Au service de la France/T5/Ch III

Plon-Nourrit et Cie (5p. 105-148).


CHAPITRE III


La Meuse envahie. — Visite de M. Vandervelde. — Les coq-à-l’àne des chancelleries. — Notre offensive dans l’Est ; succès de la 1re et de la 2e armées. — Le premier drapeau pris à l’ennemi. — L’armée belge se replie sur Anvers. — Le retour de M. Jules Cambon à Paris. — La bataille de Morhange. — Des Alsaciens à l’Élysée. — La retraite vers Nancy.


Dimanche 16 août 1914.

Toujours l’incertitude, l’attente et la fièvre. Des opérations militaires, je ne connais que le peu dont les officiers de liaison me font, chaque jour, l’avare confidence. Nos troupes ont repris hier Blamont et Cirey ; elles sont rentrées à Thann ; mais la joie que nous causent ces petits succès est gâtée par la pensée de tout le sang qu’ils coûtent à la France. Nous recevons, en outre, de M. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle, de poignantes informations sur les excès que commettent les troupes allemandes. Elles se conduisent comme si elles avaient reçu l’ordre de nous terroriser et comme si, dans son ivresse d’orgueil, un chef aveugle croyait pouvoir donner à sa férocité l’excuse d’abréger la guerre. Pendant les huit jours que l’ennemi est resté à Blamont, il a, sans aucune raison, tué trois personnes, dont une jeune fille et un vieillard, M. Barthélemy, ancien maire, âgé de quatre-vingt-six ans. D’autres renseignements, qui nous viennent du préfet de la Meuse, m’affligent d’autant plus qu’ils concernent des communes qui me sont particulièrement chères. À Breux, près de Montmédy, une patrouille de uhlans, sortie de Belgique, s’est heurtée à nos douaniers ; elle en a blessé deux, ainsi qu’un enfant de douze ans. D’autres éclaireurs, venant de la région messine, se sont glissés, au milieu des étangs et des boqueteaux de la Woëvre, jusqu’à ce village de Nonsard dont les habitants m’ont toujours été si fidèlement attachés. Les Allemands ont même pénétré plus loin dans cet arrondissement de Commercy, dont j’ai été si longtemps député, et dix d’entre eux ont été faits prisonniers aux environs de Montsec. Tous ces noms évoquent en moi des images familières, une plaine fertile aux pieds des coteaux, des vignes sur les pentes, des vergers autour des maisons, une population laborieuse et probe, parmi laquelle je compte tant de vieux et sûrs amis. La guerre est à peine commencée et voilà déjà l’ennemi au cœur de mon pays natal, à quelques kilomètres du logis champêtre où s’abritait, aux jours de paix, mon existence familiale.

On m’annonce, il est vrai, que dans les Vosges, nous tenons Sainte-Marie-aux-Mines, qui nous avait été vivement disputée. Nous avons, en outre, progressé dans cette pittoresque vallée de Schirmeck que ma femme et moi, nous avons naguère descendue, en automobile, avec de jeunes nièces, dans un voyage d’été. En Belgique, à Dinant, nous avons remporté un succès sur la division de la garde et sur la 1re division de cavalerie allemande. On m’apprend aussi que, le vendredi 14, notre 1er bataillon de chasseurs s’est emparé, devant Saint-Blaise, d’un drapeau ennemi ; et je me sens fier que ce soient des camarades vitriers qui offrent, les premiers, à la France la gloire de ce butin symbolique. Ces heureuses communications me font, sans doute, tressaillir de joie et d’espérance. Mais que les Allemands soient déjà aux approches de Saint-Mihiel, c’est ce qui me paraît, malgré tout, d’assez fâcheux augure ; c’est ce qui, par surcroît, me représente nos revers sous la forme la plus sensible et la plus brutale, puisque mes yeux, accoutumés à ces paysages meusiens, voient réellement de loin les combats qui les souillent.

Pendant que la fortune hésite à se fixer, la propagande impériale continue à faire rage dans le monde entier. M. Chevalley nous envoie de Christiania quelques spécimens des fables qu’elle répand à profusion1 : « Brutalités des Belges à Anvers contre les Allemands expulsés. Les quinze cents prisonniers français arrivés à Berlin avaient de vieux uniformes en loques et faisaient pitié. » Et encore, ce communiqué paru dans la Gazette de l’Allemagne du Nord et distribué en Norvège2 : « En dépit du droit des gens, une guerre populaire s’organise en France. Nous fusillerons sans pitié les civils combattants ou destructeurs de moyens de communication. Ce n’est pas l’Allemagne, c’est la France qui sera responsable des flots de sang que cela va coûter… La Belgique a voulu la guerre. Des civils, des enfants nous attaquent. Si la guerre prend désormais un caractère féroce, la Belgique en. portera la responsabilité. » M. Thiébaut nous donne, à son tour, des exemples recueillis à Stockholm3 : « Révolution en Pologne confirmée. Candidature au trône d’un Hohenzollern catholique. M. Bapst nous télégraphie, lui aussi, de Copenhague4 : « On dit à Berlin que le gouvernement allemand, par l’entremise d’une puissance neutre, aurait fait déclarer au gouvernement français et au gouvernement belge que, si la guerre prend un caractère sauvage, la faute en sera à la Belgique, dont la population civile a agi envers les troupes allemandes avec une barbarie qui est une insulte à la civilisation. » Malheureuse Belgique, voici maintenant que c’est elle la grande coupable ! L’Allemagne était, comme nous, garante de sa neutralité. L’empire a cyniquement envahi le sol qu’il avait juré de protéger et il a aujourd’hui l’audace d’incriminer devant la conscience de l’humanité la nation laborieuse et inoffensive dont il a, sans provocation de personne, violé le territoire sacré. Cependant la Belgique, surprise par la brusque agression de son impérial voisin, ne sait même pas comment faire face aux dépenses imprévues que lui impose cette traîtrise ; elle se tourne avec embarras vers les autres garants de son indépendance. Les gouvernements de Londres et de Paris sont obligés de se concerter en vue de lui avancer les fonds dont elle a besoin5 ; mais, pour les lui prêter, ils devront eux-mêmes les emprunter.

La Belgique s’organise, d’ailleurs, bravement pour la défense. M. Vandervelde, ministre d’État, est venu voir aujourd’hui MM. Viviani, Doumergue et Messimy. Je l’ai également reçu à l’Élysée. Je n’avais eu jusqu’ici l’occasion de le rencontrer qu’une fois ou deux. J’ai causé assez longuement avec lui. Devant le péril inattendu qui menace les libertés de son pays, il paraît avoir mis provisoirement de côté toutes les préoccupations de parti. Il me parle du roi avec respect et de ses collègues du cabinet avec cordialité. Son esprit semble aussi alerte et aussi vif que son caractère froid et résolu. Il a une surdité fort intelligente, qui ne l’empêche pas d’entendre ce qu’il désire connaître et qui lui permet de laisser tomber tout ce qu’il tient pour négligeable. Il a beaucoup insisté auprès de moi pour que la cavalerie française envoyât des détachements sur la rive gauche de la Meuse, de manière à seconder l’armée belge et surtout à rassurer la population. C’est aussi la demande que le colonel Aldebert nous a fait transmettre par M. Klobukowski de la part du grand quartier général belge6. Le gouvernement de la République prévient le général Joffre, qui donne l’ordre au général Sordet de franchir la Sambre avec ses cavaliers et de s’avancer en Belgique, vers l’Est.

Jusqu’ici, les départements du Nord et du Pas-de-Calais n’ont pas été compris dans la zone des armées. Même après l’invasion de la Belgique, notre état-major se faisait difficilement à l’idée que la guerre pourrait être portée aussi loin dans la direction du nord-ouest. C’était toujours la généreuse illusion de ce plan XVII, qui prêtait à l’ennemi les sentiments chevaleresques de la France. Mais le nombre croissant des troupes allemandes signalées aux confins de la Belgique, l’importance de celles qui ont déjà pénétré sur le territoire neutre, l’arrivée du contingent britannique, la perspective effrayante d’un enveloppement beaucoup plus large et plus dense que celui dont on avait fini par prévoir la possibilité, la nécessité désormais reconnue d’étendre l’action de notre commandement le long de la frontière belge jusqu’au littoral, déterminent le général Joffre à nous demander que le Nord et le Pas-de-Calais soient incorporés dans la zone militaire. Le ministre de la Guerre prend, en ce sens, un arrêté qui paraîtra à l’Officiel demain matin.

La pression qui s’exerce, de toutes parts, sur le front belge et sur le nôtre oblige, en outre, le généralissime français à stimuler, de nouveau, son collègue de Russie. Ce n’est certes pas que personnellement le grand-duc Nicolas ait besoin d’exhortations, mais, comme il me disait un jour, en 1912, « dans l’immensité de l’empire, quand un ordre est parti, on n’est jamais sûr qu’il arrive ». Nos alliés russes ont pris l’offensive le 14 août. Les trois armées du nord-ouest, formées de douze corps, ont attaqué les Allemands, les deux premières au nord de la Vistule, la troisième au sud de ce fleuve. Une quatrième armée, composée de trois corps, doit marcher sur Posen et sur Breslau. D’autre part, au sud-ouest, trois armées, qui comprennent environ douze corps, opèrent contre l’Autriche7. L’empereur, le grand-duc Nicolas, le général Yanouschkevitch déclarent à l’envi qu’ils s’ouvriront le plus rapidement possible la route de Berlin, que les hostilités à poursuivre contre les forces austro-hongroises sont stratégiquement d’ordre secondaire et qu’il faut, avant tout, obtenir la destruction de l’armée allemande. Ils s’approprient donc expressément la thèse du commandement français8. M. Paléologue répète, en outre, que l’Angleterre a tort de s’inquiéter9 et que la Russie ne réserve pas un seul homme en vue d’une occupation éventuelle contre la Turquie10. Notre ambassadeur nous assure enfin que le manifeste aux Polonais a été unanimement approuvé par l’opinion russe. La plupart des journaux de Pétersbourg et de Moscou consacrent des articles dithyrambiques à la réconciliation de la grande famille slave. Mais je voudrais connaître l’opinion de Varsovie. Je continue à craindre que, dans les pays polonais, le sceptre du tsar n’apparaisse guère comme un emblème de libération. En tout cas, la proclamation russe a causé en Allemagne une très vive irritation. Les autorités impériales ont contraint les administrateurs du diocèse de Posen à publier un mandement pour rappeler les persécutions endurées sous la domination russe par les catholiques polonais et pour inviter leurs ouailles à combattre fidèlement sous les étendards germaniques11.

D’autres initiatives russes et, en particulier, celles de M. Sazonoff, ajoutent à nos soucis. Indiscrètement pressé par le ministre de Russie à Bucarest, M. Bratiano lui a déclaré, comme il l’avait annoncé, qu’il ne pouvait encore rien promettre à personne et que si l’on insistait auprès de lui pour obtenir une réponse immédiate, elle serait négative. M. Sazonoff cherche à se consoler de cet échec en recommençant ses essais de pourparlers avec la Turquie12. Il voudrait qu’on dît à la Porte : « Si vous restez neutre, l’Angleterre, la France et la Russie, non seulement vous garantiront votre territoire, mais vous débarrasseront, en cas de victoire, de la tutelle oppressive que l’Allemagne vous a imposée dans plusieurs entreprises, notamment dans celle du chemin de fer de Bagdad. » Sir Ed. Grey, dont l’esprit ne reste pas inactif, a chargé sir Francis Bertie de transmettre à M. Doumergue une proposition analogue. Sans se faire de grandes illusions sur l’efficacité de cette démarche, le cabinet français y donne son adhésion, mais à peine a-t-il eu le temps d’expédier sa réponse que M. Isvolsky vient remettre à M. Doumergue une note complémentaire. C’est M. Sazonoff qui, dans ce post-scriptum, réclame la démobilisation préalable de la Turquie. Le gouvernement français estime que cette prétention est excessive et risque de tout compromettre. M. Maurice Bompard ne nous cache pas, en effet, que la Turquie penche de plus en plus vers l’Allemagne et que, si la première grande bataille est une victoire allemande, on aura beaucoup de mal à retenir le gouvernement ottoman dans une plus longue neutralité13.

En revanche, le Foreign Office a meilleure impression de ce qui se passe en Grèce14. Depuis quelques jours, paraît-il, le roi Constantin était assailli de lettres et de télégrammes de son impérial et tumultueux beau-frère. La reine Olga venait constamment à la rescousse. M. Venizelos, qui observait ces manèges, se montrait fort inquiet. Mais la pression a dépassé la mesure. Le ministre d’Allemagne lui-même s’est mis de la partie. Il a osé — sans doute sur un ordre catégorique de Berlin — enjoindre au roi de se prononcer, tout de suite, pour ou contre Guillaume II. Il se serait exprimé avec une telle arrogance que Constantin, froissé dans son amour-propre, aurait interrompu l’audience.

Quant à l’Italie, M. Doumergue a été fort bien inspiré de ne rien précipiter. Sans doute, l’état-major italien semble préparer, dans tous les détails, une action militaire à plus ou moins longue échéance contre l’Autriche-Hongrie15. Mais nous avons la preuve qu’aujourd’hui même le marquis Imperiali a reçu à Londres, du marquis di San Giuliano, des instructions dilatoires. Le gouvernement royal prévient son ambassadeur qu’il n’a pas, pour le moment, l’intention de sortir de la neutralité, mais que, si jamais il changeait d’attitude, cette décision nouvelle devrait être précédée d’accords militaires et politiques précis et détaillés avec les puissances de la Triple-Entente. Ces accords seraient négociés dans le plus grand secret à Londres et non ailleurs. L’Italie ne se méfie nullement de M. Doumergue, mais elle se méfie depuis longtemps, de M. Isvolsky, qui est accrédité à Paris ; elle préfère la prudence et la discrétion britanniques. Le marquis Imperiali est même chargé de prier sir Ed. Grey d’intervenir pour que M. Barrère et M. Krupenski, ambassadeur de Russie à Rome, s’abstiennent d’aborder ce sujet dans leurs conversations avec San Giuliano. Ce que l’Italie n’ajoute pas et ce qui explique peut-être les préparatifs apparents qu’elle fait dans la direction du Trentin, c’est que, dans l’intervalle, elle se propose de négocier avec l’Autriche, par l’intermédiaire de l’Allemagne. Elle compte bien peser minutieusement les avantages qu’elle peut attendre, soit de la neutralité, soit d’une guerre contre ses anciens alliés. Une fois de plus, la Consultà se montre la plus adroite et la plus subtile de toutes les chancelleries européennes.

Dans la soirée, on ne sait pas encore au ministère de la Guerre si nous avons pris l’offensive, sur la frontière belge, comme on l’avait annoncé. On me dit seulement que notre situation s’affermit en Haute-Alsace, que dans la région de Schirmeck nous avons fait mille nouveaux prisonniers, que nous nous sommes emparés de canons de campagne et de canons de gros calibre et qu’au delà de Cirey reconquis nous avons, par un nouveau bond, forcé le corps bavarois à se replier.

À 23 heures 30, on me remet un télégramme expédié de Malte à 21 heures 50 et signé de l’amiral Boué de Lapeyrère : « J’ai surpris ce matin devant Antivari, en venant à la fois par nord-ouest et sud, croiseur type Zenta et torpilleur qui tenaient blocus. Croiseur a été coulé. Torpilleur paraît avoir réussi à s’enfuir. Je vais reprendre poste observation entrée mer Adriatique en ravitaillant sur place les bâtiments. »



1. Télégramme n° 117.
2. Télégramme n° 121.
3. Télégramme n° 3.
4. Télégramme n° 103.
5. Télégramme de M. Klobukowski n° 208.
6. Télégrammes nos 213 et 214.
7. Télégramme de M. Paléologue, n° 432.
8. Télégramme de Pétersbourg, n° 435.
9. Télégramme de M. Paul Cambon, n° 331.
10. Télégramme de Saint-Pétersbourg, n° 435.
11. Télégramme de M. Bapst, Copenhague, 16 août, n° 105.
12. Télégramme de Pétersbourg, n° 445.
13. De Thérapia, n° 292.
14. Télégramme de M. Paul Cambon, n° 338.
15. Télégramme de M. Barrère, n° 348, 16 août.


Lundi 17 août modifier

Télégramme de M. Paléologue (1) : « Au cours de l’entretien que j’ai eu ce matin avec M. Sazonoff, je l’ai pressé de me déclarer si, en cas de victoire, le gouvernement russe ne formulerait aucune prétention d’ordre territorial ou politique contre la Turquie : « Vous n’ignorez pas, lui ai-je dit, que l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de la Turquie demeurent un des principes directeurs de la. diplomatie française. » Il m’a répondu : « Même en cas de victoire, nous respecterons l’indépendance et l’intégrité de la Turquie, si elle reste neutre dans la guerre actuelle. Tout au plus, demanderons-nous qu’un régime nouveau soit institué pour les détroits, régime qui serait également applicable à tous les États riverains de la mer Noire, la Russie, la Bulgarie et la Roumanie. » Le langage de Sazonoff est, cette fois, très clair. Il est même à peu près satisfaisant. Il suffit, en tout cas, à montrer que jamais avant la guerre, quoique certains libellistes en aient dit depuis, la France n’a trahi au profit de la Russie sa vieille politique orientale et que ni en 1912, ni en 1914, rien n’a été promis par moi ni, je suppose, par personne, ni au tsar, ni à son gouvernement, ni à M. lsvolsky, même dans la question des détroits. M. Sazonoff n’invoque aucun engagement français, et pour cause.

Mais une nouvelle qui nous vient de Thérapia17 nous prouve que la Russie n’a point encore renoncé à réclamer la démobilisation de la Turquie. M. Maurice Bompard trouve, comme nous, cette idée malencontreuse. M. Doumergue engage M. Sazonoff à ne pas persévérer dans une intention dont l’Allemagne ne manquerait pas de tirer parti à Constantinople. Qu’il est difficile de mettre à la même allure l’attelage de la Triple-Entente !

Visite de M. Quinonès de Leon. Il revient d’Espagne et m’apporte, de la part de S. M. Alphonse XIII, les plus chaudes assurances de sympathie pour la France. Le roi l’a chargé de me dire que, le moment venu, il serait prêt à jouer entre les belligérants le rôle de médiateur, mais qu’il ne nous fera aucune proposition qui soit de nature à nous gêner et qu’avant d’agir il attendra sans impatience une demande du gouvernement français. Je prie l’obligeant M. Quinonès, que je sais le plus sûr confident de son souverain, de le remercier vivement de ma part, et j’ajoute que nos alliés et nous, nous entendons pousser jusqu’à la victoire la guerre qui nous a été imposée. Pour cesser de combattre, il est maintenant trop tard ou trop tôt.

Voici venir également l’aimable ministre de Grèce, M. Romanos, dont les grandes prunelles de jais trahissent aujourd’hui une secrète émotion. Il y a une quinzaine de jours, me dit-il, le roi Constantin a fait savoir à Guillaume II que, si la Bulgarie se déclarait contre la Serbie, la Grèce serait obligée par son traité avec cette dernière de la soutenir militairement. Bien que sachant la Grèce liée par des engagements explicites, le kaiser n’a pas voulu admettre qu’elle songeât à les tenir et il s’est montré fort irrité de la communication qu’il recevait. De son côté, le roi Constantin n’a pas laissé que d’éprouver un certain mécontentement de l’accueil fait à sa démarche. Les deux beaux-frères sont en froid. M. Romanos a visiblement quelque plaisir à m’en informer. Il croit, du reste, qu’il serait difficile au roi de prendre parti contre le sentiment général des Hellènes.

La journée ne s’achève pas sans que M. Sazonoff enfante un nouveau projet. Il voudrait maintenant qu’on promit à la Turquie, pour l’immobiliser, l’île de Lemnos. Tel n’est l’avis, ni de sir Ed. Grey, ni de M. Paul Cambon, ni de M. Doumergue, qui prie M. Paléologue de modérer un peu le zèle du ministre russe. Notre ambassadeur répond que M. Sazonoff pratique l’alliance avec une droiture parfaite, et cela est vrai. Il ajoute que le même M. Sazonoff est en confiance, à Saint-Pétersbourg, avec les représentants de la France et de l’Angleterre, et c’est également un fait très heureux. Mieux vaudrait cependant que le ministre russe ne nous déconcertât point, chaque jour, par l’encombrante fertilité d’une imagination toujours en travail.

En conseil de la Défense nationale, M. Messimy nous donne quelques indications sur les nouvelles dispositions qu’a prises le commandant en chef, après avoir adopté la variante qui a prolongé la concentration vers le nord. À la frontière belge, nous nous appuyons sur la Chiers et nous restons là, surveillant, l’arme au pied, la marche des armées allemandes. Lorsque, dans ce secteur, nous passerons à l’offensive, ce sera avec un maximum d’efforts, pour essayer de rejeter l’ennemi à travers la Belgique vers la mer du Nord. À l’aile gauche, pour garder le contact avec les Anglais, nous portons sur la Sambre la 5e armée, que commande le général Lanrezac et qui vient d’être renforcée. De gauche à droite, s’échelonnent ensuite la 4e, placée sous les ordres du général de Langle de Cary, la 3e, dont le chef est le général Ruffey et qui est principalement concentrée dans la région de Verdun, la 2e, qui est commandée par le général de Curières de Castelnau et qui opère dans les environs de Nancy, notamment avec le XXe corps, celui du général Foch ; enfin, à l’aile droite, dans les Vosges et dans la Haute-Alsace, le général Dubail, qui est à la tête de la 1re armée.

Dès maintenant, nous accentuons l’offensive dans l’Est. Le grand quartier général prépare même l’investissement de Metz, dont le camp retranché n’est gardé, croit-il, que par un seul corps d’armée. Il espère également faire pénétrer nos troupes en Alsace, par delà les Vosges, entre Sarrebourg et Strasbourg, et tourner par Saverne l’ennemi qui nous attaque en Lorraine. Nous occupons le Donon et la vallée de la Bruche jusqu’à Schirmeck. Notre cavalerie a poussé jusqu’à Lützelhausen, mais nous sommes encore loin des objectifs qu’on a fait entrevoir à M. Messimy.

En attendant, le préfet de Meurthe-et-Moselle nous signale de nouveaux actes de barbarie perpétrés par les armées allemandes : à Badonvillers, onze personnes fusillées, dont la femme du maire, soixante-dix-huit maisons incendiées, quinze otages emmenés et non encore revenus ; à Bréménil, cinq habitants tués, dont un vieillard de soixante-quatorze ans ; à Blamont, trois victimes civiles, dont une jeune fille.

D’autre part, pendant que nous demeurons immobiles sur les rives de la Chiers, les Allemands précipitent, à travers la Belgique, la marche d’armées compactes et puissamment équipées. Les derniers forts de Liége ont été enlevés ; le passage est ouvert ; rien n’arrêtera plus l’ouragan. Le siège du gouvernement belge est transporté à Anvers. La reine et ses enfants se rendent aussi dans cette ville. Le roi reste à l’armée18. Comme M. Mirman notre ministre à Bruxelles, nous dénonce les excès auxquels se livre l’armée d’invasion19 : « Comité d’enquête sur l’observation des lois de la guerre signale des faits précis et officiellement contrôlés de cruauté et de sauvagerie commis en Belgique par les troupes allemandes sur soldats blessés, sur ambulances portant l’insigne de la Croix-Rouge et sur vieillards, femmes et enfants. »



16. N° 446.
17. Télégramme de M. Maurice Bompart, n° 325, 16 août, reçu le 17.
18. Télégrammes de M. Klobukowski, 17 août, nos 213 et 216.
19. 17 août, n° 217. – Cf. Documents pour servir à l’histoire de l’invasion allemande dans les provinces de Namur et de Luxembourg, publié par le chanoine Jean SCHMITZ, secrétaire de l’évêché de Namur, et Dom Robert NIEUWLAND, de l’abbaye de Maredsous, Van sŒt et Cie, éditeurs, Bruxelles.

Mardi 18 août modifier

D’heure en heure, l’espérance alterne avec l’anxiété. Ce matin, pendant la séance du Conseil de Défense nationale, M. Messimy reçoit du général Joffre un télégramme très rassurant sur les opérations qui s’exécutent en Alsace et en Lorraine. Les troupes de la 2e armée ont débouché de la Seille. Notre cavalerie est à Marsal et à Château-Salins. Les ministres et moi, nous nous sentons le cœur inondé de joie et nous nous regardons sans rien dire. Depuis quinze jours, combien n’avons-nous pas eu de bonheurs sans lendemain ? M. Messimy nous explique brièvement la position des autres armées. La 1re a occupé hier, en Lorraine annexée, Hattigny, Fraquelfing, Gondrexange, Heming. Hertzing ; le général de Maud’huy est sur le point d’entrer à Sarrebourg. Dans l’après-midi, nous apprenons qu’en effet, à 13 heures, la ville a été enlevée par le VIIIe corps, mais déjà des rassemblements ennemis sont signalés dans les forêts voisines. En Haute-Alsace, le général Pau, placé à la tête du VIIe corps reconstitué et de quatre divisions de réserve, s’est solidement rétabli depuis avant-hier à Thann, à Cernay et à Dannemarie ; il a continué à progresser dans la journée d’hier et il va essayer de reprendre Mulhouse.

Tous ces renseignements ne nous sont donnés par le commandement en chef que sous le sceau du plus grand secret. La classification des armées, leur emplacement, les noms des généraux qui les commandent restent pour le public un mystère impénétrable. Les communiqués officiels sont, à cet égard, d’une discrétion systématique. La France n’a jusqu’ici que des défenseurs anonymes. Le grand quartier général craint que la publicité ne flatte les ambitions et n’excite les jalousies. Peut-être cependant ce silence obligatoire enlèvera-t-il à certaines vertus militaires un stimulant et une récompense. Je veux bien que la renommée soit un luxe, mais c’est un luxe dont il n’est pas toujours bon de priver ceux qui combattent pour ’le salut du pays.

En Belgique et dans le grand. duché du Luxembourg, les Allemands paraissent disposer de douze corps d’armée, dont sept groupés au sud de Liége et les cinq autres massés aux environs d’Arlon. Ils avancent, avec les trois armées, dans la direction de Namur et de Givet. Pour assurer notre liaison avec l’armée belge, nous avons jeté de la cavalerie jusqu’à Fleurus, où elle aura retrouvé les souvenirs du maréchal de Luxembourg et de Jourdan, mais à notre frontière et sur la Chiers, nous n’avons pas encore bougé.

Soixante-cinq mille Anglais sont déjà réunis autour du Cateau, mais ils ne marcheront pas avant qu’aient débarqué en totalité les premiers cent mille hommes, ni même avant qu’ils aient été tous concentrés, ce qui nous mène sans doute, comme me l’a dit le maréchal French, à la date du 25 août.

Quoique la tentative d’enveloppement commencée par l’ennemi apparaisse de plus en plus large et de plus en plus menaçante, le grand quartier général ne peut naturellement pas savoir si les Allemands ne prendront pas lc parti d’interrompre leur marche pour rabattre leur droite face à notre frontière et pour tomber brusquement sur le centre de nos armées. Dans les instructions qu’il donne aujourd’hui, le général Joffre croit donc prudent de ne pas exclure cette hypothèse et il prescrit que, si elle se réalise, notre 5e armée devra franchir la Meuse de l’ouest à l’est, pour se jeter sur le flanc droit des colonnes ennemies. Si, au contraire, les Allemands continuent d’avancer vers l’ouest, cette même 5e armée, en liaison avec les Belges et les Anglais, barrera la route à l’aile marchante de l’ennemi, pendant que nos armées du centre, 4e et 3e, attaqueront elles-mêmes le centre adverse.

Avant que s’engage l’une ou l’autre de ces batailles, je viens d’avoir sous les yeux un émouvant symbole de la victoire. Hier soir, a été remis à l’Élysée, par deux officiers et un sous-officier, un grand fanion qui a les dimensions d’un drapeau. C’est celui du 4e bataillon du 132e régiment allemand. Il a été pris, je l’ai dit, sur le plateau de Saint-Blaise par notre 1er bataillon de chasseurs à pied : hampe très longue, étamine rose groseille, coupée d’une croix blanche. Au milieu, l’aigle impérial, brandissant la foudre et le glaive, et surmonté d’une banderole avec cette devise : Pro gloria et patria. Aux quatre coins, le chiffre couronné de Guillaume II. Le colonel Serret, notre ancien attaché militaire à Berlin, celui-là même qui nous avait dénoncé, avec tant de clairvoyance, les menées du militarisme impérial, et qui vient de rentrer en France, a apporté hier ce somptueux fanion au ministère de la Guerre. Il a été exposé à une fenêtre de l’hôtel de la rue Saint-Dominique. Il est venu ensuite passer la nuit au palais de la présidence. Dans la solitude nocturne de mon cabinet, j’ai longuement contemplé ce témoin muet de nos premiers succès militaires. Ce matin, une compagnie de la garde républicaine à pied l’a conduit à l’hôtel des Invalides. Le sous-officier chargé de le porter ne l’a pas tenu debout ; il l’a couché sur son épaule, comme un drapeau mort, et le détachement est parti par l’avenue Marigny et le pont Alexandre III, sans que la musique jouât pendant le parcours ; elle ne s’est fait entendre qu’à l’arrivée. Le général Niox, gouverneur des Invalides, a mis ce trophée en bonne place dans le vieil hôtel de Mansart.

La concentration étant terminée, j’exprime à M. Messimy l’intention d’aller, le plus tôt possible, avec lui, sur le front, pour adresser à nos armées les encouragements des pouvoirs publics. Il est personnellement favorable à cette visite, mais il croit devoir consulter le grand quartier général et le grand quartier général ne juge pas le moment venu. Jusqu’à nouvel ordre, me voilà donc forcé de rester en chartre privée et, chef d’État républicain, de passer pour un roi fainéant. Mais la parole est à l’armée. Je me tais et je m’incline.

M. Clemenceau, lui, ne se tait pas. Il vient se plaindre à moi que les « communiqués » du grand quartier général dissimulent nos échecs et célèbrent beaucoup trop bruyamment nos victoires. Il prétend qu’un régiment de réservistes marseillais a été fait prisonnier et que, dans la folle ardeur d’une attaque inconsidérée, un bataillon de chasseurs a été décimé. Il insiste sur les fautes nombreuses et graves qui, dit-il, ont été commises dans la première marche sur Mulhouse. « Je crains, ajoute-t-il, que si nous essuyons, un jour ou l’autre, une défaite toujours possible, il ne se produise un funeste revirement dans l’opinion, qui est artificiellement exaltée et qui tombera brusquement de trop haut. » Je partage l’avis de M. Clemenceau. Mais je suis dépourvu par la Constitution de tout moyen d’action personnelle et, jusqu’ici, ni le grand quartier général, ni le ministère de la Guerre ne me donnent guère plus de renseignements qu’à la presse et au public. J’ai beau réclamer. On ne me répond que par le silence et la force d’inertie.

M. Ernest Lavisse me confie que M. Isvolsky, aussi remuant dans la guerre que dans la paix, a convoqué à 8on ambassade plusieurs Polonais habitant Paris pour les chapitrer à sa manière. Mme Curie s’est trouvée du nombre. Ces Polonais ont demandé à M. Isvolsky si le manifeste du grand-duc Nicolas, promettant à leur pays natal un régime autonome, exprimait bien, comme il nous a été affirmé, non seulement la pensée du généralissime russe, mais la volonté de l’Empereur. Ils ont été surpris et un peu inquiets d’entendre l’ambassadeur faire une réponse évasive et ambiguë.

Ils désireraient que la France cautionnât, par des déclarations publiques, la promesse du grand-duc. Le moment viendra, sans doute, de donner une garantie de cette sorte, mais il est bien tôt pour escompter l’avenir et pour prendre des engagements dont le sort dépendra fatalement de l’étendue de la victoire.

Aujourd’hui, il est vrai, abondent les télégrammes optimistes. Nous apprenons dans la soirée que les troupes de la 2e armée occupent, au delà de la Seille, toute la région des étangs jusqu’à l’ouest de Fenestrange. De Nisch, M. Boppe nous informe qu’une bataille a été livrée hier entre les Serbes et les Autrichiens à Loznitza et à Chabatz. Trois régiments ennemis ont été anéantis. Quatorze pièces de canon ont été prises. Les Autrichiens en déroute sont poursuivis par les Serbes. De Moscou, M. Paléologue télégraphie20 que la cérémonie du Kremlin s’est accomplie ce matin avec un éclat incomparable. « L’enthousiasme fanatique de la foule, dit notre ambassadeur, témoigne à quel point la guerre actuelle est populaire en Russie. » Puissent ce fanatisme et cette popularité servir aussi longtemps qu’il le faudra les intérêts de l’alliance ! Mais, tandis que brillent sous nos yeux ces lueurs éparses, que d’ombres s’épaississent devant nous !

L’armée allemande progresse rapidement en Belgique ; elle vient d’occuper Tirlemont ; l’armée belge, qui a éprouvé des pertes considérables, est obligée de se replier. C’est visiblement au nord que grandit la menace.

Les nouvelles de Turquie sont un peu meilleures. Satisfait des assurances de la Triple-Entente, le grand vizir parait aujourd’hui décidé à maintenir la neutralité21. Il a promis que le Gœben et le Breslau ne sortiraient ni dans la mer Noire ni dans la mer Égée. Il reste toujours à savoir si le grand vizir est maître chez lui.

M. Venizelos brûle d’entrer en lice à nos côtés. Mais, comme son intervention risquerait de jeter tout de suite la Turquie dans l’autre camp, sir Ed. Grey et M. Doumergue le prient, pour le moment, de rester coi22.

Talaat Bey vient d’arriver à Sofia. De là, il doit se rendre à Bucarest, pour conférer de l’éternelle question des îles avec la Roumanie et avec des émissaires du gouvernement grec. Il semble vouloir, au passage, s’assurer des dispositions favorables de la Bulgarie, pour le cas où la Turquie finirait par s’engager dans le conflit23. Chaque jour qui passe emmêle davantage l’imbroglio balkanique.



20. N° 450, 18 août.
21. Télégrammes de Thérapia nos 328, 329 et 330.
22. Télégramme de M. Deville, Athènes, 18 août, n° 127. Télégramme de M. Doumergue à M. Deville, 18 août.
23. Télégramme de M. de Panafieu, Sofia, 18 août, n° 66.


Mercredi 19 août modifier

Le matin, au Conseil de la Défense, M. Messimy nous indique que le grand quartier général vient enfin de prélever un corps d’armée sur chacune des deux armées Dubail et Castelnau et de transporter ces renforts par chemin de fer à notre frontière du Nord. Une partie de l’armée anglaise sera elle-même en état de se battre à partir d’après-demain soir. C’est donc bien décidément à l’ouest de la Meuse que, si nous ne prenons pas les devants, nous allons avoir à subir le principal choc de l’ennemi.

Depuis quelques jours, le cabinet s’occupe activement des mesures à prendre pour réorganiser dans le pays la vie économique, profondément troublée par la mobilisation. Dès demain, les trains de messageries se remettront à circuler sur tous les réseaux, hormis celui de l’Est, qui se doit tout entier aux mouvements des troupes. M. Viviani a de longues conférences avec M. Noulens, ministre des Finances, avec M. Pallain, gouverneur de la Banque de France et avec les directeurs des établissements de crédit, en vue de desserrer le moratorium et d’améliorer les conditions de l’escompte. Il est urgent d’aboutir, si l’on veut éviter des catastrophes. Au Conseil des ministres de l’après-midi M. Noulens nous informe que les banques ODt enfin promis de remettre immédiatement à leur clientèle de déposants un appoint de 10 pour 100, en sus des 5 pour 100 qu’a prévus le moratorium. Elles continueront en outre à verser, sur justifications, aux mêmes intéressés, les sommes qu’ils s’engageront à employer en achats de matières premières. De son côté, l’État fera des avances aux caisses municipales de chômage. Des ordres sont donnés à M. Delanney, préfet de la Seine, pour que soient rouverts le plus tôt possible un certain nombre de chantiers de travaux publics. La guerre commence à dévorer la substance du pays. Sans le cours forcé, sans les avances de l’Institut d’émission, sans les expédients et les palliatifs auxquels le gouvernement est forcé de recourir, la crise latente apparaîtrait déjà à tous les yeux. Il faudra bien cependant qu’elle reste sourde et souterraine, jusqu’à ce que l’ennemi ait quitté le territoire et que la France soit sauvée.

Au dehors la propagande allemande ne se ralentit point24. L’agence Wolff publie un rapport du quartier général de von Stein exposant « la véritable histoire de Liége ». Elle tient en deux mots : la première attaque des Allemands a eu lieu avec des troupes non mobilisées pour prévenir une occupation française imminente. Hallucination ou mauvaise foi. je ne sais. Toujours est-il que la répétition éhontée d’une fable n’en fera point une vérité.

À Londres, le marquis Imperiali, avant-coureur entreprenant, a cherché à obtenir quelques promesses de sir Ed. Grey. « Quand l’Italie se sera décidée à coopérer avec la Triple-Entente, a répondu le secrétaire d’état britannique, nous serons prêts à examiner ses demandes. » Mais San Giuliano a télégraphié à Imperiali : « Nous ne devons laisser espérer aucune coopération qu’après avoir reçu l’assurance d’avantages déterminés. » Tel est le cercle où nous continuons de tourner. Nous n’en sortirons que le jour où l’Italie sera à même de comparer minutieusement, avec les offres des Empires centraux, les avantages qu’elle peut attendre d’une guerre25.

Sur le front russe, un vif combat a eu lieu non loin d’Eydkunen. La 1re division d’infanterie allemande s’est retirée après avoir subi de grosses pertes. Dans un rayon de cent kilomètres autour de Varsovie, il n’y a plus un cavalier allemand. Les armées russes du Nord exécutent sur toute la. ligne leur mouvement offensif26.

Sur le front serbe, nombreux engagements, les uns heureux, d’autres moins favorables, sans que de Paris on puisse voir très clair dans l’ensemble des opérations27.

Autour de Sarrebourg commence une grande bataille, dont nous ne savons encore rien.



24. Télégramme de M. Chevalley, Christiania, n° 135 – Télégramme de M. Thiébaut, Stockholm, 18 août, 21 h 33, reçu le 19 à 7 h 45.
25. Télégramme de M. Paul Cambon, 19 août, n° 382.
26. Télégramme de Saint-Pétersbourg, n° 459.
27. Télégrammes de Nisch, nos 79 et 81.


Jeudi 20 août modifier

L’année dernière, à pareille date, je me délassais au milieu des miens sur mon coteau de Sampigny. Je me revois encore en promenade, dans le jardin, avec Bravo, le fidèle gardien du Clos au moment où m’arrivaient, sur papier jaune, les compliments télégraphiques que m’envoyait le roi George V à propos de l’anniversaire de ma naissance. Ce matin, je reçois de Londres un message d’intérêt plus général : « Je désire vous faire parvenir, à l’occasion de l’anniversaire de votre naissance, mes vœux sincères et mes cordiales félicitations. J’ai la ferme conviction que le succès favorisera les armes de nos deux peuples dans la grande lutte que nous soutenons contre un ennemi commun et que, de concert avec nos autres alliés, nous continuerons la guerre jusqu’à une issue satisfaisante. » D’accord avec le Conseil des ministres, je réponds : « Je remercie Votre Majesté de ses souhaits cordiaux et je La prie de recevoir la nouvelle assurance de mon amitié. J’ai la même confiance que Votre Majesté dans l’issue de la guerre qui nous a été imposée et que nous poursuivrons, avec le concours de l’Angleterre et de nos autres alliés, jusqu’à ce que le succès ait assuré la victoire définitive du droit et de la civilisation. »

Cet anniversaire me réserve, d’abord, quelques minutes de joie, mais combien fugitives ! J’apprends vers midi que, dans la soirée d’hier 19 août, après un violent combat qui s’est terminé par un assaut à la baïonnette, les troupes françaises sont rentrées dans Mulhouse. La plus vive résistance de l’ennemi s’est produite, aux portes de la grande cité alsacienne, dans les jardins et les villas de Dornach, mais nous avons tout emporté et nos soldats ont passé la nuit dans la ville reconquise, qui a fêté avec enthousiasme leur retour inespéré.

D’autre part, M. Messimy annonce au Conseil des ministres que les Allemands ont évacué Longuyon et Briey et qu’ils se retirent en Lorraine devant les généraux Dubail et Castelnau. Au moment où le ministre de la Guerre nous fait part de cette heureuse nouvelle, elle n’est, hélas ! déjà plus vraie. La 93e division a dû se retirer sur le Donon ; le XIVe corps a perdu Schirmeck. Les Allemands prononcent, sur la 2e armée, une offensive générale qui rejette au sud de Bisping et de Dieuze ses deux corps d’armée de droite et la force à se replier tout entière. La 1re armée, qui a remporté hier et aujourd’hui de brillants succès à Sarrebourg et à Walscheid et qui reste, par elle-même, en mesure d’avancer, a dorénavant l’aile gauche découverte et reçoit du général en chef l’ordre de suivre le mouvement de retraite.

Ce qui se passe en Belgique n’est pas moins alarmant. M. Klobukowski est allé hier à Malines28. Il y a trouvé le coloneJ Aldebert et notre attaché militaire très émus. Le quartier général belge avait donné à toutes ses troupes l’ordre de se replier sur Anvers, laissant le chemin libre vers Bruxelles et rompant le contact établi entre l’armée belge et la nôtre. M. de Broqueville, interrogé à Anvers par notre ministre, a déclaré que la situation était, en effet, devenue critique. Avant-hier, entre Tirlemont et Westerlo, une armée belge, forte de cinquante mille hommes, a subi la formidable poussée de quatre corps d’armée allemands. L’état-major belge a eu l’impression très nette que ses troupes étaient menacées d’un mouvement enveloppant, tenté pour les dissocier et pour investir Anvers. Il a décidé de les retirer dans le camp retranché de cette place. Préoccupé de voir inopinément découverte la gauche des armées franco-britanniques, le colonel Aldebert a pris sur lui d’adresser au chef d’état-major général de l’armée belge une note où il signale les dangers d’une rupture de contact29. M. Klobukowski trouve un peu vive la forme de cette note. MM. Doumergue et Viviani l’ont communiquée à M. Messimy, qui en a référé au général Joffre, et tous quatre sont d’avis que l’émotion du colonel Aldebert est injustifiée. L’armée belge ne peut, disent-ils, tenir indéfiniment en rase campagne contre des forces supérieures ; il n’y a donc pas d’inconvénient à ce qu’elle se replie sur Anvers. Le général Sordet, qui opère en Belgique, n’a pas de surprise à redouter, puisqu’il n’a sous ses ordres que de la cavalerie et une brigade d’infanterie montée sur automobiles. Du point de vue militaire, il importe peu que les Allemands entrent à Bruxelles. Le retard que leur a imposé la résistance de Liége nous a permis d’achever entièrement notre concentration, de faire venir dans le Nord nos troupes d’Algérie et même d’être sur le point d’y recevoir une partie des troupes du Maroc. En même temps, ce délai a laissé aux Anglais la possibilité de se concentrer. M. Messimy affirme qu’il y a maintenant cent mille Anglais dans les environs du Cateau, que leur cavalerie peut partir aujourd’hui et leur infanterie dans quarante-huit heures. Bref, le gouvernement se résigne à l’inévitable et regrette que le colonel Aldebert ait paru reprocher à la Belgique une défaillance dans sa coopération militaire. M. Klobukowski a été reçu par le roi Albert, qui lui a tenu le langage le plus digne30. Le souverain était en petite tenue et portait pour toute décoration notre médaille militaire. « Ce n’est pas, a-t-il dit, que je croie la mériter, mais j’ai la plus haute estime pour ceux qui me l’ont conférée. Je suis très reconnaissant au gouvernement français de ne pas douter, dans les circonstances présentes, de la sincérité et de la fermeté de mon attitude. Je voudrais qu’il n’y eût pas entre nous un malentendu. Aussi vais-je vous parler à cœur ouvert, comme à un ami, et je vous prie de retenir et de transmettre ce que je vous dirai. Le mouvement qui vient de se produire et le rassemblement de notre armée sur Anvers est la conséquence de la pression exercée par des forces très supérieures en nombre et menaçant de nous envelopper. La retraite n’a été ordonnée qu’après l’avis formel des généraux commandant les trois divisions engagées, dont le général Bertrand, qui a fait à Liége un mouvement offensif si remarquable. Si nous avions continué à tenir, nous risquions d’être coupés d’Anvers et alors que serait-il arrivé ? Notre armée aurait été tronçonnée, Anvers aurait été investi et nous aurions été dans l’impossibilité de coopérer efficacement à la défense de notre territoire. Actuellement, par suite des dispositions prises, le péril se trouve conjuré ; notre armée n’a pas subi la dislocation qui dans le plan de l’ennemi devait être le résultat du mouvement dirigé contre elle. Au moment opportun, nous pourrons, et j’y suis résolu, reprendre l’offensive. La défense d’Anvers est entre les mains du gouverneur militaire, le général Dufour, un homme très énergique et très allant. La présence du chef d’état-major général n’a plus la même utilité que précédemment. Aussi ai-je décidé ce matin de l’envoyer auprès du maréchal French et du général Joffre, afin de fixer, dans l’ensemble et dans le détail, l’action commune et concertée dont nous sommes convenus et dont nous serons les fidèles observateurs dans l’avenir comme nous l’avons été dans le passé. À Liége nous avons arrêté l’élan des Allemands. Nos forts ont accroché trois corps d’armée. Et lorsque l’ennemi s’est engagé sur la rive gauche de la Meuse, pied à pied, nous lui avons disputé le terrain, à Hasselt, à Dietz, à Tirlemont. Et voici quinze jours que cela dure, quinze jours avec une armée dont tous les éléments ne sont pas d’é6ale valeur, dont les cadres sont incomplets, dans laquelle, pour un soldat qui tient, parce qu’il a quinze années de services, sept fléchissent, non pas par manque de bravoure, mais parce qu’ils sont des combattants improvisés. À Liége, nous avons perdu vingt mille hommes. Nos pertes, particulièrement dans la bataille du 18 août, sont considérables. Or, nos effectifs ne sont pas interchangeables. Ce sont les mêmes qui marchent et veillent depuis le début des hostilités. Ce n’est qu’après des combats acharnés et corps à corps que l’ordre de repli a été donné. Ainsi, l’écrasement ne s’est pas produit. La première phase de notre tâche se termine, la deuxième commence, celle d’une concentration vers notre place forte, qu’il était d’autant plus nécessaire de rallier que ses défenses ne sont pas encore complètes. C’est un point d’appui de premier ordre. Il ne s’agit pas pour nous de nous enfermer dans un camp retranché, mais d’y reprendre haleine, je le répète, en vue d’un retour offensif. L’ordre de retraite a, dit-on, rompu la liaison avec l’aile gauche de l’armée française, mais notre liaison n’existait encore qu’à l’état de contact entre les avant-postes. Admettons cependant que nous ayons fait effort pour conserver, pour rendre plus étroit ce contact : notre armée, échelonnée sur un espace de plus de quatre-vingts kilomètres, n’avait pas assez de profondeur, assez non plus de cohésion pour opposer une barrière infranchissable à la poussée allemande. Et alors, c’eût été la débandade. De cela, ceux qui suivent les opérations doivent se rendre compte. Aussi la note du colonel Aldebert, officier d’ailleurs des plus distingués, m’a-t-elle surpris, je dirai même peiné. Elle exprime, en effet, un doute que rien dans le passé, rien dans le présent ne motive. Que la tactique suivie soit l’objet de critiques, je ne saurais m’en étonner, je ne saurais non plus m’en formaliser. Mais de là au blâme, il y a loin. La Belgique a prouvé qu’elle sait tenir ses engagements. Que la France ne doute pas d’elle. »

Le Gouvernement français juge qu’après cet incident il est préférable que le colonel Aldebert ne reste pas en Belgique. Il prendra un commandement aux armées. Le ministre de Belgique à Paris, le baron Guillaume, dont le trouble fait pitié, vient à son tour me voir pour m’entretenir de cette retraite inattendue sur Anvers. Il est surtout ému de l’entrée imminente des Allemands à Bruxelles. Il cherche à savoir ce que j’en pense. Je lui réponds que nous la croyons malheureusement probable et que nous en sommes très affligés pour la population de la ville, qui sera sans doute en butte à des vexations multiples, mais j’ajoute que cette occupation, si pénible qu’elle soit, n’est pas militairement un désastre. L’armée belge a admirablement rempli son rôle en arrêtant les Allemands pendant quinze jours. Il est naturel qu’elle se reconstitue maintenant dans le camp retranché d’Anvers, pendant que les Anglais et nous, nous nous préparons à la grande bataille qui va s’engager sur les frontières.

M. Ferdinand Dreyfus, sénateur de Seine-et-Oise, sous les auspices de qui j’ai, il y a trente-quatre ans, débuté au palais, m’amène un Alsacien qui vient d’arriver à Paris en même temps que l’abbé Wetterlé. C’est M. Blumenthal qui est resté maire de Colmar jusqu’au 31 juillet et que les Allemands ont remplacé, à cette date, comme suspect de trop de sympathie pour la France. Il a réussi à s’échapper par la Suisse. Petit Juif grisonnant, à l’œil vif, à la physionomie intelligente, à la mâchoire énergique, il me dit, en un excellent français, avec cet accent alsacien qui me remue aujourd’hui jusqu’au fond de l’âme, que la première affaire de Mulhouse, si mal conduite qu’elle eût été, a fait grand honneur aux armes françaises et a produit en Alsace une impression profonde. Il nous conseille d’organiser le plus rapidement possible, au cours même de la guerre, dans les provinces annexées, une administration civile, modelée sur l’administration allemande. Les immigrés s’enfuiront ; ceux des Alsaciens qui, en ces dernières années, se sont rapprochés des Allemands, devront être prudemment écartés ; mais, affirme-t-il, l’immense majorité de la population acceptera joyeusement le retour pur et simple à la France.

M. Jules Cambon, enfin revenu à Paris, me fait, en termes émouvants, le récit de sa longue et pénible odyssée. Il me communique, en outre, les renseignements qu’il a recueillis pendant ses séjours successifs à Copenhague, à Christiania et à Londres. Il a vu le roi de Danemark, qui lui a dit : « Ne rapportez à personne, sauf au président de la République, que je vous ai reçu. Tous ici, nous sommes incroyablement surveillés. Nos vœux intimes sont pour la France et pour l’Angleterre mais nous ne pouvons les exprimer. Nous avons tant à redouter de la colère de l’Empire. » Pendant le séjour de M. Jules Cambon à Copenhague, la princesse Marie, femme du prince Georges de Grèce et fille du prince Roland Bonaparte, est venue le voir plusieurs fois. Il lui a dit : « Je voudrais vous épargner ces dérangements. Permettez-moi d’aller vous voir chez vous. — Non, a-t-elle répondu, vous ne pourriez pas venir sans qu’on vous remarquât et il ne faut pas que l’on suppose que vous rencontrez mon mari. Toute la famille royale de Danemark est espionnée. » M. Jules Cambon ajoute que, malgré cette terreur générale, l’opinion danoise nous est très favorable. À Christiania, le roi Haakon a dit, lui aussi, à notre ambassadeur : « Nous sommes avec vous de cœur, mais nous sommes forcés de rester neutres, d’autant que nous venons de signer un accord avec la Suède, pour être plus sûrs qu’elle ne sortira pas elle-même de la neutralité. Comme marin, je suis préoccupé des difficultés que va, sans doute, rencontrer la flotte britannique. Elle risque de s’user dans l’attente de la flotte allemande. Elle manque totalement de base navale. Si elle était amenée à en chercher une sur nos côtes, nous serions forcés de nous y opposer, car la laisser faire, ce serait sortir de la neutralité… Enfin, j’espère que, malgré tout, vous l’emporterez. Car si vous étiez battus, nous ne tarderions pas à nous trouver sous la botte de l’Allemagne. » À Londres enfin, M. Asquith et sir Ed. Grey, recevant M. Jules Cambon, ont reconnu que l’absence de base navale, — qui nous embarrasse nous-mêmes beaucoup, en ce moment, pour nos opérations de l’Adriatique, — est fort gênante pour l’Angleterre. Ils ont laissé entendre qu’après des victoires terrestres, on pourrait chercher à obtenir l’assentiment du Danemark, en lui promettant la restitution du Slesvig et de la partie danoise du Holstein. L’ Angleterre tient, en outre, à faire proclamer pour l’avenir le caractère international et la neutralité du canal de Kiel. Le roi George a déclaré avec force que son pays continuerait la guerre jusqu’à la chute des Hohenzollern.

Je remercie M. Jules Cambon de ces informations et je le prie de ne pas nous ménager ses conseils, au gouvernement et à moi, dans les heures graves que nous vivons. Voici précisément que se présente pour lui une mission d’intérêt immédiat. Un télégramme de Rome nous apprend la mort du pape Pie X, dont la santé était chancelante depuis un an et qui a succombé à un catarrhe pulmonaire. Nous n’avons plus d’ambassadeur au Vatican, mais le gouvernement donne des instructions à M. Camille Barrère, ambassadeur auprès du Quirinal, pour qu’il se conforme, dans ses démarches de condoléances, à ce que fera le gouvernement anglais. MM. Viviani et Doumergue estiment, d’ailleurs, comme moi, qu’il y aura lieu pour eux de s’entendre, avant le Conclave, avec les cardinaux français. Ils sont d’avis de confier à M. Jules Cambon le soin de conférer officieusement à ce sujet avec le cardinal Amette, archevêque de Patois, grand prélat libéral et admirable patriote. M. Barrère croit que le cardinal Ferrata, ancien nonce à Paris, aurait des chances sérieuses d’être élu et qu’il serait désirable qu’il recueillit les voix des cardinaux français. Je l’ai beaucoup fréquenté autrefois, lorsque, ministre de l’Instruction publique, j’étais en même temps ministre des Cultes, et que se rencontraient dans mon antichambre des professeurs, des évêques et des artistes. Il connaît la France et il l’estime. Mais il ne faudrait pas qu’il apparût comme notre candidat. Ce serait son échec assuré31.



28. Télégrammes d’Anvers, 19 août, n° 230, reçu 22 h 55 ; nos 231, 232.
29. Anvers, nos 233 et 234.
30. Anvers, nos 242, 244, 245, 246, 247.
31. De Rome, n° 369, 20 août.


Vendredi 21 août modifier

C’est, une fois encore, par les journaux que j’apprends une nouvelle désolante, sur laquelle j’arrache à grand’peine quelques détails au G. Q. G. Nos troupes de la 2e armée se sont heurtées devant Morhange à des positions fortement organisées et garnies de fils de fer barbelés. Le XXe corps, que commande le général Foch, accueilli par des volées de mitraille, a été forcé de reculer. Le XVe et le XVIe corps, aux prises avec des forces supérieures, ont dû suivre ce mouvement de repli. Le général de Castelnau a donné à son armée l’ordre de se retirer sur ce Grand-Couronné de Nancy qui a été à peine mis en état depuis quelques mois. La 1re armée, de son côté, n’a pu déboucher de Sarrebourg et le général Dubail a dû la ramener vers la Meurthe. En présence de ces revers, le général Joffre, impassible, a décidé de hâter l’offensive de nos 4e et 5e armées contre le centre des forces ennemies. Il a donné l’ordre d’attaque dès hier soir, à vingt heures trente.

M. Tardieu, le très distingué député de Seine-et-Oise, qui est attaché, comme officier de réserve, à l’état-major général, avait été, parait-il, autorisé à faire connaître notre échec de Lorraine au bureau de la presse du ministère ; il l’a, en effet, signalé ; mais comme le renseignement est arrivé à Paris hier soir, après que m’avait été apportée la note quotidienne, on n’avait pas jugé à propos de m’envoyer ce fâcheux complément. Ce respect du sommeil présidentiel me parait excessif. J’insiste, une fois de plus, pour que les informations du grand quartier général me soient transmises plus vite et plus régulièrement. Comme me le disait, ces jours-ci, Maurice Barrès, c’est une guerre dans les ténèbres32. Ni au public, ni au gouvernement, on ne prodigue maintenant les lumières.

M. Clemenceau accompagne à mon cabinet, avec M. Blumenthal que j’ai déjà vu hier, deux autres Alsaciens, fidèles à la France, l’abbé Wetterlé, député de Ribeauvillé, et M. Laugel, député de Molsbeim. L’abbé, qui est en tenue civile, est un homme de petite taille, aux yeux vifs et à la physionomie ardente. Tous trois s’accordent à penser qu’il sera bon de les consulter avant d’organiser pour l’Alsace un régime administratif destiné à être appliqué soit pendant la guerre, soit pendant les quelques années de transition qui suivront la paix. Ils ont appris qu’une commission vient d’être chargée d’examiner les questions alsaciennes et ils demandent à y être adjoints. Je suis étonné d’apprendre l’existence de cette commission, dont personne ne m’a jamais parlé. Elle a, paraît-il, commencé à fonctionner dans les locaux du Conseil d’État. Plusieurs membres de la Haute Compagnie siègent journellement en uniforme et se partagent dès maintenant des postes administratifs en Alsace. Ce serait du meilleur vaudeville, si nous ne nous trouvions dans des circonstances aussi tragiques. Personne ne sait exactement, ni par qui, ni comment, cette commission a été instituée. J’ignore si nous sommes en présence d’un phénomène de génération spontanée ou d’une création du G. Q. G.

Dans l’après-midi, le préfet du Nord téléphone aux ministères de la Guerre et de l’Intérieur que la population de Lille est très inquiète. On prévient l’Élysée. Le bruit court que les Allemands s’avancent en masse sur Mons et sur Charleroi. Une division de cavalerie marcherait vers Lille. Peut-être, me disent les deux ministres, ces renseignements sont-ils faux ou prématurés. Mais M. Messimy ajoute que Lille est maintenant ville ouverte et que le général d’Amade, qui s’y trouve, n’y a à sa disposition que des troupes de dépôt, de réserve et de territoriale, mais insuffisamment reprises en main. Le ministre craint donc qu’une attaque brusquée n’ait, si elle se produit, de grandes chances de réussir. Il déplore, cette fois encore, la lenteur des Anglais. D’après nos accords militaires, c’ était à eux de couvrir notre aile gauche, et ils n’ont pas encore manœuvré.

Je reçois une lettre du cardinal Amette ; Il me prie de me faire représenter mercredi prochain à la messe qui sera donnée à Notre-Dame en mémoire du pape décédé. Il ajoute gracieusement que, si je désire le voir avant son départ pour Rome, il se tient à ma disposition. Je dis à MM. Viviani et Doumergue que, malgré les lois de séparation, je suis d’avis de me faire représenter au service religieux, tant par respect des convenances diplomatiques que dans un sentiment d’union sacrée.

Ils n’élèvent aucune objection. Ils pensent également, comme moi, que je dois recevoir le cardinal, s’il désire me voir, mais ils estiment que c’est plutôt à M. Jules Cambon de lui faire connaître les idées du gouvernement et ils me prient de convoquer l’ambassadeur pour lui confirmer notre opinion commune. J’appelle donc M. Jules Cambon. Il ira à l’archevêché demain matin, et il dira au cardinal que le gouvernement compte sur une entente patriotique entre tous les cardinaux français. Il sait qu’ils voteront pour le candidat à la fois le plus digne et le plus favorable à ]a France, mais ils devront agir avec beaucoup de tact et de prudence et, en face des autres pays, ne point paraître obéir à une sorte de mot d’ordre national. Pour éviter ce péril, mieux vaudrait même peut-être que l’archevêque de Paris ne vînt à l’Élysée qu’après son retour de Rome. Je lui laisse à cet égard toute liberté de décision.

La situation empire en Belgique. L’armée von Klück a occupé Bruxelles et imposé à la ville une contribution de guerre de deux cents millions33. Un gros de cavalerie avec artillerie se dirige sur Courtrai. Les communications ont été coupées entre Anvers et Gand.

Seuls, les télégrammes de Serbie paraissent satisfaisants34. Les Autrichiens seraient en pleine déroute sur la ligne Losniza — Lesnitza. Le colonel Fournier mande de Kraguiewatz à M. Boppe : « Les troupes austro-hongroises qui avaient franchi la Drina, complètement battues, se retirent en désordre, poursuivies par les Serbes, dont l’artillerie bombarde les ponts militaires sur la Drina. La victoire serbe est complète. Nombreux trophées restés entre les mains des vainqueurs. »

Les marchandages continuent à Constantinople sous le nom de négociations35. Djavid Bey a dit à M. Bompard que les adversaires de la politique française au sein du cabinet ottoman apportent des promesses mirifiques de l’Allemagne, et lui reprochent, à lui Djavid, ainsi qu’à Djemal Pacha et au grand vizir, de leur faire opposition, sans jamais rien offrir au nom des puissances de la Triple-Entente. Djavid Bey voudrait, pour leur répondre, être autorisé à faire, à son tour, une promesse positive, comme, par exemple, celle de la suppression des capitulations. « Vous avez pu constater vous-même, pendant votre séjour à Paris, a remarqué M. Bompard, que nous étions disposés à aller très loin dans cette voie. » Djavid Bey a conclu que le mieux, pour mettre fin aux tergiversations du cabinet turc, serait qu’il survint un succès caractéristique des armées françaises en Belgique. Là-dessus, M. Bompard est tombé d’accord avec lui. La Turquie est, comme tant d’autres, toute prête à voler au secours de la victoire.

Saisi de réclamations analogues, M. Sazonoff a déclaré à M. Paléologue36 qu’il était disposé à garantir pour quinze, vingt ou même cinquante ans (pourquoi pour si peu de temps ?) l’intégrité de l’Empire ottoman, qu’il étudierait volontiers un régime judiciaire qui permettrait d’abolir, avec quelque transition, le régime des capitulations et qu’il examinerait, en outre, avec bienveillance, les propositions que présenterait le gouvernement turc à l’effet de recouvrir son indépendance économique. Souhaitons que ces assurances russes retiennent la Turquie dans la neutralité, mais les combats serbes, qui nous apportent de nouvelles déceptions, vont remonter à Constantinople, comme partout, les affaires des Empires du Centre. On s’était trop hâté à Nisch et à Kraguievatz de chanter victoire. Aux divisions serbes engagées, l’ennemi a opposé des forces plus considérables qu’on ne l’avait d’abord cru. Les opérations reprennent dans des conditions beaucoup moins favorables37.



32. Il a repris le mot dans l’Echo de Paris.
33. D’Anvers, n° 252.
34. De Nisch, n° 88.
35. De Thérapia, nos 346, 347, 348.
36. De Saint-Pétersbourg, nos 469 et 470.
37. De Nisch, nos 86 et 90.


Samedi 22 août modifier

J’avais écrit hier après-midi au ministre de la Guerre pour réclamer des informations précises sur la retraite de Lorraine et j’avais exprimé la crainte qu’elle ne fût exploitée chez les neutres par les Allemands avant que nous fussions nous-mêmes renseignés. C’est ce qui est arrivé. Nous recevons de M. Barrère, de M. Bompard, de M. Allizé, qui vient de remplacer à La Haye M. Marcelin Pellet, des télégrammes où ils nous apprennent38 que, d’après les communiqués de l’état-major allemand, huit corps d’armée français sont « en fuite » entre Metz et les Vosges, laissant aux mains des Allemands dix mille prisonniers et cinquante canons. J’entends bien que si le grand quartier général ne renseigne pas davantage le pouvoir civil, c’est parce qu’il redoute un peu les paniques de l’arrière, mais il n’en est pas moins intolérable que nous soyons réduits à ignorer le véritable résultat des batailles où se joue le sort de la France. Je prie M. Messimy de dire au commandement que j’exige des renseignements réguliers et complets. Il me promet de les réclamer, pour moi comme pour lui. Le bulletin de ce matin est encore à peu près muet sur l’affaire de Lorraine. Mais le capitaine Rochard, qui fait la liaison avec le quartier général, m’annonce que le général Joffre va nous envoyer des détails complémentaires. Vers midi, le ministre me fait porter, par un officier d’artillerie qui arrive de la frontière de l’Est, le résumé suivant d’une communication téléphonique du général Joffre : « Nos forces ont tenté de déboucher de la Seille le 20 août. Elles se sont heurtées à des positions fortifiées et ont été l’objet d’une contre-attaque violente de l’ennemi. Celles qui débouchaient entre Mitersheim et Marsal n’ont jamais pu prendre complètement pied sur les hauteurs de la rive droite. Par contre, le corps qui débouchait par Château-Salins — le XXe, précise l’officier — avait pu s’avancer en direction de Morhange, peut-être un peu trop vite et avant que fussent arrivées les troupes chargées de couvrir son flanc gauche. C’est ce corps qui, pris de front et de flanc, a le plus souffert. Ses pertes sont sérieuses et il a laissé vingt et un canons entre les mains de l’ennemi. Actuellement, les troupes de la 2e armée se sont repliées vers Nancy pour se reposer et se refaire. L’ennemi paraît avoir, de son côté, beaucoup souffert. Ces rudes et sanglants combats ont amené un recul de ceux de nos éléments qui opéraient vers Sarrebourg et dans la vallée de la Bruche. Pour ne pas se trouver en pointe, ils se sont repliés sur la ligne générale de la Vezouse et du col de Saales. La situation est. toujours bonne en Alsace, où nous sommes aux portes de Colmar. Dans le Nord, nous avançons. L’ennemi cherche à investir et à attaquer Namur, et il s’est présenté sur la Sambre. »

Il apparaît donc que c’est une grave défaite que nous avons essuyée en Lorraine. Nous y avons perdu tout le terrain que nos armées de l’Est y avaient si péniblement conquis. L’officier, qui a vu les troupes devant Nancy, me dit cependant que la version allemande est fausse : il n’y a eu ni débandade, ni fuite. Le XVe corps a cédé devant des forces supérieures, mais il est resté dans la main de ses chefs et le nombre des prisonniers n’a pas dû être très important. Les pertes allemandes sont fortes. Les nôtres en morts, blessés et disparus, doivent être d’environ cinq mille hommes. Les XVe, XVIe, XXe corps se reconstituent. Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/152 Page:Poincaré - Au service de la France, neuf années de souvenirs, Tome 5, 1929.djvu/153 L’officier croit qu’ils sont dès maintenant en mesure de résister. L’artillerie lourde des Allemands a fait de grands ravages ; leur tir était remarquablement réglé. Cette fois enfin, on ne se paie plus de mots ; on se met courageusement en face de la réalité.

À quatre heures de l’après-midi, le bureau télégraphique de l’Élysée me prévient qu’on téléphone de Lunéville : « Les obus tombent sur la ville et y rendent notre position intenable. Les employés du télégraphe évacuent les bureaux et détruisent les appareils. » Une demi-heure après, c’est de Nancy que nous arrive une communication téléphonique, plus grave encore et plus singulière : « Par ordre supérieur, le personnel quitte Nancy et part pour Paris. » Qui a donné cet ordre supérieur ? Que signifie ce départ ? L’armée de Castelnau est-elle donc en déroute ? Et, de toutes façon, pourquoi des fonctionnaires abandonnent-ils leur poste, sans y être invités ni même autorisés par le gouvernement ? J’envoie le général Duparge au ministère de la Guerre. On n’y sait rien, sinon que Nancy ne répond plus au téléphone. Du ministère et de l’Élysée, nous appelons et rappelons à plusieurs reprises. Vainement. C’est le silence. C’est la mort. Une demi-heurc s’écoule, qui nous parait un siècle. Nancy donne enfin signe de vie. Un inspecteur qui y est resté avec un personnel réduit, m’explique à moi-même qu’il lui a été ordonné d’évacuer les locaux du télégraphe et de détruire les appareils, qu’il est demeuré en arrière pour assurer le service jusqu’au dernier moment, qu’on entend le canon, mais que Nancy n’est pas occupé. Je lui demande si la ville est menacée. Il n’en sait rien, mais les troupes françaises sont toujours sur le Grand-Couronné.

Le colonel Pénelon, qui faisait partie, le mois dernier, de ma maison militaire et qui est maintenant attaché au grand quartier général, arrive de Vitry au ministère de la Guerre. Il passe ensuite à l’Élysée. Je le prie d’insister encore auprès du général Joffre pour que la liaison soit plus rapidement et plus complètement établie avec le ministère et avec moi. Il me donne l’assurance qu’il en sera ainsi désormais. Il m’explique que les Allemands avaient fait de la position de Morhange un véritable camp retranché, puissamment fortifié par des travaux bétonnés et des réseaux de fils de fer. Notre armée d’attaque, commandée par le général de Castelnau, comprenait de droite à gauche le XVIe, le XVe, le XXe, le IXe corps. Le 2e groupe de divisions de réserve était maintenu en arrière sur les pentes du Grand-Couronné. Le 19 août, ordre était donné de marcher en avant. Le XVe corps pénétrait dans la jolie ville de Dieuze, acclamé par les compatriotes d’Edmond About et du mathématicien Hermitte. Les 6e et 23e bataillons de chasseurs enlevaient Vergaville ; la 29e division se portait vivement jusqu’à Biedesdorf, mais alors commençait un bombardement d’une violence inouïe, qui forçait le XVe corps à se replier sur Dieuze. Le XVIe corps avait déjà été refoulé la veille et il était à peine en voie de reconstitution. De ce côté, notre offensive était brisée, sans avoir pu se dégager de la région des étangs. Le gros du XXe corps s’était, au contraire, avancé très méthodiquement vers Morhange. Le lendemain 20 août, la 1re armée, commandée par le général Dubail, tentait de se porter sur Gosselmingen et sur Fenestrange, mais elle échouait. La 2e armée n’était pas plus heureuse. Le XVIe corps, assailli dans le cirque de Dieuze par des forces supérieures, était encore obligé dc rétrograder. Le XVe corps lui-même, vivement attaqué du haut des collines boisées, avait dû, à son tour, accentuer son repli de la veille. Sur la gauche cependant, le XXe corps avait foncé, avec un magnifique entrain, sur Morhange et sur les hauteurs de Marthil-Baronweiler. Mais il avait été arrêté par des rafales d’artillerie et avait été forcé de se retirer sur Château-Salins. Le brave 26e régiment, près de qui je retrouvais il y a quelques mois, à Nancy, mes souvenirs de volontariat, avait enlevé à l’ennemi dix-sept voitures de munitions, des chevaux, des bagages ; il avait fait de nombreux prisonniers ; mais ce n’en était pas moins la retraite et la défaite. S’attendant à une pression formidable de l’ennemi, le général de Castelnau avait jugé prudent d’ordonner un repli général. Il s’était rendu de sa personne à Arracourt. Il avait surveillé et discipliné l’écoulement des troupes si cruellement éprouvées. Il avait prescrit que le XVIe corps se rabattrait sur Lunéville, le XVe sur Dombasle, le XXe sur SaintNicolas et Laneuveville ; et que le groupe des divisions de réserve s’accrocherait aux positions fortifiées du Grand-Couronné. Nous étions donc condamnés à laisser échapper le lambeau de Lorraine annexée que nous avions eu momentanément entre les mains, et l’ennemi, pénétrant sur notre territoire, y portait la dévastation et y incendiait Nomény. Au même moment, la 1re année en retraite descendait des hauteurs du Donon et perdait le magnifique observatoire qu’elle était si justement fière d’avoir conquis.

Ce bref et attristant compte rendu du colonel Pénelon ne me laisse guère d’illusions sur les événements de l’Est. Avons-nous, du moins, plus d’espoir sur la frontière du Nord ? Le général Joffre a chargé le colonel de me dire que l’accord est maintenant complet entre les états-majors français, anglais et belge et que la coopération s’annonce comme devant être parfaite dans les batailles qui vont se livrer en Belgique. Le commandant en chef a pleine confiance dans l’issue de la rencontre. Le colonel Pénelon me parait moins tranquille. Il craint notamment que le général Lanrezac, dont l’armée est portée entre Sambre et Meuse, ne soit pas en mesure d’empêcher les Allemands de passer ce dernier cours d’eau entre Namur et Dinant. Lanrezac va avoir en face de lui des forces massives et presque entièrement fraîches.

Le commissaire spécial de Givet nous signale déjà l’arrivée dans cette région de uhlans et de hussards ennemis. Deux corps d’armée investissent Namur ; les Allemands ont franchi la Sambre ; ils ont déjà attaqué le front tenu par notre Xe corps et notre 5e division.

Un télégramme m’apprend que le fils de M. Clemenceau a été blessé à la jambe d’une balle de revolver, en combattant sur le territoire belge. Il a tué l’officier de chasseurs allemand qui l’avait atteint. J’ai envoyé au père un mot de sympathie et de félicitations.

Il est impossible de savoir qui a donné l’ordre d’évacuation aux télégraphistes de Nancy. Ni le préfet, ni l’autorité militaire ne comprennent rien à cette aventure. Y a-t-il eu espionnage, panique ou mystification ? C’est une énigme. Les employés, venus jusqu’à Paris, retournent à Nancy et y reprennent leur service si étrangement interrompu.



38. De Rome, n° 373 ; de Thérapia, n° 355 ; de la Haye, n° 66.