la population civile et l’assistance aux familles des mobilisés, va créer un organisme destiné à contrôler et à étendre les services existants. On décide de nommer une commission dont feront partie MM. Briand, Millerand, Delcassé, Marcel Sembat, Ribot, Léon Bourgeois. Je ne pense pas que chez tous ce modeste emploi de leur activité apaise entièrement la soif de l’ambition. Dans la tempête dont nous sommes assaillis, c’est au gouvernail même que voudraient être la plupart des passagers.

Tel est notamment, vous n’en doutez point, le cas de M. Georges Clemenceau. Je l’ai reçu une fois depuis que je suis entré à l’Élysée et cette courte entrevue, provoquée par un tiers, est restée sans lendemain. Il ne s’est guère passé de jours où il ne versât, à mon intention, dans l’Homme libre, quelques gouttes de fiel. Mais hier matin il a ajouté à son article quotidien ce post-scriptum d’un accent imprévu : « Je sors du Sénat, où il nous a été donné lecture d’un très beau manifeste du président de la République, qui a résumé en termes concis et forts tout ce qu’il fallait dire. La haute assemblée l’a accueilli debout par des applaudissements nourris. » J’ai pensé qu’à l’heure présente, cette gracieuseté insolite appelait une politesse de ma part. J’ai fait savoir à M. Clemenceau que je serais heureux de le voir et de causer avec lui. Il est venu à l’Élysée sans se faire prier.

Ce vieillard de soixante-treize ans est plus jeune et plus énergique que jamais. Il s’est montré beaucoup moins sec et moins fermé qu’il y a quelques mois. Il s’est assis près de moi, dans une pose familière, et, les mains gantées de gris à son habitude, l’oreille tendue, le regard direct, il s’est accoudé sur mon bureau. Nous avons longuement parlé de l’Allemagne, qu’il n’aime pas, de l’Angleterre, qu’il estime, de l’Autriche-Hongrie, qu’il déteste et qu’il méprise, de l’Italie, qu’il voudrait gagner tout de suite à notre cause. À un moment, comme il prononçait le nom de l’Alsace, les souvenirs de 1870 lui sont remontés au cœur et il s’est troublé jusqu’aux larmes. Je me suis senti moi-même un pleur au coin des yeux. Lorsque Clemenceau est parti, après une heure de conversation presque cordiale, je lui ai dit : « Quoi qu’il arrive, quand deux Français ont éprouvé ensemble une si forte émotion, il restera entre eux un lien qui ne se brisera point. » Il m’a regardé silencieusement et a laissé tomber ma phrase, sans m’approuver ni me contredire. Au courant de l’entretien, il m’avait tout à coup appelé comme autrefois, mais machinalement : « Mon cher ami. » Il ne s’était pas repris, mais n’avait pas recommencé ; il s’était surveillé pour garder désormais un ton poli et indifférent. Visiblement, la glace n’est pas tout à fait rompue. À M. Thomson, qui ces jours-ci l’engageait à me rencontrer, il a répondu : « Volontiers, » mais il a aussitôt ajouté : « Seulement, on ne parlera pas du passé et je garderai ma liberté pour l’avenir. » Le passé, c’est mon élection à la présidence ; l’avenir, c’est l’inconnu. M. Clemenceau m’offre donc une trêve et rien de plus. Mais devant l’ennemi, une trêve entre lui et moi n’est pas à dédaigner. Son intelligence et sa crânerie peuvent être, un jour, utiles, peut-être même nécessaires, au pays.

C’est envers l’Autriche que M. Clemenceau parait avoir le plus de ressentiment. Il s’étonne que le comte Szecsen de Temerin reste immobile à Paris, comme si la guerre n’avait pas éclaté. Cette attitude de l’ambassadeur est, en effet, d’autant plus singulière que, d’après M. Dumaine, il envoie à son gouvernement des informations calomnieuses sur la France. Le baron Macchio, premier chef de section au Ballplatz, a lu à notre représentant deux télégrammes où le comte Szecsen reproche à la population parisienne de piller les magasins autrichiens, aux hôteliers parisiens de chasser des Austro-Hongrois, à la police parisienne de croiser les bras et de laisser faire. L’ambassade, dit-il, est pleine de réfugiés14. Je n’aurais pas cru ce grave gentilhomme capable de maltraiter aussi brutalement la vérité. L’Autriche accumule-t-elle des prétextes pour rompre avec nous au moment qu’elle jugera opportun ? Je l’ignore. Mais il n’y a, dans l’ensemble du peuple français, aucune animosité contre ses nationaux et personne à Paris ne songe à les molester.

Quelle haine l’Allemagne n’a-t-elle pas, au contraire, manifestée contre notre ambassadeur à Berlin, M. Jules Cambon ! Il nous télégraphie aujourd’hui de Copenhague pour nous faire connaître les dernières péripéties de son voyage de retour et les mauvais procédés auxquels il a été en butte de la part des autorités impériales. Il avait demandé à partir par la Suisse ou la Hollande : on l’a dirigé sur le Danemark. En cours de route, le major préposé à sa surveillance est venu lui déclarer que s’il ne versait pas une somme de 3 611 marks pour les frais de transport, le train ne poursuivrait pas sa marche jusqu’à la frontière danoise. M. Jules Cambon a offert de remettre en un chèque la somme qui lui était réclamée. On a refusé ce mode de paiement et notre ambassadeur a été forcé de se cotiser avec ses compagnons pour réunir l’or qu’on lui demandait15.

D’autre part, notre représentant à Berne, M. Beau, nous informe que le gérant de notre consulat à Mannheim a été indignement malmené pendant son parcours, avant d’arriver en Suisse, et qu’on l’a enfermé dans un fourgon de bagages. Enfin, d’un télégramme que notre ministre en Bavière, M. Allizé, nous envoie, lui aussi, de Berne, il ressort que son départ de Munich a été aussi désagréablement contrarié que le retour de M. Jules Cambon. M. AlIizé a, de plus, retrouvé à Zurich des membres de la colonie française de Bavière qui disent avoir été insultés et frappés pendant le trajet16.

Pour nous détourner de ces vilenies, nous noua reportons aux nouvelles de Russie. Elles paraissent bonnes. Le grand-duc Nicolas, général en chef, est décidé à engager rapidement l’offensive. Il annonce qu’en signe d’alliance il va faire porter, à côté de son propre fanion, un fanion français que le général Joffre lui a offert il y a deux ans17.

L’empereur Nicolas II a dit à M. Paléologue : « Pour obtenir la victoire, je sacrifierai jusqu’à mon dernier soldat. Tant qu’il y aura un soldat allemand sur le sol russe ou sur le sol français, je ne signerai pas la paix. Aussitôt la mobilisation terminée, j’ordonnerai la marche en avant. Mes troupes sont pleines d’ardeur. Vous savez, d’ailleurs, que le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch a un allant extraordinaire18. »

Précieuses promesses, mais, aujourd’hui, hélas ! il n’y a que l’Allemagne qui soit en mesure de prendre l’offensive et elle la prend avec une aisance et une rapidité qui contrastent avec les lenteurs de la Russie. Le Luxembourg est envahi par le VIIIe corps et par une division de cavalerie. D’après notre état-major général, les forces allemandes envoyées en Belgique paraissent se composer de cinq corps d’armée différents et de quatre divisions montées. La cavalerie marcherait au nord et au sud de Liége : d’un côté sur Waremme, de l’autre dans la direction de Huy. Les forts ont été l’objet d’attaques répétées. Les renseignements sont plus confus qu’hier. On dit qu’une colonne d’automobilistes est entrée par surprise au cœur de la ville et qu’après s’être emparée du poste de commandement, elle a été expulsée par la garnison. Malgré la violence des assauts, aucun fort ne serait pris. L’état-major belge s’est réfugié dans l’un d’eux. M. Klobukowski ajoute à ces détails que l’objectif général de l’armée ennemie paraît être Maubeuge19. Si notre ministre ne se trompe pas, nous voilà loin du plan XVII.

L’Allemagne dépense toutes les ressources de son génie impérialiste à s’assurer des concours dans le monde. Notre ambassadeur à Constantinople, M. Maurice Bompard, télégraphie de Therapia20 que la Turquie a déjà décidé la mobili8ation générale. Elle affecte de redouter une action de la Bulgarie sur Andrinople et de la Russie sur les détroits. M. Bompard reprend dans un autre télégramme21 : « Il y aurait intérêt à ce que le gouvernement britannique rappelât la mission navale anglaise pour la durée de la guerre, afin de ne laisser au gouvernement ottoman aucune excuse à la conservation de la mission militaire allemande. Les officiers de cette dernière constituent un véritable danger pour le maintien de la neutralité turque, car il n’est pas de procédés qu’ils n’imaginent pour susciter des incidents entre la Russie et la Turquie et il n’est fable qu’ils n’inventent pour inquiéter les Turcs au sujet des détroits. »

Sur l’injonction du gouvernement de Berlin, le Danemark a été obligé de fermer les Belts avec des mines22. La flotte allemande peut donc aller librement de la Baltique à la mer du Nord et réciproquement, par ce vaste canal de Kiel, à l’inauguration duquel la France a jadis assisté pour complaire à la Russie et que le yacht impérial sillonnait joyeusement il y a quelques semaines, lorsque Guillaume II a appris l’attentat de Sarajevo et la mort de l’archiduc. En revanche, les flottes de la Russie n’ont plus aucun passage pour communiquer avec celles de la France et de l’Angleterre23.

Pendant que l’Allemagne prend ainsi de toutes parts des dispositions de combat, l’Angleterre, qui pas plus que nous n’a voulu la guerre et qui l’a encore moins bien que nous préparée, s’efforce de se mettre le plus vite possible en état de la soutenir. M. Asquith, premier ministre, qui, depuis les événements d’Irlande, avait cru devoir assumer la charge du War Office, vient de la céder à lord Kitchener, qui autrefois s’est volontairement engagé dans les rangs de l’armée de Chanzy pour défendre la France contre l’invasion prussienne et qui a reçu, le 29 mars 1913, la médaille de 187024. Dans une vie remarquablement remplie, lord Kitchener a rendu à l’empire britannique d’incomparables services. Il s’est signalé à Zanzibar, dans la vallée du Nil, aux Indes, en Australie, en NouvelleZélande dans le Sud africain. C’est lui qui, sirdar en Égypte, a battu le khalife près d’Omdurman, a fait disparaître le mahdisme, a occupé le Bahr el Ghazal et a rencontré à Fachoda le commandant Marchand. On ne pressentait guère alors l’Entente cordiale. Les officiers français n’ont eu cependant qu’à se féliciter de la courtoisie de lord Kitchener, qui, du reste, ne pouvait, comme Marchand lui. même, qu’obéir à son gouvernement. Le nouveau ministre britannique passe pour un vaillant soldat et pour un administrateur émérite. Il était sur le point de repartir pour l’Égypte, lorsque M. Asquith l’a rappelé et choisi comme successeur. À peine nommé, lord Kitchener est venu voir M. Paul Cambon et lui a dit que, dès hier soir, avaient été donnés les ordres pour les premiers transports de troupes en France. On a l’intention de nous envoyer six divisions, mais l’organisation militaire de la Grande-Bretagne ne lui permet pas de les expédier toutes dès maintenant25. Il nous faut donc patienter encore.

C’est au moment où toute notre attention est absorbée par la guerre déjà commencée que je reçois, dans la journée du 6 août, la visite de M. Myron T. Herrick, ambassadeur des États-Unis. MM Viviani, Doumergue, Messimy, Augagneur, Malvy, sont dans mon cabinet, lorsqu’un huissier me l’annonce. Nous nous demandons quel peut bien être l’objet de sa démarche. Peut-être est-il chargé par le président Woodrow Wilson de nous offrir une médiation. Les ministres examinent avec moi quelle réponse il conviendrait, dans cette hypothèse, de faire à 1’Amérique. Ils pensent, comme moi, que n’étant pas les agresseurs, nous ne pourrions plus accepter une médiation que si l’Allemagne et l’Autriche commençaient elles-mêmes par s’y soumettre et par retirer leurs troupes ; qu’au surplus, nous n’avons pas le droit de prendre parti sans nous mettre d’accord avec l’Angleterre, la Belgique et la Russie ; qu’enfin l’intervention américaine parait bien tardive après l’invasion d’un territoire neutre. Il est convenu que je répondrai en ces termes à notre ami Mr. Myron T. Herrick, Si c’est effectivement une proposition de ce genre qu’il nous apporte. Il entre et me remet une courte note, signée Woodrow Wilson et ainsi conçue26 : « Comme chef officiel de l’une des puissances signataires de la convention de La Haye, je considère que c’est, à la fois, mon privilège et mon devoir, conformément à l’article 3 de cette convention, de vous dire, dans un esprit de très vive amitié, que j’accueillerais bien volontiers la possibilité d’agir dans l’intérêt de la paix européenne, soit maintenant, soit en tout autre temps qui pourrait paraître plus convenable (more suitable), comme une occasion de vous servir, vous et tous les intéressés, d’une manière qui me fournirait une cause durable de gratitude et de bonheur. » Proposition bien intentionnée, certes, mais timide et embarrassée. Le président Wilson comprend, sans doute, qu’après le bombardement de Liége et les sanglants combats livrés autour de la place, elle arrive un peu tard. Je remercie chaleureusement l’ambassadeur, qui, me dit-il, ne se fait aucune illusion sur l’efficacité de l’offre dont il est chargé. Je lui réponds que, pour aujourd’hui, c’est aux puissances qui ont déclaré la guerre à faire, d’abord, savoir si elles sont disposées, en cas de médiation, à retirer leurs troupes des territoires envahis et qu’au demeurant, nous ne pouvons rien décider sans l’accord de nos alliés. Mais nous sommes très reconnaissants au président Wilson de sa pensée et nous nous la rappellerons, s’il se présente une occasion propice. J’ajoute que, d’accord avec le gouvernement, je lui enverrai une lettre destinée au président et confirmant notre opinion. L’ambassadeur, qui s’attendait à cette réponse, me serre les mains avec effusion et m’exprime ses vœux personnels pour le prompt succès de la France. Après son départ, je rédige quelques mots pour M. Woodrow Wilson ; je les communique à MM. Viviani et Doumergue, qui les approuvent, et nous les faisons porter à M. Herrick, qui les télégraphie à Washington. Je rappelle au président que la France a toujours cherché à préserver la paix, qu’elle a fait pour la maintenir tous les sacrifices compatibles avec son honneur et sa dignité, que malgré des provocations répétées et de nombreuses violations de territoire, elle n’a pas consenti à être l’agresseur, mais qu’elle a été attaquée, en même temps qu’était violé le territoire de pays neutres. J’ajoute : « J’apprécie hautement la pensée qui, en cette circonstance comme en d’autres, a inspiré le chef de la grande République américaine. Vous pouvez être certain que le gouvernement et le peuple français verront en cet acte un nouveau témoignage de l’intérêt que vous portez aux destinées de la France. »

La même démarche a été faite aujourd’hui par l’Amérique à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg et à Londres. Personne n’a jugé possible d’y donner une suite immédiate. Les uns ne veulent pas perdre le bénéfice de leur offensive brusquée ; les autres craignent, en acceptant une tierce intervention, d’encourager l’audace et les espoirs des assaillants.

L’Autriche-Hongrie a même répondu aux bons offices du président Wilson en se décidant à déclarer aujourd’hui 6 août, à 18 heures, la guerre à la Russie. Si l’Allemagne, après avoir mobilisé, avait autant tardé à faire sa propre déclaration, la paix aurait pu être sauvée. Mais à quoi bon les « si » ? L’incendie maintenant gagne de proche en proche. Hier, en voyant que les Allemands faisaient de plus en plus pression sur la Belgique, le général Joffre a cru prudent de diriger derrière notre aile gauche, sur la gare régulatrice de Laon, les 37e et 38e divisions, qui viennent d’Afrique. En vérité, les Allemands et nous, nous ignorons respectivement nos projets militaires. Nous nous cherchons encore en tâtonnant. Si la prise de Liége livre passage à l’ennemi, celui-ci franchira la Meuse, marchera vers l’ouest et tâchera d’envelopper notre gauche. Si Liége tient bon quelque temps, les Allemands, empêchés de manœuvrer par leur droite, essaieront peut-être de pivoter sur Metz pour passer notre frontière en remontant la vallée meusienne. Quelle est celle de ces deux hypothèses qui se réalisera ? Notre commandement ne le sait point et, comme il est obligé d’observer les événements pour apprendre d’eux la conduite qu’ils lui imposeront, notre initiative risque fort d’être paralysée par la prolongation de l’attente.

J’apprends la mort de Jules Lemaître. Il s’est éteint dans son petit village natal, Tavers, en Orléanais, d’où jadis il m’a souvent écrit. Il n’avait que soixante et un ans. Du temps où les Français ne s’aimaient point, ce charmant écrivain, doublé d’un grand patriote, a été parfois aveugle et même injuste. Sa place se serait retrouvée aujourd’hui sous la bannière de l’Union sacrée.



14. Télégramme de Vienne, n° 155.
15. De Copenhague, sans numéro, 6 août, 6 h 50, et nos 55 et 56.
16. De Berne, 6 août, nos 16 et 49.
17. Télégramme de M. Paléologue, 5 août, 11 h 52, arrivé le 6 août à 7 h 50.
18. De Petersbourg, n° 370.
19. Bruxelles, 6 août, n° 130
20. N° 281, parti le 4, arrivé le 5.
21. N° 283, 6 août.
22. Cf Erinnerungen de l’amiral von Tirpitz, qui parle d’un accord passé entre lui et le gouvernement danois au début de la guerre. Dans un long rapport présenté à la commission parlementaire d’étude de l’armée danoise, les 24 et 25 avril 1919, le ministre danois de la Défense explique que les Allemands avaient commencé à poser des mines et qu’ils auraient achevé eux-mêmes le barrage, si le Danemark n’avait pas consenti à l’établir. Les militaires danois craignaient même une occupation de Copenhague.
23. De Copenhague, nos 59 et 61.
24. Life of lord Kichener, par sir George Arthur, Max Millan & Co, limited, London, vol . I, chap. II, p 8 et 9.
25. De Londres, n° 224.
26. Papers relating to the foreign relations of the United States, 1914. Supplement : The world war, Government printing office, Washington, 1928, p 42 et 46.


Vendredi 7 août modifier

M. Clemenceau a rappris le chemin de l’Élysée. Souriant et détendu, il revient dans la maison dont il m’a tant reproché d’être le locataire passager. Il m’amène le comte Sabini, attaché commercial d’Italie, qui lui a confié, me dit-il, des idées intéressantes et qui va également me les communiquer. Les fonctions qu’exerce, auprès de son ambassade, cet homme aimable et empressé lui laissent la liberté de parler, à titre officieux, sans engager personne. Il m’expose que, contrairement aux espérances d’un grand nombre de Français, l’Italie ne peut sortir actuellement de la neutralité : « Il est trop tôt, me déclare-t-il sans ambages, pour faire la guerre à nos alliés d’hier. Peut-être le moment viendra-t-il ; mais aujourd’hui, il est nécessaire de consolider la neutralité elle-même. Pour cela, il faut naturellement promettre à l’Italie certains avantages. » Et il m’énumère toute une série de demandes imprécises, ententes économiques, collaboration en Asie Mineure, condominium méditerranéen. À ma grande surprise, M. Clemenceau ne bondit pas ; il écoute avec patience, presque avec sympathie. Cependant, comme je remarque que l’Italie s’est formellement déclarée neutre et que, pour le maintien de cette neutralité, elle n’a droit à aucune compensation, qu’elle a, du reste, signé avec nous les accords de 1902 et qu’elle ne pourrait, sans les renier, marcher avec nos ennemis, M. Clemenceau m’approuve. Mais aussitôt M. Sabini de s’écrier : « Oh ! les accords de 1902 ! Ils n’ont pas la force contractuelle de la Triple-Alliance ! » Et satisfait d’avoir jeté des semences qui germeront, pense-t-il, tôt ou tard, l’attaché commercial prend congé de moi avec mille politesses et se retire en compagnie de son illustre introducteur.

Je rapporte cette conversation à M. Doumergue. Il avertit M. Barrère ; mais il est, comme moi, d’avis qu’il est impossible de rien promettre à l’Italie, si elle ne nous offre pas un concours positif. L’Angleterre vient, du reste, de donner son assentiment à]a proposition russe de réserver à l’Italie le Trentin et Vallona, si elle sort de la neutralité à nos côtés27. Ce partage du butin avant la bataille me parait, je l’avoue, assez illusoire et même quelque peu ridicule. Défendons-nous, d’abord, la Belgique et nous.

Le roi Albert donne l’exemple à son peuple. En apprenant que le général Joffre avait décidé de mettre à sa disposition, avant même l’achèvement de la concentration française, quelques éléments d’infanterie et de cavalerie, il m’a télégraphié. « Bruxelles, 6 août. — Je tiens à exprimer à Votre Excellence, en mon nom et au nom de mon peuple, ma plus profonde gratitude pour l’empressement avec lequel la France, garante de notre indépendance et de notre neutralité, est venue, répondant à notre appel, nous aider à repousser les armées qui, au mépris des traités ont envahi le sol de la Belgique. » Je lui réponds : « Paris. 7 août. — Je remercie Votre Majesté de son télégramme. J’avais eu l’occasion de lui donner naguère l’assurance précise des sentiments de la France pour la Belgique. L’amitié de mon pays pour le peuple belge s’affirme aujourd’hui sur les champs de bataille. Les troupes françaises sont fières de seconder la vaillante année belge ; dans ]a défense du sol envahi et dans la glorieuse lutte pour l’indépendance. »

Réuni sous ma présidence, le Conseil des ministres décide de conférer à la ville de Liége la croix de la Légion d’honneur, que je me promets d’aller lui porter moi-même après la victoire commune. Je télégraphie au roi Albert que le gouvernement tient à honorer ainsi les courageux défenseurs de la place et de l’armée belge tout entière, avec laquelle l’armée française verse, depuis ce matin, son sang sur les champs de bataille. De Louvain, où est installé son quartier général, le roi m’adresse ses remerciements et ajoute : « Liége, le pays et l’armée tout entière continueront à faire vaillamment leur devoir. »

Mais aujourd’hui même, l’héroïque cité wallonne a été souillée par l’ennemi. Les survivants de la 14e brigade allemande, conduits par le général Ludendorff, se sont glissés entre les forts et ont pénétré dans la place. Ils sont entrés au palais du gouvernement provincial et à l’hôtel de ville. Ils ont pris des otages, dont l’évêque, le bour6mestre, les sénateurs, et les ont mis en surveillance à la citadelle, dont ils se sont emparés. Le général Leman, gouverneur militaire, a été sommé de capituler. Il a refusé. Il a donné à la 3e division, qui tenait garnison dans la ville, l’ordre de rejoindre l’armée belge et d’aller défendre avec elle, derrière la Gette, le territoire et le drapeau. Mais pour permettre à son pays et à la France d’achever la concentration de leurs armées, il a enjoint aux forts d’arrêt de résister jusqu’au bout et il s’est retiré lui-même dans Bon réduit de Loncin, d’où il se propose de contrôler et de stimuler les onze autres satellites de la place occupée.

Nous ne connaissons pas tous ces détails à Paris. Le bruit des batailles de Belgique nous y arrive indistinct et confus. Les informations militaires que nous recevons sont vagues et contradictoires. Le Conseil des ministres prescrit à M. Philippe Berthelot, directeur adjoint au Quai d’Orsay, de partir pour Bruxelles et pour Louvain, de voir le chef d’état-major général belge, de demander audience au roi Albert et de nous apporter des renseignements précis.

Des pays plus lointains, les nouvelles sont encore moins claires et notre ignorance aggrave nos inquiétudes. Nous savons cependant que M. Sazonoff vient encore de mettre au jour d’autres combinaisons diplomatiques. Il propose d’offrir à la Roumanie, outre la garantie de son intégrité territoriale, la majeure partie de la Transylvanie et de la Bukovine, et de promettre au roi Ferdinand de Bulgarie quelques districts macédoniens28. Je persiste à trouver que ces ventes à terme de populations orientales et de peaux d’ours vivants ont quelque chose d’aventureux et de puéril.

De si vastes horizons ne s’ouvrent pas encore devant nous. Bien que l’Autriche-Hongrie ait déclaré hier soir la guerre à la Russie, le comte Szecsen demeure toujours tranquillement dans son bel hôtel de la rue de Varenne. Il a dit à son dentiste, qui est étranger et qui a répété le propos au docteur Widal : « La Commune nous sauvera. » Mais la Commune n’éclate que dans la déception, et la défaite. Nous n’en sommes point là, mon cher ambassadeur !

Nous avons même remporté aujourd’hui une victoire. Le VIIe corps, appartenant à la 1re armée, que commande le général Dubail et dont le quartier général est à Épinal, est entré en Haute-Alsace par cette trouée de Belfort, qui s’ouvre depuis 1871 sur nos provinces perdues. La petite ville d’Altkirch, l’ancienne capitale du Sundgau, la gracieuse cité dont Louis XIV a fait don jadis au cardinal Mazarin, vient d’être enlevée à la baïonnette, dans un style magnifique, par notre 44e régiment d’infanterie. Nos soldats vainqueurs sont montés sur la haute plate-forme où se dresse l’église et d’où se découvre, bordée par les lignes bleues des montagnes, l’immense plaine d’Alsace. La population a joyeusement acclamé les troupes françaises. D’un geste symbolique, habitants et fantassins ont arraché et abattu les poteaux de la frontière. À la même heure, notre 41e division a pénétré par le col d’Oderen, dans la riante vallée de la Thur, qu’elle a descendue jusqu’à Thann, après avoir emporté de vive force plusieurs barrages de troupes ennemies. Il ne s’agit pas encore là, pour la 1re armée, d’une offensive générale. Mais, sans attendre la fin de la concentration, c’est-à-dire le 14 août, le général Dubail a reçu du commandant en chef l’ordre d’utiliser en Haute-Alsace, pour une action immédiate, plus morale, ce semble, ou même plus sentimentale que militaire, un de ses corps d’armée de couverture, le VIIe, avec une division de cavalerie. L’objectif est, en premier lieu, le front Thann — Mulhouse. De là, on essaiera d’atteindre le Rhin et d’en couper les ponts, pour marcher ensuite vers Colmar. Les Français en Alsace ! Quarante-quatre ans après que s’est accompli un des plus grands rapts qu’ait connus l’histoire ! Gambetta avait-il donc raison de compter sur la justice immanente ? …

Puisque les hostilités commencent, les officiers de ma maison militaire, qui sont tous en activité de service, doivent rejoindre, sur terre ou sur mer, les postes qui leur sont assignés. Lc cœur serre, je leur adresse mes adieux et mes souhaits. Je vais, pendant la durée de la guerre, les remplacer auprès de moi par des retraités. Le général Duparge, blanchi dans la cavalerie, est, à raison de ses excellents services, désigné par le ministre de la Guerre pour succéder au dévoué général Beaudemoulin. Parmi les vieux officiers qu’il aura sous ses ordres, se trouveront des amis de longue date, que nous serons heureux de sentir à nos côtés dans les journées d’épreuve. Mon secrétaire général civil, M. Adolphe Pichon, et mon chef de secrétariat particulier, M. Marcel Gras, partent également pour l’armée. Je ne serai plus entouré que de têtes chenues et de barbes grises. Un de mes plus chers confrères du barreau, Félix Decori, n’étant plus d’âge à être mobilisé, s’offre à remplacer M.Pichon. J’accepte avec reconnaissance sa collaboration. Elle me sera précieuse, elle aussi, aux heures d’angoisse.

Aujourd’hui, à la Sorbonne, se sont réunies, sous la présidence de M. Appell, doyen de la Faculté des Sciences et membre de l’Institut, des personnes d’origines et d’opinions très diverses : M. Ernest Lavisse, M. Hanotaux, M. Maurice Barrès, Mlle Déroulède, Mgr Odelin, représentant l’archevêque de Paris, M. Dubreuilh, secrétaire du parti socialiste, M. Jouhaux, secrétaire de la Confédération générale du travail, M. Maurice Pujo, de l’Action française, des magistrats, des fonctionnaires, des industriels, des artistes, des hommes de lettres, tous animés d’une même foi, tous obéissant à une même pensée, celle de seconder l’effort des pouvoirs publics dans un vaste programme d’assistance aux victimes de la guerre. Donnant, comme l’armée, l’exemple de l’union sacrée, ces Français de bonne volonté ont fondé immédiatement un grand Comité de secours national, qui va chercher à stimuler les libéralités privées et dont la voix sera partout entendue.



27. Télégramme de M. Paul Cambon n° 226.
28. De Pétersbourg, nos 376 et 380.


Samedi 8 août modifier

D’après les télégrammes de notre ambassadeur à Berne, les mouvements de troupes autrichiennes continueraient sans interruption vers la frontière française et plus particulièrement vers l’Alsace. M. Doumergue prie le comte Szecsen de passer au quai d’Orsay. Il lui fait remarquer que ces transports. militaires sont en contradiction avec les assurances données par le comte Berchtold. Il demande si les dispositions du gouvernement autrichien ont changé. « Je ne crois pas, répond avec embarras le comte Szecsen ; je vais me renseigner. » M. Doumergue télégraphie à M. Paul Cambon qu’il lui parait impossible de laisser ainsi l’Autriche se préparer en pleine sécurité et expédier des forces contre nous tout en nous endormant par de bonnes paroles. Il prie notre ambassadeur à Londres de tenir le cabinet britannique au courant de cette singulière conduite. Peut-être le calcul de l’Autriche est-il de forcer la main à l’Italie. En tardant, comme elle l’a fait d’abord, à se prononcer contre la Russie, en reculant aujourd’hui encore sa décision à notre égard, l’Autriche espère sans doute nous obliger à prendre nous-mêmes contre elle l’initiative d’une déclaration de guerre. Les Empires du Centre pourraient ensuite trouver là un prétexte à soutenir qu’en vertu de la Triple-Alliance, l’Italie doit son aide à la puissance attaquée. Pour le motif inverse, nous ne voulons pas jusqu’ici rompre avec Vienne, bien que la monarchie dualiste ait maintenant déclaré la guerre à la Russie et bien que les termes de nos conventions trentenaires avec cette dernière puissance nous obligent à la seconder contre ses deux ennemis. La situation devient donc de plus en plus anormale. L’Autriche est libre d’envoyer où elle veut ses troupes et son artillerie, de mêler son armée à celle de l’Allemagne, de paralyser, d’accord avec son alliée, les mouvements de la Russie et, sans bouger, nous la regardons. Le comte Szecsen reste à Paris et l’opinion commence à s’étonner d’un état de choses qui n’est ni la paix, ni la guerre.

Les nouvelles de Liége sont aujourd’hui fort troubles29. M. Philippe Berthelot est arrivé à Bruxelles ce matin30, après avoir été arrêté maintes fois par les petits postes français et surtout par les gardes civiques belges, placés en sentinelles, tous les cent mètres, au bord des routes royales. Voici les informations qu’il a recueillies. Trois corps allemands sont toujours devant Liége, qui est aux trois quarts investie ; la ville est occupée, mais les forts restent intacts et prêts à rejeter les assaillants. Une force de quatre-vingt mille hommes couvre Bruxelles et se prépare à repousser, en avant de la capitale, l’offensive ennemie.

M. Berthelot a vu M. de Broqueville, président du Conseil et ministre de la Guerre, qui lui a fermement indiqué ses intentions : défense acharnée des forts liégeois, défense non moins opiniâtre des lignes de la Meuse, appel de tous les hommes en état de porter les armes, lutte sans merci. M. Berthelot s’est ensuite rendu à Louvain. Il a été reçu par le roi Albert dans un petit château à quelque distance de la ville. Il a expliqué au souverain que la France avait fait et continuerait à faire pour secourir la Belgique tout ce qu’il lui était possible d’entreprendre sans compromettre le sort de sa concentration. Avec beaucoup de noblesse et de simplicité, le roi a répondu qu’il n’avait jamais douté de la France et n’avait craint de notre part qu’un trop grand élan, avant que nous eussions toutes nos forces au complet. Il a dit que le général Leman porte sur lui une lettre royale, lui prescrivant de résister jusqu’à la mort. M. Berthelot ajoute31 : « En terminant, le roi a déclaré que la Belgique luttait pour son existence même, qu’elle lutterait jusqu’à son dernier homme contre l’Allemagne et, qu’au besoin, il prendrait lui-même un fusil. Je lui ai demandé la permission de rapporter ces dernières paroles intégralement au président de la République, certain qu’elles plairaient à son ardent patriotisme. »

M. Messimy se félicite hautement de la résistance belge, qui nous permet d’achever à Maubeuge des travaux très urgents. Le gouverneur avait plusieurs fois réclamé des crédits, qui n’ont pu lui être accordés. Notre état-major donnait assez naturellement la priorité à notre défense de l’Est. Mais aujourd’hui c’est peut-être le Nord qui est le plus menacé. Le général Pau, que le ministre a chargé d’aller inspecter la place, l’a trouvée insuffisamment protégée et a ordonné de parer au plus pressé. Il faudrait une quinzaine de jours pour tout mettre en état. Les Allemands nous laisseront-ils le répit nécessaire ?

Pour tâcher de faire diversion à leur large mouvement vers les Flandres et peut-être aussi pour multiplier par un coefficient psychologique la valeur de notre stratégie, notre commandement en chef, toujours installé à Vitry-le-François, a donné l’ordre d’occuper, dans les Vosges, les cols de Bussang, de la Schlucht, du Bonhomme, de Sainte-Marie et de Saales. Il a même immédiatement poussé nos troupes d’Altkirch et de Thann sur Mulhouse. Nous sommes rentrés sans combat, à 15 heures, dans la grande et chère ville qui s’était librement donnée à la France en 1798 et dont l’empereur Guillaume connaît si bien les sentiments que, depuis son avènement au trône, il s’est toujours abstenu d’y paraître. Nos régiments ont défilé, musique en tête, au milieu d’une population enthousiaste. M. Messimy a envoyé au général Joffre un télégramme de félicitations. Le général Joffre lui-même a adressé une proclamation à l’Alsace.

Comment ne pas tressaillir de joie à l’arrivée de ces télégrammes ? Mais cette retraite volontaire des Allemands ne laisse pas que d’être un peu suspecte et il nous parvient à Paris des informations qui contrastent avec l’optimisme de notre état-major. C’est ainsi que le commissaire spécial de Pontarlier nous signale d’inquiétants mouvements de troupes badoises dans les environs de Colmar. De prochaines contre-attaques ne sont-elles pas à redouter ?

D’autres préoccupations encore viennent troubler notre allégresse. Dans la Méditerranée, le Gœben et le Breslau continuent leurs courses mystérieuses. Après avoir bombardé notre côte algérienne, ils sont allés charbonner à Messine et ils ont passé hier près du cap Matapan, route à l’Est.

L’amirauté britannique nous fait savoir32 que ses forces navales de la Méditerranée ne sont pas en mesure de fermer à elles seules l’entrée de l’Adriatique. Déclarer dès maintenant la guerre à l’Autriche, ce serait donc l’inciter à attaquer l’escadre anglaise, qui serait condamnée à se retirer. L’amirauté ajoute qu’aussitôt que l’escadre française pourra lui prêter son appui, il n’y aura plus la moindre objection à la rupture avec Vienne. M. Augagneur m’assure qu’aujourd’hui même nos transports de troupes sont assez avancés pour que nos bâtiments ne tardent plus à coopérer avec la flotte alliée. La condition posée par l’Angleterre est remplie. Nous allons donc pouvoir sortir de l’étrange provisoire où nous sommes retenus, en face des menées autrichiennes.

Un mauvais son de cloche nous vient de Sofia33. La Russie a interrogé le roi Ferdinand sur les intentions de la Bulgarie. Elle s’y est prise assez maladroitement, en joignant les menaces aux promesses. Naturellement, le roi ne s’est engagé à rien. Il s’est retranché derrière son gouvernement, dont, en général, il ne se soucie pas beaucoup. Le président du Conseil s’est retranché derrière le roi. Ferdinand et ses acolytes n’ont pas changé. Leur duplicité nous réserve, sans doute, quelques surprises.

Sur d’autres points, les télégrammes russes sont heureusement plus favorables. Nicolas II a ouvert cette après-midi, à Saint-Pétersbourg, la session extraordinaire de la Douma34. Le gouvernement a proclamé sa résolution de poursuivre la guerre jusqu’à la victoire complète. L’empereur partira mardi pour Moscou35. Il a invité les ambassadeurs de France et d’Angleterre à l’accompagner dans la métropole religieuse et politique de la Russie et à assister avec lui à la cérémonie qui doit être célébrée au Kremlin.

De Londres aussi nous arrivent des encouragements. M. Paul Cambon nous informe36 que l’envoi en France, non plus de quatre, mais de cinq divisions, est à peu près décidé. Lord Kitchener s’est montré, ce matin, beaucoup plus disposé qu’hier à se ranger aux avis de l’état-major britannique, qui demande le passage en France de toutes les unités formées ou à former.

Dans la soirée, M. Georges Clemenceau m’adresse une note autographe, sans formule de salutation : « Ce soir, à 6 heures, j’ai reçu, au journal37, la visite de M. le comte Sabini, accompagné de l’attaché militaire italien, qui m’a donné lecture d’une dépêche de son gouvernement, dans laquelle il conclut à l’entrée en action immédiate de l’Italie contre l’Autriche. Tous deux paraissaient fort allumés par l’affaire de Liége et par l’ensemble des faits qui nous sont favorables. M. Doumergue verra probablement passer cette dépêche. Il serait curieux de savoir si la conclusion a été modifiée. Je ne le crois pas. Ces messieurs m’ont demandé s’il était vrai que les Anglais et les Français allaient se porter au nombre de quelques centaines de mille sur Namur. J’ai répondu que je n’en savais rien, mais que si je le savais, je ne le dirais pas. Ils m’ont encore demandé si nous avions rattrapé notre retard de mobilisation. J’ai répondu : en grande partie. Enfin, ils tenaient à être bien sûrs que j’étais très confiant. Je leur ai donné toutes les assurances désirables à cet égard. Ce qui est intéressant, c’est que le même homme, qui disait hier que l’Italie ne pouvait pas marcher en ce moment, venait m’apporter des affirmations toutes contraires. Cela peut s’expliquer assez facilement. Signé : G. CLEMENCEAU. » — P.-S. « J’ai eu soin de leur répéter à plusieurs reprises que l’ardeur avec laquelle l’Angleterre s’engageait à fond avait dépassé nos espérances. » Je communique immédiatement cette note à M. Doumergue et je le prie de vouloir bien se renseigner à Rome, car j’ignore quelle peut être l’influence de M. Sabini et de l’attaché militaire sur le gouvernement italien. M. Tittoni, qui était en croisière, au moment où la guerre nous a été déclarée, n’est pas encore rentré à Paris. Quant à M. Clemenceau, l’impétueux optimisme que lui inspire aujourd’hui son fervent amour de la France contraste heureusement avec l’aigre pessimisme des dernières observations qu’il a, en juillet, présentées au Sénat. Peut-être la vérité est-elle dans l’entre-deux.

La journée s’achève sans que nous ayons les moindres clartés sur l’ensemble de la manœuvre allemande. Aussi bien, dans une instruction générale n° 1, datée du 8 août, le général Joffre a-t-il retenu l’hypothèse, qui lui parait encore vraisemblable, que nous aurons à faire dans l’Est notre effort principal. La 1re armée, appuyée aux Vosges et couverte sur sa droite par le VIIle corps, prendra l’offensive, ainsi que la 2e, placée immédiatement à sa gauche dans la région de Nancy. Toutes deux attaqueront simultanément la gauche allemande qu’on suppose forte seulement de six corps, alors que nous sommes capables de lui en opposer huit. Notre 4e et notre 5e armée, placées en face du centre allemand, que l’on considère comme la partie la plus importante de l’armée adverse, sont chargées, soit de franchir la Meuse pour attaquer l’ennemi dans la direction de la frontière belge, soit de rejeter les Allemands sur le fleuve, si d’aventure ils réussissaient à le traverser. Notre 3e armée est disposée sur les collines qui dominent, d’un côté, la rive droite de la Meuse et, de l’autre, la plaine argileuse de la Woëvre. Elle appuiera l’action de la 4e, soit en se portant avec elle vers le Nord, soit en contre-attaquant, sur sa droite, les troupes qui se hasarderaient à déboucher, dans la direction de l’ouest, du camp retranché de Metz. Pour le moment, le généralissime ne se préoccupe pas encore beaucoup des opérations que peuvent entreprendre dans le Nord les forces allemandes. Il prend toutefois des mesures pour qu’un de nos corps de cavalerie couvre la concentration et la mise en ligne de l’armée britannique. Il prévoit, en outre, que le 4e groupe de divisions de réserve organisera, dans les environs de Vervins, une position de campagne destinée à garantir un débouché, soit vers le nord, soit vers l’est. Mais on ne s’attend pas, au quartier général, à ce que les Allemands essaient de déborder par l’ouest notre 5e armée, celle du général Lanrezac, et d’enlacer notre aile gauche.



29. Télégrammes de Bruxelles, nos 136 et 139.
30. Télégrammes de Bruxelles, nos 140, 141, 144 et 145.
31. Télégramme n° 145.
32. Londres n° 136.
33. Télégramme de M. de Panafieu, n° 53. Sofia, 7 août. Reçu le 8 à 7 h.
34. Télégramme de M. Paléologue, 8 août, n° 388.
35. Télégramme de M. Paléologue, 8 août, n° 387.
36. De Londres, n° 235, 8 août.
37. L’Homme libre, qui devait bientôt, après quelques coupures opérées par la censure, devenir L’Homme enchaîné.


Dimanche 9 août modifier

Les informations que M. Berthelot nous a envoyées de Belgique et qu’il nous confirme à son retour ont inspiré au gouvernement de la République de tels sentiments de reconnaissance envers le roi que nous décidons de les lui témoigner par l’octroi de la médaille militaire. Je charge le général Duparge d’en porter les insignes au vaillant souverain et de lui remettre, en même temps, ce billet : « Cher et grand ami, je remercie vivement Votre Majesté des cordiales assurances qu’elle m’a fait transmettre par M.Berthelot. La France est pleine d’admiration pour l’héroïsme de l’armée belge et pour le noble exemple donné par Votre Majesté. Le gouvernement de la République serait heureux si Votre Majesté voulait bien accepter des mains de mon envoyé la médaille militaire française, qui est la plus haute distinction décernée dans mon pays pour faits de guerre et que portent, avec la même fierté, ceux de nos officiers généraux et de nos soldats qui se sont distingués sur les champs de bataille. »

Notre consul général à Anvers, M. François Crozier, le frère de l’ancien ambassadeur à Vienne, nous adresse des renseignements qu’il dît puisés aux meilleures sources : « Les Allemands placent en tête de leurs colonnes les prisonniers belges, peu nombreux du reste, pour leur faire subir le feu de leurs compatriotes. On insiste sur cette nouvelle, qui est certaine, et on nous sera reconnaissant de lui donner la plus large publicité38 ; »

De son côté, M. Klobukowski télégraphie39 que les Allemands faits prisonniers par les Belges sont très démoralisée. Tous disent que leurs chefs leur avaient affirmé qu’ils seraient accueillis en Belgique à bras ouverts. Mais nous aurions grand tort de nous laisser éblouir par des récits trop agréables et de sous-évaluer la force militaire de l’ennemi. Le général Joffre, lui, la connaît et il voudrait que l’Allemagne ne parvint pas à nous devancer. Il m’envoie par un de ses officiers la lettre suivante : « Vitry-le-François, le 9 août 1914. Monsieur le président, je suis prévenu que le premier jour de la mobilisation des forces anglaises, qui doivent être employées sur le continent, est le 9 août seulement, ce qui retarde jusqu’au 26 août la date à laquelle ces forces seraient en mesure de se porter en. avant. » Or, il ne nous est pas permis d’attendre jusqu’à cette date pour nous porter à la rencontre des armées allemandes, sous peine de perdre tous les avantages que peut nous procurer la priorité de l’action. Je suis donc déterminé à ne pas attendre pour agir l’arrivée des troupes anglaises. L’appui ultérieur de ces forces sera néanmoins d’une grande importance dans le développement des opérations, à la condition que leur arrivée ne soit pas trop tardive. Peut-être l’état-major anglais pourrait-il activer les mesures préparatoires initiales. J’estime qu’il conviendrait de faire part au gouvernement anglais du grave inconvénient qu’aurait un long retard dans l’arrivée des troupes anglaises. En ce qui concerne les forces belges, je suis heureux d’avoir pu constater l’énergie qu’elles ont montrée pour la défense de Liége. Notre cavalerie, grâce à l’activité du général Sordet, a pu leur apporter, en temps utile, sinon un appui matériel, du moins un réconfort moral. Je désirerais que cela fût dit au gouvernement belge et qu’on lui donnât l’assurance que cet appui ne sera pas le seul. Nous lui demanderions, en échange, de continuer l’action déjà si brillamment commencée au nord de l’aile gauche de nos armées. Signé : JOFFRE. »

MM. Viviani, Doumergue et Messimy, auxquels je communique cette lettre et qui trouvent, d’ailleurs, qu’elle aurait dû être adressée au ministre de la Guerre, et non à moi, vont chercher à presser l’état-major britannique. M. Doumergue télégraphie à Londres. D’accord avec les ministres, j’adresse, d’autre part, au roi des Belges, un message que lui porte un officier précédemment attaché à ma maison militaire, le colonel Aldebert : « Cher et grand ami, le général Joffre m’écrit qu’il a constaté avec une vive admiration l’énergie que les troupes belges ont déjà déployée au cours de la campagne… (Je reproduis ici le dernier paragraphe de la lettre du général en chef et je continue) : Votre Majesté a répondu, d’avance, à l’espoir que m’exprime le général Joffre, puisqu’elle a fait connaître à M. Berthelot son intention de poursuivre la guerre jusqu’à ce que le territoire belge soit entièrement libéré. Avec un sens très juste des nécessités militaires, Votre Majesté a émis, devant M. Berthelot, l’opinion que l’armée française devait attendre la concentration totale de ses forces avant de prendre l’offensive. Mais le jour est, sans doute, assez prochain où nos troupes seront en mesure de commencer la marche en avant. Votre Majesté pensera certainement, comme moi, qu’il sera utile pour les deux armées de pouvoir, à ce moment, coordonner leur action. Pour assurer la liaison entre le corps anglais et nos armées, il a été décidé, d’un commun accord, que des officiers anglais seraient attachés à l’état-major français et réciproquement. Le gouvernement de la République souhaiterait que Votre Majesté consentit à adopter, pour la durée de la campagne en Belgique, une combinaison analogue. Je serais très heureux de mettre à la disposition de Votre Majesté trois officiers qui seraient placés sous vos ordres et auxquels vous pourriez donner les renseignements nécessaires. De son côté, le général Joffre accueillerait bien volontiers dans son état-major deux ou trois officiers belges, au gré de Votre Majesté. De cette manière, la coordination des programmes à exécuter de conserve par les deux armées, fraternellement unies, serait parfaitement assurée, en même temps que serait maintenue l’entière liberté de chacun des deux commandements. Je prie Votre Majesté de ne trouver dans ma démarche qu’un nouveau témoignage du profond désir qu’a le gouvernement français de voir les armées belges marcher bientôt à la victoire aux côtés des nôtres. Croyez, cher et grand ami, à mes sentiments dévoués. »

Mais, déjà, ce n’est plus seulement la Belgique qui est envahie ; c’est aussi, sur plusieurs points, l’Est de la France. Le préfet de Meurthe-et-Moselle télégraphie au ministre de l’Intérieur: « Suis sans nouvelles de Briey, toutes communications étant interrompues avec cette sous-préfecture, dont le bureau de poste a été évacué le 4 courant… Le 5 août, l’infanterie allemande franchit la frontière à Homécourt, à moins de cinq kilomètres de Briey. Le 6, les Allemands s’avancèrent du côté de Conflans, où ils doivent se trouver en ce moment. Ce mouvement de l’ennemi me parait comporter l’occupation de Briey par les Allemands. » Le gouvernement juge avec raison que le préfet aurait dû, à tout prix, se renseigner mieux et plus vite et qu’il est nécessaire de le remplacer. L’occupation du bassin de Briey par les Allemands ne serait rien de moins qu’un désastre, puisqu’elle mettrait entre leurs mains d’incomparables richesses métallurgiques et minières, dont l’utilité peut être immense pour celui des belligérants qui les détiendra. Aux termes de l’ordre général du commandant en chef, les dix kilomètres abandonnés avant la déclaration de guerre avaient dû être repris. Comment ont-ils pu être reperdus et au delà, sans que nous en fussions même avertis ?

De son côté, M. Aubert, préfet de la Meuse, télégraphie qu’il ne peut plus communiquer électriquement avec Bouligny, Mangiennes, Billy et Spincourt, que la gendarmerie de Longuyon a dû se replier sur Marville et que l’infanterie française a eu un engagement avec la cavalerie allemande, en deçà de la frontière, sur la ligne Spincourt — Montmédy.

Le quartier général complète ces indications attristantes. L’ennemi a poussé des éléments sur l’Othain, vers Spincourt, qui est en flammes. Une division de cavalerie allemande a rencontré hier soir le bataillon de chasseurs de Stenay, qui avait été porté en avant et qui a dû se replier sur Marville. Ma pauvre et chère Meuse, la voilà donc, une fois de plus, la proie des armées étrangères…

En Alsace, nous sommes entrés à Sainte-Marie-aux-Mines par le col, mais, au sud, nos troupes ont vainement essayé de déboucher de Mulhouse : elles se sont heurtées à la forêt de la Hardt, qui était puissamment organisée.

On continue à nous annoncer que des forces austro-hongroises seraient transportées vers la France40. Notre ministère en Hollande, M. Marcellin Pellet, nous confirme, à cet endroit, les renseignements de notre ministre à Berne41. Mais ce matin encore, le comte Berchtold a répété, en termes catégoriques, à M. Dumaine, que le gouvernement austro-hongrois n’avait pas amené de troupes sur nos frontières42.

M. Doumergue trouve cette réponse équivoque et prie M. Dumaine de demander au comte Berchtold si aucune division austro-hongroise n’a été envoyée vers l’ouest, hors du territoire autrichien.

À Saint-Pétersbourg, il y a toujours surabondance d’idées et de projets. M. Sazonoff voudrait maintenant qu’on fit au marquis di San Giuliano la promesse solennelle d’un concours militaire. M. Paul Cambon déconseille cette démarche officielle. M. Doumergue estime, lui aussi, qu’il suffit d’inviter M. Barrère à entretenir directement de la question le ministre italien, à titre personnel et privé. M. Doumergue a, en effet, de bonnes raisons d’être prudent. Il connaît « de source secrète et sûre » une savante combinazione qui a été imaginée à Rome. On demanderait à l’ Angleterre d’intervenir, aux côtés de l’Italie, entre les deux groupes de grandes puissances pour qu’aucun d’eux ne l’emportât exagérément sur l’autre. M. Doumergue a mis M. Paul Cambon au courant de cette trop ingénieuse conception.

M. Clemenceau lui-même, qui désire si vivement l’entrée en guerre de l’Italie, a craint qu’une petite conspiration ne fût ourdie pour contrecarrer ses efforts. Venu aujourd’hui, avec une cordialité ravivée, me confier de nouveau ses espérances, il s’est demandé si M. Tittoni, rentré à l’ambassade après sa croisière interrompue, n’allait pas volontairement tout gâter. Mais, un peu plus tard dans la journée, il m’envoie une note où la confiance a repris le dessus : « Paris, 9 août 1914. Note pour M. le président de la République. — Le plan machiavélique a échoué ou plutôt n’a pas été mis à exécution, car on est venu me chercher pour me dire que j’étais attendu. On m’a annoncé, en même temps, que M. Tittoni était complètement retourné et qu’il pensait et parlait comme nous. Entrevue ultra-cordiale d’une heure et demie. Il m’a demandé l’autorisation de porter l’entretien à la connaissance de son gouvernement, ainsi que le récit de l’entrevue antérieure à l’Élysée. Je ne pouvais faire de difficulté. J’ai lieu de croire qu’il a trouvé, en arrivant, une dépêche qui a causé ce revirement, car c’était le passage subite du blanc au noir, comme précédemment. Il me semble que vous touchez au succès. Signé : G. CLEMENCEAU. »

Je suis très frappé par le ton presque affectueux de cette note, où éclate la joie patriotique de M. Clemenceau. Je voudrais que ses prévisions fussent fondées, mais la source secrète et. sûre de M. Doumergue me murmure qu’il faut nous défier du résultat de ces conversations officieuses. Le fait que nous ne sommes pas encore en état de guerre avec l’Autriche inquiète, d’ailleurs, le gouvernement italien et le marquis di San Giuliano en manifeste, une fois de plus, sa surprise43.

Mais de combien d’autres nations l’attitude ne nous paraît-elle pas indécise ! À en croire les assurances données par M. Radoslavoff à M. Savinsky, ministre de Russie, la Bulgarie serait décidée à ne provoquer aucun trouble en Macédoine et à ne pas se trouver en conflit avec l’empire des tsars44 ; mais à Nisch, M. Pachitch répète à M. Boppe qu’il s’attend à des actes de vengeance du roi Ferdinand contre la Serbie et contre la Roumanie45.

La conduite de la Turquie est encore plus suspecte. Le grand vizir a, il est vrai, affirmé au représentant de la Russie que la Porte ne permettrait pas au Gœben et au Breslau de passer les détroits46. Mais, en attendant, les deux croiseurs rôdent, comme des corsaires, dans la mer Égée, et il semble bien que, dès maintenant, ils soient d’accord avec les Turcs pour aider ceux-ci à faire la diversion que l’Allemagne attend d’eux sur les derrières de la Russie. La Porte a donné le commandement de la 1re armée à Liman von Sanders, devenu Liman Pacha, qui a conquis un incroyable ascendant sur Enver Pacha et, par celui-ci, sur le Conseil des ministres auquel il est souvent appelé à prendre part. À Angora, à Smyrne, le commandement du IVe et du Ve corps est échu à des colonels allemands. Les Allemands sont partout en Turquie et y commandent en maîtres comme chez eux47. Les appréhensions dont la Russie nous faisait part, il y a quelques mois, à la suite de la mission Liman von Sanders, n’étaient donc que trop justifiées. Tout, dès cette époque, était soigneusement préparé et la partie se déroule, telle que l’ont prévue et voulue les deux empires du centre.

Nous voici, du moins, rassurés sur le Nord de l’Europe. De Stockholm, M. Thiébaut nous annonce48 que, dans la journée d’hier, la Suède et la Norvège se sont réciproquement communiqué leur résolution de maintenir, entre toutes les puissances belligérantes, leur complète neutralité.

À Cettigné, la roi Nicolas proteste de la loyauté de ses intentions auprès de M. Delaroche-Vernet. Des navires de guerre autrichiens ont commencé à bombarder Antivari. Le roi a donné l’ordre d’équiper les batteries du Lovçen et de tirer sur les forts de Cattaro49.

À Tokyo, après une entrevue entre l’empereur et le prince Fushimi, le gouvernement japonais a décidé de remplir sans réserve ses devoirs d’allié et en a prévenu l’ambassadeur d’Angleterre50.

D’Algérie, de Tunisie, du Maroc, affluent les meilleurs renseignements sur l’état d’esprit des colons et des indigènes. Les uns et les autres s’empressent de venir combattre sous le drapeau français. De Rabat, notamment, le général Lyautey télégraphie que le sultan fait preuve d’un loyalisme impeccable51. Le résident général ajoute qu’il est prêt à rester à son poste, si telle est la volonté du gouvernement, mais que ce parti sera cruel à un soldat et à un Lorrain de la frontière. Désormais, dit-il, il considère avant tout le Maroc comme un réservoir d’où l’on pourra tirer des ressources progressives, pour accroître les forces nationales52.

Déjà les troupes anglaises occupent le Togo. M. Maurice Raynaud a donné l’ordre au gouverneur du Dahomey de coopérer amicalement avec la Grande-Bretagne à la prise de possession de cette colonie allemande. Mais un coup de téléphone de Belfort nous fait vite oublier cette victoire lointaine. L’administrateur nous apprend que Thann, où nous étions entrés en vainqueurs, est retombé entre les mains des Allemands, qu’une compagnie française a été surprise et qu’on se bat dans Mulhouse. Il est vrai qu’en revanche, d’après une information du quartier général, nous nous sommes établis, au prix de pertes sérieuses, sur plusieurs cols des Vosges et que nous tenons les crêtes. Mais, en deçà de notre frontière, Blamont et Cirey sont pris par l’ennemi et, au total, nous avons plus perdu que gagné.

D’autre part, à Liége, le fort de Barchon est tombé hier soir ; les forts voisins ont été attaqués aujourd’hui; ceux d’Évegnée et de Pontisse paraissent très menacés.

Il est temps que la Russie commence son offensive pour nous dégager de la pression qui s’exerce sur la Belgique et sur nous. Le général Joffre a instamment prié le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch de porter le plus tôt possible ses troupes en avant. M. Paléologue transmet, de la part du généralissime russe, à notre commandant en chef cette déclaration à demi rassurante : « Le plan d’opérations comporte : 1° L’armée de Vilna va prendre l’offensive sur Kœnigsberg ; 2° l’armée de Varsovie sera jetée immédiatement sur la rive gauche de la Vistule pour flanquer l’armée de Vilna ; 3° l’offensive générale sera tentée vraisemblablement Vendredi 15 août53. »

M. Paul Deschanel, président de la Chambre des députés, qui vient me voir tous les jours et qui m’a, à sa première visite, embrassé avec effusion et avec enthousiasme, est aujourd’hui devenu un peu sombre. M. Jean Dupuy, sénateur, qui me demande, lui aussi, assez anxieusement des nouvelles, me raconte que M. Clemenceau lui a dit : « Il ne faut pas que le président s’imagine que je suis disposé à désarmer. C’est une trêve ; ce n’est pas la paix. » Qu’importe, une fois encore, pourvu que cette trêve dure entre nous jusqu’à la paix avec l’Allemagne !



38. Anvers, n° 5.
39. Bruxelles, 9 août, n° 137.
40. Berne, n° 73.
41. La Haye, n° 21.
42. Vienne, n° 161.
43. De Rome, 9 août, n° 308.
44. M. de Panafieu, nos 58 et 59.
45. De Nisch, n° 55.
46. De Pétersbourg, n° 398.
47. Dépêche de notre attaché militaire à Constantinople, 9 août 1914.
48. Stockholm, 9 août, n° 49.
49. Cettigné, nos 82, 83 et sans numéro.
50. De M. Regnault, n° 27.
51. N° 755 G.
52. Nos 745 G, 139.
53. Le 15 tombant un samedi dans le calendrier grégorien, nous nous sommes demandé s’il y avait erreur ou s’agissait du style russe, c’est à dire du 28 août. M. Paléologue interrogé a précisé que le grand-duc avait entendu parler du vendredi 14, dans notre style.