Aline-Ali/Texte entier
PAR
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
boulevard montmartre, 15, au coin de le rue vivienne
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Cie
éditeurs
À BRUXELLES, À LEIPZIG ET À LIVOURNE
1869
UN MARIAGE SCANDALEUX.
UNE VIEILLE FILLE.
LES DEUX FILLES DE M. PLICHON.
UN DIVORCE.
JACQUES GALÉRON.
L’IDÉAL AU VILLAGE.
ATTENDRE-ESPÉRER.
DOUBLE HISTOIRE.
PAR
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
boulevard montmartre, 15, au coin de le rue vivienne
A. LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Cie
éditeurs
À BRUXELLES, À LEIPZIG ET À LIVOURNE
1869
ALINE-ALI
CHAPITRE Ier
L’hiver était parti dans un dernier ouragan, et depuis plusieurs jours un soleil radieux donnait à Paris une tiède atmosphère. Les bourgeons enflés des marronniers avaient éclaté, livrant passage à d’innombrables panaches d’un vert blondissant, tout reluisants de séve et de lumière. Les moineaux pépiaient avec une joie inaccoutumée et se roulaient dans le sable des jardins ; les enfants gazouillaient au pied des arbres ; les balles et les cerceaux bondissaient avec un entrain folâtre ; les pigeons se becquetaient aux genoux de Minerve, ou d’Hébé. On traversait des courants de parfums, émanations de lilas ou de violettes, et, plus vague, mais plus enivrante encore, était la molle odeur de la feuille naissante et de la terre attiédie. L’eau de la Seine roulait, joyeuse et précipitée, grossie de milliers de ruisseaux partis pour le tour du monde, et les toits et les flèches des édifices brillaient au soleil.
Cette après-midi, la foule affairée qui roule incessamment ses ondes dans Paris s’était accrue de tous les gens de loisir qui choisissent l’heure et le jour de la sortie ; on eût dit que le sel venait de produire des enfants, comme l’arbre des feuilles, tant ils essaimaient nombreux. Sur ces naïves figures, l’épanouissement de l’être conscient déjà brillait en rayon ou en sourire ; et même chez ces affairés qui vont, enveloppés de leurs préoccupations, droit à leur but ; sur tous ces visages animés de passions diverses, pâles ou colorés, maigres ou bouffis, joyeux ou soucieux, pleins d’eux-mêmes ou pleins de tristesse, on pouvait reconnaître, au relâchement des muscles, à l’attendrissement du regard, à certaines lueurs fugitives, l’influence universelle de ce renouveau qui jetait au nez de Paris ses bouffées, infiltrait au milieu de ses miasmes un peu d’air pur, et venait rappeler à cette capitale du factice la grande nature.
Déjà les Champs-Élysées se peuplaient de leur personnel de l’été ; les jeux, les carrousels, les baraques de jouets et les bouquetières s’installaient. La grande allée, de la Concorde à l’Étoile, disparaissait sous le flot des équipages, pendant que, à droite et à gauche, dans les contre-allées, sur un fond plus terne de simple bourgeoisie, ressortaient les représentants du monde élégant et du monde étranger : Anglais plus ou moins rouges, opulentes Américaines, bottes hongroises, bonnets russes, Parisiennes délicates, enfants vêtus de velours, conduits par des laquais en livrée.
Des charrettes pleines d’arbustes passaient : les jardiniers improvisaient les massifs ; des bouquetières promenaient les violettes embaumées des premiers soleils. De belles dames, qui passaient en bel équipage, attiraient tous les regards par le luxe et la nouveauté de leurs toilettes, tandis que des cavaliers aux pantalons tendus, cravatés, gantés et sanglés, allaient au petit pas le long des voitures, lorgnant, ou galopaient, le cigare aux lèvres. Le gazon des pelouses était d’un vert lumineux ; perché sur un grand arbre du carré Marigny, un merle, regardant la foule, sifflait.
Une calèche, débouchant de l’avenue Montaigne, vint se mêler au courant qui montait vers l’Arc-de-Triomphe. C’était un équipage de bonne mine, d’un luxe élégant, tranquille et traditionnel. Le cocher, si l’on en jugeait par sa mine calme et honnête, devait être un de ces domestiques vertueux et bien élevés de l’ancien régime, conservé par miracle en ce temps-ci ; le groom lui-même avait l’air timide et bon enfant.
Si, conformément au proverbe, on devait juger favorablement des maîtres à de tels indices, les deux personnes qui occupaient la calèche étaient loin de les démentir. C’étaient un vieillard et une jeune fille, doués l’un et l’autre de l’aspect le plus distingué.
De nos jours, où dans le courant qui nous porte à l’unité tant d’oppositions se heurtent, ce mot de distinction, souvent prononcé, varie fort de sens et représente, au gré de chacun, un vague idéal d’aristocratie. Le vulgaire l’applique surtout au masque, c’est-à-dire à cette empreinte, formée et transmise par l’hérédité, qui accuse un certain développement de vie intellectuelle et morale, dû aux loisirs de la richesse. De copie en copie, cependant, l’empreinte s’altère, au point que le masque royal peut dégénérer jusqu’à la grossièreté du type le plus bas. Alors, que l’histoire et les monnaies s’en mêlent ou non, il est devenu vulgaire, la distinction des traits n’étant, au fond, que l’émanation de la noblesse vraie, intérieure, individuelle et héréditaire à la fois, comme toute richesse de l’humanité, — mais individuelle surtout : une flamme ; héréditaire seulement : un sceau, dont la pureté dénote un être fidèle aux traditions de sa race.
Le vieillard et la jeune fille dont nous venons de parler représentaient ces deux états de la distinction dans l’être. Chez lui, peu d’énergie propre, mais une finesse extrême, une délicatesse parfaite, une culture achevée. Les traits, les contours du visage rappelaient fortement l’époque des perruques poudrées et des parlements, du Mercure galant et de l’Encyclopédie. Front haut, œil sagace et plein de bonté, nez aquilin, menton large, bouche de poëte grand seigneur, élégante et fine, d’où ne pouvaient sortir que des traits d’esprit, des observations ingénieuses, ou des arrêts tempérés par la justice. Dans l’expression générale, beaucoup de philosophie ; mais penchant vers l’éclectisme ; une ironie douce, un savoir-vivre infini.
Les yeux du vieillard erraient sur la foule qui l’entourait, et de temps en temps passait sur ses lèvres un demi-sourire. Souvent aussi il arrêtait sur la jeune personne assise à côté de lui un regard tendre et fier, un regard de père, et il ne semblait pas lui déplaire de voir cette admiration partagée par nombre de spectateurs.
Cette jeune fille, en effet, méritait d’être remarquée ; mais, après l’avoir déclarée jolie, on était peu satisfait, et l’on cherchait une expression moins banale, plus applicable au genre de charme tout particulier qu’elle possédait. Sous les lignes pures, des harmonies puissantes débordaient. On devinait en elle les élégances de l’éducation unies aux finesses de la race ; mais en rencontrant son regard on pressentait que, pour posséder toutes les distinctions, elle n’avait pas eu besoin de les rencontrer autour d’elle. Ses traits ne se rapportaient que légèrement au type paternel, offrant bien moins le cachet d’une époque particulière que celui de ces idéalités de tous les âges : conscience, intelligence, pureté.
Deux bandeaux ondulés de cheveux châtains encadraient son front poli, qu’on eût dit sculpté par la pensée. Le nez, droit, avait des narines mobiles et délicates, et dans le regard, qui empruntait à la longueur des cils une extrême douceur, la flamme brillait sous un voile humide. Quoique fine, la bouche avait une expression adorable de bonté.
Elle était vêtue d’une robe et d’un surtout de soie bleue, et un petit chapeau bleu, entouré d’une couronne de pâquerettes, complétait son costume. Du corps, le contour gracieux des épaules s’accusait seul nettement ; mais l’attitude, souple et chaste, digne et gracieuse, faisait préjuger une taille élevée et délicate, sans maigreur. Le visage de cette jeune fille avait une expression de souriante rêverie. Elle ne regardait pas la foule, mais le gigantesque monument, que le soleil couchant transfigurait de teintes roses, estompant ses lignes, à la manière d’un ciel italien. Entre ce modèle de sereine puissance, arraché à l’éternelle beauté des formes, et cette jeune et belle créature, incarnation d’idéalités supérieures, on eût rêvé de secrets rapports.
La calèche, après avoir atteint la plate-forme de l’Étoile, descendit rapidement l’avenue, où, çà et là, dans la foule des équipages, le vieillard et sa fille échangèrent plusieurs saluts, An bois, comme le cocher allait prendre l’allée des Lacs, la jeune fille dit vivement :
« Père, une vraie promenade ! voulez-vous ? Il fait si beau !
— Soit, » répondit-il ; et sur son ordre la voiture s’engagea dans la grande allée, presque déserte, qui se dirige vers Passy,
« Tu n’oublies pas qu’on nous attend près du lac ? ajouta le vieillard avec un sourire.
— Laissons pour un moment ce processionnel défilé. Père, voyez sur les grandes masses fauves le bel effet de ces traînées de jeune verdure. Et là, sur le bord, dans l’herbe, ces pâquerettes, avec leur collerette neuve et leur cœur d’or.
— Toilette paysanne. Mais là-bas aussi de nouvelles toilettes s’arborent, dont tu délaisses le coup d’œil.
— Que m’importe ? fit-elle en hochant la tête.
— À la bonne heure. Mais Germain Larrey ?… »
Cette fois, le mouvement de tête fut plus doux, et accompagné d’un sourire un peu malicieux. La voiture continua de rouler vers la Muette, et là le cocher, après avoir pris de nouveaux ordres, suivit l’allée qui mène aux grands chênes d’Auteuil.
« Décidément, ce soir nous nous faisons ermites ? dit le vieillard.
— Cher père ! que vous êtes homme du monde ! Ne sauriez-vous donc vous passer de la foule pour un instant ? Moi, je trouve charmante la solitude avec vous.
— Et tu sais, mon Aline, combien je l’aime avec toi. Je me demande seulement la raison de la fantaisie qui t’entraîne ce soir à travers bois, tandis que Germain nous attend auprès du lac. On a beau aimer la nature, on ne la préfère point, même un jour de printemps, à son fiancé. À moins de le vouloir un peu tourmenter… Mais tu n’es pas coquette, que je sache ? »
Elle sourit :
« Ne faut-il songer qu’à son fiancé ?
— Question blasphématoire !
— Un fiancé, reprit-elle de même, n’est pas un mari. »
Le père eut un sourire septique en murmurant :
« C’est bien plus.
— Mais je ne l’entends pas ainsi, moi, dit-elle vivement. Si le mariage empêche de s’aimer, si nous devions être comme Suzanne et son mari, par exemple, alors… je resterais toute ma vie fiancée.
— Malheureusement, c’est impossible. Et puisque nous voilà seuls, et en lieu favorable pour un entretien sérieux, sache que ce matin même M. Larrey père est venu me voir et a fortement insisté pour fixer le jour du mariage. »
Une assez vive émotion se peignit sur les traits d’Aline. Ce n’était pas du chagrin, ni même de l’inquiétude, mais un vague émoi, dont elle-même n’eût pu dire la cause.
« En vérité, dit-elle, rien ne se fait avec plus de hâte qu’un mariage, Voici trois mois à peine que j’ai vu pour la première fois M. Larrey…
— Trois mois ! Mais alors, chère enfant, toutes les limites permises sont dépassées, Est-il acceptable de s’être connu pendant trois mois avant de s’unir ? Où avais-je l’esprit ? C’est que je suis comme toi, je ne demande qu’à attendre. Mais nous agissons en excentriques, et le monde nous blâmera.
— Il aura tort, dit la jeune fille avec un doux regard en prenant la main de son père.
— Ne me séduis pas, ma fille ; nous ferions des folies à nous deux. Moi, je ne désire, tu le sens bien, que de continuer mon rôle ; mais il ne faut pas que ce soit aux dépens de ta réputation et de ton bonheur.
— Et comment se peut-il ? »
Elle s’arrêta pensive.
« Je ne puis comprendre, reprit-elle au bout d’un instant, comment des usages, qui me semblent dénués de toute raison, se font obéir des gens les plus éclairés, par cela seul qu’ils sont les usages.
— C’est que tu es dans cette erreur, bien excusable à vingt ans, de croire que les gens éclairés sont raisonnables.
— Et comment et pourquoi ne le seraient-ils pas ? »
Le vieillard fit un geste qui signifiait : Tu m’en demandes tant ! Et la regardant avec un sourire demi-tendre et demi-railleur :
« Que pourrais-tu comprendre aux affaires humaines, quand tu ignores les petites et mauvaises passions ? Tu traduis le mot de mariage par amour ; mais le mariage n’est généralement qu’une affaire de vanité ou d’argent. Donc, renseignements pris et calculs faits, qu’attendre encore ? Il ne s’agit que de bâcler l’affaire si elle est bonne, que de la rompre si elle est mauvaise. Nous ne pensons pas comme cela, nous, bien ; mais alors tâchons qu’on ne s’en doute pas ; car un des côtés du caractère humain, — le plus infaillible, — c’est que les gens vous en veulent de ne point penser comme eux, et s’en vengent par toutes sortes d’insinuations perfides.
« Recherchons dans nos affections le vrai, le beau et le bien, avant tout le reste ; mais cachons soigneusement une telle excentricité en abritant ces objets prohibés sous le pavillon commun. Germain Larrey est un galant homme, noble et de famille noble dans le vrai sens. On s’étonne un peu que tu n’épouses pas un gentilhomme ; toutefois, sa richesse fermera la bouche à tout le monde, et l’on nous attribuera l’honneur d’un calcul où nous n’avons cherché que les garanties du mérite et du caractère, Mais cette même imputation tournerait à notre honte si le mariage manquait, ou semblait douteux longtemps. D’ailleurs, pourquoi hésiterais-tu ? Germain est aimable, instruit, capable, bien posé, fort amoureux, parfait de tous points. Il promet d’être non-seulement un homme remarquable, mais un excellent mari. Toi-mème, si inflexible à l’égard de tant d’autres, tu l’as favorablement accueilli, et… j’aurais cru… que tu devais l’aimer beaucoup. N’en serait-il rien ? »
Il fixait en même temps sur sa fille un regard observateur.
« Si vraiment, » dit-elle d’un ton si calme et d’une attitude si paisible, qu’un sourire douteux passa sur les lèvres du vieillard.
Après un silence, il reprit avec une certaine hésitation :
« Tu dois avoir lu fort peu de romans ? Voudrais-tu me dire, là, en confidence, — et toutefois si ma question n’est pas indiscrète, — quelle idée tu as de l’amour ? »
Une lueur rose passa, comme une vapeur légère, sur le visage d’Aline, et un peu d’embarras se marqua dans sa contenance. Comme elle ne répondait pas :
« Mettons que je n’ai rien dit, » reprit le père. Mais se tournant vers lui, et jetant ses deux mains dans celles du vieillard :
« L’amour, dit-elle, c’est la plus grande vie du cœur.
— Bien, chère enfant. Mais cela demande une définition nouvelle. En quoi consiste, à ton sens, la vie du cœur ? »
La jeune fille baissa les paupières ; cependant, au travers de ses longs cils, un éclair avait brillé.
« Se peut-elle définir ? dit-elle. Et n’est-ce pas l’immense, l’infini ? »
À son tour, devant cette foi si jeune et si pure, ce fut le père qui baissa les yeux. Tenant toujours la main de sa fille, il sembla chercher une réponse :
« Vous autres femmes, dit-il, vous êtes les conservatrices des beaux rêves.
Et voyant l’allée déserte, il la baisa sur le front.
« Malheureusement, reprit-il, les hommes sont le plus souvent la réalité. Mais Germain est de tous, j’en suis certain, le meilleur et le plus noble. Eh bien, mon enfant, que répondrai-je à M. Larrey ?
— Obtenez un délai, père, je vous en prie.
— Sur quel motif ? Et d’où te vient enfin cette hésitation ?
— Je ne sais, dit-elle naïvement.
— As-tu quelques craintes sur le caractère de ton fiancé ?
— Non.
Aucun autre homme ne t’a semblé préférable ? »
Elle fit en souriant un geste de dénégation.
« Alors, pourquoi attendre ? Tu as près de vingt et un ans et l’on s’étonne déjà de ne pas te voir mariée.
— Voilà une grave raison, dit Aline.
— Peu grave, soit ; mais ta résistance non plus n’est pas sérieuse. »
Sur les traits pensifs de la jeune fille se marqua le travail de la pensée qui se cherche elle-même :
« Mais, dit-elle enfin, pourquoi tant de hâte ? S’engager si vite ! à jamais ! À peine ai-je vu la vie ; mes yeux éblouis n’y distinguent rien encore bien clairement, et l’on me somme de prendre un parti irrévocable ! Je ne me défie pas ; seulement… j’ai bien le temps… et je veux regarder encore. Le mariage est la vie tout entière, accomplie ; quand j’y serai entrée, je ne pourrai plus revenir en arrière… et je voudrais rester un peu plus longtemps sur le seuil, où je suis si bien, père, auprès de vous.
— Quoi ! cette vie du cœur, si puissante, dont tu parlais tout à l’heure, elle ne t’attire pas plus fortement ?
— Ah ! père ! dit-elle en rougissant, que c’est mal ! Vous abusez de mes confidences. »
À ce moment, comme ils arrivaient sur une allée transversale, une voiture de remise passa devant eux, dans laquelle se voyaient un homme et une femme, appuyés l’un sur l’autre, dans une tenue significative. La femme avait une toilette voyante et tapageuse, l’air et les manières à l’avenant. L’homme, entre deux âges, chauve et pâle, avait au contraire une certaine distinction d’air et de tournure, sorte de croûte à travers laquelle éclataient le sourire et le regard du satyre. En apercevant la calèche et ceux qu’elle portait, il se rejeta vivement dans le fond de la voiture, mais trop tard pour n’être pas reconnu.
« Monsieur de Chabreuil ! » murmura Aline étonnée.
Le vieillard soupira profondément :
« Tu seras, je l’espère, plus heureuse que ta sœur ! » dit-il.
Puis, rompant sur ce sujet, il ordonna au cocher de se rendre au lac.
Ils prenaient à peine la file, qu’un jeune cavalier de bonne tournure arriva près d’eux, au trot précipité d’un bel alezan, et leur adressa un salut plein d’une expression aussi tendre que respectueuse.
« Ah ! vous voilà, monsieur Larrey, dit affectueusement le père d’Aline.
— J’étais là depuis une heure ? monsieur, interrogeant tous les points de l’horizon.
— C’est la faute de ma fille ; l’amour de la nature champêtre l’a saisie, et nous venons de faire une tournée dans les allées désertes d’Auteuil.
— Mlle de Maurignan a fait cela sans remords ? dit le jeune homme en lançant à Aline un regard de doux reproche.
— Pas tout à fait, puisque nous sommes venus vous chercher pour partager notre promenade. Si vous voulez confier votre cheval à mon groom quand nous aurons atteint l’extrémité du lac, vous prendrez une place dans la calèche, et nous pousserons jusqu’à Meudon. »
Quelque temps après, ils roulaient dans les allées silencieuses et quittaient le bois. Le jour tombait ; peu à peu la conversation devint affectueuse, intime, pleine d’abandon ; les voix s’adoucirent jusqu’au ton de cette heure charmante et voilée, et ces jeunes cœurs, où germait l’amour, s’imprégnaient avidement des poésies printanières. M. de Maurignan, à peu près retiré de l’entretien, écoutait, le sourire aux lèvres, les deux fiancés, dont l’intimité le charmait. Aline se laissait aller à plus de confiance qu’elle n’en avait montré jusque-là vis-à-vis de Germain Larrey, et celui-ci déployait sans efforts un esprit aimable, varié, souple, pourvu de connaissances plus solides que les fils de famille n’en possèdent généralement.
Tout dénotait chez Germain un de ces esprits heureux, que leur naissance, leur caractère et leurs capacités destinent au succès ; qui, doux par tempérament et prudents par tactique, attentifs à ne rien heurter, se concilient partout des sympathies et ne se font guère d’ennemis. Nés pour leur époque, dont ils résument toutefois les qualités beaucoup plus que les défauts, de tels hommes cueillent naturellement les fleurs de la vie, et, bien que portés par une probité naturelle à combattre l’injustice, ils considèrent aisément comme esprits chagrins les mécontents.
Nourri déjà dans sa famille d’un certain libéralisme, l’esprit éclairé de Germain n’avait pu se refuser à admettre assez largement les principes démocratiques ; mais il était trop bien élevé pour n’en pas soumettre aux convenances l’expression et l’application, quant à sa propre conduite, et il s’en remettait au temps avec confiance pour réaliser dans la société les réformes qui lui semblaient utiles. Cette résignation facile et cette tolérance pour le présent, le portaient vers les combinaisons ingénieuses qui font du contraste la loi principale de l’harmonie, et se plaisent à fusionner les incompatibles. Près des siens, il passait pour un démocrate aimable, d’une audace effrayante et d’un bon goût rassurant, double prestige ; quant aux républicains, ils lui savaient gré de penser à peu près comme eux, parce qu’il n’était pas de leur monde, et pour le même motif lui pardonnaient d’agir faiblement. Et puis, il était généreux.
Élégant, spirituel, riche, beau garçon, il était recherché des femmes ; mais avec le sens parfait qui le caractérisait, non-seulement Germain avait renoncé promptement aux plaisirs vulgaires, mais il avait résolu de n’ouvrir son cœur désormais qu’aux affections honnêtes, qu’il estimait être les meilleures sources du bonheur, en même temps que les seules garanties de la dignité. Aussi venait-il de rompre sa liaison avec la belle comtesse de R…, femme d’un ambassadeur étranger, la laissant inconsolable.
C’est alors qu’il était devenu assidu près de Mlle de Maurignan et avait demandé sa main, donnant à ses amis, pour motif de son choix, qu’elle n’était ni coquette ni vaine.
En se mariant à vingt-huit ans, après des folies si courtes, avec une jeune fille moins riche qu’il n’était lui-même, et choisie pour de tels motifs, Germain Larrey donnait une preuve sérieuse de raison et de caractère, et, vis-à-vis du monde, tournait décidément au puritain de bon goût. Aline de Maurignan avait beaucoup de jalouses.
Si la sagesse avait déterminé ce choix, le cœur se mit promptement de la partie. Il eût été difficile de ne pas subir le charme pénétrant de cette jeune beauté, sérieuse et modeste, qui, toujours vraie, avait parfois des gaietés d’enfant et d’adorables sincérités.
Ainsi que l’avait dit M. de Maurignan, Germain était donc fort amoureux, et tout le dénotait, le soin qu’il prenait de plaire, quelque timidité, peu habituelle chez lui, de continuelles attentions, et surtout ses regards pleins d’une émotion sincère, qui troublaient le cœur d’Aline et la jetaient en des rêveries qu’elle n’avait point encore eues.
Pendant cette promenade à travers champs et bois, sous les haleines printanières, dans l’ombre discrète qui tombait, jamais la voix de Germain n’avait été si émue ; jamais la conversation des deux fiancés n’avait été si attachante, si pleine, si intime.
Quand ils descendirent à l’hôtel de Maurignan, rue de l’Université, vaste et antique habitation qui représentait à elle seule une fortune, mais peu productive, Aline répondit pour la première fois par une pression du bout de ses jolis doigts au baiser respectueux qu’en la quittant son fiancé déposa sur sa main gantée. Le père était radieux. Tandis qu’ils montaient ensemble le grand escalier de pierre, à rampe de fer sculptée, il prit sa fille dans ses bras et lui donna deux ou trois baisers.
« N’est-ce pas, qu’il est aimable et charmant ? » dit-il.
Un peu confuse, Aline s’échappa des bras de son père sans répondre, et le précéda légèrement dans un grand salon à boiseries sculptées, plein d’une douce lumière et meublé avec un confortable grandiose. Une femme, qui lisait près du feu, se leva à leur arrivée.
« Ah ! je suis contente que vous soyez de retour ! s’écria-t-elle avec l’accent anglais. Je m’inquiétais de vous, et puis le dîner sera refroidi.
— Miss Dream, dit Aline en jetant ses gants, c’est que le printemps est dehors, et nous ferons demain, si vous voulez, une longue promenade, pendant laquelle nous réciterons Thompson.
— Ah ! je veux bien, répondit la gouvernante, fille de trente à trente-cinq ans, à la figure pâle entourée d’un nuage de cheveux roux et l’on ne savait trop de quels autres nuages encore.
« Mme de Chabreuil a envoyé, » ajouta-t-elle en remettant une lettre à M. de Maurignan.
Celui-ci l’ouvrit ; sa physionomie peignit l’inquiétude, et il passa la lettre à sa fille :
« Cher père,
« Je suis fort souffrante. Soyez assez bon pour me venir voir, et amenez-moi ma sœur.
« Fort souffrante ! s’écria la jeune fille ; mais il faut y aller tout de suite, alors.
— Après le dîner, observa miss Dream.
— Oui, sans doute, aussitôt après, » dit M. de Maurignan.
Bientôt, en effet, il partait avec Aline pour la rue Saint-Georges, où demeurait sa fille aînée, Suzanne, marquise de Chabreuil.
CHAPITRE II
Quand M. de Maurignan et sa fille pénétrèrent dans la chambre de la marquise, ils la trouvèrent à demi couchée sur son ottomane de satin bleu. Elle se leva pour venir à leur rencontre ; mais elle paraissait brisée, et sa pâleur, l’éclat étrange de ses yeux, les frappa.
« Qu’éprouves-tu ? demanda le père avec inquiétude.
— Une lassitude profonde, répondit-elle avec un sourire des lèvres et un trait amer du regard.
— Qu’en pense ton médecin ?
— Je ne le lui ai pas demandé. »
M. de Maurignan insista pour que le médecin fût consulté dès le lendemain. Elle promit, sans paraître y attacher d’importance.
Mme de Chabreuil devait avoir une dizaine d’années de plus qu’Aline ; elles se ressemblaient de traits, mais différaient de physionomie, au point de rendre la ressemblance peu frappante au premier coup d’œil.
Cette expression intelligente et calme, qui, chez Aline, recouvrait la profondeur de sentiments inéprouvés, se changeait en passion chez la marquise, et la douce fierté qui résidait sur le front de la jeune fille était devenue chez sa sœur une puissante énergie ajoutée à cette passion.
Belle de tout le développement de ses charmes, la lèvre amère, ironique, ardente, l’œil sombre, traversé de flammes, déjà Mme de Chabreuil semblait renfermer dans son sein gonflé, soulevé par une respiration irrégulière, les épreuves de toute une vie. Ce cercle bruni sous l’œil avait reçu plus d’une larme, et ce beau front aux lignes bombées avait sa ride entre les sourcils.
Après avoir enlacé d’une vive et fiévreuse étreinte son père et sa sœur, elle était retombée sur les coussins, toute pâle.
M. de Maurignan était trop observateur, et d’ailleurs trop averti, pour attribuer à une simple indisposition l’état de sa fille ; aussi fit-il des demi-questions, que gracieusement elle éluda. Était-ce une de ces créatures fiévreuses que tout agite ? ou bien su. bissait-elle une violente crise intérieure, dont elle ne pouvait contenir l’ébranlement ?
Femme du monde, quoi qu’il en fût, elle n’abandonna pas le soin d’être aimable, et soutint la conversation avec une verve un peu saccadée, mais en même temps avec une effusion de tendresse qui se révélait moins par ses paroles que par ses regards, et leur donnait une puissance magnétique extraordinaire. On eût dit que son cœur se versait en effluves. Évitant, contre le gré de ses interlocuteurs, de parler d’elle-même, elle maintenait l’entretien sur eux seuls, sur leurs projets, sur leurs espérances, et cependant répondait à peine à ce qui était dit de Germain, comme si ce sujet lui eût inspiré quelque répugnance.
Souvent, et même plus volontiers, elle parla de choses indifférentes, mais c’était en leur disant des yeux constamment : « Amis, je vous aime, je vous aime bien, et ce m’est une douceur immense de vous voir. » On sentait derrière tout cela quelque chose d’intense, d’âpre, de terrible, qui finit par pénétrer le père et la sœur d’une terreur vague. Aline se leva ; elle étouffait.
« Où vas-tu, ma chérie ? demanda Suzanne en la couvrant d’un long regard.
— Chercher ton fils. Où est-il ?
— Chez son précepteur, dit Suzanne d’une voix rauque. Il vient tout à l’heure de me quitter, et je n’ai pu obtenir de le garder plus longtemps. Réclame-le au nom de son grand-père. On étouffe cette jeune vie sous le poids de langues et de civilisations mortes. Un enfant de dix ans ne doit pas travailler le soir, n’est-ce pas mon père ? »
Aline sortit.
« On a toujours imposé l’instruction de manière à écraser l’enfance plutôt que l’instruire, dit M. de Maurignan ; mais nous étions plus robustes autrefois, et votre génération étiolée, dorlotée, nerveuse, est incapable de supporter à d’aussi hautes doses l’ennui et l’immobilité. Il faudrait faire comprendre cela au précepteur de Gaëtan.
— Vous oubliez, reprit la jeune femme avec une profonde amertume, qu’une mère n’a aucun droit sur l’éducation de son fils. M. de Chabreuil approuve le précepteur en toutes choses, et cela suffit. Cependant Gaëtan est si frêle… »
Quelque chose comme un sanglot comprimé lui coupa la voix.
« Je puis en parler à Chabreuil et voir si mes droits de grand-père seront mieux respectés que les tiens. Le désires-tu, mon enfant ? »
En même temps M. de Maurignan quitta son fauteuil, et, s’asseyant sur l’ottomane auprès de sa fille, il l’enlaça d’un bras et la pencha sur lui.
« J’aurais besoin de te voir plus heureuse, » dit-il en soupirant.
Ces tendres paroles, cette douce pression, vainquirent la réserve de la jeune femme, et ses larmes, coulant avec abondance, inondèrent l’habit du vieillard et ses mains.
« Mon enfant chérie, dit-il d’une voix altérée, que se passe-t-il donc ? D’où te vient cette nouvelle souffrance ? Parle ; confie-moi tout. Je t’aime et suis indulgent.
— Père, murmura-t-elle, pouvez-vous me rendre l’espérance morte ?
— Hélas !… peut-être. Avec du courage et du calme, on attend et la vie change. Nous, du moins, nous changeons…
— Non, reprit Mme de Chabreuil, j’ai vu le fond de la vie et de l’âme humaine, et quand les lèvres ont touché cette lie…, la soif de tout breuvage passe à jamais.
— Partons ensemble, veux-tu ? dit le père. Allons tous les trois à Florence, à Constantinople, où tu voudras.
— Vous êtes bon, père, mille fois bon, et j’en veux à ma destinée, non-seulement pour ce qu’elle m’a fait souffrir, mais pour le mal qu’elle vous fait par moi.
— Tes ennuis intérieurs, dit M. de Maurignan avec un peu d’hésitation, cette absence d’autorité dans ta propre maison, ta gêne, tout cela est le résultat inévitable de ta mésintelligence avec ton mari, et s’il était possible de rétablir quelque union entre vous… »
Suzanne se releva brusquement, quittant l’épaule de son père, où elle était appuyée.
« Ah ! vous pensez ? dit-elle avec une inflexion de voix stridente, méprisante, amère.
— Que veux-tu, ma fille ? Cet homme a contre toi toute puissance et…
— Je le sais, » dit-elle d’un ton sec et ferme.
Aline rentrait avec son neveu.
« Nous reprendrons cette conversation demain, » dit à demi-voix M. de Maurignan à Suzanne.
Celle-ci ne répondit pas. Elle s’était rejetée de l’autre côté, sur son siége, et travaillait par un violent effort à se calmer. Bientôt ses yeux redevinrent secs et brûlants.
Tout joyeux d’être délivré de l’étude, Gaëtan se jetait dans les bras de son grand-père.
« Quel ours que ce précepteur ! murmura Aline à l’oreille de la marquise.
— Tu venais de ma part, » dit celle-ci.
L’enfant justifiait assez par son apparence débile les craintes de sa mère. C’était un garçon d’une dizaine d’années, joli, fin, les yeux pleins de malice et de vivacité ; mais pâle, fluet, la poitrine creuse, le dos arrondi. Il ne lui eût fallu pour le moment d’autre étude celle qui se prend à la volée dans les champs, semence divine d’ailleurs, et, même pour l’esprit, autrement féconde que l’analyse éternelle d’outils humains délaissés. Avide de mouvement, après s’être laissé caresser quelque temps avec nonchalance, il s’arracha des bras de sa mère, qui l’avait attiré sur ses genoux, et se mit à jouer avec les objets rangés sur une étagère.
Devant l’enfant, la conversation fut tantôt superficielle, tantôt remplie de mots soulignés, de sous-entendus. À dix heures précises, le précepteur envoya chercher Gaëtan. Mme de Chabreuil le prit alors dans ses bras, et, muette, le tint longtemps serré sur sa poitrine. Mais les enfants n’aiment pas les longues caresses. Gaëtan se dégagea, alla gaiement souhaiter le bonsoir à son grand-père et à sa jeune tante, et sortit en gambadant.
Malgré ses efforts, Mme de Chabreuil devenait morne. Ses paroles se traînaient, sa voix était sourde.
« Tu as besoin de te reposer, ma fille, » dit M. de Maurignan.
Et se levant, il l’embrassa en disant :
« À demain. »
La jeune femme retrouva pour ces adieux toute son énergie. Au sortir de son étreinte convulsive, Aline, pénétrée d’une vague terreur, s’écria :
« Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Suzanne !… je ne veux pas te quitter ! »
La marquise attacha sur elle un regard ardent :
« Tu as raison, dit-elle. Oui, reste avec moi. »
Et se tournant vers M. de Maurignan, qui hésitait :
« Mon père, laissez-moi ma sœur pour cette nuit.
— À quoi bon ? » dit M. de Maurignan.
Mais, agité, lui aussi, d’une sourde inquiétude, il ajouta presque aussitôt :
« À condition que vous ne passerez pas toute la nuit en conversations.
— Je vous le promets, répondit Suzanne. Je vais faire préparer pour Aline la chambre à côté de la mienne et l’y enverrai bientôt.
— Alors, je viendrai vous chercher demain toutes les deux, et nous ferons une excursion à la campagne. Au revoir, mes enfants. »
Il sortit.
Il était onze heures environ. Mme de Chabreuil sonna, donna des ordres, fit ranimer le feu et s’assit, avec sa sœur, près du foyer. Enfoncée dans sa bergère, le front sur sa main, elle gardait le silence et semblait plongée dans une rêverie profonde.
Une question, retenue par un pudique embarras, errait sur les lèvres de la jeune fille et animait ses regards. Se glissant enfin hors de son fauteuil, elle se laissa tomber sur le tabouret, aux pieds de sa sœur, et lui prenant les mains, d’une voix douce et timide :
« Tu souffres de quelque grand malheur, dit-elle ; je le sens. Ne puis-je t’aider ?
— Non, » répondit Suzanne.
Ce « non » était si décisif qu’il glaça le cœur d’Aline.
« Mais, reprit la jeune femme, j’hésite si je ne dois pas t’aider, moi, en t’éclairant »
Aline fixa sur sa sœur des yeux étonnés, interrogateurs
« J’hésite et c’est folie… Tombée dans le piége avant toi, ne dois-je pas t’avertir… C’est un mot d’ordre universel que se passent les siècles, que de cacher aux jeunes filles la vérité sur la vie. Et ce mot d’ordre, celles mêmes qui en ont été victimes le respectent, par un lâche consentement, et laissent les illusions de leurs sœurs, de leurs filles aboutir au même dénoûment fatal. Préjugé ?… sottise ?… pudeur ?… que sais-je ?… Moi-même animée par le désir de te sauver, je frémis pourtant comme sous l’impression d’un sacrilége.
« Elles sont, en effet, sacrées, vos ignorances…
« Mais faut-il donc à ce rêve sacrifier la vie entière ? Et quand une main brutale s’apprête à le violer, vous perdre… pour le conserver quelques heures de plus ? — Non, la réserve poussée à ce point devient imbécile. Aline ! le mariage est un antre que voile un rideau de théâtre peint de guirlandes et d’amours, mais derrière lequel est une chute immense. Je t’en parlerai, si tu veux m’entendre. Pour préserver ta pudeur, pour guider ta liberté, je t’offre ma cruelle expérience. La veux-tu ? »
En écoutant ces paroles, Aline avait rougi. À cette dernière question, elle devint pâle et resta quelque temps muette. Son cœur se serrait d’appréhensions ; sa pudeur s’alarmait de l’explication offerte… Elle pensa aussi que ce serait mal, à cause de Germain. Cependant Suzanne était chaste et fière ; Aline s’en savait tendrement aimée…
Tout à coup, il lui vint l’idée que cette confidence, qui devait être l’histoire des déceptions et des chagrins de sa sœur, indiquerait sans doute quelque moyen de consolation, de salut. Aline savait depuis longtemps que sa sœur était malheureuse ; mais elle l’avait appris seulement par ces demi-mots qu’on laisse échapper en famille, et dont la réticence marquée interdit toute demande d’explication. Elle détestait sur la foi d’autrui M. de Chabreuil, sans bien savoir de quoi il était coupable. Mais, restée près de sa sœur comme consolatrice, comme aide, ce rôle lui imposait d’être forte, et par conséquent d’étouffer toute susceptibilité personnelle, dans l’espoir d’être utile. Elle n’hésita plus :
« Parle, ma sœur, dit-elle.
— Ah ! dit Suzanne en serrant convulsivement les mains de la jeune fille et en la baisant au front, je te sais courageuse, et c’est pourquoi l’idée m’est venue de te faire cette révélation, et même de te confier un secret terrible… qui vieillira ce jeune front. Mais quand je reproche si amèrement à ceux qui m’ont élevée de m’avoir jetée, un bandeau sur les yeux, dans le gouffre de la vie, je ne veux pas me rendre complice de ce même crime envers toi. Intelligente, sensible, pure, la destinée en ce monde est de souffrir. J’avance l’épreuve pour la rendre moins amère, voilà tout. Maintenant, écoute :
« J’avais dix-huit ans à peine quand j’épousai M. de Chabreuil. Je savais la musique, l’histoire superficielle du passé, fort peu de la nature, et rien de la vie. J’acceptai le mariage, parce que l’opinion l’impose ; M. de Chabreuil, parce que mon père me le présenta. J’étais une enfant, et toute mon éducation avait eu pour but de me laisser telle. Mineure, incapable de disposer de mes biens, on me fit disposer de moi-même et de ma vie tout entière. La loi qui nous régit a de ces vides de sens moral, effrayants par leur profondeur.
L’habitude, toutefois, c’est-à-dire l’irréflexion, atténue en ce monde la responsabilité de bien des crimes. Je pardonne à notre cher père. Il est de ces esprits vifs, brillants, généreux, qui font de telles excursions dans le champ de l’idéal que cela suffit à les satisfaire. Pour innover, d’ailleurs, et surtout en éducation, il faut des résolutions exceptionnelles. Donc, élevée, comme toutes les jeunes filles du grand monde, dans ces serres chaudes où croissent uniquement le lis et la fleur de l’oranger, soigneusement tenue à part de tout contact des réalités vulgaires, l’esprit orné de légendes, en guise d’instruction, nourrie de parfums, enivrée d’idéal, bercée de rêves, — une nuit, sans m’avoir dit où j’allais, à la suite d’un bal, on me jeta dans le lit d’un homme, d’un débauché. J’étais marquise de Chabreuil.
« … Mon enfant chérie, il est des images que deux honnêtes femmes ne peuvent évoquer entre elles, des confidences auxquelles leur langue et leurs oreilles se refusent. Ce que je puis te dire seulement est ceci : la nuit des noces est le réveil le plus horrible et le plus brutal de ce rêve que, grâce aux perfidies de notre éducation, nous composons de sublimités et de poésies. Ce fiancé respectueux et discret dont le plus grand privilége était de baiser notre main, cet amant présenté par un père et dont la recherche emprunte à l’approbation de la famille un caractère chaste, grave et pieux…, cet homme, type de noblesse, de convenance, de cœur, le masque tombé, n’est plus qu’un satyre. Au rebours des contes de fées, ce n’est pas la bête, spirituelle et bonne, qui se change en un beau prince… hélas ! non ; c’est le beau prince qui se change en bête. »
Mme de Chabreuil s’arrêta en regardant sa jeune sœur, qui, la tête penchée, les yeux baissés, frémissante, mais muette, semblait s’entourer de silence et d’immobilité comme d’un voile. Les traits de Suzanne exprimèrent une pitié profonde, et d’un ton de voix plus tendre et plus doux, elle reprit :
« Chère Aline, il faut le dire, nous apportons aussi nos torts dans cette douloureuse épreuve ; car c’est folie que de rejeter sa propre nature et de s’élever contre les conditions inévitables de sa propre vie. Cette terre ne contient probablement pas le dernier mot de notre destinée ; mais du moment où elle nous a enfantés, nourris, nous sommes faits pour elle ; nous lui appartenons par des liens suffisants, réels, et dont il est faux de rougir.
« Donc, à quoi bon ce mystère, qui doit si promptement être dévoilé ? À quoi bon ce haut vol, pour aboutir à cette chute ? Pourquoi chercher des ruses contre l’inévitable ? Pourquoi séparer comme ennemies la chasteté et la vérité ? Si l’on élève les filles pour le cloître, à la bonne heure ; mais si pour la vie, de quoi servent ces fausses notions et cette ignorance, laborieusement tramée ? Si j’avais été mère d’une fille, mère véritable, c’est-à-dire libre d’élever moi-même mon enfant, je lui aurais simplement et chastement enseigné la réalité. En éducation, comme en toute chose, il n’y a d’utile et de bienfaisant que le vrai. Elle eût senti dans la nature l’innocence des lois éternelles, qui se transforme en chasteté dans l’amour humain, par l’intelligence et la liberté. Elle ne se fut pas soumise avec honte, mais se fut donnée avec orgueil et bonheur.
« Car l’esprit humain, vois-tu, est le créateur de la vie. Il peut souiller le devoir aussi bien que purifier la fange. Il s’élève au sublime, appuyé sur le vrai ; mais l’abandonne-t-il sous prétexte de voler plus haut encore, il tombera d’autant plus bas. Ces ailes d’ange chrétien qu’on vous attache au dos, pauvres filles, c’est pour la prostitution qu’elles vous enlèvent à l’amour !
« Le lendemain de mon mariage je haïssais mon mari. Tombée du haut de cette royauté d’innocence faite à la jeune fille, et entourée de tant de faux respects, dans l’abîme de la dernière humiliation, ma douleur, si stupéfiante qu’elle fût, se mêlait d’un profond ressentiment. Je ne songeai d’abord qu’à briser cette horrible chaîne. Que pouvais-je cependant ? Quand mon courage, à dix-huit ans, se fût élevé jusqu’à braver la peur du scandale, quand j’aurais accepté de vouer ma vie, à peine commencée, aux tristesses de l’isolement, pour quels motifs aurais-je pu demander une séparation ? Alléguer mon âge, mon ignorance, mon erreur, et demander protection pour ma pudeur contre… mon mari ! Quel plaisant procès ! et comme en eussent ri les juges eux-mêmes ! Ah ! c’est une chose bien immonde que cette opinion publique à laquelle on sacrifie tout !
« Oui, j’avais contre moi la société tout entière, ma famille elle-même. Notre père vit ma souffrance et n’eut pour elle qu’un sourire. Longtemps, silencieuse dans ma honte, je roulai en moi des projets de mort ou de fuite ; mais le courage me manqua pour me tuer, et seule, sans ressources suffisantes, je ne pouvais fuir. Ma dot et moi nous appartenions à cet homme, et ma vie était rivée à la sienne, de par la force des choses et par la loi.
« On me forçait d’être lâche, je le fus. La vie, dans la jeunesse, a de si puissantes attaches, qu’elle se reprend au moindre support. L’obligation d’aller dans le monde me fut une distraction forcée. Peu à peu je connus la vie telle qu’elle est, et, tout en la méprisant, je me crus moins le droit d’enfreindre des lois si universellement consenties. Mon mari, fier de moi, me comblait de soins. Lasse de ma résistance vaine, je finis par me résigner à cette existence, comme un prisonnier se résigne à sa chaîne et à sa prison. Après avoir reconnu que je subissais le sort général et que les autres hommes ressemblaient plus ou moins à M. de Chabreuil, cessai de lui en vouloir, et je tombai dans une apathie morale qui eût pu devenir bien profonde…, mais à laquelle la naissance de mon fils m’arracha. Ne pouvant être épouse, au moins je fus mère, et d’autant plus passionnée. J’insistai pour le nourrir, et, aidée de mon médecin, je l’emportai dans cette lutte contre la volonté du marquis.
Oublieuse alors de tout autre objet que mon fils, je me plongeai dans ces joies maternelles, si pures, si charmantes, où je retrouvais mon âme, au spectacle de la renaissance de cette âme d’enfant. J’étais reconnaissante à mon mari de m’avoir donné ce trésor ; je l’en aimais presque et l’appelais à jouir avec moi des progrès de Gaëtan. Mais il avait bien autre chose à faire ; de telles joies étaient trop au-dessous de lui ; il en souriait avec cette pitié dont l’importante sottise des hommes seule a le secret, et baisant dédaigneusement l’enfant, par grâce, il courait retrouver les maîtresses, auxquelles, disait-il, les fantaisies maternelles de sa femme l’avaient renvoyé. Il avait repris son ancienne vie. Je l’ignorai d’abord ; puis mes soupçons furent excités ; je voulus savoir, j’eus des preuves et les lui montrai, le pensant remplir de confusion. Mais il ne fit que se moquer de mes reproches, disant qu’une femme d’esprit ne devait jamais s’apercevoir de semblables choses, ou n’en tenir compte que pour lutter de séductions avec ses rivales.
« M’ayant donné cette leçon avec une aisance parfaite et une dignité magistrale, il voulut bien prendre un ton plus doux, se déclarer flatté de ma jalousie, et me complimenter sur l’éclat de mon teint… Mais je le priai de retourner à ses maîtresses avec une telle sincérité de dégoût, qu’il me sentit invincible et, de ce moment, me prit en haine. Trop incapable de comprendre le respect de soi pour ne pas attribuer de secrets motifs à ma résistance, il me surveilla. Je me vis en butte aux plus vils soupçons.
« Que m’importait ? Je vivais de mon fils, je l’adorais, j’en faisais un Dieu, et je méprisais les hommes. Je me réfugiais en lui de toute souffrance ; il me rendait mes caresses et me saluait de cris de joie. J’étais alors tout pour lui, sa Providence ; il m’appartenait tout entier… Pour lui, je refis mon éducation ; j’étudiai, je comparai, je réfléchis beaucoup ; je voulais être son institutrice, en faire un homme nouveau, un homme pur et juste. Je caressai ce rêve que mon fils ne serait l’agent de la dégradation d’aucune femme, qu’il ne chercherait point ses joies dans l’injustice et resterait digne d’un grand amour. Ce rêve et la chère réalité du bel ange que j’élevais dans mes bras me suffisaient alors ; après tant de contrainte, l’abandon de mon mari m’était une joie, et je me sentais renaître avec l’enfant.
« Peu à peu, cependant, je sentis qu’un enfant ne peut remplir toute la vie et qu’à côté de l’amour maternel, fût-il immense, il reste une place vide dans le cœur de celle qui n’a point aimé. Mais je le sentais presque sans désir et me gardais de toute recherche.
« Trompée si cruellement par l’ignorance où l’on m’avait retenue, mon esprit désormais s’était appliqué d’autant plus activement à bien voir. L’âpreté de ma désillusion avait rendu ma vue plus perçante et mes jugements plus décidés. J’avais des hommes en général une défiance profonde, un puissant dédain. Je ne pus cependant refuser mon estime à certains d’entre eux, doués de qualités éminentes, qui voulurent bien rechercher ma société. Ils se dirent mes amis. Ah ! mon enfant, quelle énorme réticence contient cette déclaration d’amitié d’un homme pour une femme, quand cette femme a quelque jeunesse et quelque beauté ! Je les perdis successivement, et leur affection mensongère ne m’apporta quelques douceurs que pour me faire sentir plus amèrement l’absence de cet épanouissement suprême du cœur, vaine promesse de l’amitié, que l’amour seul s’offrait à remplir.
« J’y renonçais, à l’amour, et cependant j’y croyais encore au fond de l’âme, tout en me disant qu’il était peut-être sans objet possible sur cette terre. Et quand l’exception eût existé, que m’importait ? Je n’étais pas libre. Ce bonheur n’eût été pour moi qu’un malheur. J’en écartais ma pensée.
« Mon fils atteignit ses huit ans. Occupée de lui pendant tous les instants que je pouvais dérober au monde, je cherchais en lui l’être que j’y rêvais. Mais j’éprouvais à cet égard une désillusion nouvelle et qu’il me fallut chaque jour m’avouer plus nettement cet enfant, dont je voulais faire un héros, montrait une nature mobile, impressionnable, tendre quelquefois, mais le plus souvent égoïste. Aucune des qualités principales que je désirais trouver en lui, — cette probité surtout de la conscience, nécessaire pour réagir contre l’opinion, ne se montrait native dans ce caractère naïvement personnel.
« Folle que j’étais ! En pouvait-il être différemment ? Comment avais-je pu rêver dans le fils du marquis de Chabreuil, dans ce fruit d’une telle union, un être pur, héroïque, sincère ? Le pauvre cher enfant pouvait être fortifié par une éducation ferme et saine ; mais lui demander plus était inutile.
« Je repris donc un courage nouveau, plus dévoué encore, mais plus triste. Gaëtan, du moins, était fort intelligent ; il saisissait vivement les rapports des choses ; le vrai, le juste, sont mathématique aussi bien que sentiment.
« Oui. Mais connaître n’est pas vouloir. L’intelligence humaine n’est pas un flambeau qui rayonne de tous côtés elle se projette surtout dans une direction donnée ; et combien, au temps où nous sommes, prouvent qu’il ne suffit pas d’être intelligent pour être juste, et que tout dépend du mobile : conscience ou intérêt.
« Enfin, je me vouais avec amour, avec ardeur, à cette tâche difficile ; j’y eusse consacré ma vie. Tu sais, Aline, ce qui arriva : Gaëtan me fut enlevé. M. de Chabreuil décida que l’héritier de sa maison ne devait pas rester plus longtemps aux mains des femmes. Il me l’enleva pour le remettre à un homme que je ne connaissais pas, et qui reçut contre moi le mot d’ordre de sa haine.
« Désormais, je ne pus voir mon enfant qu’à ses courtes récréations, obligée de disputer son attention à ses jouets, intimidée par la crainte de l’importuner, désespérée des fausses directions imprimées à son esprit, de la brutale inintelligence d’un système qui, sans pitié, froissait les besoins les plus légitimes de l’enfant, et compromettait sa santé.
« Tout ce que j’avais souffert jusque-là n’était rien devant cette violation de mon droit le plus sacré, le plus cher. Mais M. de Chabreuil agissait légalement. Les femmes ont reçu de la loi qui nous régit le droit de faire des enfants, mais non celui d’être mères !… »
La voix s’arrêta dans la gorge de Suzanne, et ses traits prirent une expression d’indignation et de haine si puissante, qu’Aline en frémit. Elle se jeta dans les bras de sa sœur.
« Ah ! lui dit-elle, je n’avais pas compris encore toute l’amertume de ton malheur ! Mais est-il possible ? Les lois sont-elles à ce point odieuses ? Les fils de la femme ont-ils pu violer ainsi la maternité ?
— Oui, reprit la marquise, cela est ainsi. D’abord je me dis comme toi : « C’est impossible ! » Non ! cet être formé par moi de mon sang et de mon âme, enfanté dans la douleur et au risque de ma vie, mon enfant !… nourri de mon lait, de mes veilles, de tant d’amour !… salut de mon naufrage, mon seul avenir désormais, et ma seule joie !… non, cela n’est pas possible qu’on puisse me le prendre, à moi, pour le donner à cet homme, qui, en cherchant un plaisir, l’a créé sans le savoir !
« Je me rendis chez un célèbre légiste, décidée à tout pour reconquérir mon fils. Mais là j’obtins seulement confirmation de l’absolu pouvoir de M. de Chabreuil, et comme je refusais d’y croire et laissais éclater mon indignation et ma douleur : « Vous êtes injuste, me dit le jurisconsulte, la loi française protége éminemment la femme, et nul autre code… En est-il de plus iniques ? m’écriai-je épouvantée. — Madame, reprit-il d’un ton doctoral, il en est de plus sévères. La loi stipule en France des garanties… — Lesquelles ? demandai-je, me rattachant à cette espérance. Grâce à elle vos biens sont en sûreté… à moins que votre mari ne soit insolvable. »
« Je sortis de chez cet homme folle de douleur. Que me restait-il ? Je n’avais jamais été épouse, je ne pouvais plus être mère. La vie n’offre aux femmes, en dehors de la famille, aucune ambition, aucun but. Il me fallait vivre de néant, ou me consoler comme tant d’autres…
« Et l’on s’indigne de l’adultère !…
« Mais comprenez donc : en imposant à la femme un maître, vous lui avez conféré les droits de l’esclave. La ruse, chez le faible, correspond légitimement au despotisme chez le fort. En lui imposant un maître, vous lui avez laissé, remarquez-le bien, la possession tout entière de ce for intérieur, inviolable refuge que la confiance et l’amour seuls peuvent ouvrir, et où tout autre pouvoir expire. Vous avez annulé vous-même le contrat ; car il n’y a de contrat valable qu’entre majeurs et égaux. Il n’y a point, d’ailleurs, de valable contrat qui abdique l’inaliénable.
« Hélas ! dans cette œuvre fragile, fausse, tourmentée, qui ne persiste que par ce que la nature lui prête de force éternelle, l’inconséquence est telle que, donnant à la femme pour seul domaine l’amour on a chassé l’amour du mariage. Ce don suprême, cet échange libre, incessant, de la faculté la plus éminemment spontanée de l’être, le sentiment, peut-il exister entre l’esclave et le maître ? Ainsi, avec la liberté, l’âme est enlevée de toutes choses pour la femme. Réduite à vivre de sensualités grossières et de miettes intellectuelles, chassée de toutes les carrières ouvertes à l’activité humaine, si elle n’accepte pas ce néant, que lui reste-t-il ? elle à qui l’on a dit, à qui l’on répète sans cesse : « Aime, c’est ton seul lot. » — Il lui reste l’adultère, l’amour choisi, donné ; persécuté, mais d’autant plus cher ; l’amour volontaire et libre. Vienne donc ce consolateur, il sera le bienvenu ; car à cette créature humiliée, abattue, dépossédée, il rend non-seulement l’idéal, la liberté, son rang d’être humain et l’exercice de ses droits… mais il la venge !…
Suzanne, dit Aline avec ces grands yeux ouverts qui cherchent à comprendre, qui parle ainsi ?
— Moi, dit la marquise, dont le regard s’emplit d’audace et de défi.
— Toi ! ma sœur, oh ! c’est impossible ! L’adultère ! — En prononçant ce mot ses lèvres frémirent, c’est un crime !
— Enfant ! et la violation du droit de l’être aimant et libre, n’est-ce pas un crime aussi ? Pourquoi donc celui-ci reste-t-il inattaqué, impuni, quand les anathèmes pleuvent sur l’effet dont il est la cause ? La justice gémit depuis tant de milliers de siècles, qu’à tous ces esprits mort-nés que mène l’habitude, ses gémissements semblent faire partie intégrante de l’harmonie universelle. Trop lasse enfin, vient-elle à rugir… scandale ! Elle a manqué aux saintes convenances !… On est l’idéal, ou on ne l’est pas… Le droit doit être patient — Mais on l’oublie. N’a-t-il pas l’éternité ?
« Que le despotisme, au contraire, frappé à son tour, crie… quelle indignation ! — Eh quoi ! misérable opprimé, vous frappez ! On me mettait sur la roue. — Qu’importe ? vous y deviez rester fidèle à vos principes. Vous avez mal agi, et serez de ce fait roué plus longtemps, outre que désormais, si vous parlez encore de justice, on fera semblant d’entendre pillage, échafaud. Que les puissants frappent, tuent, pillent, rouent, égorgent, tout cela ne peut étonner : l’habitude est prise ; on leur saura même gré d’y mettre un peu de modération ; mais leur chair à eux est sacrée, ils ont le droit d’avoir tort : vous n’avez que celui d’avoir raison.
« Eh bien ! je n’accepte pas, moi, cette morale de courtisan, qui exige tout du faible et accorde tout au fort, qui excuse les vices du puissant et à l’opprimé ne pardonne rien. La résignation vis-à-vis de la tyrannie est une erreur coupable, qui s’en fait complice. Aimer le bien, c’est haïr le mal, et de toutes ses forces lutter contre lui. Ceux qui gardent pour lui de lâches complaisances, qui le ménagent et consentent de vivre avec lui, c’est qu’ils ont l’âme trop faible pour que les nobles ressorts de l’indignation et de la haine y trouvent leur appui, assez vile pour confondre encore le respect avec la crainte. L’adultère ! Ne laisse pas ce mot troubler ta raison. Sans doute, s’il implique partage, c’est l’acte naturellement vil d’un être avili ; mais l’être avili malgré soi, qui proteste, et ressaisit sa liberté volée, celui-là ne fait qu’user de son droit.
« Non, non ! J’étais la victime et non la femme de cet homme ; je ne pouvais permettre à un fait purement charnel de lier mon âme à jamais, ni donner ma vie tout entière en expiation d’une erreur commise dans l’enfance, et dont mes parents seuls étaient responsables. Si les obligations contractées par des mineurs sont déclarées nulles par la loi quand il s’agit de cet intérêt suprême, l’argent, — le seul que l’esprit élevé du législateur ait entouré de vraies garanties, — mon mariage aussi devait être nul ; et moi, je le déclare tel dans ma conscience !
« Qu’on fasse du mariage un acte libre, sérieux, sincère, alors on pourra condamner celui ou celle qui abjure son propre choix et enfreint un devoir sacré. Mais tant que la vanité, la cupidité, l’impudeur, feront du mariage leur œuvre et leur instrument, fi des pudeurs de convention et des indignations hypocrites ! Insensées, ou méprisables, elles ne sauraient m’humilier.
« Je n’ai donc point commis d’adultère, ma sœur, ou, si l’on appelle de ce nom le sentiment sublime qui dans l’abîme où j’étais me saisit un jour, et, m’emportant sur ses ailes, me fit habiter les sommets de l’amour et de la foi, je me glorifierai de cet adultère, et mépriserai du haut de ses souvenirs le marais infect auquel on donne les noms de mariage légitime et de vertu !… »
La voix de Mme de Chabreuil éclatait en intonations tantôt sifflantes et âpres, tantôt graves et brisées ; son sein haletait ; ses yeux ardents lançaient à ce passé, qui l’avait si cruellement blessée, des regards de défi, de haine et d’insulte. Elle s’arrêta, mit la main sur son cœur et se rejeta dans son fauteuil en fermant les yeux, s’efforçant d’apaiser une agitation dont sa volonté n’était plus maîtresse. Un silence eut lieu, pendant lequel on n’entendit que les crépitements du chêne dans l’âtre — où se jouait la flamme sur d’admirables chenets de bronze verdi, représentant des troncs et des feuillages — et deux respirations inégales, mais également oppressées. Quand Mme de Chabreuil, rouvrant les yeux, les fixa sur sa sœur, elle la vit toute pâle, les paupières baissées, et les joues couvertes de larmes qui roulaient une à une, pures, silencieuses et brillantes, sous la lumière adoucie des globes d’opale.
« Ah ! murmura-t-elle, pleure, toi qui sais encore pleurer. Pleure ta Suzanne et ne maudis pas ses joies. Elle a duré peu cette exaltation. Mon bonheur était un mensonge ; car je l’avais fondé, vois-tu, sur la base la plus fragile qui soit en ce monde, l’amour d’un homme. Sur cet alliage de sensualité, d’égoïsme, d’orgueil et de lâcheté, j’avais bâti le rêve d’une adoration folle et d’un dévouement sans limites. Aline, écoute bien ! écoute ! car tout ceci n’est pas un vain épanchement, ce n’est pas même la confidence d’une amie : c’est une leçon. — Ma vie, hélas ! est celle de bien d’autres — C’est une leçon dont je voudrais te faire recueillir le fruit, que je voudrais pouvoir faire entendre à toutes celles qui sont encore libres.
« Si je me suis donnée, tu le peux croire, ce n’est qu’entraînée par l’admiration qu’inspire un grand caractère et vaincue par la reconnaissance due à l’amour le plus délicat et le plus ardent. Et cela était vrai : Il était sincère. Pour me posséder, Il a souffert, attendu, sacrifié beaucoup ; Il a répandu à mes pieds des trésors de sentiment, accompli des miracles de persévérance, d’adresse, d’audace, de prudence, héroïque et tendre à la fois. Ces inspirations, cet enthousiasme, toutes ces puissances, la passion qui les leur donne, en se retirant les emporte. Sont-ils assouvis, tout cela n’est plus… Aline, écoute bien : Celui que je croyais un héros parmi les hommes, aux bras duquel, moi, rendue plus fière par les hontes subies, je me suis livrée ; celui à qui je disais, dans le fanatisme d’une foi-sans bornes : « Je crois en toi seul… » le jour où je lui appris que nous avions un enfant et lui proposai de fuir… ce jour-là, il me rappela mes devoirs de famille et mon honneur !…
« Oui, ce passionné, ce délicat, cet amant sublime ne vit autre chose à faire que sauver les apparences. À quel prix, il ne le dit pas ; mais sa peur faisait céder tout scrupule. Ses yeux, troubles, éperdus, errant d’une infamie à un crime, n’osaient se fixer sur l’un ou sur l’autre ; mais ce qu’il osait moins encore, c’était d’accepter pour lui-même les conséquences de sa faute. Mon cœur, en le voyant si lâche, se souleva, et, par une convulsion horrible, rejeta cet amour, qui avait été mon culte et ma vie…
« Que reste-t-il d’un être d’où sont retranchés l’amour et la foi ? Tu parles à une morte. Je ne vis plus que par la douleur de ce déchirement… par l’inquiétude pour ceux que j’aime. Pour mon fils, je ne puis rien ; pour toi, j’ai cru te devoir la vérité. N’approche pas de l’écueil où je me suis brisée ; reste libre. Se marier, c’est prendre un maître, souvent infâme. Se confier à l’amour d’un homme, c’est vouloir périr dans la plus épouvantable agonie, le cœur en lambeaux, abreuvée de fiel. Ce que je souffre, des mots ne le sauraient dire. Hélas ! et ta jeune espérance ne le pressentira pas. Mais rappelle-toi constamment le récit de ma cruelle vie. Applique-s-en le souvenir aux êtres, aux faits qui se présenteront à toi, et, si tu as le moindre souci de ta dignité, de ton bonheur, attends du moins, observe, réfléchis, garde-toi !… »
Depuis un moment, elle s’était levée, et tout en parlant allait et venait çà et là, avec des mouvements fébriles et irréguliers, comme ceux d’un oiseau blessé qui, en expirant, se débat. Pâle et presque sans souffle, la jeune fille gisait immobile dans son fauteuil, repliée sur elle-même, et comme écrasée sous de telles révélations. Pourtant, elle se leva aux derniers mots de sa sœur, et, marchant à elle, les mains jointes :
« Ô Suzanne ! laisse-toi ranimer par des affections plus pures et plus fidèles ! Mon père et moi, nous te sauverons. Nous t’emmènerons loin d’ici ; ton enfant sera le mien.
— Ce serait perdre ta vie, et que me resterait-il, à moi ? Ne sens-tu pas, chère Aline, qu’il est aussi dans l’ordre moral des déserts où l’on meurt faute d’aliment ?
— Tu veux mourir ! cria Mlle de Maurignan, frappée tout à coup de cette crainte.
— Je suis morte ! » murmura doucement, avec un sourire funèbre, la jeune femme, qui, enlaçant d’un bras la taille de sa sœur, la fit asseoir près d’elle sur l’ottomane, au fond de la chambre.
Aline, alors, se jetant sur le sein de Mme de Chabreuil, éclata en sanglots, mêlés de ces paroles entrecoupées :
« Ô ma sœur ! ton malheur est grand ! Mon cœur en est rempli d’épouvante… et de pitié ! Mais… espère encore. D’autres joies… Suzanne, moi, je t’aime, et je voudrais pouvoir partager avec toi mes espérances et ma force !
— Aline, comprends-tu ? Lui, dont j’avais fait un demi-dieu, grand à me faire mépriser la terre, à me remplacer le ciel !… lui que j’aimais de toutes les intimités, de toutes les tendresses de mon être, quand je viens à lui, après une lutte cruelle entre deux maternités rivales, après lui avoir immolé mon fils aîné… et que, pour ne point altérer sa joie, refoulant ma tristesse, mes remords… émue du bonheur qu’il va ressentir, pénétrée de la puissance de ce nouveau lien… »
Elle voulait achever ; mais, seul, un son rauque sortit de sa gorge ; un spasme de douleur la saisit et la renversa en arrière, muette, mais navrante d’attitude et de regard. Aline, sous son front pur, eut un regard terrible.
« Ma sœur, dis-moi le nom de cet homme.
— Qu’en feras-tu ?
— Je dois le connaître. Puis-je être exposée à le traiter en ami, ou seulement en indifférent ?
— Ernest de Vilmaur.
— Ah ! s’écria la jeune fille en frémissant, un homme à qui j’ai parlé, que j’estimais !…
— Enfant ! ils sont tous ainsi ; tous ceux qui t’entourent, à qui tu souris, confiante, qui se courbent devant toi avec d’hypocrites respects et de délicates paroles… Aline, il n’en est pas un de ceux-là qui n’ait perdu plusieurs femmes…, à moins qu’il ne se soit contenté de femmes perdues. Gante bien tes petites mains, va, si tu as peur du contact de l’adultère, du débauché, du trompeur. Écarte d’eux tes sourires ; tu ne sais pas sur quelles fanges ils iraient tomber. Leur regard est une insulte, leur hommage est un mensonge, leurs serments sont des parjures ! leur âme ne renferme que la brutale férocité d’un égoïsme avide et sensuel.
— Tous ! non pas assurément, dit Aline.
— Tous ! plus ou moins. Ah ! tu crois à l’exception. C’est ce qui perd L’exception admise pour un seul… Leurre éternel de chaque femme ! L’exception est un miracle, et l’amour le fait quelquefois ; mais ce miracle n’est que passager.
— C’est dans ton malheur que tu puises l’amertume de tels jugements, dit la jeune fille. Non, tous les hommes ne sont pas semblables à ceux par lesquels tu as souffert… »
La marquise eut un fatal sourire :
« Germain Larrey, dit-elle, est un des meilleurs, je le crois. Mais ce que sont les meilleurs, le sais-tu ? »
Sous le regard qu’elle attachait sur Aline, celle-ci fut troublée.
« Ma sœur, j’arracherai de tes yeux tout voile, dût-il en tomber sanglant. Les meilleurs, tels que Germain Larrey, sont ceux qui n’ont eu que deux ou trois maîtresses, avant de songer au mariage ; qui, par délicatesse, au lieu de partager avec d’autres des courtisanes, ont séduit des filles pauvres, dont ils ont convenablement payé l’honneur ; qui, las de bonne heure enfin de ces plaisirs illicites, font succéder bientôt dans leurs bras à ces maîtresses une jeune héritière telle que toi, ignorante et chaste.
— Que prouvent contre lui de telles généralités ? dit Aline avec un trouble où l’irritation perçait.
— Le secret a été bien gardé vis-à-vis de toi, reprit Mme de Chabreuil, ou tu t’es refusée à le pénétrer ; car la plupart des jeunes filles qui se marient n’ont aucun doute à l’égard des faits que je te révèle, et s’en accommodent admirablement. Eh bien ! je t’ai promis toute la vérité, la voici : j’ignore la conduite antérieure de M. Larrey, mais il était l’amant de Mme de Rennberg il y a trois mois à peine ; il a brisé ce lien pour t’épouser, et c’est de son abandon que date l’incurable mélancolie de la comtesse.
— Lui ! Germain ! » cria la jeune fille en se levant.
Elle joignit les mains, jetant autour d’elle des yeux éperdus.
« C’est impossible ! Non, Suzanne ! on t’a trompée. Ah ! pourquoi le calomnier ainsi ?
— Mon enfant, c’est un de ces faits devenus publics, dont nul ne doute et que mon père sait aussi bien que moi.
— Mon père ! lui qui estime tant Germain !
— Eh ! son estime n’en est point gênée. Ce n’est là qu’un de ces épisodes d’une jeunesse dorée, qui posent poétiquement un homme. Quelques bonnes âmes plaignent la comtesse de Rennberg ; le plus grand nombre l’insulte et la raille ; mais pour Germain, cette passion adultère est un triomphe. J’en sais même qui, à ce propos, ont loué ses mœurs. Car, lui aussi, sans doute, après avoir séduit et possédé cette femme, l’a abandonnée par respect pour ses devoirs. Il aura joint, lui aussi, l’hypocrisie à l’inconstance, et se sera retiré en lui jetant une leçon pour adieu, drapé dans l’inaltérable supériorité qui leur fait traverser le crime et la fange sans en garder de souillure. »
La marquise parlait ainsi de son ton amer, de sa voix stridente, debout, la main crispée sur le bord d’une table d’ébène, et de courtes larmes, qui s’arrêtaient à ses paupières, les brûlaient. Frappée au cœur, Aline, en serrant ses mains crispées, marcha jusqu’à l’autre extrémité de la chambre, revint sur ses pas en murmurant des paroles confuses, et se laissa tomber, éplorée, dans un fauteuil.
Mme de Chabreuil se rapprocha d’elle et lui prit les mains :
« Pardonne-moi, lui dit-elle, chère sœur, l’épreuve que je t’impose en ce moment, afin de te préserver d’une souffrance plus irrémédiable. Tu n’aurais pu qu’au fond du gouffre mesurer sa profondeur : je t’amène au bord, et d’en haut te le fais voir. Maintenant, tu es libre de n’y pas descendre, ou de n’y descendre qu’en sachant bien où tu vas. Ton fiancé, ma sœur, n’est ni un criminel, ni un dieu : c’est un homme, né dans les préjugés inséparables de tout privilége, et qui probablement y mourra.
— Il est généreux ! dit Aline, il est sincère ! je ne puis douter du moins à mon égard…
— Crois-tu donc, mon enfant, à l’amour de l’égalité chez les princes ? Vois-tu, chacun vit dans son préjugé comme au sein d’une atmosphère où les rayons du vrai ne pénètrent qu’obliquement. L’homme, chef de la femme, de toute barbarie et de toute antiquité, croit à son empire et le veut garder. Tout l’ordre qu’il a bâti repose sur cette base, et il y tient comme un roi à son royaume, comme un mandarin à son bouton, comme tout être qui ne se sent pas une valeur propre, suffisamment déterminée, tient à la fonction extérieure qui lui crée et lui formule une valeur toute faite. Né sur le trône de la suprématie masculine, l’homme a le vice, l’infirmité secrète de la souveraineté ; il peut déclamer sur la liberté des discours sublimes, il peut écrire sur l’égalité des traités superbes, il redevient despote en rentrant chez lui.
« Va, j’ai pénétré dans la conscience de plus d’un, et des réformateurs même. S’il en est de sincères assez pour déposer le pouvoir, au moins ne se croient-ils pas simplement justes, mais héroïques, et pour votre droit qu’ils vous ont rendu vous demandent un culte en retour. Car ce sont, vois-tu, malgré tout, des naïfs de premier ordre, et parfois ils feraient sourire, s’ils ne faisaient tant souffrir !…
« Que de peines ils se donnent pour dorer notre chaîne et nous persuader de la chérir ! Dans la prison qu’ils nous ont construite, que de moulures et d’astragales ! que de paradoxes et d’étais ! C’est un autre système constitutionnel à tenir en équilibre, et, la base manquant, cela donne du mal. Aussi, adorent-ils le faux, étant dans l’injuste, et recherchent-ils l’ingénieux, de peur du vrai.
« Plus la lumière s’étend dans le monde, plus s’affirme le droit humain, plus de classes et plus de races entrent dans l’égalité, — plus leurs craintes s’éveillent au sujet de ce dernier fort de l’esclavage, leur foyer. En ces temps de démocratie, jamais entendit-on affirmer plus souvent la sujétion nécessaire de la femme à l’homme ? Jamais railla-t-on plus universellement et à tout propos la prétention des femmes de s’appartenir à elles-mêmes ? C’est que le danger devient menaçant : partout le droit de la force recule devant l’équité ; on vient d’affranchir les nègres ; le plus imbécile bouvier donne sa voix au conseil des affaires humaines, et les femmes n’ont encore pour elles qu’une loi Grammont, qui, pour coups et sévices, les ôte à leur maître ; mais sans couper la laisse, dont le bout reste en sa main.
« Après tout, cependant, elles sont la moitié de l’espèce humaine, et si elles voulaient… Jamais guerre civile plus générale ne menaça. Il s’agit donc avant tout de persuasion et de rhétorique. Et les livres sur la femme abondent, écrits par des hommes qui s’y connaissent bien. Quelle touche ! quelle délicatesse ! que de fleurs ! que d’encens ! que de guirlandes et de petits vers ! Eh quoi ! ces auteurs prétendent que la grâce, le maniéré, l’ingéniosité, le caquetage, l’arbitraire, le faux jugement, le lieu commun, sont le partage exclusif des femmes ! Ô modestie ! Générosité ! Mais c’est que la chose est grave et demande des sacrifices. Il faut faire la part au feu, séparer le domaine de la femme de celui de l’homme, soigneusement distinguer, lui donner les petites choses et garder les grandes… Or, de quel droit ? puisqu’à présent il s’agit de droit partout en ce monde. — Du droit d’une supériorité naturelle ; il ne peut y en avoir d’autre. La femme sera donc une inférieure, une enfant.
« Celui-là, mieux, en fera une malade, et de l’amour une pharmacopée à soulever le cœur de dégoût. Car, en dépit de tous ces parfums brûlés, de toutes ces finesses de sentiment, de toutes ces jonchées de fleurs, il s’exhale de là-dessous une odeur fétide. Cela sent l’immonde. Tendresses malsaines et fausses, amour sans pudeur, griffes sous le velours, onction de prêtre, flatteries jésuitiques, platitude morale, qui s’étend de l’être avili par le pouvoir à l’être avili par l’obéissance…
« Non, ma sœur, crois-moi, il n’existe ni amour, ni justice, ni dignité, ni entente possible, partant nul bonheur, entre celui qui se croit roi par la grâce divine et l’être qu’il prétend ranger à sa loi. Il n’y a de possible entre eux que la douleur et la haine. L’homme ne comprend pas comme nous l’amour. Pour lui, ce n’est pas un échange, c’est une conquête. À ses yeux, la femme, infériorisée, est bien moins un être qu’un objet. Aussi éveille-t-elle en lui l’idée du plaisir plutôt que celle du devoir. Écoute chez les poëtes, — ces idéalisateurs, dit-on, — le langage de l’amour dans tous les siècles. Toujours l’érotisme grec, rien de plus. La femme, c’est la beauté ; l’amour, c’est le plaisir. Les qualités de l’épouse, celles des sujets en tout lieu, sont le silence, le travail et la modestie. Depuis qu’un sauvage, se voyant le plus fort, chargea de son fardeau les épaules de sa compagne, il en est ainsi, et l’habitude continue la force, de toutes parts détrônée.
« Te croirais-tu donc le pouvoir, Aline, de changer d’un mot, fût-il celui même de la justice, un système vivant dans les êtres depuis un nombre inconnu de milliers de siècles ? Non, quel que soit l’homme que tu aimes, tu trouveras en lui un égoïste, c’est-à-dire un despote, qui acceptera ton dévouement comme un hommage-lige, et partira du même sentiment pour s’affranchir envers toi de tout devoir. Ne sais-tu pas cette monstrueuse coutume acceptée que le mensonge est permis vis-à-vis des femmes, que les serments n’engagent point, faits à elles, que leur déshonneur est la gloire de leurs séducteurs ? Ouvre donc les yeux devant cette preuve éclatante. Nous sommes hors la loi de justice ; nous sommes une proie de chasse, et l’homme est notre ennemi.
« C’est ainsi que le traitent ces femmes clairvoyantes, qui à leur tour le trompent et le dévorent. Celles-là seulement sont fortes, mais à sa manière, et ne valent pas mieux.
« Ennemi, soit ! mais il existe, même dans la guerre, un droit des gens, quelque honneur. Et cependant, non content de nous opprimer au nom de sa force, l’homme nous attaque surtout par la trahison. Rampant à nos pieds tant que nous sommes libres, il attend pour nous frapper et nous insulter que nous nous soyons données par confiance et par amour.
« Mettant de côté toute vergogne, ce soi-disant fort fait du mariage une vente aux enchères et s’adjuge à la plus riche. Jeune homme, on s’amusait du déshonneur des filles pauvres ; homme, on vit d’une belle dot, et l’on en peut, vieilli, payer les maîtresses qu’autrefois suffisaient à gagner de faux serments.
« En un mot, instrument de plaisir en tant qu’amante, instrument de richesse en tant qu’épouse, la femme, toutes leurs paroles, tous leurs actes le proclament, n’a d’autre raison d’être que l’utilité de l’homme. Les plus avancés en sont là.
« Daignent-ils lui accorder l’instruction, leur grand argument c’est qu’elle est appelée à l’honneur d’élever leurs fils ; ils mettent sans cesse en avant son titre de mère ; son titre de personne humaine, jamais !
« Dans tout cela, trouve du respect, cherche de l’amour. Non. Résigne-toi donc simplement à la vérité : l’amour n’est que le titre menteur de l’exploitation effrénée, honteuse, de notre jeunesse, de notre cœur, de tous les avantages que par l’esprit, la fortune, l’affection et la beauté, nous pouvons fournir à l’homme en ce monde.
« N’entre pas, Aline, dans cet abîme, d’où l’on ne sort plus. Garde ta liberté ! Mieux vaut la tristesse de la solitude qu’une douleur mêlée de si poignante amertume et de telles hontes. Ou si tu veux absolument connaître ce qu’on nomme l’amour, prends un amant plutôt, ne prends pas un maître !
« Tu me regardes avec effroi ? J’aurais tort sans doute si le mariage était une union vraie et chaste. Mais tel qu’il est, tu ne ferais, en le repoussant, — au contraire des autres femmes, — que le sacrifice de ta réputation à ta dignité.
« Ah ! si j’étais libre encore !… avec quelle haine et quel orgueil resterais-je libre !… Et comme à mon tour je garderais à moi, à moi seule, mon enfant, en chassant loin de moi le despote sans âme qui ose attenter à mes droits de mère ! Aline, les femmes ignorent leur puissance. Elles ont perdu leur âme dans l’esclavage, et se jettent, aveuglées, les unes au-devant du joug, les autres à corps perdu dans la honte. Comment l’amour maternel ne les rend-il pas à lui seul capables de la révolte et dignes de la soutenir ?… Alors, il est vrai, déjà enchaînées, prises par l’enfant même, ce doux être frêle, qu’on redoute tant de meurtrir… Et moi aussi, moi aussi ! je ne possède plus d’autre force que celle de mon invincible protestation ! Le mariage pèse sur moi comme la pierre d’une tombe… Je ne puis agir, à quoi bon penser ? je ne puis aimer, à quoi bon vivre ?…
« Ma sœur, j’ai rompu vis-à-vis de toi le silence insensé que gardent les femmes les plus malheureuses vis-à-vis de leurs propres filles. Tu es avertie, garde-toi ! Plus tu es intelligente, fière et tendre, plus tu souffriras. Dans ce duel, si ancien déjà, de la liberté et du despotisme, au sein de nos civilisations fières de leurs progrès, le mariage est la forme la plus absolue et la plus complète de ce viol de l’être qui se nomme la tyrannie ! »
Épuisée de ce long discours, prononcé avec une extrême véhémence, Mme de Chabreuil se jeta dans un fauteuil, près de sa sœur, et le silence un moment régna dans cette chambre.
Aline, pâle et les yeux rougis, le front sombre, le regard fixe, toute frémissante, semblait contempler le tableau terrible que sa sœur venait de lui présenter. Deux heures sonnèrent. Les yeux de Mme de Chabreuil s’attachèrent sur la jeune fille avec une profonde expression de tendresse et de pitié.
« Je t’ai bien fatiguée, chère enfant, dit-elle. Va prendre un peu de repos, ou du moins t’étendre sur ton lit.
— Tu me parles de repos, répondit Aline, et le trouble vient d’entrer en moi pour toujours ! Accorde-moi du moins une satisfaction qui m’apaise ; laisse-moi te sauver, toi et ton enfant. Mon dévouement y parviendra. Oui, même, si tu l’exiges, à l’insu de mon père. J’essayerai… Je réussirai, j’en suis sûre ! Nous partirons pour un grand voyage, et tu choisiras, — ou de revenir ici reprendre ta place près de Gaëtan, ou de fuir à jamais la France et la maison de M. de Chabreuil, si tu préfères les joies d’une vraie maternité dans l’exil. Moi, ma sœur, quel que soit ton choix, j’adopte le délaissé.
— Ô chère et courageuse fille ! s’écria la marquise en entourant sa sœur de ses bras, que je te voudrais heureuse ! Pourquoi ne puis-je que te montrer la voie où tu souffriras le moins ?
— Laisse-moi ne penser qu’à toi, reprit Mlle de Maurignan. En ce qui me concerne, j’éprouve un grand trouble, une confusion douloureuse, immense ; mais pour toi, un malheur certain, hélas ! t’a frappée. Ne nous occupons que de toi. »
Alors, elle exposa les pensées les plus réalisables qui venaient de lui traverser l’esprit ; et d’une voix à laquelle, au milieu de telles préoccupations, un accent particulier d’innocence et de pureté donnait un grand charme, elle fit à sa sœur le tableau d’une vie cachée, dans quelque chalet suisse, ou en Italie, avec l’enfant, dont l’avenir deviendrait celui de sa mère.
Mme de Chabreuil, un sceptique sourire aux lèvres, les yeux desséchés, le visage ardent, écoutait ce rêve sans y prendre part. Le seul doux sentiment qu’il y eût en elle se montrait dans l’attendrissement de son regard, attaché sur sa sœur, qu’elle tenait toujours embrassée.
« Il te restera sans doute d’amers regrets, dit Aline en terminant, mais ta vie, du moins, aura un but, et relativement sera calme. Je te porterai des nouvelles… N’avais-tu pas accepté déjà d’abandonner Gaëtan ? »
Une larme qui brûla le front d’Aline fut la réponse de la marquise à ce mot. Elle répéta, en caressant du bout de ses doigts les bandeaux de la jeune fille :
« Comme je t’ai fatiguée, ma pauvre enfant !
— Je te quitte, puisque tu le veux, répondit Aline ; mais dis-moi que tu acceptes les offres de mon amitié.
— Je les accepte, oui, chère fille, et les garde au cœur. Nous verrons… plus tard. Sois bénie ! et, s’il est possible, repose-toi. »
Suzanne enlaça en même temps sa jeune sœur d’une étreinte ardente, longue, comme éternelle, par la profondeur du sentiment qu’elle y épancha. Et tandis qu’Aline traversait la chambre, et jusqu’au moment où la porte se referma sur elle, Mme de Chabreuil, immobile à sa place, la suivit des yeux.
Quelque repos, ou du moins la solitude, après une secousse aussi violente, n’était pas inutile à Mlle de Maurignan. À peine entrée dans la chambre qui lui avait été préparée, elle se jeta dans un fauteuil, pressa de ses mains son front et se mit à verser des larmes abondantes.
Quel réveil pour son rêve de fiancée ! Germain !… Lui qu’elle admirait avec une estime si douce, était-il possible qu’il fût ce despote grossier que Suzanne affirmait se trouver au fond de toute âme d’homme ?
La jeune fille ne le pouvait croire et se reprochait même ce doute ; mais pourtant, au sujet des relations de Germain avec la comtesse de Rennberg, mille vraisemblances lui revenaient à l’esprit et s’accumulaient, jusqu’à prendre l’ampleur d’une certitude.
D’autres faits, d’autres figures, en même temps, surgissaient dans son souvenir, sans cause apparente, mais qui se rapportaient tous à l’accusation terrible portée par Mme de Chabreuil contre les mœurs et l’esprit des hommes.
Rassemblant tous les indices pour les comparer à l’explication qui venait de lui être donnée ; attachant sur la vie, dont elle n’avait connu jusque-là que les surfaces, un œil investigateur, la jeune fille s’efforçait d’en pénétrer les secrets. Certains mots qu’elle n’avait pas autrefois compris, de mystérieux sourires, des réticences, traversant comme des éclairs son esprit, lui révélaient des situations qu’elle n’avait pas soupçonnées et peuplaient de figures connues le monde égoïste et brutal dépeint par Suzanne.
En voyant de telles réalités envahir le milieu honnête et paisible où jusque-là elle avait cru vivre, Aline se sentait pénétrée d’effroi. Par moments aussi, lorsqu’elle songeait à ce que sa sœur lui avait dit du mariage, une vive rougeur montait à son front, et son ignorance, à demi éclairée, s’épouvantait. Mais, tout à coup, au milieu de ces préoccupations personnelles, le sentiment de la situation de Suzanne lui revenait, et elle se sentait remplie, outre sa douleur, d’une stupeur profonde.
L’adultère ! quoi ! ce monstre, dont elle savait l’existence, — comme celle des dragons de la fable, — mais qu’elle eût pensé ne jamais rencontrer devant ses pas, il était là, près d’elle ! Et dans le sein d’un être qu’elle chérissait, de sa propre sœur ! Et Suzanne, au lieu de pleurer sa faute, en rejetait le tort sur des lois insensées, coupables ! Suzanne accusait d’infamie ce contrat, qu’honore l’opinion comme la base de l’ordre moral !…
Ce n’était cependant pas une âme toute neuve, ni un esprit irréfléchi que frappaient de telles surprises. Le milieu intellectuel où vivait cette jeune fille, et la propre nature de sa raison, lui avaient fait déjà franchir ce grand pas de la mise en question des choses établies. Elle ne s’arrêta donc pas longtemps à l’épouvante que pareille aventure cause aux esprits incultes. Elle se promit seulement avec fermeté de tout suspendre dans sa destinée, de ne s’engager qu’en toute sûreté, et en attendant elle ne voulut s’occuper que du malheur de Suzanne, malheur si désespéré, si profond !… Elle se promit de sauver sa sœur, et, coupable ou non, de la consoler par sa tendresse. Le plan qu’elle avait déjà formé saisit de nouveau sa pensée, et, le coude ployé sur le bras de son fauteuil, la tête appuyée sur sa main, creusant les possibilités d’exécution, elle s’y absorba…
Quatre heures sonnèrent. La lampe baissait ; le feu s’était éteint. La jeune fille en frissonnant releva sa tête brisée ; elle était saisie de froid et ressentait dans tout son corps les meurtrissures d’une chute. Elle se dit que le lendemain son père, la trouvant pâle et défaite, regretterait de l’avoir laissée près de Suzanne, et elle voulut essayer de dormir un peu.
Elle se coucha ; ses yeux, fatigués de larmes, se fermèrent ; mais elle ne pouvait dormir. Un monde d’idées et d’images se pressait dans son cerveau. Elle voyait sans cesse défiler, soit groupés, soit l’un après l’autre, les acteurs innombrables de la comédie humaine, et chacun d’eux, après avoir théâtralement débité de beaux sentiments comme un rôle, partait d’un éclat de rire et murmurait de grossiers lazzis à l’oreille de ses compères. Germain lui apparut à son tour, mais sous deux aspects bien différents : ici, doux et triste, regardant Aline d’un air de reproche ; là, renversé dans les bras de la comtesse de Rennberg et choquant son verre avec de fous compagnons.
Elle vit aussi la figure, désormais détestée, d’Ernest de Vilmaur, portant sur ses lèvres un odieux sourire ; et tous les détails de la première entrevue de cet homme avec Suzanne se retracèrent à elle. C’était chez M. de Maurignan qu’ils s’étaient connus. Ernest de Vilmaur arrivait alors d’Amérique, et il n’était bruit que de son aventureux voyage, des renseignements inédits qu’il rapportait, des dangers qu’il avait courus. Interrogé par M. de Maurignan, il se laissa aller à des récits dramatiques, pleins de charme. Les yeux de Suzanne exprimaient un vif intérêt, une émotion naissante…
M. de Vilmaur avait passé plusieurs mois parmi les tribus sauvages. Il s’en était fait aimer et donnait sur leurs langues, leurs coutumes, leurs caractères, des détails curieux. Il avait rapporté des armes, des vêtements, des ustensiles, et ce fameux poison, le curare, dans lequel les Indiens trempent leurs flèches et qui donne la mort instantanément. Il promit à Mme de Chabreuil et à sa sœur de leur montrer quelques-uns de ces objets…
Aline ouvrit les yeux en tressaillant. Il faisait grand jour, et elle ne put savoir si elle avait rêvé de ces choses, ou les avait simplement retracées à sa mémoire. Il n’était que neuf heures ; mais sous le flot d’impressions cruelles qui revenaient plus vives l’envahir, M¹le de Maurignan ne put rester immobile. Elle sonna, et sut de la femme de chambre que Mme la marquise n’avait pas appelé depuis la veille. « Que ferait sa douleur de soins étrangers ? se dit-elle. Moi seule puis lui faire un peu de bien. »
Elle se leva, tordit ses épais cheveux sur sa nuque, lissa à la hâte ses bandeaux, et, passant une robe, alla frapper à la porte de sa sœur.
Ne recevant point d’abord de réponse, elle frappa une seconde fois, mais plus doucement encore. « Elle dort, » se disait-elle.
Cependant elle éprouvait un besoin impérieux de revoir sa sœur. Pressant le bouton de la porte, qui s’ouvrit, elle entra.
Dans ce nid de satin bleu, tout maintenant respirait la paix. Une tiède atmosphère le remplissait, ainsi qu’un doux silence ; le soleil printanier, se glissant par les persiennes, projetait dans la chambre ses lamelles d’or, et derrière les rideaux de satin bleu et de dentelle étendait une rose lueur. Dans cette aube, tout semblait sourire : les portraits et les tableaux, une aïeule couronnée de roses et un chevalier à cordon bleu, les Moissonneurs de Robert et la Kermesse de Rubens, les guirlandes mobiles qui pendaient du lustre et les guirlandes peintes du plafond. La molle épaisseur du tapis reçut sans bruit les pas d’Aline. Arrivée en face de l’alcôve, entre les rideaux, elle vit se dessiner sur le lit la forme onduleuse de la jeune femme.
« Comme elle dort paisiblement ! se dit-elle ; quel heureux sommeil ! »
Elle s’avança, et de tout près n’entendant nul bruit, nul souffle, ne percevant nul effet de vie, elle eut au cœur un saisissement, et sentit une sensation de froid l’envelopper ; instinctivement elle fit un pas en arrière. Mais elle se dit :
« Suis-je folle ! »
Et, se penchant sur le lit, elle toucha sa sœur et la trouva froide et morte.
Alors toute réalité s’effaça pour elle dans un chaos où l’informe, l’horrible, l’abîme, se croisaient sous une pluie de feux, où sa propre vie, foudroyée, ne se rattachait qu’à des débris de cerveau qu’avec une douleur intense elle voyait passer. Le sens de la durée de même lui échappa, jusqu’au moment où elle se retrouva debout à la même place et porta la main à sa tête, sentant violemment tiraillées toutes les fibres de son cerveau. Ses yeux, en même temps, se reportèrent sur le lit, sur Suzanne toujours immobile, et elle reçut au cœur un coup violent et faillit tomber. Cependant, par un effort, elle se retira de quelques pas, et alla tomber sur l’ottomane. Là, elle rassembla ses esprits : Suzanne s’était tuée !… le curare !… son rêve lui revint. Leur père allait venir !… et Gaëtan !… elle avait le secret de sa sœur en garde ! Comment le défendre ? Que fallait-il faire ?… Incapable encore de marcher, d’agir, elle ne voulait pas appeler ; elle attendit le retour de ses forces en raffermissant sa pensée.
Les yeux d’Aline se fixèrent enfin sur un guéridon placé tout près de la porte, et qu’elle aurait dû heurter en entrant. Il y avait sur ce guéridon une lettre. Elle vint à bout de se lever et de se traîner, tremblante, jusque-là. Comment n’avait-elle pas vu cette lettre ? L’adresse portait : À Aline de Maurignan.
Deux lignes seulement sur la première page :
« Chère Aline, je dors. N’essaye pas de m’éveiller. Entre dans ta chambre, et, seule, toute seule, tourne le feuillet. »
Suzanne avait essayé d’éviter à sa jeune sœur une secousse trop douloureuse. Aline lut les pages suivantes, couvertes d’une écriture fine, tracée à la hâte par une main nerveuse :
« Chère amie, je l’ai dit mon désespoir ; mais tu es trop jeune, et tu as trop peu vécu, pour le bien comprendre. Tu attends encore la vie ; moi je l’ai connue et je la rejette avec horreur. Ne me condamne pas, chère enfant ; ne prononce pas trop tôt sur moi. L’amour m’a trompée ; l’injustice m’écrase. Quand l’amour et la justice me sont refusés, de quoi veux-tu que je vive ?
« Forcée au silence et à l’inactivité, privée de ma liberté, je ne puis rien, ni pour ma défense, ni pour celle des autres. Vivre pour voir sous mes yeux mon fils devenir semblable à son père !… Ne crois pas que j’eusse pu détourner ce malheur. Libre, armée de tous les pouvoirs d’une mère et de toutes les ressources d’une incessante persuasion, peut-être eussé-je échoué, — car l’égoïsme, vois-tu, est la grande passion de l’être humain, et la conscience est trop peu forte contre le plaisir et l’orgueil, lorsqu’à leurs sollicitations se joignent et la force de l’exemple et l’influence de l’opinion. Pour l’autre, c’était une fille peut-être… Que sa mort donc soit bénie ! Quel que soit cet enfant, c’est avec tendresse que je l’emporte de ce monde avant qu’il ait pu mal faire ou souffrir.
« Laisse nos profonds moralistes objecter que j’aurais dû respecter sa vie, eux qui acceptent si facilement la perpétuité de ce tribut de tant de milliers de victimes que paye chaque année à la débauche l’enfance délaissée. Les champs de bataille aussi témoignent du respect de l’humanité pour la vie humaine ! Va ! perce les ballons de cette rhétorique bouffonne, dans laquelle se plaisent nos dupeurs et nos dupés. Sois plus forte que moi, et plus heureuse. Sois vraie. Garde-moi, chère et pure enfant, un peu de tendresse jusque dans ma mort. Aline, vivre en soi n’est rien. Aimer, croire, est tout. Je ne croyais plus.
« Si tu le peux, cache ce suicide à mon père ; sa douleur en serait plus grande. Le médecin croira, je l’espère, à un épanchement au cœur. Le poison que j’ai pris ne laisse pas de traces. E. m’avait donné d’avance le remède à sa trahison.
« Fais pour Gaëtan ce que j’aurais fait moi-même, bien peu sans doute, ce que tu pourras. Console notre père. Ne te remets jamais au pouvoir d’aucun homme. Adieu, ma sœur, à mon fils et à toi, de mon âme, ce qu’elle vous pourra garder.
Aline relisait cette lettre quand un bruit dans l’antichambre la fit tressaillir, et elle se leva, prête à défendre de toutes les énergies de son cœur et de son esprit le secret de sa chère morte. Elle retourna dans l’alcôve, déposa un baiser sur le front glacé de Suzanne et la contempla dans sa mort, belle encore d’une étrange beauté, les traits empreints d’un calme qu’elle n’avait point goûté dans la vie. La main fortement appuyée sur sa poitrine, les yeux fixes, toute palpitante d’émotions inexprimables, puisant sa force dans l’exaltation de sa douleur, Aline resta là quelque temps, parlant du cœur à celle qui n’était plus.
S’arrachant enfin à cet entretien funèbre, elle sonna, envoya chercher le médecin de la marquise, ordonna des soins, qu’elle savait bien être inutiles, écrivit à son père, — afin d’amortir le coup de cette mort, — un billet plein de tristes prévisions, et alla chercher Gaëtan pour qu’il donnât à sa mère le dernier baiser. Le médecin, ainsi que Suzanne l’avait pensé, crut à un épanchement au cœur et enleva tout espoir au malheureux père, accouru dès la réception du billet. Quant au marquis de Chabreuil, il n’était pas rentré cette nuit-là. On le trouva chez Mlle V…, du Palais-Royal. Ce fut Aline qui ensevelit sa sœur, aidée de miss Dream, dont le dévouement vainquit les terreurs.
Cette mort subite d’une des femmes les plus charmantes de Paris fut un événement de huit jours et défraya bien des conversations, mais sans trop de médisance. La liaison de Mme de Chabreuil avec Ernest de Vilmaur était restée secrète.
CHAPITRE III.
Le deuil qui régnait à l’hôtel de Maurignan excluait toute idée de noces. Aussi la famille Larrey eut-elle le bon goût de ne rappeler ses espérances et ses droits que par une affectueuse assiduité. M. de Maurignan paraissait écrasé sous le coup de cette mort subite de sa fille aînée. À l’âge où la nature elle-même retire à l’être ses forces, un ébranlement si rude avance rapidement son œuvre. Vert et robuste auparavant, ce vieillard de soixante cinq ans, avec une faiblesse de cœur touchante, s’attachait désormais à sa plus jeune fille, son dernier appui. Il semblait ne vivre que par cet amour, et Aline, de son côté, semblait n’avoir plus d’autre préoccupation que son père. Elle ne le quittait pas ; ils travaillaient et sortaient ensemble, seuls, quelquefois avec Gaëtan, les jours où M. de Chabreuil le leur confiait. À la prière d’Aline, M. de Maurignan avait demandé à se charger complétement du fils de Suzanne ; mais cette demande avait été refusée.
Germain Larrey s’efforçait de prendre sa part des soins donnés par Aline à M. de Maurignan, et dans ses visites presque journalières, à force d’esprit, d’art et de cœur, il arrivait parfois à occuper le triste vieillard de sujets étrangers à son malheur. Le père et la fille lui en témoignaient une affectueuse reconnaissance, et, touchée des mérites de son fiancé, Aline attachait sur lui, souvent, un regard pensif, incertain, mais attendri. Toutefois elle restait pleine de réserve, et ne répondait à aucune des paroles relatives à son mariage qui se disaient devant elle quelquefois.
Aline, depuis la mort de sa sœur, était d’une pâleur maladive ; active, animée près de son père, elle tombait dans une sombre rêverie pendant les rares moments où elle ne pouvait pas s’occuper de lui. La chaleur de la petite main que parfois il pressait dans la sienne inquiétait Germain, dont les craintes se réalisèrent, car trois semaines après le fatal événement qui l’avait si fortement impressionnée, Aline tomba malade assez gravement. Sa jeunesse, et peut-être sa tendresse pour son père, la rappelèrent à la vie. À sa convalescence, les médecins lui ordonnèrent les eaux d’Ems, qu’ils jugeaient également favorables à M. de Maurignan. On était alors à la fin de mai. Ils partirent, accompagnés de miss Dream.
Dans l’intimité, maintenant si étroite, du père et de la fille, les fonctions de la gouvernante étaient devenues une sinécure ; mais elle s’était créé une utilité nouvelle en surveillant l’intérieur de la maison, où son influence se révélait, non-seulement par plus d’ordre et d’économie, mais aussi par les nombreux pies et puddings qui figuraient désormais sur la table. Comme elle était bonne, et sincèrement attachée qu’elle était près d’Aline depuis dix ans, on ne songeait pas à s’en séparer. Elle tenait dans la maison le rôle d’une de ces mères effacées qui veillent à l’ordonnance intérieure, gouvernent les domestiques et conduisent, ou plutôt suivent leurs filles dans la rue. Miss Dream était, du reste, la moins gênante des compagnes, parlant peu, n’entendant rien, et, à l’occasion seulement, dévouée. Elle avait cette particularité d’être toujours à cent lieues des situations réelles, et rarement en accord de pensée avec ses interlocuteurs, parce qu’elle n’observait pas, et ne suivait jamais que sa pensée propre. Pour le moment, elle déplorait de tout son cœur le retard du mariage d’Aline, s’intéressait vivement aux contrariétés des deux amants, et, à tout propos relatif à ce sujet, regardait son élève en soupirant d’un air de profonde condoléance. Elle avait un vif enthousiasme pour Germain Larrey.
À Ems, au milieu de beaux paysages, dans leurs excursions champêtres, la douleur de M. de Maurignan et de sa fille subit cet apaisement qui ressemble à l’alanguissement du sommeil, et qui souvent, hélas ! précède aussi le complet sommeil de nos douleurs les plus chères. L’ingénieuse affection d’Aline sut donner à leur solitude un charme profond pour le vieillard. Le consultant à tout propos, et suivant absolument ses conseils, elle l’obligeait de s’intéresser à mille choses où elle semblait elle-même prendre beaucoup d’intérêt. Légère, infatigable, hardie, à cheval ou à pied, dans leurs promenades, elle était son compagnon, et lui faisait par moments retrouver quelques éclairs de sa gaieté disparue. Elle voulut apprendre l’allemand, et M. de Maurignan, qui le savait à demi, dut l’aider dans cette étude. Ainsi lui donnait-elle cette persuasion, si chère et si nécessaire aux vieillards, d’être utile encore.
Pour elle, cependant, ces occupations ne faisaient que remplir sa vie extérieure, et sous ce tissu de conversations, de courses, d’études, qu’elle animait pourtant d’une aimable vivacité, d’une attention toujours prête, vivait, dominante ou engourdie, mais toujours présente, la pensée des révélations de Suzanne, de ce testament de désespoir, appuyé d’une preuve si terrible. Ce drame de la destinée de la marquise était-il réellement celui de toute femme aimante, intelligente et fière ? Non, sans doute. Il en devait être bien différemment selon que le mari s’appelait Armand de Chabreuil ou Germain Larrey. — Mais cela même n’était-il pas la confirmation des paroles de Suzanne ? Oui, — tout dépendait, tout absolument, pour une femme, de l’homme à qui elle confiait sa destinée ; il en était l’arbitre, le maître absolu.
Une telle pensée, qui se reproduisait sans cesse dans l’esprit de la jeune fille, en même temps qu’elle irritait son orgueil, l’inquiétait profondément.
« Eh quoi ! se disait-elle, tout abdiquer ! se remettre soi-même aux mains d’un autre ! Quel excès de confiance ! Et où se trouve l’être omniscient et parfait, capable de connaître mes intérêts mieux que moi-même, et de soutenir vis-à-vis de moi ce rôle de Dieu tutélaire ? »
À ce point de vue, la confiance, très-grande pourtant, qu’elle avait en Germain Larrey ne lui suffisait plus ; elle sentait le besoin de le connaître beaucoup plus encore ; peut-être même, sous l’empire d’une telle pensée, eût-elle éprouvé le besoin de l’étudier toujours. Et cependant elle avait pour lui une affection réelle, et le cœur lui manquait à la pensée de rompre leur engagement et de l’affliger. Aussi se trouvait-elle partagée entre deux répugnances presque égales, tandis que l’usage et l’opinion lui interdisaient le moyen terme qu’elle eût choisi : l’attente.
Elle s’en tira vis-à-vis d’elle-même par un élan tout à fait selon sa nature franche et décidée. Elle se confierait à Germain, en le priant d’excuser près de sa famille de nouveaux retards, qu’ils emploieraient à se révéler complétement l’un à l’autre, à s’assurer de la conformité de leurs caractères et de leurs vues, ou tout au moins du respect de leur mutuelle liberté. Alors elle désira l’arrivée de Germain autant qu’elle l’avait redoutée auparavant. Il avait été convenu qu’il viendrait passer à Ems quelques jours.
Il arriva bientôt, poussé par sa propre impatience et fut ravi de la réception cordiale que lui fit sa fiancée, rétablie déjà par deux semaines de villégiature et plus charmante que jamais. Aussi, dès le premier soir, hasarda-t-il un mot sur les dispositions à prendre en vue de leur mariage, au retour. M. de Maurignan se tourna vers sa fille pour l’interroger elle-même. Aline rougit d’embarras, et, lançant à son père un coup d’œil tendre et suppliant :
« Permettez-moi de ne pas répondre ce soir, dit-elle… J’ai beaucoup à dire, cependant…
— Oh ! oh ! fit M. de Maurignan.
— Voilà une déclaration effrayante de mystère, dit Germain. Du moins, oracle cher et redouté, si vous vous taisez ce soir, demain, parlerez-vous ?
— Oui, répondit-elle.
— Alors, pourquoi ce retard ? Il est cruel.
— Ne savez-vous pas qu’il y a des heures et des lieux plus favorables aux confidences ? reprit la jeune fille, en couvrant à demi son visage du magnifique bouquet apporté par Germain. — Nous irons nous promener demain, vers dix heures, dans la belle allée des hêtres, n’est-ce pas, cher père, y consentez-vous ?
— Je crois bien que je n’ai pas autre chose à faire, » dit M. de Maurignan avec un sourire.
Cependant, comme Germain, il était inquiet. Après le départ du jeune homme :
« Tu as beaucoup à dire à Germain, demanda-t-il à sa fille. Mais avant toute autre parole, un oui, je pense ?
— Ah ! père, que vous êtes curieux ! C’est vrai, j’ai mille choses sérieuses… embarrassantes… et… vous savez… une confidence ne se fait pas bien à trois.
— C’est-à-dire qu’il s’agit d’un tête-à-tête, patronné par moi, dont je suis exclu ?
— J’ai un père adorable ; il devine tout.
— Et te gâte fort. C’est égal, va, ma fille, use et abuse. Ton père est encore trop heureux ! »
— Il embrassa tendrement Aline.
« Père, y a-t-il des maris aussi bons que vous ?
— Je ne sais pas… Ah ! nous gâtons bien plus nos filles que nos femmes. Cela n’empêche que la tendresse d’un père ne suffit pas au bonheur, ne l’oublie point ; et songe aussi que la sagesse consiste à ne pas trop demander à la vie.
— Maxime arriérée, dit-elle en regardant le vieillard avec un sourire plein de malice. Les humbles sont toujours pris au mot en ce monde. Il faut vouloir ce qui doit être. Demandez, et il vous sera donné.
— Je ne sais, en effet, qui pourrait te refuser ? » dit le père avec amour.
Et il ne poussa pas plus loin l’explication, tant par faiblesse paternelle que par un secret sentiment qui le désintéressait du mariage de sa fille plus qu’il n’eût voulu. N’ayant plus qu’elle au monde, plus que cet orgueil et que ce bonheur, bien au fond, malgré lui, il était un peu jaloux de Germain.
Le lendemain, à dix heures, dans l’allée des hêtres, le père et la fille retrouvaient M. Larrey, qui les attendait. La chaleur de juin était doucement tempérée sous ces beaux ombrages, et sur le doux tapis des mousses brunes et vertes le soleil promenait un réseau tremblant de mailles lumineuses. Animé par la marche, ou par l’émotion peut-être, le visage d’Aline empruntait, par le contraste, aux crêpes noirs qui l’entouraient, un plus vif éclat de jeunesse et de beauté, et quand elle mit dans la main du jeune homme sa petite main, dont le poignet, légèrement veiné, montrait, entre la manche de barége et le gant noir, un cercle de neige, le front de Germain, un peu soucieux, s’éclaira d’admiration et d’amour.
Il offrit le bras à Aline, qui, en l’abordant, avait quitté celui de son père. Après quelques pas en commun, tandis qu’ils remontaient l’allée, M. de Maurignan dit à Germain :
« Eh bien, puisque vous m’avez dépossédé du bras de ma fille, je vais étudier Schiller ; car je ne suis pas fort comme professeur, et je crains que mon élève ne me trouve en faute à la leçon d’aujourd’hui. »
En même temps, il tira le livre de sa poche et, l’ouvrant, resta en arrière.
« Voici le lieu et l’heure de la confidence promise, dit Germain en conduisant Aline sur un banc. Que ne vouliez-vous donc pas me dire hier soir ? et que dois-je apprendre ce matin ? »
Le cœur de la jeune fille battait fortement. Germain vit son embarras.
« Ah ! dit-il avec un tendre sourire, parlez ! toute condition me sera chère, imposée par vous. J’ai rêvé toute la nuit aux épreuves que votre toute-puissante volonté pourrait me faire subir, et il n’est point de dragon que je n’affronte pour vous plaire. Seulement j’adjure ma souveraine de ne m’ordonner que des choses qui se puissent accomplir dans un bref délai. Mon amour ne se sent impuissant que pour l’attente.
— Hélas ! murmura-t-elle, c’est là précisément ce que j’ai à vous demander.
— Est-il possible ? s’écria-t-il avec une surprise mêlée d’une irritation qu’il ne put vaincre. Et pourquoi ? Je ne vois aucune raison… Quel motif pourrait vous porter désormais à reculer un mariage convenu depuis si longtemps, et dont le monde s’explique à peine le retard ?
— Laissons le monde en ceci, je vous prie, dit la jeune fille qui, si vivement repoussée dès l’abord, pâlit, mais garda sa résolution. Il s’agit de nous, de notre bonheur, de notre vie tout entière, et il serait insensé, pour obéir à l’usage, de les jouer légèrement…
— Légèrement ! interrompit Germain au comble de la surprise. Vous regarderiez comme léger l’engagement d’honneur qui nous lie depuis plusieurs mois ! l’amour ardent et profond que j’ai pour vous ! la confiance enfin que vous et M. de Maurignan avez bien voulu m’accorder !
— Je vous en supplie, dit-elle, veuillez me comprendre et non me combattre. J’ai compté sur votre aide, et j’en ai besoin. Mes sentiments pour vous n’ont pas changé. Vous êtes toujours l’homme que j’estime le plus, et à qui je me confierais le plus volontiers. Mais depuis le cruel événement qui nous a frappés,… les sérieuses réflexions qu’inspire la douleur, et de plus… des révélations fortuites, ont éclairé pour moi la vie d’un nouveau jour, ont mûri mon jugement et m’ont fait considérer le mariage sous un point de vue nouveau. J’ai connu, j’ai compris les conditions qu’il impose aux femmes, et cette abdication complète qu’il exige de tout droit personnel, de toute volonté, m’a épouvantée… J’ai su à quelles douleurs, à quelles humiliations, une femme pouvait être réduite par celui à qui la livrent nos lois, presque sans contrôle… Et, bien que ma confiance en votre droiture, en vos généreuses intentions, n’ait pas été ébranlée, je crois utile… de nous connaître plus profondément, de bien pénétrer nos idées et nos caractères, enfin de nous assurer que la vie commune ne nous réserve pas des conflits douloureux, et que notre attachement mutuel est assez fort pour triompher des susceptibilités,… des dangers, que crée nécessairement une situation injuste. C’est donc un temps illimité que je vous demande, monsieur Germain, que je vous demande avec l’espérance intime du succès d’une telle épreuve. »
Aline avait dit tout cela rapidement, d’une voix oppressée, et sans regarder son fiancé. Après avoir achevé seulement, elle leva les yeux sur lui : l’expression des traits de Germain lui fut pénible. Évidemment, et malgré le calme qu’il affectait, la proposition qu’elle venait d’émettre le trouvait complétement hostile. Il avait surtout une expression d’ironie qui à son tour la froissa.
« Chère mademoiselle, dit-il, j’étais loin de m’attendre de votre part à de telles… inquiétudes. Quelles sont donc les révélations étranges qui vous les ont inspirées ? Seriez-vous tombée par hasard sur quelque Manuel des droits de la femme ? ou sur quelque apôtre de ces droits ? Oubliez-vous que vous êtes adorée, et que loin d’obéir vous n’avez qu’à commander ?
— Répondez-moi sérieusement, je vous en supplie, reprit-elle avec souffrance. Tout ceci est bien grave : il s’agit de tout mon avenir, et du vôtre aussi, bien qu’en apparence vos risques soient moindres. Mettez-vous à ma place, monsieur Germain, et demandez-vous si, au moment de remettre à un autre que vous-même votre destinée, votre volonté, votre vie entière, vous n’hésiteriez pas ?
— C’est une question de confiance, répondit-il froidement. Et puis, je ne suis pas une femme, et mon sexe, en effet, s’accommoderait fort mal d’une pareille abdication, mais…
— Me jugez-vous de nature esclave ? interrompit-elle avec fierté.
— Assurément non. Cependant… nos natures étant différentes, nos devoirs le sont aussi. La femme n’est point née pour commander. Sa faiblesse lui rend la soumission non-seulement nécessaire, mais agréable et douce ; et croyez-moi, chère mademoiselle, de vaines questions de préséance ne sont point à leur place entre un homme plein d’amour et sa charmante fiancée.
— Questions de préséance ! répéta doucement la jeune fille. Non, ce n’est pas cela ; ce n’est point de vanité qu’il s’agit, bien que dans cette vanité dût se trouver une grande part d’orgueil légitime. Il s’agit d’être ou de ne pas être. Par le fait de son mariage, une femme ne perd-elle pas le droit de disposer à son gré de sa liberté, de sa fortune, de ses enfants, de ses amitiés même ? Quel pouvoir plus despotique et plus complet que celui qui désormais règne sur elle ? Lui est-il permis, comme il doit l’être à toute personne majeure et intelligente, d’appliquer ses idées, de suivre ses croyances, de se réaliser elle-même enfin dans sa vie ? Car, sans le passage nécessaire de la pensée à l’action, la vie n’est autre chose qu’un rêve, rêve aussi incomplet, aussi misérable que l’existence d’un prisonnier derrière ses barreaux.
— En vérité, dit Germain en se levant sous l’aiguillon d’une impatience qu’il ne put contenir plus longtemps, j’ignorais que Mlle de Maurignan eût l’imagination aussi riche ! Ce n’est pas à coup sûr l’existence d’une prisonnière que mon amour lui réserve, et j’espère bien plutôt la voir reine de tous les cercles par son élégance et par son esprit…, espérant toutefois qu’elle n’irait pas jusqu’à se faire le champion de… réclamations fâcheuses et mal portées !…
« Croyez-moi bien, chère… chère Aline, dit-il en se rasseyant près d’elle et en lui prenant la main, ce rêve de l’égalité des sexes est impossible. Il entraînerait dans sa réalisation des conséquences que votre chaste pensée ne soupçonne pas. Aussi ne le voit-on soutenu dans le monde que par des rêveurs à l’esprit faux, ou par quelques viragos fort peu respectables.
« Un tel système saperait les bases de la famille, où, pour que l’ordre existe, il faut nécessairement un chef. Et cependant l’égalité, sachez-le bien, se rétablit d’elle-même dans le mariage par la distribution des rôles et des aptitudes. Si l’homme, en toute question, a droit au dernier mot, le plus souvent c’est la femme qui le lui souffle. Elle domine par la persuasion, par le sentiment, par son obéissance même, par la force toute-puissante de sa faiblesse. Elle fait bien plus que de commander, elle charme, elle séduit ; et si l’homme est pour elle un guide et un protecteur dans la vie, elle est son inspiratrice et son idéal.
— S’il en est ainsi, dit Aline en levant sur son fiancé un regard sincère, un peu surpris, pourquoi nier ce droit que la nature donne à la femme — et ne peut manquer de lui donner en effet — d’intervenir puissamment dans la vie humaine ? Pourquoi instituer un ordre factice à côté de l’ordre réel ?
— Je vous l’ai dit la nécessité d’un chef pour une direction commune. »
La jeune fille sourit :
« Je vous croyais libéral, monsieur Larrey ?
— Certainement… Je ne suis pas de ces esprits qui réagissent follement contre les aspirations et les besoins de leur époque. L’autonomie naturelle de l’individu exige la liberté dans l’État. Seulement…
— Les femmes ne seraient-elles point des individus ? »
Germain fit un soubresaut qui indiquait une contrariété de plus en plus vive, et il s’apprêtait à répliquer, lorsque Aline reprit :
« Il me semble que l’argument invoqué par vous pour légitimer l’assujettissement de la femme dans la famille, s’il était vrai, prouverait également la nécessité de la monarchie dans l’État.
— Mais… pas du tout, répliqua Germain ; cela me paraît… tout différent.
— Pourquoi ? Si l’ordre est impossible sans hiérarchie, le droit égal de chacun devra créer également au sein de la société d’incessants conflits…
— Pardon ; car enfin… entre citoyens, l’intérêt commun, la nécessité de l’union, de bonnes lois…
— Où l’intérêt commun est-il plus évident et plus fort que dans la famille ? Où la nécessité de l’union se pourrait-elle mieux faire sentir ? Où de bonnes lois enfin seraient-elles plus nécessaires pour établir l’harmonie par la justice, au lieu du trouble par l’oppression ? Convenez-en, monsieur Larrey, la plupart des mariages ne sont pas heureux ; l’ordre, ce prétexte, est loin d’y régner, et cela doit être, parce que l’ordre ne peut résulter de l’injustice. Vous venez de faire du mariage un tableau contre lequel une grave objection se présente à mon esprit, mais qui serait du moins satisfaisant au point de vue de la paix. Seulement, ce tableau n’est-il point de fantaisie ? Ne représente-t-il pas votre idéal plutôt que la réalité ? N’y a-t-il pas beaucoup de femmes qui, loin d’éprouver de la part de leurs maris cette complaisance protectrice dont vous parlez, sont délaissées et trahies ? Elles ont donc, celles-là, tout perdu, puisque, privées de droit légal, elles n’ont plus rien à attendre que du caprice de l’indifférent ou du despotisme de l’ennemi.
« Dans cette situation, qui, au dire des propres satires du monde sur lui-même, est fréquente, la femme n’a pas même cette consolation de la maternité à laquelle on la renvoie sans cesse, mais qu’en réalité la loi lui refuse, puisqu’elle confie au père seul le droit de diriger l’éducation des enfants, d’en disposer à son gré, de fixer leur carrière, de les marier enfin, n’accordant à la mère, en cette occasion, que la faculté dérisoire d’un consentement, dont au besoin on se passe… Non, monsieur Germain, le principe de l’absolutisme, s’il n’est pas bon dans l’État, n’est pas meilleur dans le mariage, car partout où existe l’arbitraire existe l’abus.
« Remettre les destinées de la femme à la tendresse et à la générosité de l’homme est une naïveté toute pareille à celle de remettre un peuple aux soins paternels de son souverain. Cette folie, à laquelle toutes les nations se refusent désormais et se refuseront de plus en plus, les femmes la commettront-elles longtemps encore ? Pour moi, je vous l’ai dit : ma confiance en vous est grande, mais ma liberté frémit, et je sens que pour affronter de telles conditions il faudrait avoir atteint les dernières limites de l’amour et de la confiance, ou, mieux encore, être assuré d’une conformité presque parfaite de caractère et d’idées. Voilà pourquoi je demande du temps, et pourquoi j’ai tenu à vous dire mon sentiment et à savoir le vôtre, monsieur Germain.
— Le sentiment que j’éprouve en ce moment, — dit-il de l’air d’un homme que mille piqûres viennent d’irriter et qui sent le besoin d’être agressif à son tour, — c’est l’éblouissement où vous me jetez en vous montrant si diserte, si logique, et mille fois plus savante et plus raisonneuse que je ne me serais permis de le supposer. »
L’accent âpre dont il dit ces mots frappa Mlle de Maurignan plus que ses paroles, et elle le regarda avec étonnement.
« Vous ne répondez point à ma question, reprit-elle.
— Je suis trop juste, répondit le jeune homme, pour ne pas convenir avec vous que l’abus est possible, et même fréquent ; mais je ne vois malheureusement pas le moyen de changer la situation dans ses termes, et l’influence de la raison et l’adoucissement des mœurs me paraissent les seuls agents sur lesquels on doive compter ; déjà nos progrès à cet égard ont laissé les lois en arrière.
— Elles devraient donc être réformées, au double point de vue du fait et du droit, repartit Aline. Mais encore une question : Si dans notre vie commune, quelque jour il se produisait entre nous une divergence de vues sur tel ou tel point, qu’arriverait-il ?
— Je me ferais un devoir et un plaisir de vous céder, n’en doutez pas, à moins d’un intérêt grave.
— De sorte que s’il s’agissait d’un intérêt grave, c’est-à-dire dans le seul cas où je tiendrais fortement à mon avis, c’est le vôtre qui prévaudrait ? — même dans le cas où il s’agirait d’une chose personnelle à moi ?
— Que vous êtes cruelle et fantasque, dit-il en se levant, de me contraindre à de telles déclarations et d’occuper ainsi nos tête-à-tête ! Ne prévoyez, chère mademoiselle, qu’une chose : mon désir ardent de vous complaire, et ne comptez en toute circonstance que sur mon amour.
— Ne vous excusez pas, monsieur Larrey, dit la jeune fille, dont le front, sous sa pâleur, prit une grande expression de fermeté, vous agissez bien ; c’est ainsi que tous les jeunes gens devraient parler à leur fiancée. Vous êtes un honnête homme. »
Et elle lui tendit la main.
« Vous en doutiez ? demanda-t-il d’un ton plaisant qui seyait mal à son air contraint.
— Non ; mais je sais que, vis-à-vis des femmes, un homme croit pouvoir, sans cesser d’être honnête, mentir.
— Que de choses vous savez ! » répliqua-t-il ironiquement.
De nouveau, le ton et l’air dont il dit ces mots blessèrent Aline. Elle baissa ses beaux yeux et parut se replier sur elle-même. Il se fit un silence de quelques instants.
« Je ne puis consentir, dit enfin Germain, à tirer de cette explication les conséquences rigoureuses qu’elle semble admettre. J’en appelle de vous, sur ce point, à vous-même ; car je ne puis croire que vous persistiez à compromettre notre bonheur par de telles préoccupations, — auxquelles plus que toute autre, permettez-moi de vous le dire, vous eussiez dû rester étrangère.
— Elles me semblent à moi si naturelles, dit Aline, que je ne puis comprendre pourquoi elles vous sembleraient coupables, ou choquantes. Vous paraissez péniblement surpris ; mon impression est la même. Vous le voyez, nous nous connaissions peu. »
Il hésitait à répondre, et n’eut pas le temps de le faire à loisir. M. de Maurignan revenait près d’eux. L’allée se peuplait de promeneurs.
Aline prit le bras de son père, et tous trois se remirent à marcher à l’ombre des grands arbres, où, sous leurs pieds, craquaient les gousses des faînes. Un peu inquiet de ce qui s’était passé, M. de Maurignan s’efforça de rendre la conversation intime et de dissiper le malaise qu’il remarquait dans l’attitude et la physionomie des deux fiancés. Mais, en dépit de ses efforts et de leur propre bonne volonté, Aline et Germain pouvaient à peine consacrer à la conversation l’attention nécessaire pour ne pas trop rompre avec l’à-propos. Au moment où une voiture croisa leur chemin, un salut profond du jeune Larrey tourna du même côté les yeux du père et de la fille. Celle-ci détourna la tête en pâlissant ; M. de Maurignan avait légèrement salué.
« Je ne savais pas que la famille de Vilmaur fût ici, dit-il d’un ton un peu sec.
— Ernest est arrivé d’hier avec moi, répondit Germain, et ces dames étaient à Ems depuis quelques jours.
— Seriez-vous fort lié avec M. de Vilmaur ? demanda Aline d’une voix émue.
— Beaucoup, répliqua Germain en la regardant fixement ; car il avait remarqué son émotion à l’aspect des Vilmaur. C’est un des hommes les plus distingués que je connaisse, et je suis fier de son amitié.
— Est-il possible ? dit Aline avec une aversion non équivoque.
— En vérité ! que lui reproches-tu ? demanda M. de Maurignan étonné.
Mlle de Maurignan devient, dans ses opinions, d’une énergie… observa le jeune Larrey.
— Peut-être ai-je eu tort de laisser voir mon sentiment sur M. de Vilmaur, puisqu’il ne m’est pas permis de le justifier, dit Aline. Et cependant, cher père, poursuivit-elle avec des larmes dans les yeux, je vous aurais une grande reconnaissance de rompre nos relations avec cette famille. »
Soit qu’il eût le soupçon de la vérité, soit qu’il ne voulût pas interroger sa fille en ce moment, M. de Maurignan se contenta d’attacher sur elle un profond regard.
Du même ton mécontent et sarcastique, Germain reprit, s’adressant à Aline :
« Ainsi, mademoiselle, vous enveloppez dans la même proscription la mère et la sœur de mon ami ? Pourtant Mlle de Vilmaur est charmante.
— De figure, assurément, dit Aline.
— Ah ! voilà un éloge perfide et fait pour laisser supposer que toute autre qualité lui manque. Après tout, la beauté chez une femme est une qualité… presque indispensable, et c’est beaucoup déjà que de l’avoir. Mais Mlle de Vilmaur en a d’autres. Douce, gracieuse, d’une convenance parfaite en toutes choses, elle me paraît posséder au plus haut point le génie particulier de son sexe, et c’est assurément le premier mérite d’une femme. »
Aline sentit dans cet éloge une attaque indirecte pour elle-même ; aussi répondit-elle :
« Pour moi, ce qui me déplaît en Mlle de Vilmaur, c’est l’affectation de ses manières et son caractère léger.
— C’est que véritablement, repartit en s’animant le jeune homme, vous méconnaissez le but essentiel de la femme et son caractère. Ce but est de plaire ; ce caractère est de représenter dans les choses humaines ce qui est charmant, fugitif, insaisissable, mobile et gracieux. L’homme est une face de l’être ; la femme est l’autre.
— Le revers, dit Aline.
— Votre observation, reprit Germain, est une preuve à l’appui de ma thèse. Vous êtes l’esprit, nous sommes la raison. À l’homme la pensée qui approfondit, les conceptions qui embrassent l’espace, la force qui fonde : l’homme est un créateur. À la femme cet esprit délicat et léger qui effleure les choses et découvre les rapports ingénieux, spécieux ou malins ; à elle tout ce qui étincelle, brille, séduit et charme la femme est une harmonie. Elle a pour mission de captiver les sens et le cœur de l’homme, et la profondeur de son rôle consiste dans cette légèreté même que vous blâmez, et dont Mlle de Vilmaur a compris toute l’importance — non en philosophe assurément, mais par cet instinct secret qui découvre aux femmes les lois mystérieuses de la vie, d’autant plus sûrement qu’elles sont moins doctes.
« Elle sait tout le prix d’un nœud de ruban, d’une boucle de cheveux arrangée de telle ou telle sorte, d’une garniture, d’un mouvement des yeux, d’un rien, qui est tout. Elle est femme enfin : bien sûre de convaincre par un sourire, ou de triompher par une larme, elle ne cherchera jamais à persuader par un argument. Sachant deviner, elle s’inquiétera peu d’apprendre.
« La logique, en effet, n’est point le domaine des femmes ; elles s’y égarent, s’y faussent. L’intuition les éclaire, le raisonnement les perd. Toute leur force est dans leur faiblesse, toute leur énergie dans leur douceur ; leur dignité consiste dans leur souplesse, leur justice dans la grâce arbitraire, leur grandeur dans l’humilité…
— Et l’abus du contraste perd la littérature, dit M. de Maurignan, en même temps que l’abus de la littérature perd le sens commun. Je vous demanderais, mon cher Germain, où vous avez pris tout cela, si je ne savais par cœur une thèse que chacun à l’envi, en ce temps-ci, répète ; car, d’originalité, Dieu sait qu’on se garde. Grâce à la vulgarisation des lumières, on est sûr d’entendre partout même antienne, et les courants de l’opinion ont remplacé les scies d’atelier. Votre portrait de la femme, fruit de l’imagination échauffée et malsaine de vieux poëtes maniérés, a déjà fait le tour du monde. Mais ce n’est qu’un dessus d’éventail à la Boucher, qui tout au plus peindrait la femme nerveuse et futile née en serre chaude, et qui laisse toutes les autres en dehors. Malheureusement, car tout est de pose et de mode, ce portrait-là sert de modèle aux femmes assez dépourvues d’individualité et de dignité pour accepter ce rôle de sultane langoureuse, et pour se plaire à émerveiller les gens de leur sensitivité et de leur afféterie.
« Moi je suis comme ma fille, je me défie de cela. Il y a dans l’histoire, en dépit de la pression des lois et des mœurs, de grands caractères de femmes ; j’en connais moi-même d’admirables, et je trouve que la force d’âme et l’intelligence sont bien partout où elles sont.
— À Dieu ne plaise, dit Germain, que je nie cet héroïsme du dévouement qui est l’apanage de la femme, et qui à certains moments l’élève au-dessus de sa faiblesse. La femme est une inspirée. C’est la sibylle, le trépied, d’où sortent parfois les révélations de l’inconnu. Par sa nature éminemment nerveuse et fébrile, elle saisit ce qui échappe aux sens moins subtils de l’homme, plus haute et plus basse à la fois, tantôt prosaïque et tantôt sublime, saisie parfois d’enthousiasmes irrésistibles, parfois de terreurs absurdes, rarement ou jamais dans le milieu réel, harmonique et fort…
— Et moi, s’écria d’un ton naïf la jeune fille, et moi qui jusqu’ici avais cru faussement que j’étais femme ! »
M. de Maurignan se mit à rire.
« Me voilà déclassée, père. Que deviendrai-je ? Car je ne puis ni me disloquer, ni mentir, afin d’entrer dans ce cadre fait pour la vraie femme, celle de la mesure prescrite et de l’étiage officiel. Quel Procuste vous êtes ! poursuivit-elle en tournant vers Germain un visage où, sous la malice et l’ironie, rayonnait une flamme plus pure. Et de quel droit, bon Dieu ! nous classer ainsi, comme une flore nouvellement découverte, dans vos tiroirs ? J’ai apporté ma part de libre souffle en ce monde et j’en veux user à mon gré. Vous oubliez, dans votre fureur d’analyse et de dissection, que la simple nature elle-même échappe à des classifications précises, et vous voulez emprisonner dans une boîte, en dépit de Prométhée, deux mille ans après Térence, un être humain progressif !
— Progressif… sans doute, répondit Germain en hésitant ; mais non de la même manière que l’homme…
— Allons donc ! reprit M. de Maurignan, y a-t-il deux manières d’atteindre le vrai ? La géométrie ne trace pas de lignes dans ces espaces. Avouez-vous battu en galant chevalier.
— Si la galanterie l’exige, dit le jeune homme, je m’empresserai d’y consentir. »
Mais sa mauvaise humeur était évidente.
Bien que M. de Maurignan se fût hâté de jeter l’entretien sur d’autres sujets, il ne se releva guère, et Aline ayant témoigné le désir de rentrer, M. Larrey les reconduisit à la porte de leur hôtel, où il les quitta.
« Sur quelle herbe de controverse avez-vous marché tous deux aujourd’hui ? demanda M. de Maurignan à sa fille quand ils furent seuls.
— Cher père, il vaut mieux discuter avant qu’après, » répondit Aline.
Et, donnant au vieillard un rapide baiser, elle courut se renfermer dans sa chambre.
Aline avait un besoin extrême de se trouver seule pour causer avec elle-même et mettre un peu d’ordre dans le chaos d’idées, de sentiments passionnés, impérieux, confus, qui s’agitaient en elle. Bien qu’elle se sentît le cœur gros de larmes, il lui venait des pensées qui appelaient sur ses lèvres un sourire ironique, moqueur. Tantôt, elle en voulait beaucoup à Germain, tantôt elle le plaignait, et cette pitié était mille fois moins tendre que sa colère.
Il y avait dans sa peine autant d’irritation que de chagrin elle se voyait amoindrie par celui qui prétendait l’aimer, elle se sentait humiliée plus encore dans son amour même ; car il lui avait semblé voir un sot, par moments, dans ce fiancé plein d’esprit, pourtant, d’instruction et de mérite.
« La vanité seule, se dit-elle, a le secret de pareilles métamorphoses. »
Elle se demanda tout à coup :
« Et moi, n’est-ce pas aussi la vanité qui me fait souffrir ?
« Non, non ! ce n’est pas un sentiment vain et puéril la résistance de l’être à son propre amoindrissement. Là se trouve la source de tout ce qui est grand dans l’âme humaine. Qui peut consentir à sa propre déchéance, qui dépose la fierté, dépose la vertu. Vertu-force ! L’antiquité disait bien… »
Comme elle était accoudée sur la cheminée, près de la glace, elle y vit, en levant les yeux, son beau front, d’où l’intelligence et la pureté émanaient en auréole.
« Moi, fille de l’humanité, se dit-elle, descendre d’un degré l’échelle des êtres ! Accepter pour loi vivante un être né du même sein que moi ! Renoncer à mon éternel héritage, l’immense et l’émouvant infini, qui m’attire ? Souffler sur la flamme qui brûle en moi !… Ô mon pauvre fiancé, vous mettez à votre amour un prix trop grand ! — Et qu’il est étrange cet amour qui découronne l’être, son objet ! »
De nouveau elle fixa les yeux sur elle-même :
« Moi, fragile ! faible ! se dit-elle en souriant. Mais, non ! je me sens jeune, forte, pleine d’élans, pleine d’avenir, et prête à aborder vaillamment la vie. Toute disposée à marcher non les yeux bandés, mais ouverts ; car je veux voir, savoir, découvrir, aller plus loin, sans cesse, vivre enfin ! agir ! et non rester languissamment couchée entre les murs d’un harem. »
Sur ce mot, sa tête se pencha sur sa poitrine et elle tomba dans la rêverie. Et, tandis que son front rougissait, une expression de plus en plus triste et sévère se répandait sur son visage, où parfois se lisaient en même temps, dans une fluctuation touchante, les hésitations de l’être ignorant et jeune, qui ne sait pas bien. Un léger frémissement la parcourut, et bientôt, redressant la tête :
« Ils ont tort ! se dit-elle tout haut. Et maintenant, je le sens, moi, la première vertu des femmes doit être l’orgueil. J’en aurai ! »
Mais aussitôt elle sentit quel arrêt elle venait de prononcer ; tout ce qu’elle avait déjà donné à Germain de son cœur, de ses espérances, de ses rêveries, s’émut en elle, et elle se mit à pleurer.
Quand elle revint deux heures après vers son père, inquiet de cette longue absence, elle fut animée, spirituelle, pleine d’entrain, et parla de tout, pour empêcher son père de lui parler de Germain.
« Comme vous êtes gaie, maintenant qu’il est ici ! dit miss Dream à l’oreille de son élève. Allons, vous serez bien heureux ensemble, quand vous serez mariés ! »
Le lendemain, vers deux heures, M. Larrey se présenta. Bien qu’il y eût dans sa contenance, au premier abord, une certaine frigidité, l’entretien était devenu, grâce à la bonne volonté de chacun, aimable et assez affectueux, quand on annonça M. de Vilmaur.
Ce nom, l’entrée immédiate de cet homme, produisirent sur Aline un effet terrible. Si déjà, de loin, à la promenade, elle avait été vivement impressionnée de le rencontrer, en voyant pénétrer chez son père, et s’approcher d’elle, celui qu’elle considérait comme le meurtrier de sa sœur, l’horreur et l’indignation la saisirent avec tant de force que toute autre considération s’effaça : elle se leva, et, sans répondre au salut de M. de Vilmaur, elle sortit pâle et tremblante.
Ce ne fut qu’après avoir repris possession d’elle-même que, réfugiée dans sa chambre, elle se demanda avec inquiétude ce qu’on devait penser de cette conduite étrange, de sa fuite. Une réponse à cette question lui fut offerte presque aussitôt par l’intermédiaire de miss Dream, M. Larrey la priait de lui accorder un moment d’entretien dans le cabinet de M. de Maurignan.
Elle s’y rendit. Germain était d’une agitation extrême et qu’il ne cherchait point à cacher.
« Je vous en supplie, mademoiselle, dit-il aussitôt, apprenez-moi ce qui a pu se passer d’étrange entre vous et de Vilmaur, que vous lui en vouliez au point d’oublier, vous, Mlle de Maurignan, les convenances les plus rigoureuses ?
— Vous-même, êtes-vous donc à ce point son ami, répondit-elle, de ressentir si vivement ce qui le touche ?
— Ce n’est pas à cause de lui, reprit-il. J’aime et j’estime Ernest de Vilmaur ; mais en ce moment je ne pense qu’à vous. Il s’est fait en vous, depuis quelque temps, un changement très-sensible. Vos idées ont pris une direction, un essor, que je n’eusse jamais prévus. Votre physionomie elle-même, vos manières, se sont modifiées. Quel ébranlement s’est donc fait dans votre vie à mon insu ? Que s’est-il passé entre vous et de Vilmaur ?
— On dirait, monsieur, que la défiance dicte vos paroles, dit la jeune fille.
— Non ; vous voyez bien, je viens à vous-même. Soyez bonne, et apprenez-moi…
— Je vous expliquerais tout, bien volontiers, si cela m’était possible ; mais il s’agit d’un secret que je ne dois pas révéler.
— Le lien qui existe entre nous demande que vous n’ayez pas de secrets pour moi.
— Pardon ; ceux des autres.
— Pas même ceux-là ! Si nous devons être unis, aucun moment, aucun acte de votre existence ne doit m’être obscur.
— Et vous, dit Aline vivement, vous ne m’avez point raconté votre passé !
— Pas de ces vaines disputes ! s’écria-t-il, vous ne savez pas le mal qu’elles me font.
— C’est qu’elles ne sont pas vaines.
— Écoutez, mademoiselle de Maurignan. Si je dois être votre protecteur, votre conseil, votre guide ; si je suis l’homme dont vous porterez le nom, il faut que je sache en quoi vous avez à vous plaindre d’Ernest de Vilmaur.
— Je le hais comme un traître et comme un lâche ; mais ce n’est qu’à travers le cœur d’une autre qu’il a atteint le mien.
— Qu’importe ! S’il vous a blessée, je dois le punir ! Quel est son crime ?
— Encore une fois, je n’ai pas le droit…
— Je vous en conjure ! s’écria-t-il en se jetant à ses genoux, vous soumettez mon amour à des épreuves… Ne me contraignez pas à une résolution qui me briserait le cœur ! »
Touchée de son désespoir, la jeune ne prit pas garde à ces derniers mots, dont la menace l’eût blessée. Pressant elle-même la main de son fiancé :
« Je voudrais pouvoir vous satisfaire, lui dit-elle, je le voudrais de tout mon cœur ; mais l’honneur me le défend. Le crime de cet homme, d’ailleurs, n’est sans doute pas à vos yeux ce qu’il est aux miens. Il s’agit d’une de ces actions que l’on juge trop peu sévèrement dans le monde : la séduction d’une femme et son abandon.
— En vérité ! s’écria-t-il en se relevant, il est par trop étrange de vous entendre émettre de pareilles idées et de vous voir mêlée à de pareilles aventures ! »
Il avait, en disant cela, un tel air de hauteur, de sévérité, de soupçon, que Mlle de Maurignan se sentit vivement blessée.
« Apaisez vos inquiétudes, monsieur Larrey, dit-elle, je ne serai point votre femme ! »
Il s’écria, hors de lui :
« Cette parole, que j’hésitais à dire, vous l’avez donc prononcée ! Eh bien, soit ! Il vaut mieux qu’il en soit ainsi…
« Et cependant, reprit-il après un silence pendant lequel ses traits bouleversés révélaient une anxiété, une agitation extrêmes, un mariage annoncé depuis si longtemps !… votre père, l’intérêt de votre réputation… Aline, tout ceci est insensé ! Je vous aime ! Vous le voyez à mon désespoir. Confiez-moi tout, je vous en prie. Votre franchise seule peut nous sauver !
— Si vous consentez à vous fier à mes paroles, dit la jeune fille, pourquoi refuser de vous fier à mon silence, quand, je vous le répète, il m’est commandé par un devoir ?
— Il n’existe pas de devoirs supérieurs à ceux d’une femme envers son époux.
— C’est vous ériger en dieu, répondit-elle avec un fier sourire. Encore, n’est-il pas de dieu supérieur à la conscience. Vous seriez mon mari, que je ne saurais vous reconnaître ce pouvoir de me relever d’un serment fait à d’autres.
— Au moins daignez m’apprendre si c’est à Ernest de Vilmaur que vous avez fait ce serment, demanda-t-il avec des yeux étincelants de fureur et l’accent d’une insultante raillerie.
— Vous devenez fou, monsieur ! et votre folie m’insulte, » dit-elle.
Et, se levant, elle voulut se retirer.
Mais Germain se jeta au-devant d’elle.
« Vous voulez donc notre rupture ! Un mot ! une dernière prière ! Aline !… parlez !… donnez-moi l’explication que je vous demande, que je suis en droit de vous demander ! Justifiez-vous !
— Je ne puis ni ne veux me justifier, monsieur Larrey. Votre amour n’était pas de l’estime. Eh quoi ! vous alliez m’épouser, et sur l’apparence la plus légère vous doutez de moi ! Je suis plus fière que vous ; je ne me donne pas si aisément. Depuis notre conversation d’hier, où vous m’avez avoué que ma liberté ne serait pas respectée par vous, j’ai renoncé à notre union.
— Vous ne m’avez jamais aimé ! cria-t-il.
— Je vous aimais assez pour souffrir, malgré tout, de cette rupture, dit-elle d’une voix altérée… et pour ne la pas vouloir complète. Je vous aimais en amie… et nous resterons amis, si vous le voulez.
— En amie ! s’écria le jeune homme au comble du dépit et de la colère. Vous êtes mille fois trop bonne, mademoiselle, et je vois que je m’étais sottement trompé ! »
Il sortit sur ces mots, laissant Aline émue, tremblante, ulcérée dans son cœur, mais ferme, et s’applaudissant dans sa raison. En voyant entrer son père un moment après, elle essuya furtivement des larmes qui roulaient sur sa joue.
« Que signifie tout ceci ? demanda M. de Maurignan. Je viens de reconduire M. de Vilmaur. Quelle étrange conduite à son égard, ma fille ! et qu’en doit penser ton fiancé ?
— Il vient de me quitter, père. Notre mariage est rompu.
— Est-il possible, Aline ! Un tel coup de tête…
— Non, père, une décision réfléchie. »
M. de Maurignan fut sévère autant que chagrin. Il représenta vivement à sa fille combien une pareille rupture était fatale à la réputation d’une femme ; il regretta ce mariage et donna cours à son désappointement, à ses inquiétudes, tout en reprochant à Aline d’avoir agi sans le consulter.
Elle plaida sa cause en racontant les susceptibilités, les répugnances, éveillées en elle par les opinions et les exigences de M. Larrey, et l’impossibilité où elle se sentait désormais d’être véritablement unie à un homme qui la froissait dans ses fiertés les plus pures. Elle glissa sur ce qui touchait M. de Vilmaur, et vit bien que son père évitait lui-même ce sujet.
« Cher père, dit-elle en achevant, je suis une révolutionnaire ; je ne veux obéir à aucun autre homme qu’à vous.
— Oui, oui, dit le vieillard en se laissant enlacer dans les bras de sa fille, cela ne t’oblige pas beaucoup… »
Mais ce dernier murmure s’éteignit entre deux baisers.
« Tu n’aimais donc pas M. Larrey ? dit-il ensuite.
— Si… Mais je crois bien que ce n’était pas une passion, répondit-elle avec un joli mouvement de tête, à demi souriante, à demi confuse. Je suis pourtant affligée du chagrin que je lui cause. Pauvre Germain ! il est désolé, — quoique la vanité, je l’ai bien vu, tienne la plus grande place dans son cœur.
— Je m’occupe surtout de toi, je l’avoue, dit M. de Maurignan. Un tel éclat, je le répète, est une bien grave imprudence. On en cherchera les raisons.
— Je les dirai.
— Autre imprudence plus grave. Cet esprit d’indépendance chez une femme, les hommes ne le pardonnent pas.
— Que m’importe, dit-elle, puisque je n’estime pas ceux qui pensent ainsi ?
— Mais en est-il d’autres ? Et as-tu bien compris les tristesses d’une vie solitaire ? Chère enfant, tu joues en ce moment toute ta vie. Tu sacrifies le bonheur à l’orgueil.
— Eh bien, soit, s’il le faut, puisque cet orgueil est un devoir vis-à-vis de moi-même, et que d’ailleurs je ne saurais être heureuse en le sacrifiant. J’ai beaucoup réfléchi, père, depuis quelque temps, et la liberté n’est devenue chère, comme le plus précieux et surtout comme le plus noble des biens. Eh quoi ! le monde entier adore ce nom de liberté ; les enfants le balbutient dès les premières pages de l’histoire ; qui ne la poursuit pas en nos temps l’admire au moins dans les temps antiques. Ses ennemis eux-mêmes, en la trahissant, invoquent hypocritement son nom. Celui qui dirait : « Je me fais esclave par amour du joug, » succomberait sous sa honte, ou plutôt serait pris pour un insensé. Partout, servitude est synonyme d’avilissement. — Et c’est aux femmes seulement que, par je ne sais quelle aberration étrange, on demande l’alliance de la noblesse et de l’esclavage, du mépris d’elles-mêmes et de la vertu !
— Tu as raison, » dit le père en l’admirant Avec un soupir il ajouta : « Mais c’est là précisément ce qu’on ne te pardonnera pas. »
Elle haussa doucement les épaules, et reprit, heureuse de le convaincre :
« De tous côtés j’entends parler de décadence. À quelque opinion qu’on appartienne, on déplore l’abaissement des esprits, des caractères, des mœurs ; moi-même je l’ai compris : nous vivons dans un temps hypocrite et misérable, où le fait contredit l’idée, où des reculs incessants balancent le progrès, où la conscience humaine, fatiguée de vaines luttes, s’endort. Comment n’en serait-il pas ainsi, quand une moitié de l’humanité a pour mot d’ordre l’obéissance, et que l’autre pratique le despotisme ? Toute régénération vraie, sérieuse, est impossible tant que l’être humain enfant ne sucera pas le lait pur de la liberté.
— Bien ! murmura le vieillard ; mais pour cela il faut être mère… »
Mlle de Maurignan eut un sourire où rayonna la confiance de sa force, de sa jeunesse de sa beauté, et, se penchant sur son père qui, triste, rêvait :
« Je ne sais si j’aimerai, père ; mais, je vous l’affirme, je ne me marierai point, à moins de connaître mon fiancé, non comme un frère est connu de sa sœur, ce qui serait peu, mais comme un frère connaît son frère. »
Un mois après, quand ils revinrent passer quelques jours à Paris avant de partir pour une de leurs terres, située dans l’Anjou, M. de Maurignan et sa fille apprirent le mariage de Germain Larrey avec Mlle de Vilmaur.
Cette substitution étrange et subite d’une fiancée à une autre faisait grand bruit dans le monde et jetait l’ombre la plus fâcheuse sur le caractère de Mlle de Maurignan, d’autant plus qu’on admirait la générosité de M. Larrey, qui s’attribuait tous les torts de la rupture.
Miss Dream ne pouvait s’en consoler ; un jour même, suppliant son élève d’être prudente et de ne point perdre son avenir par des exigences outrées, elle lui cita sa propre expérience, et parla d’un employé du Lancashire, qui avait, il est vrai, certains défauts…
« Mais ce qu’il y a de plus dur, ajouta-t-elle en pleurant, c’est de vivre sans famille ! »
CHAPITRE IV.
Une des parties les plus fréquentées de la Suisse est, à l’extrémité orientale du Léman, l’étroit passage qui sépare les Alpes pennines des Alpes oberlandaises. C’est l’ancienne route de l’Italie, par le Valais et les Grisons, à travers les beautés les plus imposantes de ce pays des merveilles. C’est là que le Rhône, descendu de ses glaciers, traverse pour la première fois la plaine, et va mêler ses eaux à celles du lac, pour entrer, à Genève, dans la vie tumultueuse des cités humaines.
La petite ville de Bex, située à l’entrée du défilé, est l’inévitable station de tous les touristes qui se disposent à escalader la dent du Midi, les dents de Morcle, le Mœveran ou les Diablerets. Abritée sous la montagne, elle jouit, comme toutes les petites villes de ces bords, d’un climat exceptionnel ; et si les voyages à la vapeur lui ont enlevé son importance postale, elle est encore le centre de nombreuses villégiatures que l’amour de la nature, devenu général à notre époque, installe chaque saison sous les beaux ombrages environnants, ou aux flancs des monts voisins.
Par une soirée d’août, à la table d’hôte du Grand-Hôtel, à Bex, étaient assis deux groupes de touristes.
De ce côté, trois jeunes gens de belle humeur et de robuste appétit, qui s’entretenaient de leurs excursions récentes dans un langage émaillé alternativement d’italien et de français ; garçons de bonne mine, vêtus avec élégance d’un costume commode, et gardant, sous leur laisser-aller, la tenue de gens de bonne compagnie. L’un d’eux offre le type italien très-prononcé, beauté purement plastique, un peu vulgaire. Le second, de physionomie vive et pétillante, aux traits mobiles, à l’air suffisant, et qui, sauf quelques exclamations italiennes, s’exprime toujours en français, peut avoir vu le jour sur un point quelconque du territoire compris entre le Rhin et l’Océan, mais à coup sûr doit avoir reçu le baptême des eaux de la Seine, ainsi qu’en témoigne son langage spirituel, sceptique, élégant et maniéré. La figure du troisième unit à la régularité des lignes la mobilité des traits, et, même quand l’hilarité l’anime, elle garde une expression noble et élevée. Teint pâle et cheveux noirs, yeux gris-bleu fort beaux et fort doux, barbe noire, un franc sourire. Il paraît avoir sur ses compagnons, sans que ni lui ni les autres y prennent garde, une suprématie naturelle et involontaire. C’est en cherchant du regard son approbation que le Français émet ses bons mots ; c’est à lui surtout que l’Italien adresse ses aphorismes.
L’autre groupe se composait d’un vieillard de figure aimable et intelligente, au maintien distingué, et d’un tout jeune homme d’assez petite taille et de fort jolie figure. Ces deux personnes étaient calmes et silencieuses autant que leurs compagnons de l’autre côté de la table étaient animés et bruyants. Mais rien n’est plus communicatif que cette gaieté franche qui naît des influences combinées de la jeunesse, de la belle nature et des joyeuses fatigues d’une excursion alpestre. Au feu roulant de tant de gais propos, le sourire vint errer sur les lèvres des deux taciturnes ; puis, des regards furtifs s’échangèrent entre les groupes, et tout à coup, sur un lazzi plus mordant, sur une riposte plus étourdissante, tandis que la figure du vieillard s’éclairait d’une muette hilarité, un éclat de rire d’écolier, frais comme un chant d’alouette, échappa au jeune homme assis près de lui.
Ce fut le signal d’une entente cordiale, et de ce moment la conversation devint commune. Elle passa presque au ton de l’intimité, lorsqu’il résulta des confidences échangées entre les deux groupes voyageurs sur les excursions de la veille et sur celles du lendemain, que leur but était le même, et qu’ils se rendaient tous, dès l’aube suivante, à Grion.
« On m’a cité cet endroit, dit le vieillard, comme un centre de vie alpestre où nous pourrions, mon fils et moi, nous reposer agréablement, sans abandonner tout à fait le rôle de touristes. Nous venons de terminer de longues courses en Savoie par l’ascension du mont Blanc, et j’avoue que je me sens fatigué.
— On vous a parfaitement renseigné, monsieur, dit celui des jeunes gens dont rien n’affirmait au premier abord la nationalité, bien qu’il parlât sans accent un français très-pur. — Grion, perché à cinq mille pieds dans la montagne, est un village entouré de sites ravissants, d’où l’on peut sans effort s’élever plus haut et visiter de beaux points de vue. J’y ai passé quelques jours l’année dernière, et suis tout content d’y retourner avec mes amis.
— Oui, nous nous agitons, et Paolo nous mène, dit le jeune Français.
— Vous trouverez à Grion, continua celui qu’on venait de nommer Paolo, les mœurs de la montagne, je ne dirai pas dans toute leur simplicité, car là, comme ailleurs, le séjour de l’étranger les a corrompues, mais curieuses et naïves encore. Nous arrivons à temps pour les fêtes de l’alpage… »
Il eut, à ce souvenir, un charmant sourire, et ajouta cordialement :
« Je vous ferai les honneurs du pays, si vous permettez. »
Le vieillard, qui considérait avec intérêt la figure franche du jeune inconnu, accepta de bonne grâce. L’entretien se prolongea longtemps après le repas, et quand on se leva enfin pour se retirer, en se disant « À demain ! », Paolo, voulant compléter une connaissance si naturellement faite, présenta ses deux amis au vieillard :
« M. Donato Bancello, de Bologne, peintre de l’école del Guido — on eût dit autrefois : de l’école des grâces. M. Léon Blondel, journaliste, natif d’Orléans, élevé à Paris, tenant actuellement la plume à Florence… »
Avec un geste plein de grâce et de simplicité, Paolo s’apprêtait à se nommer lui-même, quand Donato l’arrêta :
« Non pas, dit-il, c’est à mon tour. »
Prenant son ami par la main et d’un geste théâtral :
Il signor Paolo Villano, docteur ès arts et ès lettres, de l’Académie de Florence, esprit charmant, homme érudit, ami divin, touriste infatigable…
— J’avais loyalement supprimé les qualités, pour n’avoir pas à dénoncer les vices, interrompit Paolo ; mais tu m’obliges à le dire : tu es un flatteur.
— Et un accapareur ! s’écria Blondel. Il te confisque pour l’Italie, quand tu nous appartiens au moins pour moitié. — Monsieur, poursuivit-il en s’adressant au vieillard, permettez-moi de recommencer pour la France : M. Paul Villano, fils d’un père italien, c’est vrai, mais d’une mère française, et docteur en médecine de la Faculté de Paris.
— Je suis charmé, monsieur, dit le vieillard à Paul Villano, que nous soyons à demi compatriotes. »
Et, posant la main sur l’épaule de son jeune compagnon, à son tour il se nomma :
« Monsieur de Maurion, de Paris, ancien magistrat, et son fils Ali. »
Deux de ces légers véhicules à quatre roues, auxquels les Suisses donnent classiquement le nom de chars, emportaient le lendemain à Grion les cinq voyageurs. À peine sortaient-ils de Bex, que le guide, levant la main, leur montra le but de leur voyage, sorte d’aire humaine qui, sous forme d’une maison blanche, éclatait au front de la montagne, et semblait si proche, qu’un œil peu exercé à combiner avec la distance horizontale l’éloignement en hauteur eût évalué cette distance à moins d’une lieue. Mais les Suisses, prudemment, prennent le temps pour mesure de leurs espaces.
« Il y a d’ici là-haut trois heures, dit le guide ; ça monte rudement. »
En effet, l’on monta, plus ou moins, mais constamment, d’abord en tournant la montagne énorme et noire, au dos arrondi, qui protége Bex contre les vents du Nord ; puis, le long du torrent, dans les bois, à travers moulins, scieries et chalets, on s’éleva sur des rampes de plus en plus abruptes, reliées par des détours infinis, pendant lesquels le même objet se présentait successivement sous trois faces, tandis que le paysage s’étendait et se creusait avec des aspects sans cesse nouveaux. Au bout d’une heure, les trois Italiens, c’est ainsi que les désignaient en bloc M. de Maurion et son fils, — descendus de leur char, jasaient sur la route.
« Et vous, monsieur Ali, vous ne descendez pas ? demanda Paul Villano. La montagne demande à être gravie à pied. Tenez, voyez ce qu’on y trouve en marchant. »
Et il arrachait d’une haie et jetait en écharpe autour de lui une longue guirlande d’alkekenge aux fleurs d’un rouge vif.
« Quelle superbe fleur ! dit Ali, qui se leva pour sauter à terre, tandis que son père, l’arrêtant d’une main, fit retenir les chevaux.
— Vous aimez les fleurs ? reprit Paolo quand le jeune homme fut près de lui, vous avez raison. La botanique est une sainte chose, une des plus jolies pages du grand livre, la syllabe la plus poétique du mot que nous épelons, — sans le pouvoir lire. — Mais, vous n’êtes pas à l’âge où on le cherche, poursuivit-il en passant le bras cordialement sous celui d’Ali, ou plutôt en appuyant la main seulement, car il dépassait Ali de la tête. — Vous devez avoir dix ans de moins que moi, qui en ai vingt-huit.
— J’ai dix-neuf ans, dit Ali ; cet âge n’exclut pas la rêverie.
— Ah ! la rêverie, non, certes ! ni surtout la croyance aux rêves. Mais l’inquiétude de la recherche ne vient qu’après les désillusions.
— La désillusion, quelquefois, vient sitôt, répliqua l’enfant.
— Oh oh ! dit en le regardant Paolo, déjà ! Oui, Paris est une serre chaude. Et pourtant vos traits, votre expression, révèlent une pureté, dirai-je… une innocence, — oui, vous n’êtes pas homme à vous fâcher de ce mot, — qui m’ont frappé au premier abord et m’ont inspiré le désir de vous connaître. Avec cela, il y a dans vos yeux, dans votre sourire, plus d’intelligence et de réflexion que votre age ordinairement n’en comporte. Suis-je assez impertinent de vous parler de vous-même comme cela ? Mais il faut me pardonner ; j’ai l’habitude, un peu étrange en ce monde j’en conviens, de penser tout haut. — Bah ! cela ne fâche que les hypocrites. Voulez-vous l’alkekenge ? »
Et il passa l’écharpe fleurie autour de son compagnon.
« Couronnons-nous de fleurs, chanta Léon.
— Volontiers dit Bancello. Mais où sont les lis de la montagne ?
— Les lis de la montagne n’ont rien qui convienne à ton innocence, ô Bancello ! ils sont rouges.
— C’est vrai ; la montagne aime le rouge. Elle colore tout, depuis la fraise jusqu’au lis : le blanc l’hiver, le rouge l’été ; l’innocence et la passion, les contraires !
— Non pas, dit Paolo.
— Où donc s’uniraient-ils, philosophe ?
— Dans l’amour, dit-il.
— Théorie antédiluvienne ! s’écria en éclatant de rire Donato.
— Dans le rêve, tu veux dire, objecta Léon. L’innocence jointe à la passion ça ferait de l’amour pur. Il n’existe pas. »
Le regard d’Ali s’était élevé sur Paolo, pour se baisser aussitôt.
« Il me plaît de le rêver, répondit Paolo.
— Ses superstitions le consolent, dit bénignement Léon.
— Il n’y a qu’un amour, s’écria Donato, celui qui naquit le jour même de la naissance de Vénus. L’amour n’existe que par la beauté.
— Hélas ! c’est chez la beauté surtout que je nie l’amour, objecta Léon.
— Tu es fou. L’amour et la beauté sont inséparables comme le parfum et la fleur. Qui cueille l’une respire l’autre et s’enivre des deux à condition de ne pas divaguer sentiment et…
— Donato ! murmura Paul en montrant d’un vif regard le jeune de Maurion, qui marchait près de là silencieux, et dont les joues s’étaient colorées sous les ailes un peu basses de son chapeau.
— Eh bien ! ce n’est pas une jeune fille, répliqua Donato en se rapprochant de son ami.
— C’est une âme jeune qu’il ne faut pas déflorer. Regarde ses yeux, comme ils sont chastes ! Son père, évidemment, l’a tenu sous son aile jusqu’ici. Et puis, c’est une chose odieuse que ce soient l’exemple et surtout les discours des hommes qui corrompent l’enfant.
— Corrompre ! répéta Donato en haussant les épaules. Idéaliste, va ! Et pourquoi prétendre que le plaisir, loi suprême de la vie, soit corrupteur ?…
— Il énerve au moins, et, par ta propre bouche, bafoue l’idéal.
— Eh ! mon cher, l’innocence elle-même ne demande qu’à être pervertie, répliqua Donato, qui venait de jeter un coup d’œil en arrière. Ton jeune homme nous écoutait. Paolo mio, tu prêches comme un saint, que tu n’es pas ; mais la douleur seule est un mal, et entre autres la fatigue ; aussi vais-je remonter sur mon char. »
De son côté, Ali reprit sa place près de son père, et quelques instants plus tard Paul et Léon se jetaient dans un sentier de chèvres qui abrégeait le chemin
On s’élevait de plus en plus, et de plus en plus la scène devenait splendide par l’apparition incessante de nouvelles crêtes de montagnes qui, blanches, froides, éblouissantes au soleil, surgissaient à l’horizon. D’autres, moins élevées, dégagées de leur neige pendant l’été, fauves et rugueuses, dessinaient par de fortes ombres les déchirures de leurs sommets, leurs assises énormes, et les forêts cramponnées à leurs flancs. Les vallons déjà parcourus par nos voyageurs n’étaient plus, de cette hauteur, que les coupures d’une immense vallée qui, se creusant de plus en plus, déployait sous leurs pieds tout un horizon renversé de bois, de prés, de villages, de villes, enfouis dans ces profondeurs. L’air en même temps devenait plus vif, les arbres plus rares, les gazons plus verts.
Comme on gravissait une croupe où des points bleuâtres parsemaient l’herbe, Ali de Maurion sauta légèrement hors du char.
« Imprudent ! s’écria le père ému de crainte, bien que le char ne marchât qu’au petit pas.
— Oh ! père, ne vous effrayez donc pas ainsi, je vous en prie ! » s’écria le jeune homme en tournant vers M. de Maurion ses yeux brillants et son visage animé.
Frappant de la main le bas de son pantalon et les bottines solides qui chaussaient un fort petit pied, il ajouta :
« Avec cela, on a des ailes. Les Alpes sont l’aire de la liberté : laissez-moi prendre l’essor ! »
Et sur ces mots, accompagnés d’un tendre sourire et d’un regard expressif, il courut dans la prairie cueillir un bouquet de gentianes.
« Il Nemorino ! » dit le peintre, qui suivait dans son char.
Et il tira de sa poche son album et son crayon ; mais un cahot lui fit abandonner cette tentative, et il se rejeta sur les coussins, où, avec son châle jeté sur ses épaules comme un manteau, son torse vigoureux et son masque antique, il figurait assez bien, moins l’équipage, un empereur romain.
Le jeune de Maurion laissa les deux chars disparaître au prochain détour, et, se voyant seul alors, ses yeux rayonnèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent sous l’expression d’une satisfaction secrète ; il bondit dans la prairie, s’approcha du précipice, et, grimpant sur l’arête d’une roche, contempla longtemps le profond et riant abîme qui s’étendait sous ses yeux rempli pêle-mêle de rochers abruptes, de végétations folles, de champs cultivés et d’habitations humaines.
Puis il reprit sa route, s’arrêtant çà et là devant quelque point de vue nouveau, suivant sa fantaisie, fort peu le chemin, se plaisant à braver l’obstacle et même le danger. Il est, en effet, toujours périlleux dans la montagne, à moins d’une grande connaissance des lieux, de quitter la route, et le jeune homme s’en aperçut quand, au bout d’un sentier où il s’était engagé, il se trouva en face d’un mur de rochers, d’une quinzaine de pieds de hauteur, dans les fissures desquels de grands hêtres avaient glissé leurs racines. Ces hêtres devaient border la route, ou n’en pas être éloignés. Le jeune touriste mesura du regard la hauteur des rochers, de la pensée le sentier déjà parcouru, et, possédant évidemment une certaine expérience gymnastique, il s’accrocha des mains aux racines des hêtres, posa ses pieds dans les fissures, et commença une ascension qui, sans présenter des difficultés énormes, demandait du sang-froid et des précautions.
Elle ne s’accomplit pas sans peine, et plus d’une fois le grimpeur, haletant, s’arrêta ; mais tandis que ses joues enflammées témoignaient de sa fatigue, ses yeux pleins d’ardeur révélaient tout le plaisir qu’il prenait à ce trait d’audace. Arrivé cependant au bout des rochers, une difficulté plus sérieuse se présenta entre les rochers et les troncs des hêtres existait un intervalle profond, trop large pour être aisément franchi, d’autant mieux que l’autre bord était le plus élevé.
Le seul moyen était de s’accrocher aux branches du hêtre, de grimper dans l’arbre et de redescendre de l’autre côté. Mais Ali avait déjà les mains déchirées, un souffle précipité soulevait sa poitrine, et il est évident que, malgré son agilité, il ne disposait pas d’une grande énergie musculaire. Il s’était à demi couché sur les rochers, d’un air un peu triste, quand une voix lui fit prêter l’oreille.
« Eh bien, Léon, je crois que nous ferons bien d’aller au-devant du jeune homme. Dans la voix du père il y avait de l’inquiétude, et, en nous priant d’attendre son fils, il le remettait à nos soins.
Ce n’est pourtant plus un poupon que cet enfant-là. Il est assez grand pour ne pas se perdre.
– C’est probablement un fils unique, élevé avec une tendresse trop maternelle, et qui jusqu’ici n’a guère quitté les côtés de ce vieillard. L’heure est venue cependant où l’enfant sent le besoin de s’émanciper, au grand émoi paternel… Viens-tu ?
– Ma foi non, je suis fort las. Après la course d’hier….
– Tu te disais infatigable.
— Pour aller en avant, parbleu ! en arrière, jamais !
– Mon cher, quand il s’agit d’un service à rendre, cela ne s’appelle pas reculer. Au reste, attends-moi ici. J’irai seul. »
Ali saisit une branche, grimpa dans l’arbre, et deux minutes après tombait sur la route aux pieds de Paul Villano, et non loin de Léon Blondel, qui en ce moment, une main à terre comme levier, l’air assez maussade, se séparait du talus sur lequel il était assis.
— Parbleu ! nous vous cherchons sur terre, et vous nous tombez du ciel ! s’écria Paul. Et d’où venez-vous ?
— De là-bas, dit Ali en montrant le versant.
— Quel intrépide ! Allons ! je vois que vous ne serez pas le dernier de nous tous à l’attaque des Diablerets ou des Tours-d’Aï. Mais vous êtes blessé !
— Une écorchure.
— Voyons.
— Quelle petite main ! s’écria Léon Blondel. Une main de femme ! Ah ! monsieur de Maurion, que de victimes vous ferez parmi les belles rêveuses du faubourg Saint-Germain !
— Je ne crois pas, monsieur, dit Ali froidement.
— Oh ! oh ! comme vous dites cela ! Seriez-vous un puritain ?
— Ma mère est morte en me donnant la naissance ; je l’avoue, ce souvenir m’a inspiré beaucoup de respect pour les femmes et pour l’amour.
— Décidément vous n’êtes pas un garçon comme les autres, dit Léon avec surprise. Dix-neuf ans, pas fanfaron, pas bavard, et n’aspirant pas à faire des victimes ! C’est beau, c’est grand !… mais promettez-moi, dans dix ans d’ici, de me donner des nouvelles de votre résolution.
— Il sera toujours beau à lui de l’avoir formée, dit Paul, qui, en même temps, rapprochant les chairs, fermait la blessure par un peu de sparadrap.
— Vous voyez qu’un docteur, cela sert en voyage, reprit Léon. Celui-ci est d’autant plus utile qu’il n’exerce la médecine qu’en amateur. »
Ali, animé de sa course, répondit gaiement, et, tout en causant, les jeunes gens arrivèrent bientôt après en vue de Grion.
Ce village est bâti dans un pli de la montagne, au bord d’un versant rapide, et au pied d’un mont que surmonte un bois de mélèzes et dont la déclivité s’allonge dans la direction de Bex.
Ils côtoyaient le bois ; Paul était rêveur.
« Voici le commencement des Mélèzes, dit-il à ses compagnons avec l’émotion qu’inspire un souvenir plein de charme. Ce bois est ravissant. Voulez-vous que je vous le montre dès aujourd’hui ? C’est presque notre chemin.
— Va te promener… aux mélèzes, dit Léon. Moi, je suis trop las.
— Volontiers, avait répondu Ali.
— Alors, tant pis pour toi, dit Paolo à Léon ; j’emmène M. de Maurion, et je t’abandonne. »
Léon les cribla de quolibets sur leur fanatisme sylvestre, et poursuivit son chemin en promettant de ne pas les attendre pour dîner.
« Il est certain que je vous joue peut-être un mauvais tour en vous prenant pour compagnon de ma fantaisie, dit Paul au jeune de Maurion comme ils pénétraient déjà dans le bois après avoir franchi le talus escarpé qui borde la route. J’éprouve à revoir ces lieux l’empressement qu’on a de revoir un ami. J’ai passé là tant de charmantes heures ! j’y ai laissé de telles rêveries et de si délicieux souvenirs… Mais pour vous, qui les allez visiter en étranger, le plaisir ne peut être le même. Et puis vous êtes fatigué sans doute. — Tenez, rattrapons Léon, dit-il en se retournant brusquement.
— Non, dit en souriant Ali ; je ne suis pas très-fatigué ; je me fais un plaisir de cette excursion, et à moins que vos souvenirs ne réclament la solitude…
— Oh ! ce n’est pas cela. Venez alors. Vous devez être poëte et votre présence ne peut gâter aucune impression. »
Clairières et fouillis, creux et collines, rochers, prairies, précipices, troncs de cent pieds, sous lesquels croissent en abondance les mousses, les fleurettes, la fraise, le myrtile, toutes les majestés et toutes les grâces de la nature sauvage, tels sont ces bois de montagnes, mal exploités, peu exploitables, et d’autant plus beaux. Celui-ci, proche du village et très-fréquenté, offre une promenade facile sur un sol couvert d’un fin gazon, et irrégulièrement planté de gigantesques mélèzes éclaircis par la hache ou par le temps. Du côté où pénétraient Ali de Maurion et Paul Villano, le bois s’ouvre sur un versant de prairies et sur la perspective de la vallée voisine et des sommets qui l’entourent. À mesure qu’il marchait sous ces ombrages, Paul semblait absorbé dans une rêverie plus profonde. Depuis près d’un quart d’heure, il n’avait pas échangé un mot avec son jeune compagnon, quand tout à coup il s’arrêta, et prenant la main d’Ali :
« Quel taciturne je fais ! dit-il ; vous vous êtes associé à ma promenade, je dois vous associer à mes pensées. Et pourquoi d’ailleurs ne vous raconterais-je pas l’idylle que je revois ici en ce moment ?
« Un jour de l’année dernière, j’étais là — couché sur l’herbe, la tête dans l’ombre mouvante d’un hêtre, les pieds au soleil, l’œil ébloui du miroitement de la lumière, de la vapeur dorée qui emplissait le dessous des arbres, les oreilles pleines des bourdonnements de ce grand silence de la nature, si résonnant de vie et de choses — ivre enfin à demi déjà, quand une douce voix me fit tressaillir.
« — Voulez vous des myrtiles, monsieur ? »
« Je me relevai sur un coude, et il me vint une bouffée de rimes virgiliennes en apercevant près de moi une jeune fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus et aux joues vives, dont la jupe courte laissait non pas deviner, mais voir, surtout dans la situation où j’étais, une jambe fort bien faite. Elle me présentait d’un air timide une corbeille pleine de ces petits fruits noirs qu’on recueille ici dans les bois.
« — Est-ce cher ? demandai-je en souriant.
— Oh ! ce que vous voudrez. »
« Je pris une poignée de fruits et lui remis une pièce blanche. Elle n’avait pas de monnaie.
« — Pourtant, il me faut du retour, » lui dis-je en riant.
« Elle se laissa embrasser, non sans rougir. Je la fis causer. Elle habitait avec ses parents un petit chalet, là-bas, et venait tous les jours aux Mélèzes cueillir des myrtiles et des fraises, qu’elle vendait aux étrangers. Elle était si jolie, si naïve, si douce, qu’elle me ravit. En la quittant, j’osai l’embrasser encore, et tout en balbutiant : « Oh ! monsieur ! » elle ne me repoussa que bien doucement.
« Mon Dieu, je ne pensais pas mal ; mais ces doux baisers m’affolèrent si bien que, le lendemain, j’étais aux Mélèzes à la même heure, non plus rêveur et couché sur l’herbe, mais debout, cherchant, un peu malgré moi, mon apparition de la veille. Elle se montra. La scène fut la même, ou à peu près ; car je n’allai pas plus loin. Sa candeur me désarmait. Elle avait seize ans à peine. Rougissante à chaque baiser, la timidité seule, une timidité de vierge enfant, semblait retenir sa protestation. Cette idylle dura huit jours et fut pour moi pleine de poésie. J’étais réellement amoureux de cette fleur des bois, et il faut dire que les filles de la montagne n’ont rien, généralement, de la grossièreté des paysannes de la plaine, et qu’on trouve parmi elles des types d’élégance native et de vraie beauté. Louise était de celles-là. Sa timide pudeur toutefois ne pouvait la défendre bien longtemps. Je devins un jour plus hardi ; mais, sous mes lèvres, je sentis ses larmes elles m’arrêtèrent.
« — Oh ! me dit-elle, vous partirez, et l’on dira de moi : « C’est celle-ci qui a été laissée par un étranger. » Aucun garçon ne voudra de moi pour femme, mes parents me feront reproche, et je serai malheureuse ! »
« Ses yeux naïfs, mouillés de pleurs, cette plainte si vraie, me bouleversèrent.
« — Tu as raison, lui dis-je. Eh bien, il n’en sera pas ainsi. »
« Je m’éloignai ; mais au bout de quelques pas je revins à elle. Elle pleurait là-bas, adossée contre cet arbre ; désormais, la regardant comme sacrée :
« — Je viens te dire adieu, Louise. Garde un bon souvenir de moi. »
« Nous échangeâmes un dernier serrement de main ; je lui fis accepter le prix d’une chaîne d’argent, grand luxe de leur parure, et le lendemain je quittai Grion.
« Eh bien, monsieur Ali, je n’aurais pas raconté cette historiette à Léon, et je vous la raconte à vous, rencontré d’hier. Vous voyez que mes souvenirs ne sont pas gênés par votre présence. »
Pendant ce récit, le jeune de Maurion avait gardé une attitude embarrassée. Après que Paul eut cessé de parler, il resta silencieux un instant encore ; puis il lui tendit la main, en baissant les yeux toutefois, et l’on eût dit avec une sorte de souffrance.
« Je vous assure, reprit Paul, que ce souvenir a pour moi mille fois plus de charmes que si j’avais cédé à mon égoïste désir. Le soir même, en me promenant là-bas, de l’autre côté, vers l’Avençon, les impressions que je savourais dans ma conscience satisfaite étaient moins vives, sans doute, qu’elles ne l’eussent été sous les mélèzes ; mais cent fois plus douces et plus hautes. Les stoïciens ont raison en ceci la privation volontaire, dans un noble but, a des joies supérieures à celles de la jouissance. Le bonheur, en effet, est peut-être la vertu. Vous ne souriez pas, jeune homme ? Bien… C’est qu’on a pris l’habitude, en notre temps, de tout passer au fléau de la plaisanterie spirituelle, ce qui aplatit bien des choses. — Ce n’est pas que Léon ne soit un charmant garçon, désopilant parfois, et un aimable compagnon de voyage. Il a le ton d’une époque de doute, où toute affirmation court le risque d’être raillée, où la plaisanterie seule, douteuse elle-même, échappe à l’écueil. »
Ils étaient arrivés à un endroit où le sol, creusé comme une coupe, se trouvait par sa nature, à cette hauteur même, marécageux. Tout cet espace était couvert de plantes dont la tige, haute d’environ cinq pieds, portait une panicule d’une admirable beauté, au sommet garni de fleurs roses, tandis que des gousses inférieures, ouvertes et desséchées, s’épanchait un duvet épais, soyeux et blanc.
Ali jeta un cri d’admiration.
« Quelle admirable fleur ! » dit-il en y portant la main.
Les gousses qu’il touchait éclatèrent aussitôt, inondant ses mains du fin et léger duvet qu’elles renfermaient.
« C’est le lychnis rose des prés, dit Paul en souriant. J’étais sûr que ce champ de fleurs vous émerveillerait, ainsi que moi le jour où je le découvris. Cette plante, assez commune et peu remarquée dans ses proportions ordinaires, bien que fort jolie, devient ici gigantesque. On ferait un lit de ce beau duvet, dont la fonction est de servir d’ailes à cette graine microscopique. Ah ! la nature est bien riche, bien belle, bien grande ! qu’elle soit façonnée par la pensée, ou mue par l’affinité. D’où vient que du sein des forces qui la composent émanent ainsi la beauté, l’harmonie… et cet innommable qui nous oppresse et nous fait rêver l’au delà ?… Quel est ce troublant et insaisissable parfum ? Cette âme dont on s’enivre, sans la pouvoir saisir et sans la connaître !… Mais, demander constamment à l’inconnu son secret, sans obtenir de réponse ; poursuivre, le doute au cœur, la vérité qui nous fuit, voilà notre destinée la plus certaine en ce monde. — Ce tourment n’est pas le vôtre encore, dit-il en répondant à un regard d’Ali.
— C’est le tourment d’un savant, répliqua le jeune homme. Pour moi, tant de choses qui me restent à apprendre n’ont pas laissé place encore à l’inquiétude de ce que je ne puis savoir. Ma préoccupation, car j’en ai une, est plus proche, et s’applique à un but plus réalisable : la justice dans les rapports humains. Elle me rend compte cependant aussi, — mais, vous le trouverez sans doute, trop vaguement, — de ce que vous cherchez. Cette justice, que je crois notre but en ce monde, est aussi pour moi la certitude infinie, âme et but de l’univers.
— Vous avez des sentiments et des idées peu habituels à votre âge, monsieur de Maurion, dit Paul Villano en le regardant avec un peu de surprise. Et quels événements ont pu vous inspirer ?… car il n’y a guère que les opprimés qui s’inquiètent de justice.
— Assurément j’ai peu souffert ; mais j’ai vu beaucoup souffrir.
— Vous êtes un noble cœur, une âme élevée ! je le sens de plus en plus, et suis tout heureux de vous connaître ! »
En même temps Paul serrait énergiquement la main d’Ali, qu’il retint dans la sienne. Et comme au bout d’un instant Ali la voulut retirer :
« Non, laissez-moi votre main. Nous sommes au bord d’une chute immense. Regardez. »
Il se pencha ; son compagnon fit de même et recula instinctivement devant l’abîme où son regard venait de plonger. Le mont qui porte Grion se termine de ce côté par une déchirure à pic, d’une hauteur vertigineuse, qui garde encore sur ses flancs noirs, déchirés et tristes, l’empreinte de la convulsion qui la produisit. Là, ces envahisseurs gracieux, mais si acharnés, les petites plantes, n’ont pu opérer que de rares conquêtes ; ces rochers sombres, rugueux, arides, à plans verticaux, laissent glisser à leurs pieds et la graine ailée qui vient un instant s’y poser, et la feuille qui d’en haut s’abat, et jusqu’au grain de poussière que le vent élève. Mais au-dessous, à l’entour, contraste éternel et toujours varié des Alpes, s’étend la vallée riante, fertile, avec ses chalets fumeux, ses vertes prairies, ses troupeaux.
Les deux jeunes gens demeurèrent quelque temps à contempler ce spectacle, Paul, par une douce protection, semblable à celle d’un frère aîné, tenant toujours dans sa main celle d’Ali. Enfin, échangeant leurs impressions dans un regard, ils s’éloignèrent tout rêveurs.
« Nous n’avons plus qu’à descendre sur Grion, dit Paul au bout de quelques instants. Votre père y doit être installé déjà, à la pension, où le guide l’aura conduit. »
Quittant le bois, ils descendirent des prés d’une pente rapide, semés de grandes gentianes jaunes et de lis rouges, où, çà et là, des fauchées d’herbe coupée exhalaient d’enivrants parfums. Sous leurs pieds, des fumées bleues s’élevaient du toit des chalets, parmi lesquels, imitation maladroite des habitudes de la plaine, se dressaient deux ou trois maisons d’un blanc criard, bien moins confortables au temps de la neige que le chalet de planches, ou de troncs d’arbres, abrité sous son toit bas comme sous un manteau.
Comme ils arrivaient sur la route, par un sentier presque perpendiculaire, une jeune paysanne s’avançait à leur rencontre par le même chemin. Elle fixa ses regards sur les deux étrangers, et s’approchant vivement de Paul, toute rougissante et radieuse :
« Ah ! c’est vous ! » s’écria-t-elle en lui tendant la main, suivant l’habitude commune en Suisse à toutes les classes.
Le visage de Paul témoigna d’une assez vive émotion, et, chose étrange, Ali se mit à rougir également.
Cette fille était fort jolie ; une joie vive augmentait l’éclat de son visage, et ses regards avaient une assurance qui laissait à choisir entre la naïveté et l’effronterie. Tandis qu’un entretien court, mais animé, avait lieu entre elle et Paul, Ali continua sa marche. Paul le rejoignit bientôt, un peu confus :
« C’est Louise, dit-il.
— Ah ! répondit laconiquement Ali.
— Comment la trouvez-vous ?
— Fort jolie.
— Oui, plus même que l’année dernière ; mais bien moins naïve. C’est une fleur plus épanouie, qui a déjà perdu quelque chose de son parfum. Elle est aussi plus parée ; et peut-être… C’est une rude épreuve pour la moralité d’un peuple que l’invasion de l’étranger, surtout quand celui-ci se présente, non le fer, mais l’or à la main. »
Ali ne répondit pas, et ils arrivèrent bientôt à la pension, où, sur le seuil, ils virent Léon qui, en dépit de sa promesse, les attendait.
« Il faut que vous soyez un rare modèle de piété filiale, dit-il à Ali, car votre père semble tout surpris et tout inquiet de votre excursion. Quant à Donato, il surveille le dîner, fort enchanté d’une petite blonde qu’il a rencontrée dans l’auberge et qui lui a promis je ne sais quelle séance de peinture, demain, sub tegmine fagi. »
La mémoire de Paul Villano ne l’avait pas trompé : il n’était question dans Grion que de la fête de Tavaïannaz, — l’on disait aussi de la mi-été, — qui devait avoir lieu à quatre ou cinq jours de là.
Cette célébration de la mi-été, commune à tous les villages alpestres, est la plus pittoresque des fêtes agricoles. Tous ces villages, situés à des altitudes rigoureusement habitables pendant l’hiver, ont encore au-dessus d’eux d’immenses pâturages, que recouvre, aussitôt après la fonte des neiges, une herbe épaisse et aromatique. Alors les troupeaux, qui ont passé l’hiver abrités dans les étables du village, partent, sous la conduite des armaillis, pour le centre de l’alpage, situé aux limites de la végétation, à quelques mille pieds plus haut. Là se trouve un groupe de chalets, bâtis en vue de la fabrication du fromage, et où les armaillis passent chaque année, loin de leur famille, les trois ou quatre mois de végétation et de soleil que la nature accorde à ces cimes.
Quelquefois, si l’hiver a été signalé par de violents ouragans, si les avalanches du printemps se sont tracé quelque route nouvelle, on ne retrouvera plus les chalets abandonnés l’année précédente. Mais cet accident est rare, grâce à l’intelligente position qui leur a été choisie, dans une combe, doux giron de mère nature, éloigné du passage des avalanches et à l’abri des coups de vent.
Ces alpages sont toujours éloignés de deux ou de plusieurs lieues du village dont ils dépendent ; c’est donc un voyage qu’on fait rarement, et cependant on aimerait tant à revoir ces pauvres vaches ! C’est avec attendrissement qu’on s’informe d’elles à quelque armailli, momentanément descendu ; on veut les embrasser, s’en faire reconnaître, puis savoir un peu comment s’arrondissent les boules de beurre, ou combien l’on compte de fromages là-haut, où se prépare le revenu de l’hiver. La vache, pour l’habitant de la montagne comme pour l’Indou, a quelque chose de sacré, de familial. C’est la nourricière, la compagne des longs jours de l’hiver, la fortune de la maison.
Le rendez-vous de la mi-été est donc attendu avec impatience, et l’on s’y porte en foule, avec toutes les provisions que chaque ménagère peut rassembler. La musique n’y manque point, et la jeunesse rieuse se livre à la danse, tandis que les mères de famille vont revoir les vaches, constater leur santé, compter les provisions amassées, et présider la table du chalet, où, ce jour-là, règne l’hospitalité la plus franche, tandis que les hommes font avec les armaillis des comptes arrosés de grandes libations.
Tout le monde boit d’ailleurs, et le liquide blanc ou doré, vin ou crème, coule à pleins bords, non sans jeter quelque confusion dans le cortège au retour. Il est vrai que la plupart des assistants passent la nuit dans les chalets ; en Suisse comme ailleurs, il n’est pas de bonne fête sans lendemain. On s’entasse donc pêle-mêle dans les appentis, dans les étables, sans autre lit que l’herbe séchée, préparée par les armaillis. Et même les gens chagrins disent là-dessus bien des choses ; car il se trouve des mauvaises langues à six mille pieds au-dessus du niveau des mers.
Nos touristes ne manquèrent pas à la fête, où se rendirent aussi les autres hôtes de la pension Martin, qui possédait un chalet à Tavaïannaz.
Pendant ces quelques jours d’excursions en commun dans les environs, sous la direction de Paul Villano, l’intimité amenée par le hasard de la rencontre et par la sympathie du premier coup d’œil, s’était largement développée entre les de Maurion et ceux qu’on désignait généralement sous le nom des trois Italiens. Le jeune Ali mettant de côté peu à peu sa timide réserve, se livrait dans leurs promenades à une gaieté qui, jointe à un certain esprit d’aventure, à une dose raisonnable d’audace et de sang-froid, et à d’assez vives ripostes à la française, avait tout à fait gagné le cœur de Léon, tandis que l’amitié spontanée de Paul Villano en était devenue plus sûre, plus affectueuse, plus charmée. Vis-à-vis de Bancello seulement, Ali gardait cette affabilité froide qui s’établit, une fois pour toutes, entre gens destinés à passer leur vie côte à côte, sans se pénétrer jamais.
M. de Maurion père, en revanche, goûtait fort la conversation de l’Italien, esprit fin, érudit, plein de connaissances pratiques, et passionné pour l’art. Des discussions approfondies sur le mérite respectif, ancien et moderne, des écoles italienne et française, avaient lieu chaque jour entre eux, et Donato, que sa mollesse d’ailleurs retenait volontiers près du vieillard, paraissait trouver beaucoup de charme dans la société de cet homme instruit et distingué, dont l’esprit indépendant, fin, sagace, un peu éclectique, prêtait aux conclusions d’une large expérience la séduction d’un beau langage et les grâces de l’originalité.
Cet aimable vieillard n’avait qu’une faiblesse, poussée presque jusqu’au ridicule : c’était une surveillance trop inquiète vis-à-vis de son fils. Non qu’il la témoignât ouvertement ; il paraissait même à cet égard s’imposer une contrainte secrète ; mais son tourment perçait dans ses regards, dans ses questions détournées, dans sa préoccupation visible en l’absence d’Ali.
Celui-ci s’en était expliqué d’un ton sérieux avec Léon, dont les plaisanteries intarissables dépassaient bien souvent l’exacte convenance, au moins celle du cœur : cette inquiétude excessive était l’effet d’une tendresse devenue maternelle par le veuvage prématuré de M. de Maurion, et poussée à des craintes presque superstitieuses par la mort de plusieurs autres enfants.
« Aussi me croirais-je coupable de ne point la ménager, » avait dit Ali.
Et Paul ajoutant que, du côté du fils comme de celui du père, tout cela était fort touchant et fort respectable, les plaisanteries de Léon sur ce point cessèrent enfin.
Bientôt, d’ailleurs, M. de Maurion, gagné par cette expansion de loyauté, de générosité, de franchise, qui caractérisait tous les actes de Paul Villano, avait en quelque sorte remis Ali à sa garde ; cette confiance, à peine révélée par un regard, par un mot, Paul l’avait acceptée, et la méritait par une protection constante, presque paternelle.
C’est lui qui refusait le premier les escalades périlleuses, les jeux de casse-cou, où Léon voulait entraîner Ali ; ou bien, aux passages difficiles, Paul imposait à l’enfant le secours de son bras, et Léon avait beau railler cette sollicitude, en des termes qui eussent indigné tout autre imberbe et l’eussent porté à rejeter, même au péril de sa vie, une telle humiliation. Ali, chose merveilleuse à son âge, avait plus de cœur que d’amour-propre apparemment ; car il supportait sans embarras les moqueries de Léon, et dans le regard que ses yeux noirs attachaient sur Paul à ces moments-là, on n’eût pu lire qu’une tendre reconnaissance.
Tout cela en peu de jours. Malgré la réserve naturelle à toute âme sérieuse, et que fortifie l’éducation, il y aura toujours de ces intimités subites entre certains êtres, surtout dans la jeunesse, où l’être intérieur, moins chargé d’expérience, de prudence et d’habitude, transparaît mieux.
Le cinquième jour après leur arrivée à Grion, une excursion solitaire de Paul aux Mélèzes rendit Ali triste et préoccupé.
Le jour de la fête, ils partirent ensemble de bonne heure les deux magistrats de la République, — ainsi Léon nommait-il M. de Maurion et Donato, — chacun sur sa mule, et les trois jeunes gens à pied. Au sortir de Grion, la route se présentait sous la forme d’un mont verdoyant, aux pentes raides, qui s’élevait pendant une lieue jusqu’à de pittoresques plateaux. Des montagnards en habit de fête, marchant de leur pas calme et majestueux, jalonnaient le sentier. Le ciel, aussi gai que la terre, souriait d’azur sous ses nuages blancs. L’air vif de la montagne tempérait la chaleur. Sous les rayons du soleil, les sapins qui bordent le précipice répandaient leur âpre et saine odeur, et d’en bas le gémissement du torrent brisé sur les rochers montait, s’affaiblissant aux oreilles des voyageurs, à mesure qu’ils pénétraient des couches d’air nouvelles. Léon babillait, chantait, sifflait aux merles. Paul, non moins gai, lui répondait. Ali, vainement stimulé par ses compagnons, restait rêveur ; tandis qu’entre les deux magistrats de la République les destinées de l’Italie s’agitaient.
Parvenus sur le plateau, en face d’un horizon prodigieux de cimes blanches, des pics de l’Oberland aux ballons du Jura, M. de Maurion, sous prétexte de se délasser du train de sa monture, mit pied à terre et força Ali de le remplacer.
« Papa Donato, s’écria Léon, voici l’occasion d’un de ces combats de générosité où se complaît ta grande âme. Imite l’exemple qui t’est donné : mets pied à terre, et triomphe de ma résistance à accepter le don de ton coursier. »
Donato ne fit que rire du conseil et prit les devants avec Ali. Ils atteignirent bientôt après un groupe, composé de trois ou quatre jeunes filles parmi lesquelles se trouvait Louise, et sur-le-champ le galant Donato mit sa mule au petit pas.
« Vous allez donc aussi à la fête, mon joli modèle ? cria-t-il à la jeune fille. Sommes-nous près d’arriver ?
— Oh ! dans une petite heure à peine, répliqua Louise. Est-ce que vous allez à Tavaïannaz pour danser, monsieur ?
— Oui, pour danser avec vous, surtout s’il est permis d’embrasser sa danseuse. Mais la plante de vos pieds, ma belle, sera trop attendrie si vous marchez jusque-là. Montez en croupe derrière moi, et je vous promets de vous transporter à Tavaïannaz saine et sauve, pourvu que vos bras m’entourent fortement. »
Louise refusa, mais de façon à se faire prier davantage, et le jeune Ali, à qui cette rencontre semblait déplaire, lança tout à coup sa monture à droite, vers un mamelon pittoresquement découpé sur le ciel, et du haut duquel on devait jouir d’aspects nouveaux et encore plus vastes. De là, il put voir aussi Donato rejoint par ses amis, et les deux groupes réunis entrer dans un bois que traversait le chemin, et où commençait l’infléchissement du plateau. Alors, comme s’il eût tout à coup regretté de s’être séparé d’eux, il voulut prendre le galop pour les rejoindre ; mais la mule, peu habituée à de telles allures, opposa à l’impatience de son cavalier une force d’inertie indomptable, et, avec l’obstination propre aux grands caractères, se maintint au petit trot.
Dans le bois, la difficulté du chemin, qui devenait de pente assez rude, autorisa même la mule rebelle prendre le pas, et le jeune homme désespérait de rejoindre ses compagnons, quand l’accent d’une voix le fit tressaillir ; un instant après, au détour du chemin, il se trouvait en face de Paul Villano, qui tenait Louise enlacée, et lui parlait de si près que chaque mouvement des lèvres était l’effleurement d’un baiser.
Sous le choc des rênes brusquement tirées en arrière, la mule se cabra ; Paul, atteint du regard qui jaillit des yeux de son jeune ami, tressaillit, et laissa Louise s’échapper, confuse, de ses bras. Quant au jeune de Maurion, après la vivacité de ce premier mouvement, il avait baissé la tête, fort pâle, et, rendant les rênes, il passa devant le couple pétrifié sans leur adresser un nouveau regard. Un peu plus loin, il dépassait les compagnes de Louise et rejoignait son père, qui, marchant d’un pas ralenti, jetait souvent les yeux en arrière. Donato était occupé de se défendre contre les railleries de Léon, qui le plaignait de s’être laissé, lui cavalier, enlever sa belle par un simple fantassin. Quelques minutes après, Paul, tout haletant de sa course, vint se placer près d’eux.
« Il sait vaincre, dit Léon, mais non profiter de la victoire. Je m’attendais, Paolo, à te voir arriver à la danse en tenant sous ton bras la fille aux yeux bleus.
— J’ai voulu seulement lui donner le conseil de se défier de Donato, » répondit Paul, qui masquait sous un sourire affecté une préoccupation assez vive, et qui chercha vainement le regard d’Ali.
Tavaïannaz était sous leurs pieds, vaste et gracieuse enceinte de verdure, dans un cercle de cimes escarpées, la plupart inaccessibles, dont les bases reposaient ailleurs, en des vallées plus profondes. Au centre à peu près de l’entonnoir, on apercevait rangés en demi-cercle les chalets, près desquels des flots myrmidoniens s’agitaient en sens divers. Quelques sons aigus, fendant, comme de petites flèches, l’espace, venaient, perceptibles à peine, mourir dans l’oreille. À mesure que l’on descendait, musique, bourdonnements, cris, foule, banderoles, chalets, tout devenait plus distinct ; les vêtements colorés des femmes éclataient sur le fond des habits de bure brune que portent les paysans vaudois ; les ailes des grands chapeaux de paille d’Italie, ornés de rubans, flottaient ; on distinguait, à côté de la croix blanche sur fond rouge arborée au sommet des tentes, le pavillon vert et blanc du canton de Vaud, et les sons argentins des clochettes attiraient l’attention sur les héroïnes de la fête, les belles vaches, éparses dans la prairie, qui, le cou tendu, regardaient en rêvant cette fourmilière d’êtres humains s’agiter au milieu de leur pâturage, et chercher vainement à remplir de leurs faibles cris le majestueux silence de la haute vallée.
À la table du chalet, Paul vint s’asseoir près d’Ali Celui-ci restait muet, dans une attitude passive, empreinte d’autant de douceur que de tristesse ; était-ce bien sa faute à cet enfant si de son innocence et de sa pureté émanait une sévérité si douloureuse, si involontaire ? Attaché sur lui, le regard de Paul, d’abord un peu mécontent et ironique, devint ému, et sur la fin du frugal repas, que défrayaient seuls le lait, la crème et le fromage du chalet :
« Ali, dit-il, voulez-vous venir aux danses avec moi ?
— Non, je préfère me promener d’un autre côté.
— Moi, je veux surtout me promener avec vous. »
Ali se leva sans répondre ; ils sortirent ensemble et se dirigèrent du côté désert de la prairie.
« Enfant, dit Paul en prenant le bras de son ami, que vous êtes sévère !
— Comment ? dit Ali en rougissant.
— Vous me jugez très-mal, je le vois, et vous pensez peut-être que je me suis vanté à vous, l’autre jour, d’un sacrifice dont je serais incapable ? C’est que vous ignorez encore la puissance de l’occasion et ce qu’elle peut faire soudainement de nos résolutions les meilleures ; Louise…
— Et que m’importe ? interrompit Ali avec une vivacité amère. Je ne prétends ni vous juger, ni vous adresser des reproches, et je n’ai dû qu’au hasard et à votre bon plaisir la connaissance, très-involontaire, de vos amours alpestres.
— Mille pardons, monsieur de Maurion ; je vous parlais en ami »
Ali ne répondit pas, et Paul Villano, blessé, allait s’éloigner, quand il vit une grosse larme rouler sur la joue du jeune homme. Étonné, vivement ému, il saisit les mains d’Ali, qui se détournait, et s’écria :
« Quel étrange garçon vous êtes ! Quoi ! j’ai pu vous fâcher, vous affecter à ce point ? Voyons, parlons franchement, dites-moi toute votre pensée ; je saurai l’entendre, et je tiens à la connaître. Dès le premier jour, vous m’aviez inspiré un vif intérêt, je vous l’ai dit, une confiance toute spontanée. Je suis comme cela, moi, dans mes amours, dans mes haines, dans mes amitiés, trop prompt bien souvent ; mais vis-à-vis de vous je suis sûr déjà de ne m’être pas trompé. Nous avons, pendant ces quatre ou cinq jours, vécu en frères, et le cœur va vite dans ces excursions en pleine nature, où l’être s’épanche en pleine vérité. Eh bien, Ali, tout cela, pour vous, est-ce fantaisie d’esprit, intimité d’occasion, de hasard, ou sommes-nous amis réellement, pour toujours ? »
Ali semblait trop ému pour répondre ; mais avec un vif et affectueux regard, il prit la main de Paul et la serra fortement dans les siennes. Aussitôt, d’un élan de cœur, dont tout son visage rayonna, Paul saisit et pressa dans ses bras son jeune ami.
« À la bonne heure ! Je savais que vous deviez me répondre ainsi. Eh bien, nous sommes amis ! à la vie, à la mort ! c’est chose jurée ! Et c’est pour cela, parce que nous sommes amis, parce qu’il me faut votre estime, que je voulais tout à l’heure, que je veux encore, me justifier près de vous. Louise n’est pas l’enfant pudique et naïve que j’avais cru trouver en elle l’été dernier. Ses coquetteries, tranchons le mot, ses provocations, m’ont enlevé tout scrupule ; car, à supposer qu’elle soit pure encore, si elle ne succombe pas avec moi, ce sera avec Donato, ou avec tout autre. Et voilà pourquoi je me suis laissé allé hier à un rendez-vous aux Mélèzes, pourquoi, ce matin, un peu excité par les prétentions de Donato sur cette jolie fille, j’ai profité de sa bonne volonté à rester en arrière, et l’ai retenue dans ce tête-à-tête que vous êtes venu surprendre Je veux bien respecter l’innocence, mais je ne vais pas, comme Joseph, jusqu’à me faire arracher mon manteau. »
Une vive rougeur couvrait les joues et le front d’Ali. Ses traits exprimaient la douleur et l’indignation ; en détournant les yeux, il s’écria :
« Et vous ! Et vous-même ! Votre honneur, à vous, n’existe-t-il point ? Avez-vous si peu le respect de vous que, parce qu’une femme serait méprisable, vous la trouviez bonne à presser sur votre cœur ? »
À ces paroles, succéda le silence. Tout tremblant de l’impression qu’il venait d’exprimer si vivement, Ali s’était arrêté ; Paul avait pâli.
« Vous êtes rude, Ali, dit-il enfin d’une voix émue. Vous frappez en puritain, sans crainte de blesser… Mais je vous montrerai que mon âme a pourtant assez de ressort pour se relever sous un outrage… mérité. Ali, je vous le jure, ma main ne touchera plus celle de Louise. Vous pouvez donc, étrange enfant, me donner la vôtre. Mais, cher Ali, entre vous et la vie réelle, il y a véritablement un abîme. »
Ali avait reçu la main de son ami dans la sienne qui tremblait. Son émotion était extrême.
« Les hommes, dit-il avec la même expression de susceptibilité douloureuse, les hommes accusent la vie, et ce sont eux qui la font. Cet abîme qui, dites-vous, sépare une vie pure de la vie réelle, votre volonté, Paul, est assez grande et assez noble pour le combler quand elle le voudra.
— Vous avez raison, répondit Paul avec sa vive franchise. Nous sommes élevés, je le reconnais, dans des habitudes d’esprit qui suppriment en nous, sur ce point, tout respect de nous-mêmes. Parfois, je l’ai senti… sans m’y arrêter. Mais si l’exemple perd, l’exemple aussi nous élève. Près de toi, mon jeune héros, on respire moralement un air aussi pur que celui de ces montagnes. Nous sommes amis, et je me promets que désormais tu n’auras plus à rougir de ton ami. »
Ils se prirent alors par le bras et continuèrent de marcher dans la prairie, en s’entretenant sur le même sujet, d’une manière plus paisible et tout intime, — du côté de Paul avec une ardeur sincère de sentiment, de la part d’Ali avec une grande élévation de pensées.
« Si jeune ! disait Paul, émerveillé de la pure philosophie de son jeune ami, qui vous a pu faire de telles pensées ? Qui vous a composé une telle force de réaction contre l’abrutissement de nos mœurs ? À vous dire le vrai, moi aussi, d’abord, j’ai rougi, j’ai souffert dans ma conscience ; mais, ébranlé par l’exemple, à demi persuadé par l’opinion, la passion m’a trouvé sans force. Êtes-vous donc, vous, Ali, de nature si haute, que vous soyez même au-dessus des tentations ?
— J’ai eu ce bonheur, répondit simplement le jeune homme, de vivre dans un milieu pur, jusqu’à l’âge où mes sentiments de justice et ma raison avaient acquis assez de développement pour que le spectacle des choses viles et injustes ne m’inspirât que douleur et dégoût. Mon éducation a été solitaire et chaste. C’est beaucoup ; c’est tout peut-être. Le système prépondérant, qui consiste à jeter l’enfance, au hasard des plus tristes camaraderies, dans la vie réelle, détruit en germe le bien au profit du mal. Il me semble, Paul, que tout être non vicieux qui, en s’occupant de fortifier son esprit, a grandi dans une sainte ignorance, ne peut être que révolté dans son cœur et dans sa raison en voyant l’homme souiller les sources de sa propre vie et joindre à cet égard l’inconséquence la plus absurde à l’égoïsme le plus barbare.
« Car en ce temps où tout le monde, plus ou moins, parle d’égalité, qu’est-ce que ce droit de l’homme aux amours faciles ? N’est-ce pas la création d’une caste de parias, condamnés à la honte et à la misère ? — ou bien la famille, œuvre sacrée de la nature même, sera-t-elle flétrie et détruite ? La logique seule, au défaut de l’honneur et de la justice, prononcerait contre de telles mœurs. Elle s’étonne de cette imbécillité morale qui prétend mépriser chez une autre les faiblesses que l’on glorifie en soi.
— Tu es un apôtre, et je me fais ton disciple ! s’écria Paul, tout rayonnant de cet enthousiasme généreux qui seyait si bien à ses nobles traits et semblait élargir encore son large front. Tu es aussi beau que Jésus et, quoique plus jeune, aussi divin ; et, comme Jean a suivi Jésus, je veux te suivre ! Volontiers je plierais le genou devant toi, en t’appelant maître… Tu ne le veux pas ? Laisse-moi te répéter que je suis fier d’être ton ami, et que je vaux mieux par toi ! »
En même temps il passa le bras autour d’Ali et le serra contre sa poitrine. Ils étaient en ce moment à peu de distance des chalets, et M. de Maurion, qui, du seuil, les observait, ne put retenir un mouvement, et vint à eux d’un air étrange et sévère.
Huit jours se passèrent en excursions nouvelles aux environs, à Bovonnaz, en traversant l’Avençon du Moveran, qui roule, blanc d’écume, au milieu d’énormes rochers ; sur les bords de la Grionne, à Chamossaire, aux Ormonts, aux Plans.
La rustique Bovonnaz est un énorme bastion de pâturages et de bois, couronné d’un plateau de verdure, sur lequel sont bâtis les chalets. On cueille sur ces pentes, avec des framboises d’une saveur exquise, l’ancolie, les gentianes, les cyclamens, l’aconit, les digitales, l’arnica, sorte d’aster jaune et odorant, qui fournit le vulnéraire du même nom : toute l’abondante flore de montagne. La rose des Alpes aussi croît sur ce plateau, d’où l’on découvre un paysage magique.
C’est, en face, le Grand Moveran avec son glacier, demi-cercle immense, région immobile, froide, étrange, d’où tombe le torrent de l’Avençon, tandis qu’aux pieds du spectateur, à une profondeur vertigineuse, s’allonge une vallée verte, riante, sur le fond de laquelle, çà et là, des points noirs, roux ou blanchâtres, indiquent les troupeaux, où le joli village du Plan de Frénières se montre, réduit aux proportions d’un jouet d’enfant, le tout vaporeux et lumineux comme un rêve.
Les charmes de ce nid alpestre, le dégoût des courses officielles, à émotions prévues et tarifées, qui s’imposent en lieux fréquentés, et les plaisirs d’une intimité de plus en plus précieuse, retenaient à Grion, de jour en jour, nos touristes. Paul Villano même ouvrit l’avis de continuer cette aimable association pendant tout le temps du voyage dans les autres parties de la Suisse, à quoi M. de Maurion avait affectueusement répondu, mais d’une manière évasive ses affaires, d’un moment à l’autre, pouvant, dit-il, le rappeler à Paris.
Un jour, cependant, ayant reçu des lettres, non de Paris, mais de Florence, il avait repris lui-même la proposition de Paul, et il avait été convenu qu’on visiterait ensemble l’Oberland, les petits cantons, Zurich et Bâle, puis qu’on redescendrait par le Jura jusqu’à Neuchâtel. On se pressa dès lors d’accomplir les dernières excursions projetées, entre autres celle d’Anzeindaz, grand pâturage situé près des sources de l’Avençon et au pied des Diablerets, dont on devait le même jour tenter l’ascension.
Aux deux tiers environ du chemin de Grion à Anzeindaz, après avoir franchi le torrent, au sortir d’une forêt de sapins, on pénètre dans un étroit vallon où se trouvent deux chalets abandonnés. C’est un lieu sauvage, un peu triste, dont tout l’horizon se compose du massif énorme des Diablerets, et des effets d’ombre et de soleil qui se jouent sur le front d’Argentine. Argentine, la plus coquette et la plus jolie des crêtes de montagnes qui entourent Grion. Du moins un montagnard parlerait ainsi ; car ces grandes masses, que depuis l’enfance il connaît, pour lui sont vivantes et possèdent chacune leur personnalité distincte. Tour à tour propices, menaçantes, capricieuses, riantes, elles ont leur caractère, leurs intentions, leurs malices ; il les traite à l’occasion, tantôt en amies et tantôt en ennemies ; et ce langage imagé recouvre un sentiment difficile à sonder, inavoué de celui qui l’éprouve, mais où se cachent encore, peut-être, bien au fond, les vieilles traditions des esprits de la montagne.
Afin de ménager leurs forces pour l’ascension, chacun des touristes avait sa monture. Deux guides conduisaient l’expédition, et derrière M. de Maurion, Ali et Paul, devenus inséparables, fermaient la marche. Une même impression les arrêta l’un et l’autre au seuil du vallon dont nous venons de parler, et ils se plurent à le contempler.
« Comment nommez-vous ce lieu ? demanda Paul à l’un des guides, homme de cinquante ans, à figure honnête et intelligente, appelé Favre.
— Ça, monsieur, c’est le pâturage de Sollalex. On y garde parfois les troupeaux un temps, quand le froid force à descendre d’Anzeindaz. Autrefois, il y avait trois chalets ; mais le troisième a été emporté par l’avalanche. Tenez, voyez-vous cette fente, là-haut ? C’est là qu’elle passe tous les printemps ; mais cette année-là il y en eut deux.
— Quelle douce et sérieuse retraite ! quelle paix ! dit Ali en contemplant les deux cabanes et l’étroit vallon.
— Et quels bruits, et quels bouleversements ! s’écria Paul en étendant la main vers la montagne, à la débâcle des neiges, au printemps ! Imaginez-vous, Ali, d’ici, de là-bas, de tous côtés, les tonnerres, les chutes, les ouragans, les gémissements des vents et leurs ravages, les torrents et les ruisseaux se précipitant, l’avalanche, et toutes ces voix répercutées par les échos réveillés des cavernes !… Quel théâtre pour les grands spectacles de la nature ! et comme ces deux loges me feraient envie, un jour de grande représentation !… Ali ! voulez-vous que nous revenions ici ensemble au printemps prochain ?
— Très-volontiers, répondit le jeune homme.
— Hum ! ça se peut, dit après un instant de réflexion le guide, qui les écoutait. Seulement, ça serait difficile pour y transporter les bagages, à cause de la neige. Il y en a joliment de pieds par ici, au mois de mars.
— Avec des mulets ?
— Oh dame, ça se pourrait, je vous dis ; mais ça vous coûterait cher.
— Vous vous en chargeriez ?
— Pourquoi pas ? Comme aussi de rester avec vous pour vous servir. Il y a bien l’avalanche ; mais ça n’est arrivé qu’une fois.
— Eh bien, mon brave, dit Paul avec le sérieux soudain que prenait parfois sa fantaisie, nous ferons cela peut-être, et, en ce cas, je compterais sur vous. »
Au sortir de Sollalex, le chemin gravit une pente raide sur les rocher dans le bois, sous l’abri du formidable rempart des Diablerets. Au bord du sentier, dans le gazon, couraient d’adorables petites roses blanches, mousseuses. Enfin, après avoir traversé de nouveau le torrent, sur un pont formé de troncs de sapins, l’on atteignit le haut du plateau. À droite, un groupe de cabanes ; en face, un immense pâturage ; à gauche, immédiatement, la masse rugueuse, écrasante, énorme, des Diablerets ; au large, à l’entour, d’autres cimes ; c’était Anzeindaz.
On alla boire du lait et se reposer aux chalets ; puis on se remit en marche pour visiter l’éboulement.
Il y a plus d’un siècle, une partie du sommet des Diablerets se brisa, et, tombant dans la vallée, la combla en partie de ses débris. C’était à la fin de l’été. Des chalets d’alpage existaient sur ce point de la montagne. Aux bruits qui précédèrent l’ébranlement, quelques armaillis s’enfuirent ; les autres furent ensevelis, et probablement écrasés. Un homme se trouva enfoui dans son chalet, sans autre mal que l’horreur d’une longue agonie. Compté au nombre des morts, sa famille le pleura et lui fit au village des obsèques imaginaires.
Six semaines après, un dimanche, à la sortie de l’église, où l’on venait de prier encore pour les âmes des victimes, une sorte de squelette, couvert de lambeaux, pâle, hâve, et cependant gardant encore la ressemblance d’un des trépassés, apparaît. On s’écrie, on fuit ; car la réforme, quoi qu’on en dise, a conservé bon nombre des superstitions catholiques. Le malheureux qui arrivait, exténué de fatigue et de privations, plein d’une joie suprême, frappe vainement à sa porte des cris d’épouvante et des exorcismes lui répondent. Tombé sur le seuil, presque évanoui de faim et de froid, on le reconnut enfin ; on le recueillit. Pendant ces six semaines, tout en travaillant à sa délivrance, il avait vécu de fromage et de petit lait ; il s’était frayé un chemin, au hasard, entre les blocs éboulés, creusant la terre et la neige, puis revenant à son gîte prendre des aliments et quelque repos ; enfin, il avait reçu au visage le souffle libre du vent dans l’espace, il avait revu la lumière bénie du soleil. « Oui, ce fut là un événement qui fit grand bruit dans le pays, et partout, jusqu’en France et en Allemagne, et qu’on mit partout dans les gazettes. Et bien que Grion soit à trois lieues, on y ressentit l’éboulement si fort, au dire des anciens, que les contrevents se fermèrent et que toutes les vitres volèrent en éclats. »
Ainsi raconta le guide Favre, assis près des voyageurs, sur le terrain même de l’événement, au col de Cheville, route du Valais. Par-dessus les chalets engloutis et les blocs brisés, depuis cent ans, les petites herbes avaient entre-croisé leurs racines, et de paisibles vaches broutaient la cime éboulée, qu’avait recouverte autrefois la neige éternelle.
« Eh bien, dit Paul en se levant, commençons-nous l’escalade ?
— C’est bien haut ! répliqua le paresseux Donato, qui, tout de son long étendu sur l’herbe, contemplait amoureusement le paysage de la vallée et des monts voisins.
— En marche ! descendant dégénéré des maîtres du monde, s’écria Léon. Cette montagne superbe autrefois a reçu tes lois. Il faut que tu poses encore aujourd’hui ton pied sur sa tête. De là-haut, le soleil couchant posera pour toi.
— Il a fait du brouillard ce matin, dit Favre, ça glissera.
— Ce sera bien fatigant peut-être ? dit Ali en regardant son père.
— Mais, répondit le vieillard en se levant, je me sens fort dispos. »
On partit. L’heure était déjà trop avancée pour qu’on pût atteindre les sommets, dont l’accès d’ailleurs est difficile ; on se proposait d’aller du moins au bout des gazons, peut-être même sur l’arête, selon le temps que durerait l’ascension. Des points de vue toujours nouveaux, la douceur de l’air, la beauté du jour et la bonne humeur de tous abrégèrent la route.
De plus en plus, cependant, la montée devenait âpre, et, comme l’avait annoncé Favre, humide et glissante. Mal en prit au beau Donato, qui, le cigare aux lèvres, en se retournant pour riposter à Léon, perdit l’équilibre et tomba dans une terre jaune détrempée. L’accident provoqua les rires de la troupe, y compris ceux du patient, qui, tiré de son apathie par une sainte colère, se prit corps à corps avec la montagne, de manière à devancer tout le monde et à provoquer même l’admiration de Léon.
Ali, se rapprochant de son père, lui offrit son bras.
« Quel vaillant tu fais ! dit le vieillard avec un sourire où l’orgueil paternel se fondait dans une tendresse profonde. Eh quoi, tu veux me protéger ! Peut-être cependant un peu plus de barbe te serait-il nécessaire ? Va, je prendrai au besoin le bras du guide ; va rejoindre Paolo.
— Ah ! père, est-ce un reproche ? demanda Ali en rougissant.
— Non, j’aime Paolo. Et toi ?
— Moi aussi, répondit le jeune homme avec une rougeur nouvelle.
— Et commences-tu à le connaître en frère ?
— Oui. »
L’approche de Léon fit cesser l’entretien, mais Ali s’obstina à rester près de son père jusqu’au moment où le sentier devenant plus difficile, M. de Maurion prit le bras d’un des guides et confia son fils à l’autre. On entendit alors, à l’avant-garde, une exclamation de Donato qui, du haut d’une roche, faisait des gestes d’admiration passionnée.
« Suivons notre Antée ! » s’écria Léon.
Ils furent bientôt réunis sur le sommet de la roche, d’où s’offrait aux regards un de ces admirables spectacles qui, réservés d’ordinaire aux poëtes de l’air, sont pour quelque chose sans doute, dans la beauté de leurs chants.
C’était comme un océan de montagnes, aux vagues immobiles, éblouissantes de cet éclat que prennent, sous le soleil, les neiges immaculées C’étaient les régions du silence, de l’inhabitable et de l’éternel, se déroulant de toutes parts, sans autres limites que celles de la vue humaine. — Il y avait seulement la goutte bleue du Léman, tout au fond, là-bas, avec ses bords vaporeux, marqués de lignes blanches.
On entendit un bruit sourd, suivi d’un cri déchirant, et toutes ces merveilles, s’effaçant aux yeux de ceux qui les contemplaient, furent remplacées par des impressions tout autres, celles de l’effroi et de la pitié. Ébloui, fatigué sans doute, M. de Maurion avait glissé du haut de la roche et gisait renversé quelques pieds plus bas. Son fils, déjà descendu près de lui, relevait la tête du vieillard évanoui.
Paul aussi fut bientôt sur l’étroit espace qui, heureusement, avait préservé M. de Maurion d’une chute plus terrible. Une légère blessure au front, quelques gouttes de sang, étaient les seules marques apparentes de l’accident. On remonta le vieillard sur la plate-forme, et Paul s’empressa de pratiquer une saignée. En voyant le peu de sang qui vint sur sa lancette, il pâlit. L’évanouissement durant toujours, il fallut s’occuper de descendre le malade ; les châles de voyage, déchirés et noués, formèrent une sorte de litière que portèrent, en se relayant, tantôt les deux guides, tantôt Paul et Donato.
Quant à Léon, il prit les devants, se laissant glisser aux pentes, avec le bonheur de l’imprudence ou de la folie, pour aller préparer des secours et envoyer chercher jusqu’à Bex les médicaments que demandait Paul. Ali suivait ou précédait le cortége, obtenant rarement sa part du cher fardeau, que lui disputait la pitié de ses compagnons, et si pâle que l’énergie seule de la douleur devait soutenir ses forces.
La descente ne s’accomplit qu’avec des fatigues inouïes. Au bas de la montagne, un des guides se trouva mal. Heureusement arrivaient deux armaillis envoyés par Léon et qui transportèrent le malade jusqu’à Anzeindaz. Là, dans le chalet le plus confortable, au milieu des soins que lui prodiguaient son fils et Paul, M. de Maurion ouvrit les yeux. Son regard, vague d’abord, erra, cherchant avec peine ; il sentit sa main tendrement pressée, et ses yeux, s’attachant enfin sur le visage désolé d’Ali, prirent une expression de tendresse ardente, suprême ; puis il chercha encore, jusqu’à ce qu’il eût reconnu Paul Villano.
Alors un nouveau rayon éclaira ses yeux mourants. Il regarda son fils : un espoir, un désir, une prière, se peignirent éloquemment sur ses traits. Il voulut parler et ne put qu’agiter les lèvres. Mais il était compris ; Paul s’écria :
« Père, je te le promets : je serai le frère dévoué d’Ali ! »
Un sourire d’une douceur infinie effleura les lèvres du vieillard. Puis ses yeux se fermèrent, et bientôt après ses lèvres pâlirent. La congestion cérébrale achevait son œuvre, et l’heure qui suivit ne fut plus qu’une sourde agonie, où nulle manifestation de pensée ne se fit jour. Ali refusait encore de croire à son malheur, quand il se sentit pressé dans les bras de Paul, qui lui répétait en pleurant :
« Ali, nous sommes frères ! »
Cette parenté du cœur, la première de toutes, fut bien nécessaire à ce malheureux enfant, étourdi par un coup si dur, si brusque, et devenu, par cette mort, orphelin. Cependant, le premier besoin d’une grande douleur est de fuir toute consolation. Un tel amour, une telle confiance, unissaient ce père mort et ce fils resté vivant, séparés désormais par l’affreux peut-être, tout au moins par l’infranchissable ! Tant de qualités élevées, tant de charmes d’esprit, tant d’adorable bonté distinguaient ce vieillard ! et surtout pour celui qu’il avait le plus aimé !…
La douleur d’Ali eut un caractère sauvage, morne, insensé, que Paul respecta. Par lui furent épargnées à son jeune ami ces tortures qu’imposent les consolations, également hors de ton, des indifférents et des amis tièdes. Il n’usa d’aucune contrainte ni d’aucune importunité, et, rassuré par une promesse, laissa l’enfant s’abîmer dans sa douleur, seul, près du mort adoré.
Il fut son appui silencieux, mais toujours prêt, et son intermédiaire fidèle vis-à-vis du monde extérieur. Sur un mot d’Ali, tout se prépara par les soins de Paul. Il fit venir de Genève les médecins chargés d’embaumer le cadavre, commanda le convoi funèbre, et monta dans la voiture près d’Ali.
Aucun parent du défunt ne s’était présenté, et la seule lettre qu’Ali eût écrite portait pour suscription :
« À miss Helen Dream, rue de l’Université, à Paris. »
Le train de Genève, qui ramenait le corps de M. de Maurion, venait de s’arrêter à Culoz, où se trouve l’embranchement du chemin de fer de Lyon et de celui d’Italie.
Ali prit la main de son compagnon :
« J’ai à te demander, lui dit-il, un nouvel acte d’affection et de confiance : descends, prends la route de l’Italie, et laisse-moi rentrer seul à Paris.
— Seul ! dit Paul étonné. Quoi ! tu n’as plus besoin de ton ami ?
— J’aurai toujours besoin de toi désormais, Paul, et, je te le jure, nous nous reverrons prochainement. Seulement, il faut que nous nous séparions aujourd’hui.
— Cher mystérieux ! Et pourquoi ?… Je n’ai donc point ta confiance ?
— Ô Paul ! toute la confiance, toute la reconnaissance, toute la tendresse que peut contenir une âme, je les ressens pour toi ! »
En parlant ainsi, les yeux d’Ali se mouillaient de larmes. Il reprit :
« Je t’en supplie, cède à ma prière sans m’interroger. »
Le front de Paul se couvrit de tristesse.
« Où te reverrai-je ? demanda-t-il.
— À Florence.
— Quand ?
— Bientôt. Je te l’écrirai. »
Ils échangèrent leurs adresses.
Une contrariété sérieuse, une vive peine, se peignaient sur le noble visage de Paul. Il considérait avec émotion ce frère adopté, cet enfant malheureux et chéri, qu’il n’eût pas voulu quitter si tôt, et malgré lui son regard s’emplit de reproche.
« À bientôt, Paul, dit Ali, dont le regard humide, sincère et tendre, affirmait plus éloquemment encore cette promesse. À bientôt ! »
La vapeur sifflait. Paul pressa dans ses bras son ami et sauta hors du wagon.
CHAPITRE V
Deux mois après, en novembre, un jeune homme d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, de tournure élégante, vêtu de deuil, frappait à la porte d’une des plus jolies villas de Florence, près des Cascine. En italien, mais avec l’accent français, il demanda il signor Paolo Villano. Le domestique ayant répondu que il signor Paolo Villano était absent, le jeune homme se retirait d’un air vivement désappointé, quand à deux pas il s’entendit saluer de cette apostrophe joyeuse :
« Viva ! Ali de Maurion ! »
C’était Donato Bancello, dont Ali dut recevoir une chaleureuse accolade, et qui, passant le bras sous celui du jeune Français, lui fit faire volte-face et l’entraîna dans sa direction à lui.
« Paolo, dit-il avec un sourire équivoque, n’est jamais chez lui dans la journée. Vous le trouverez seulement ce soir, à l’heure où les divinités de théâtre commencent à préparer leur fard et leurs toilettes, à l’heure où les ombres descendent sur cette terre du postiche et de l’illusion. Mais vous allez, en attendant, m’accompagner chez Léon, où je me rendais, et qui sera charmé de vous voir. Ce bon Paolo ! je l’ai vu tout chagrin de votre séparation, un peu brusque, je crois ? Il s’est réellement attaché à vous, et va être bien heureux… Mais, c’est égal : si douce nous soit l’amitié, le maître des dieux et des hommes est toujours l’amour. »
Par une de ces réserves naturelles aux délicats et aux susceptibles, Ali, bien que vivement affecté de ces paroles, n’en demanda pas l’explication. Sérieux, un peu pâle, il avait les traits marqués de cette empreinte que laisse la souffrance. Il se laissa entraîner chez Léon Blondel, qui habitait avec son journal le rez-de-chaussée d’un vieux palais.
Ils trouvèrent Léon en compagnie de deux ou trois employés qui allaient et venaient dans son cabinet, et d’une jeune femme voilée qui, le front penché, humble, triste, assise devant lui, écoutait un discours dont les nouveaux venus saisirent seulement l’accent bourru, et qu’interrompit leur arrivée.
Ce fut alors, pendant quelque temps, un échange de congratulations, de questions et de réponses.
L’inconnue, qui s’était levée, restait là, embarrassée de sa contenance, partagée peut-être entre un faible espoir et la honte d’être importune, ou d’être oubliée. Cependant, aux regards qu’elle jetait vers la porte on devinait qu’elle serait sortie, si Donato, qui l’observait sournoisement et cherchait ses traits sous son voile, n’eût gardé le passage.
Ali se rappela bientôt qu’il avait interrompu l’entretien de Léon et de l’étrangère, et, s’excusant, il voulut se retirer.
« Non pas ! s’écria Léon, vous n’êtes jamais de trop, mon cher. Au surplus, j’avais déjà dit à mademoiselle tout ce que j’avais à lui dire. »
L’inconnue s’ébranla d’un pas et d’une voix douloureuse :
— « Alors, monsieur, vous refusez… Cependant… si vous vouliez avoir la bonté de lire…
— Quoi ! refuser sans lire, s’écria Donato, voilà qui n’est pas galant.
— Mais… j’ai parcouru.. j’en ai vu assez…, reprit Léon en faisant un geste du visage qui équivalait à un haussement d’épaules. Et pour être franc, mademoiselle, votre titre m’a suffi : De l’usage et des principes. Ce titre révèle suffisamment que vous traitez de matières philosophiques et politiques tout à fait en dehors des capacités de votre sexe. Vous m’eussiez apporté un roman… je ne dis pas… Et encore, à vous avouer toute ma pensée, je considère le rôle d’écrivain comme le plus triste de tous ceux qu’une femme peut choisir. Vous me semblez, malgré ce voile jaloux, assez peu dénuée d’autres avantages pour que je puisse hardiment traiter d’erroné le mobile qui vous pousse vers les lettres, et je n’hésite pas à vous conseiller de rester dans la simple voie qui convient aux femmes, surtout aux femmes jeunes et belles. »
D’un vif mouvement, l’inconnue marcha vers la porte ; mais là elle fut arrêtée par un salut obséquieux de Bancello.
« Mademoiselle, permettez ; j’ai quelque influence sur ce barbare, et si vous voulez m’autoriser… »
Mais Ali déjà réclamait de son côté :
« Léon, vos arguments ne sont que des préjugés. Il serait digne de vous d’examiner l’œuvre qu’on vous apporte, sans considérer qui l’a faite. Vous donnez d’ailleurs à mademoiselle un conseil….. bien vague, et qui peut être impossible ou mauvais à suivre.
— Vous le voyez, mademoiselle, reprit Donato, vous avez ici deux amis. Veuillez laisser votre adresse ; nous allons plaider votre cause.
— Mon adresse ! balbutia la jeune fille.
— Sans doute, puisque vous désirez une réponse. »
Elle hésita, rougit, et finit par tirer un petit carnet de poche, sur lequel elle écrivit, et, déchirant le feuillet, le remit à Donato.
Après cela, elle s’enfuit presque éplorée.
« Comment pouvez-vous, s’écria Donato, la traiter ainsi, Léon ? Cette femme a des yeux superbes !
— Dois-je mettre en tête de l’article : Écrit par une femme qui a de beaux yeux ? dit Léon.
— Pourquoi pas ? C’est une raison connue, sinon avouée.
— Ma foi, ce n’est pas mon genre. Le bas-bleu me crispe les nerfs.
— Pourquoi cela ? dit Ali — qui s’était emparé du manuscrit apporté par la jeune fille et le parcourait, tandis que Donato, sans prendre congé, s’échappait.
— Pourquoi ?… Vous ne sentez pas cela, vous ? Est-il rien de plus détestable qu’une femme qui se mêle d’écrire ?
— Je n’en sais rien. Pourquoi ?
— Mon cher, vous êtes agaçant. La chose va de soi.
— Je crois que tout sentiment gagne à être raisonné.
— Croyance toute mâle ! dit Léon, et vous me fournissez ici une justification de ma répugnance. La femme, créature arbitraire, ne faisant rien que par caprice et par sentiment, est incapable d’aborder les hauteurs de la pensée.
— Mais qui vous prouve ce défaut ?
— Qui le prouve ? Parbleu, les faits.
— Pour moi, je n’en sais rien, reprit le jeune de Maurion, si ce n’est que certains phraseurs l’ont dit. Ce que je me crois en droit d’affirmer, c’est que l’article que voilà est remarquable.
— Bah ! croyez-vous ? »
Léon reprit le manuscrit des mains d’Ali, en lut quelques lignes, les critiqua, les disséqua, les mit en menus morceaux, et finit par jeter le papier, en s’écriant que cela était ridiculement femme, et qu’il ne pouvait compromettre la Liberta par de pareilles billevesées, dans le but de satisfaire une fantaisie de jeunes gens, ces jeunes gens fussent-ils ses meilleurs amis.
Ali reprit l’article, comme par distraction, le tourna dans ses mains quelque temps, et finit par le glisser dans sa poche.
Un instant après il se leva.
« Où allez-vous ? s’écria Léon ; attendez un peu. Paolo n’est pas encore de retour. On ne le trouve jamais avant quatre heures. La belle Rosina l’absorbe tout entier… Vous savez sa liaison ? poursuivit-il tout en corrigeant une épreuve et sans voir qu’Ali pâlissait. Il a dû vous écrire cela.
— Quelques mots seulement, balbutia le jeune homme.
– Oh ! c’est un amour absorbant, éperdu, lyrique, d’autant plus qu’il s’adresse à l’une des reines du chant. — Ah çà, qu’avez-vous ?
— Une migraine affreuse que m’a causée le voyage… En ce moment surtout…
— Le fait est que vous semblez près de vous trouver mal. Que vous faut-il ? »
Et Léon sonna.
Ali prit un verre d’eau, but quelques gorgées et se remit un peu.
« Ce n’est rien maintenant, dit-il bien qu’il fût encore d’une extrême pâleur j’eusse mieux fait de me reposer à l’hôtel ; mais le désir de voir Paul et de le surprendre…
— Ah ! s’il ne comptait pas sur votre arrivée… Je vous l’ai dit, on ne le voit plus, et notre égoïsme s’en plaint… bien que son bonheur, après tout, nous soit précieux.
— Quelle est cette femme ? demanda le jeune de Maurion avec effort.
— Comment ! il ne vous a pas écrit des pages là-dessus ? Il est vrai que c’est tout récent. N’avez-vous pas entendu parler de la Rosina ?
— Une cantatrice ?
— Oui, c’est elle. Une délicieuse femme, belle à ravir, artiste éminente, et, selon moi, coquette endiablée ; mais il ne faudrait pas dire cela devant Paolo. Ce qu’il y a de bon, c’est qu’autrefois il n’aimait pas les femmes de théâtre, les disait bonnes à voir de loin, et déclarait ne pas comprendre ces publiques amours. Quand la Rosina parut à Florence, avec une réputation déjà faite, et méritée, toute notre jeunesse en raffola. Pour ma part, un mot de critique, lâché par esprit de contradiction, et pourtant bien léger, me faillit attirer plusieurs affaires. On l’applaudissait avec fureur au théâtre ; aux Cascine, on l’entourait ; les salons se la disputaient. Elle, calme et souriante au milieu de tous ces hommages, ne se pressait pas de faire un choix, et au lieu de prendre un maître régnait sur toute notre ville.
« Le duc de Viberti cependant, le plus magnifique seigneur de Florence, paraissait être le préféré, ou du moins avoir des chances, quand un soir, dans un salon, les regards de Rosina tombèrent sur Paolo, qui ne s’était point fait présenter à elle, et qui se tenait à l’écart dans un groupe dont moi-même j’étais. Ce n’était sans doute pas la première fois qu’elle remarquait ce beau réfractaire, dont elle avait dû entendre parler avec éloge ; car tout Florence aime et considère Paolo. Comme il arrive toujours, elle se sentit attirée vers lui par l’indifférence même qu’il témoignait pour elle. Je sais qu’elle demanda son nom à Viberti, quoiqu’elle le sût fort bien, et Viberti lui ayant dit gauchement que Paolo n’aimait pas les actrices, elle vint droit à nous. Elle me connaissait ; j’avais obtenu ma grâce, à condition d’être le trompette de sa gloire ; il y avait là aussi Donato. Donc, elle lia conversation avec nous, et Paolo, qui n’est pas un sauvage, se garda bien de se retirer. Il est certain qu’elle n’avait jamais eu tant d’esprit ni de grâce charmante. Elle mit dans ses discours de la bonté, du sentiment, de la délicatesse, que sais-je, tous les parfums capables d’enivrer la raison la plus solide, et tout cela brûlé ostensiblement en l’honneur de notre ami.
« Ennuyés de notre sot rôle, au bout de quelque temps nous les laissâmes ensemble, sans renoncer à les observer de loin. Je la vois encore sur le divan, où elle s’était assise près de lui, dans une pose où le diable et le bon Dieu, je ne sais comment, s’entendaient, l’enlaçant de ses regards, le pénétrant de ses paroles, à la fois enivrantes et chastes, — car elle s’est faite chaste pour lui. En le quittant, au bout d’une heure, qui fut mortelle pour ses soupirants, elle se leva languissante, rêveuse, abandonnant son bouquet. Paolo le lui rapporta.
« — Acceptez-en du moins cette fleur, lui dit-elle, comme souvenir d’un entretien qui me laisse, moi, plus qu’un souvenir. »
« Que devait faire Paolo ? Lui porter le lendemain, en échange de la fleur, un autre bouquet. C’est ce qu’il fit, à l’heure où elle recevait tout le monde, et en se promettant de rendre sa visite courte. Cependant il resta jusqu’au soir ; il y retourna le lendemain, et maintenant cette femme le possède tout entier ; il n’entend, il ne voit qu’elle, et n’existe plus pour ses amis. Aux heures même si rares où il se donne à nous, il est distrait, il répond à peine. Foin de l’amour qui nous absorbe à ce point ! je le préfère plus léger et plus aimable. »
Quatre heures étaient sonnées. Affaissé dans son fauteuil, pâle et défait, Ali semblait ne plus songer à partir. La porte s’ouvrit tout à coup, et Paolo, entrant avec impétuosité, se jeta dans les bras de son ami.
« Quelle douce et chère surprise ! Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Je t’aurais reçu à l’arrivée ; je serais allé au devant de toi ! Ton premier pas dans ma ville n’eût pas été solitaire. Ah ! cher enfant, comme tu es pâle ! Et ta main tremble ! Tu t’es consumé de tristesse là-bas, seul ! Mais te voici dans la belle Florence et près d’un ami ; tu vas revenir à la santé, aux joies de la jeunesse… »
Ému, tremblant, Ali répondait à peine ; il se laissa entraîner par son ami, et dans la rue se remit un peu. Tandis qu’au bras de Paolo il marchait silencieux, s’efforçant de sourire, balbutiant de temps en temps quelque réponse, des lèvres de Paolo s’épanchait comme un hymne d’allégresse.
« Enfin te voilà !… je t’ai retrouvé, je te garde ! tu me manquais ! Ah ! si tu savais !… Je te dirai tout maintenant. De loin j’hésitais… Mais nous saurons nous comprendre, noble et cher ami ! Tu viens compléter l’harmonie. Je suis heureux !… Depuis que j’ai senti sous ta douce parole, derrière ce front pur, vivre une âme si vraie, si élevée, si charmante, il me faut t’entendre et te voir pour que la vie résonne en moi pleine et forte, harmonieuse, et, pour mieux dire, grande, complète… Tu es pour moi la plus haute octave du grand clavier. J’ai l’air de te dire des folies ; c’est que tout est chant depuis quelque temps en moi. La musique, vois-tu, est la plus haute expression de l’âme humaine… Mon âme déborde de poésies et d’enchantements. Tu sauras pourquoi… Viens, renfermons-nous, et causons enfin cœur à cœur. »
Ils pénétrèrent dans la maison, et Paolo conduisit Ali dans un petit salon dont les fenêtres donnaient sur le cours et sur l’Arno, et dont le luxe consistait surtout en détails artistiques d’un goût charmant. Là, il le fit asseoir sur une causeuse, près de la cheminée, où brûlait un lent feu de hêtres, et, s’asseyant près de lui, l’entourant d’un de ses bras et le regardant avec tendresse, il continua d’épancher la joie qu’il éprouvait de revoir son jeune ami.
En écoutant cette voix franche et vibrante, en revoyant ce noble visage, où l’être intérieur se révélait par des expressions supérieures à la beauté, mais en accord avec elle, Ali retrouvait tout le charme de cette affection qui, depuis quelques mois, avait créé dans sa vie un splendide foyer de chaleur et de lumière.
Peu à peu l’expression de souffrante réserve qui affectait ses traits se détendit, et, en réponse à une effusion nouvelle de Paolo, à son tour il passa le bras autour du cou de son ami et fondit en larmes sur son sein.
« Ami ! cher ami ! dit Paolo, ta douleur est-elle donc toujours la même ? Ah ! laisse-moi espérer que mon amitié comblera un peu le vide d’une si grande perte ! Souffrir ainsi pour celui qui t’aimait tant, qui te voulait tant heureux, ce n’est point le satisfaire. Au nom de ce cher mort lui-même, il faut reprendre courage, te consoler. »
Enfin les sanglots d’Ali s’apaisèrent ; il fit un effort pour se calmer, et, se rejetant sur le dossier de la causeuse, pour toute réponse il dit :
« Parle-moi de ton bonheur. »
Un embarras plein de douces émotions se peignit sur le visage de Paolo.
« Ah ! dit-il, pardonne-moi d’abord le silence que j’ai gardé à ce sujet depuis quinze jours vis-à-vis de toi. Je t’attendais et n’ai pu me résoudre à t’écrire ce que je voulais t’avouer face à face, comme en ce moment, afin de saisir tes impressions, de rectifier les préventions qui pourraient s’élever en toi, de t’expliquer tout, de te dire enfin ce que l’écrit ne peut dire. Et surtout, mon ami, tu la verras, tu l’entendras, et dès lors tu comprendras tout…
« Déjà tu l’as deviné, mon Ali, j’aime, et il ne s’agit pas ici d’un vulgaire amour. J’aime un être aussi plein de grandeur que de charme, et qui m’élève à des puissances nouvelles. Si ardent que soit cet amour, n’en conçois aucune crainte pour notre amitié. Le véritable amour ne stérilise pas, il féconde, et mon cœur, plus vaste et plus tendre, ne t’en aime que mieux. C’est au point, vois-tu, que parfois ma joie déborde !… Je me sens trop heureux, et, pensant alors à tous les souffrants de ce monde, surtout à ceux qui vivent sans amour, je me dis : — Qu’ai-je fait pour être ainsi comblé de bonheur et pour vivre dans cette lumière, tandis qu’ils vivent dans cette ombre ? — Et je voudrais les consoler tous et souffrir pour eux. Je n’ai jamais été si bon, je te jure. Bénis-la donc avec moi ! C’est une de ces femmes contre lesquelles vous avez en France encore des préjugés, mais qui, dans notre Italie, sont prêtresses du Dieu vivant, de l’art éternel. Sa voix prend nos cœurs et les élève. Tout le monde ici l’adore. Tu as entendu son nom déjà célèbre ? la Rosina !
— Oui, dit faiblement Ali.
— Je ne regrette qu’une chose, l’éclat même de cet amour envié de tous ; car plus le sentiment est profond, plus il aime à s’envelopper de voiles. Ce public enthousiaste, j’en suis jaloux ; la voudrais toute à moi… Mais je me dis ensuite que ce serait un crime de placer mon égoïsme entre ce brillant flambeau et les âmes qu’il embrase et illumine. N’est-ce pas ? — Maintenant, ami, parle ; dis-moi ta pensée. Me blâmes-tu ?
— Pourquoi te blâmerais-je, dit Ali d’une voix brisée, si ton amour est pur et fidèle ?
— Il l’est, je te le jure. C’est pour la vie que je l’aime, et elle, si vraie, si passionnée, je ne puis croire qu’elle cesserait de m’aimer, tant que je resterai digne d’elle. Pauvre âme déçue ! plus d’une fois meurtrie déjà par la vie, mais insatiablement altérée d’amour !
— Elle a pu en aimer d’autres que toi, Paolo ?
— Ah ! s’écria-t-il en se levant, eh bien ?… Serais-tu donc impitoyable pour des erreurs ?… Toi, tu en aurais le droit, soit ; mais d’autres… Moi je ne l’ai pas. Comme elle, je me suis trompé ; j’ai fait pis. Elle, toute jeune, seule, ainsi exposée, pouvait-il en être autrement ? Elle n’a péché que par sainte confiance. Et je la condamnerais, moi, pour une faute dont je m’absous ! Non, ces choses-là se trouvent dans le vocabulaire de votre Prudhomme ; elles ne sont pas dans la conscience… Toi-même, Ali, si, malgré de semblables erreurs, tu m’estimes, tu n’as pas le droit de l’honorer moins.
— Tu es en toutes choses bon et juste, murmura le jeune de Maurion en penchant son front sur l’épaule de Paolo, afin de lui dérober son visage.
— Et tu pleures toujours, enfant ! pourquoi ? Mon bonheur semble t’attrister encore. J’espérais te le faire partager un peu.
— Laisse-moi verser quelques larmes… aujourd’hui… j’aurai plus de courage ensuite.
— Oui, mon enfant chéri, pleure ; mais ne refuse pas d’être consolé. Si tu aimais, Ali ?… Le bonheur est dans l’amour.
— Il est aussi dans l’amitié, Paul. Désormais… elle sera tout pour moi. »
Ils revinrent ensuite sur le temps de leur séparation et s’épanchèrent en mille détails, se donnant l’un à l’autre ce bonheur, compris seulement par ceux qui aiment, d’entendre son ami parler de lui-même. Cependant, en voyant les yeux de Paul se porter sur la belle pendule en bronze florentin qui garnissait la cheminée, le front d’Ali s’assombrit.
« Je t’ai retenu bien longtemps, dit-il, et tu devrais déjà sans doute être près d’elle. Je te quitte. À demain.
— Tu vas me suivre. Elle te connaît ; elle te recevra en ami, et quelle joie pour moi de te présenter à elle ! »
Mais les traits d’Ali exprimèrent une sorte d’effroi.
« Non ! pas ce soir, Paul ! Non ! pas ce soir ! Plus tard.
— Et pourquoi ?
— Je succombe à la fatigue. Il me faut du repos. Demain. »
Ils eurent alors un vif débat sur la question du logement d’Ali. Paul voulait garder chez lui son ami ; mais, alléguant son besoin d’indépendance et de solitude, le jeune homme fut inflexible.
Peu de jours après, il quittait l’hôtel où il était descendu, pour s’installer dans un appartement proche de celui de Paul. Présenté par celui-ci à tous ses amis, le jeune Français fut aimable et cordial, mais plein de réserve. Il répondit aux invitations en alléguant son deuil récent. Deux ou trois jeunes gens parurent attirer plus particulièrement ses sympathies ; mais ses relations avec eux se bornèrent à les accompagner parfois aux Cascine, à entrer avec eux, mais rarement, au café, à leur offrir chez lui, plus rarement encore, des rafraîchissements et des cigares. Pour lui, il ne fumait que du bout des lèvres, et en compagnie des autres seulement. Il voyait Paolo tous les jours, aux heures où son ami n’était pas chez la Rosina, et le reste du temps il se tenait renfermé chez lui, ou se promenait à cheval dans la campagne, ou fréquentait les bibliothèques et les musées.
Dès le lendemain de son arrivée, conduit au théâtre par Paolo, il avait entendu la prima donna. C’était réellement une voix magnifique, et, mieux, inspirée ; elle avait surtout dans la passion des accents incomparables. Comédienne en même temps que cantatrice, contre l’habitude des Italiennes, ses traits mobiles et le vif naturel de ses gestes ajoutaient à l’émotion causée par sa voix. La salle tout entière frémissait de sa jalousie, tremblait de ses fureurs, palpitait de ses amours.
Belle d’ailleurs, elle charmait par toutes sortes de puissances, et il était impossible d’échapper à la fascination qu’elle exerçait, quand surtout, de plus près, on découvrait chez cette merveilleuse créature l’esprit le plus vif et le plus charmant ; il est vrai, tout prime-sautier, mais qui ne laissait point désirer plus de culture. Elle était grave à ses heures. Elle était tour à tour tout ce qu’on peut être, et quelque chose de plus qui était elle-même, l’incomparable Rosina. Elle accueillit Ali d’une façon ravissante et l’embrassa dès l’abord.
« De celui-là, tu ne peux être jaloux, » dit-elle à Paolo.
Et contemplant le jeune Français :
« Che delicioso giovanne ! E Cherubino a vinti anni ! Vous n’entendez pas l’italien, monsieur de Maurion ? Si !… Ah !… quelle indiscrétion ! Désormais je ferai mes remarques in petto. »
Et toute la soirée, au souper, elle s’occupa de lui avec tant de naturel et de grâce, qu’il ne sut discerner si elle avait pour but de le charmer lui-même ou de satisfaire Paolo.
« Ma che tristezza ! disait-elle à demi-voix à son amant en contemplant d’un air attendri son jeune hôte.
— Ce garçon-là est malade de solitude, dit Bancello à la prima donna. Vous devriez chercher remède à son mal.
— Chercher ne signifie rien, dit-elle, jetant un vif regard à Paolo ; trouver est tout. »
Malgré ce bon accueil, Ali retourna peu souvent chez la Rosina, et quand Paolo lui en adressait des reproches, il répondait :
« Tu n’as pas besoin de moi près d’elle.
— Tu te trompes, disait Paul en souriant. Je suis un avare, j’aime à réunir mes trésors. »
Ali n’avait pas oublié la jeune fille rencontrée au bureau du journal et si mal reçue par Léon. Il retournait chez celui-ci quelques jours après son arrivée, et le priait en souriant de vouloir bien accueillir de sa prose, si toutefois il n’écrivait pas trop mal l’italien. Paul Villano étant le principal actionnaire et le soutien dévoué de la Liberta, le jeune débutant était d’avance assuré d’un accueil favorable. En effet, Léon reçut l’article avec empressement, et après l’avoir lu en fit l’éloge avec enthousiasme. Il s’agissait : De la logique dans la vie.
« Mon cher, vous écrivez et vous pensez en maître, dit Léon. C’est merveilleux ! Et comment pouvez-vous manier avec autant de pureté une langue qui n’est point la vôtre ? Mon journal sera trop heureux de vous compter au nombre de ses rédacteurs.
— Je craignais, dit Ali modestement, une autre réponse. Depuis que vous m’avez appris qu’il existe un style masculin et un féminin, je ne sais pourquoi j’ai toujours peur de tomber dans ce dernier.
— Vous ? allons donc ! vous raillez.
— Mais, si cela dépend de la forme corporelle, je ne suis guère taillé en Hercule, et cette jeune et svelte personne que vous avez si rudement accueillie l’autre jour est aussi grande que moi pour le moins.
— Quelle plaisanterie ! Vous vous moquez ! La différence, vous le savez bien, consiste, non dans la force même, mais dans le principe mâle qui est en vous, comme cet article en fournit la preuve irrécusable. Ce n’est point une femme qui eût produit de tels aperçus, et les eût exprimés avec cette logique, avec cette force de déduction. Vous auriez un pied de moins, mon cher, vous seriez encore plus pâle, plus délicat, plus imberbe, que vous n’en seriez pas moins homme, comme vous l’êtes, de la tête aux pieds. Cela se voit et se sent, parbleu ! on ne peut pas s’y tromper, et c’est par esprit de contradiction et de malice que vous me dites tout cela. — Mais, à ce propos, avez-vous retrouvé ce jeune bas-bleu pour l’amour duquel vous me cherchez querelle en ce moment, et qui a paru vous intéresser beaucoup ?
— Non ; Donato, à qui j’ai demandé son adresse, m’a dit l’avoir perdue. »
Léon fit une grimace de doute.
« Donato perdre l’adresse d’une jolie femme, dit-il, impossible ! Il vous a trompé ; et ma foi, si j’étais à votre place, je saurais la découvrir, ne fit-ce que pour lui enlever sa belle et lui jouer un bon tour.
— Eh quoi ! dit Ali, vous supposez qu’il aurait poursuivi cette femme, non pour la servir, car elle paraissait malheureuse, mais dans l’intention… »
Léon éclata de rire.
« Si vous demandez cela, c’est que vous ne connaissez pas encore Donato.
— Ce serait indigne !
— Indigne ! Ah çà, d’où venez-vous donc ? Avez-vous été élevé par des béguines ? Et encore, on reçoit ces éducations-là, mais on se garde d’en profiter. Franchement, vous êtes, à ma connaissance, le seul garçon de votre âge qui ne tienne pas à honneur d’avoir une maîtresse… ou deux.
« Toutefois, mon cher, je ne vous conseillerai pas ce dernier parti. C’est difficile en diable et trop absorbant… comme j’ai le bonheur, ou le malheur, de m’en apercevoir en ce moment. Ah ! mon cher, cependant… un souhait de roi, la brune et la blonde ; et si vous les connaissiez… Vous détournez la tête ?… Il faudrait pourtant sortir de cet état de sagesse, ridicule et insensé. Sur ce point, vous n’êtes pas un homme. Tenez, je vous conseille fort de dépister le bas-bleu, puisque l’espèce ne vous déplaît pas. »
Ali resta quelque temps sans répondre.
« Veuillez m’aider alors dans cette recherche, dit-il enfin ; mon inexpérience a besoin de vous. »
Un rire bruyant fut la première réponse de Léon, qui, se frottant joyeusement les mains :
« À la bonne heure ! allons donc ! Je savais bien que vous en viendriez là. Mon cher, la femme est le philtre nécessaire à l’achèvement de notre vigueur, de nos facultés même, et c’est rester hors de la vie que de ne s’en point enivrer. Ma foi oui, je tâcherai de découvrir votre inconnue ; je ferai parler Donato. »
Et Léon continua de s’égayer sur ce sujet, malgré le silence et la répugnance visible de son interlocuteur, jusqu’au moment où celui-ci le quitta.
Entre sa maîtresse et son ami, Paul était l’homme le plus heureux de la terre. Après les délices de la passion, il goûtait avec Ali les charmes d’une intimité qui devenait de jour en jour plus profonde. Son bonheur avec Rosina, toutefois, n’était pas exempt d’orages. Elle était trop passionnée pour être égale, même pour être juste. Un jour, peu de temps après l’arrivée du jeune de Maurion, Paul était revenu désespéré près de son ami. Une demi-heure après, il est vrai, Rosina le rappelait par une lettre délirante, et le lendemain, plus enthousiaste que jamais, Paul déclarait que cette femme était sa vie même, et qu’avant de la connaître il n’avait encore ni aimé, ni vécu.
À partir de ce moment, toutefois, ces épreuves, de temps en temps, se renouvelèrent. Elles jetaient Paul dans un désespoir affreux. Cette forte et loyale nature ne comprenait rien à ces ébranlements sans cause, à ces malentendus si clairs, à ces colères sans raison.
Confident de ces crises, Ali n’en était pas moins étonné. Mais dans sa délicate réserve il s’abstenait de tout commentaire sur le caractère et les actes de Rosina, et ne consolait son ami que par sa tendresse.
Pour lui, sa mélancolie restait la même. Il ne rencontrait cependant de toutes parts qu’aimable accueil. Peu à peu, et pour répondre à d’instantes prières, il se laissa entraîner à voir quelques familles amies de Paolo, des plus considérables de Florence, et en même temps des plus opposées au régime de la domination autrichienne.
Sur le fond de cette société élégante, aristocratique, oisive, qui se vengeait, au fond assez paisiblement, par une guerre de mots, de la tranquille tyrannie qu’elle subissait, se détachaient quelques figures sombres, énergiques, méditant la lutte. Parmi eux se faisait remarquer surtout le colonel Pisacane, ami de Paolo, et qui, pour le voir, était venu passer quelques jours à Florence. Plus d’une fois Ali assista entre eux à d’âpres discussions que leur estime profonde et leur amitié l’un pour l’autre empêchaient seules de dégénérer en querelles. Irrité par l’oppression, nourri de traditions révolutionnaires, absorbé dans la contemplation des entreprises et des souffrances des martyrs italiens, ami de Mazzini, Pisacane plaçait tout son espoir dans les coups hardis tentés sous l’invocation de la fortune bien plus que de la prudence.
Paolo répondait qu’assez de sang généreux s’était déjà répandu en pure perte ; que de tels sacrifices n’avaient d’autre résultat que de servir les rois en les débarrassant de leurs ennemis les plus redoutables ; que pour combattre avec succès la royauté, c’est dans l’ignorance et la misère du peuple, ses vraies bases, qu’il faut l’attaquer. Lent travail, sans doute, mais seul fructueux.
Il raillait ces aristocraties impatientes, amoureuses de liberté, mais pour elles seules, et qui, oublieuses des besoins populaires, se trouvaient prises au piége qu’elles avaient forgé ; esclaves d’un maître appuyé sur cette force aveugle et brutale dont elles avaient trouvé bon de faire le marche-pied de leurs richesses et de leurs honneurs. Il montrait l’aristocratie maîtresse d’éclairer le peuple dans ses domaines par le triple moyen de l’instruction, de concessions économiques, et d’un meilleur système d’exploitation du sol. Avant de rêver une révolution durable, disait-il, faites des citoyens.
Paolo avait tenté lui-même dans ses terres quelques réformes, et se reprochait, emporté par sa jeunesse vers les jouissances de l’art, de l’amour et des voyages, de ne pas se livrer davantage à cette œuvre.
« Oh ! s’écriait-il parfois en s’adressant à Ali, je voudrais t’emmener avec moi dans ma belle terre de Neri ; là, nous pêcherions, nous chasserions, nous fonderions des écoles, nous ferions du bien à tout le monde. Ils m’adorent là-bas, parce qu’ils sentent bien que je les aime, et pourtant je n’ai rien fait… Mais je ne puis arracher aux Florentins ma diva, — qui, hélas ! est aussi la leur, — et je puis encore moins m’éloigner d’elle. »
Devant ce rêve, si vite effacé, la joue d’Ali se colorait un moment ; son regard brillait d’un éclat humide, puis, troublé par le regret, se cachait bientôt sous ses paupières abaissées.
Son air de grande jeunesse, qui, à vingt ans, au premier abord, lui en faisait attribuer seulement dix-huit, et de plus près, dans la conversation, une expression de jugement et de sensibilité d’une maturité étrange, un tact exquis, et cette touchante empreinte de tristesse, tout cela excitait généralement l’intérêt ; mais surtout celui des femmes, qui raffolèrent de ce beau et délicat gentilhomme. Les coquettes cependant y perdaient leur temps. Il n’avait pas même vis-à-vis d’elles ce ton et ces formules de galanterie banale qui malgré tout leur plaisent ; il était respectueux tout de bon, presque fraternel, et d’une façon si vraie et si peu douteuse, que cette haute estime qu’elles avaient d’abord professée pour lui s’atténua d’une manière sensible et devint chez la plupart de l’indifférence, même un peu dédaigneuse. Mais la jolie comtesse de B…, qu’il distinguait des autres, et avec laquelle il causait fréquemment, s’y prit le cœur. De malins amis d’un côté, des jaloux de l’autre, suivirent ces amours, qui se terminèrent, au grand étonnement de la galerie, de cette étrange façon : À force de naïves imprudences, le secret de la jeune comtesse avait fini par être compris d’Ali de Maurion lui-même. Un soir, chez les Mauletti, ils causèrent ensemble deux longues heures dans une embrasure de fenêtre, où l’on respecta leur tête-à-tête ; pourtant, des oreilles curieuses voulurent s’assurer du sujet de l’entretien, et voici, par quelques paroles saisies, ce qu’on devina :
Ce dont parlait ce jeune homme avec tant de chaleur à cette charmante femme c’était, le croirait-on ? de la sainteté du mariage et des hontes de l’adultère ! C’était d’enfance et d’éducation, ce pauvre fou ! tandis que la comtesse, de sa jolie main dégantée (pour des baisers peut-être), écrasait une à une, sur sa joue, les larmes qui, malgré ses efforts, coulaient. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dès le lendemain, elle partit pour la campagne avec ses enfants, auxquels, à partir de ce jour, elle voulut se consacrer.
Cette aventure, qui amusa bien des gens, en indigna beaucoup d’autres. Donato s’en mit en colère. Le souvenir de M. de Maurion le père lui inspirait des sentiments de protection pour le fils, et il ne pouvait, ce peintre des amours et des grâces, admettre une jeunesse sans amours, pas plus, et bien moins, qu’un printemps sans roses. Il blâmait donc vivement le mysticisme où s’enfonçait, disait-il, ce jeune homme, et attribuait sa tristesse à son isolement. Persuadé qu’au fond la réserve d’Ali tenait surtout à une timidité secrète, il ne lui répugna point, même, de l’aider à franchir le premier pas, de lui ménager des rencontres avec l’occasion et de l’arrêter pour lui. Ali d’abord eut peine à comprendre ; mais sur une preuve évidente, il rompit toute relation directe avec Donato et cessa de lui adresser la parole autrement qu’avec répugnance. Le peintre en conçut un ressentiment qu’il laissait parfois échapper en railleries pleines d’aigreur.
On était aux fêtes de janvier. Léon donnait un repas à ses amis, souper de garçons où la fleur des jeunes gens de Florence devait être réunie. Ali, d’abord, déclina l’invitation qui lui fut adressée ; mais Léon s’en fâcha très-fort, parla d’amitié méconnue, de sauvagerie étrange, et finit par dire :
« Ah çà, mon cher, donnant, donnant. J’ai depuis ce matin votre adresse, et la voici ; mais seulement contre la promesse de venir ce soir.
— Vous eussiez dû me laisser promettre avant de poser des conditions, dit Ali en souriant.
— Allons, je compte sur vous, » dit Léon ; et il lui remit un papier.
C’était l’adresse de la jeune personne rencontrée au journal et suivie par Donato. L’air décent et noble de cette inconnue, son chagrin du refus qu’elle subissait, et la manière brutale dont il l’avait vue traitée en sa présence, avaient inspiré à Ali le désir de lui être utile. Il se rendit le soir même à l’adresse indiquée, dans un faubourg de la ville, et demanda la signora Metella Marti. Ce fut Metella elle-même qui vint ouvrir. À l’aspect d’un étranger, elle attendit, triste, un peu hautaine.
« Mademoiselle, dit Ali, depuis longtemps je vous cherche, afin de vous remettre le prix de votre article de la Liberta. »
Elle rougit.
« Cet article a donc été imprimé ?
— Oui, avec modification du titre et de quelques phrases. Le voici. »
Elle le prit et lut.
« On m’a donc trompée ? dit-elle.
— Comment ?
— Un ami de M. Blondel m’avait affirmé que je n’avais rien à espérer de ce côté.
— Il faut bien vous avouer que je n’ai fait recevoir cet article qu’en m’en déclarant l’auteur. C’est une ruse par laquelle j’essaye de vaincre le préjugé qui vous repousse. Mais voici ma déclaration signée que tous les articles imprimés sous cette initiale sont de vous ; car je vous engage à m’en fournir plusieurs autres avant de produire cette déclaration. »
La jeune fille frappa dans ses mains avec désespoir.
« Oh ! dit-elle, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? Mais vous aussi, peut-être… À quelle cause, monsieur, dois-je l’intérêt que vous me montrez ? »
Elle se prit à regarder Ali durement et avec défiance.
« Je viens à vous en frère, je vous le jure, » dit Ali.
Elle joignit les mains de nouveau et fondit en larmes.
« En frère ! En frère !… C’est ce que j’ai cherché, mais n’ai trouvé nulle part. Je n’ai trouvé que l’infamie, nulle part la fraternité. Ah ! vous seul m’avez fait entendre cette parole ! Soyez béni pour cela. Mais, hélas ! vous venez trop tard ! »
Elle pleurait, se tordait les mains avec un tel désespoir, qu’Ali insista pour connaître le sujet de sa peine.
Le regardant encore profondément, tout à coup, avec une soudaineté d’Italienne, elle lui raconta que, fille d’un professeur, la mort de son père l’avait laissée, avec sa mère, sans ressources. Vouée par goût l’enfance à l’étude, ayant reçu une solide instruction, elle avait naturellement cherché dans l’enseignement ou dans les lettres l’emploi de ses facultés les plus caractérisées. Mais elle avait à grand’peine trouvé deux ou trois leçons que bientôt la maladie de sa mère l’avait forcée d’abandonner, et c’est alors qu’elle était allée s’adresser au rédacteur de la Liberta.
« Vous savez, poursuivit-elle avec un regard étincelant, comment il me rappela que j’étais femme, c’est-à-dire bonne seulement à vivre par la grâce d’un homme, en recevant la nourriture de sa main. Aucun de ces protecteurs prétendus, cependant, n’était venu m’offrir un amour honnête ; mais plusieurs déjà m’avaient offert de payer ma honte d’un morceau de pain. Quand je sortis de ce bureau, j’étais folle ; je ne savais plus où m’adresser ; l’emploi de mes facultés m’était refusé ; ma mère se mourait faute de secours ! Un de ceux qui étaient avec vous m’avait suivie ; en me voyant pleurer, il m’offrit ses services… J’ai accepté…, je suis sa maîtresse, et je le méprise et le hais !… Ô vous, qui seul êtes venu en frère, vous êtes venu trop tard ! »
Les larmes s’étaient arrêtées dans ses yeux brûlants ; elle contenait sa voix en montrant la porte de la chambre où sans doute reposait sa mère ; mais ses regards et son geste avaient quelque chose de terrible dans leur énergie.
« Rompez cette horrible chaîne ! lui dit Ali vivement ému. Je continuerai de présenter vos travaux sous mon nom quelque temps encore ; je vous chercherai d’autres ressources ; mais quoi qu’il arrive, au lieu des subsides de ce misérable, acceptez mon secours désintéressé. Voici mon adresse. Fiez-vous à moi ; je ne viendrai plus vous voir. »
Dans un élan de reconnaissance, elle se jeta à genoux devant lui, les mains jointes. Il sortit de là bouleversé.
Comme il rentrait chez lui en passant près de la demeure de Léon, il rencontra celui-ci qui lui cria :
« Eh bien ! d’où venez-vous ? Je vous attends. C’est juré !
Ah ! c’est juste ! » dit le jeune de Maurion, qui avait oublié le souper.
Il s’y rendit.
L’amphitryon offrait le luxe et la bonne chère ; les convives apportaient l’entrain et la gaieté. Dans la salle, tout riait : cristaux, fleurs, visages, et tout d’abord, sans être bruyante, la conversation fut animée. Tous ces hommes, compagnons habituels de fêtes, de travaux, se connaissaient plus ou moins ; Ali seul n’avait de rapports d’intimité avec aucun d’eux. Il se trouvait placé en face de Donato, entre un homme d’âge mûr et un tout jeune homme de vingt ans à peine, dont les manières hardies et le ton tranchant contrastaient avec l’attitude réservée du jeune Français Paolo, arrivé tard, fut placé fort loin, à l’autre bout de la table.
La conversation, en se généralisant, tomba promptement sur les deux sujets qui défrayent d’ordinaire les entretiens des hommes entre eux : la politique et les femmes. C’est au second que Donato, selon son habitude, s’en tenait, et il le traitait peut-être avec plus de cynisme qu’à l’ordinaire, en portant fréquemment ses regards sur Ali de Maurion.
« Je bois, s’écria-t-il en levant son verre, à la santé, non pas de l’amour, mais des amours. Foin des préjugés absurdes qui jettent sur la vie le froid manteau de l’austérité ! L’amour unique est un dieu solennel, prétentieux, barbare, mystique et grincheux. Je bois aux amours païens, à ces beaux enfants ailés, potelés et souriants, qui tiennent, couronnée de pampres, la coupe de l’ivresse. Qui me fait raison ? »
Autour de son verre, les verres s’entrechoquèrent, et dans le nombre ceux de deux hommes mariés, ce qui excita les rires.
« Bravo ! leur cria Donato, pas de joug, pas d’hypocrisie ! et vive l’amour libre à côté de l’amour légal !
— Pourquoi ne pas porter un toast à l’adultère ? » dit Ali en réponse à son jeune voisin, qui lui reprochait de n’avoir pas tendu son verre.
« Ah ! ah ! s’écria Donato, voici M. de Maurion, messieurs, qui entre en lice comme champion de la continence. »
Ali rougit un peu, en disant :
« J’ai protesté contre vos principes !
Nos principes ! reprit Donato d’un air ébahi. Ce jeune homme parle de principes ! Qui est-ce qui a des principes ici ? Moi je n’en ai pas. »
Il y eut une explosion de rires.
« Nous avons laissé cela au vestiaire, dit le jeune voisin d’Ali.
Parlez pour vous, s’écria Paolo du bout de la table. Les miens ne me sont pas un habit. »
D’autres aussi, mais plus doucement, protestèrent.
« Messieurs, entendons-nous, dit Léon. Un principe, c’est la chose d’où l’on vient et où l’on va. J’ai des principes, nous en avons tous. Nous venons de la femme et nous allons à la femme. Vivent les principes ! »
Nouveaux rires. Lancée par l’hôte sur ce ton, la conversation redevint licencieuse. Ali se tut.
Mais Donato revint à l’attaque.
« Oui, la femme est la joie de l’homme, son nectar, son ambroisie. Les Grecs, nos maîtres en tout, n’estimaient point un jeune homme qui n’avait pas passé par les mains des courtisanes ; entendez-vous cela, monsieur de Maurion ? Les femmes achèvent l’homme après l’avoir fait. Socrate fut l’ami d’Aspasie. Et c’est de cette femme célèbre, aussi bien que des Laïs et des Phryné, qu’Athènes reçut le don qui l’a rendue par le monde un éternel flambeau de goût, d’atticisme, d’art, de vie supérieure, tandis que Sparte, d’où la courtisane était proscrite, nourrissait un peuple dur, sans grâce, haïssable et malheureux. Cessez donc, ô triste jeune homme ! de sacrifier à l’absurde, et portez avec nous un toast à Vénus.
— Ainsi, répondit Ali, à vos yeux la courtisane remplit une fonction utile dans l’ordre social ?
— Incontestablement.
— Pourquoi feignez-vous alors de les mépriser, et honorez-vous faussement les femmes honnêtes ?
— Question d’enfant ! Ne faut-il pas à celles-ci quelques compensations ? Quand cette pauvre vertu veut bien se contenter de couronnes, il serait trop cruel de les lui refuser ?
— Supprimer partout la chasteté, si elle est une erreur, serait plus juste et plus simple, dit Ali.
— Pas du tout s’écria l’un des hommes mariés qui se trouvaient là. Pas du tout ! Il nous faut chez nos femmes de la vertu. Elles sont les prêtresses du devoir, et les courtisanes celles du plaisir.
— Dans le temple de l’athéisme moral, dit avec mépris le jeune de Maurion. L’arrangement à coup sûr est admirable, puisqu’il vous fait recueillir à la fois les jouissances du vice et les avantages de la vertu ; mais il a un grand défaut.
— Lequel ? demanda-t-on.
— De n’être qu’un joujou de fantaisie, un château de cartes, bâti sur une pointe d’aiguille, et qui va crouler le jour où les femmes s’apercevront que votre intérêt n’est pas le leur.
— Bah ! les femmes sont aveugles, s’écria-t-on en riant.
— Oui, jusqu’ici. Mais le jour n’est pas loin où va tomber la taie qui couvre leurs yeux. La foi aux vieux dogmes, vous le savez bien, se meurt, et si les habitudes d’illogisme qu’elle a imprimées à leur esprit durent encore, elles ne sauraient durer bien longtemps. Eh quoi ! vous êtes viveurs, égoïstes, débauchés, et, contre toute loi de nature, vous prétendez procréer des anges épris d’abnégation, de dévouement et de duperie ? C’est insensé. Vos filles vous ressemblent. Ne voyez-vous pas que chez elles aussi bien que chez vous la boîte crânienne s’aplatit, s’épate ? Calculatrices contre calculateurs, égoïstes contre égoïstes, elles répondront demain à vos ingénieux systèmes d’inégale répartition des devoirs que la plaisanterie a trop duré, et que les contes bleus ont fait leur temps. Alors il faudra choisir, quoi que vous fassiez, entre la courtisane et la femme honnête, entre l’ordre véritable dans la justice, avec la pudeur et la licence universelle et sans frein.
— En ce cas, à la licence universelle ! et à son prophète Ali ! cria Donato en levant son verre. Il a raison le plaisir est la loi de tous les êtres. La vertu est un martyre insensé. La chasteté chrétienne, si la vie pouvait mourir, eût tué la vie. En attendant, elle a déformé l’homme, enlaidi la femme, attristé la terre ; elle y a semé l’épine à la place des fleurs ; elle a rétréci l’âme en condamnant l’expansion, loi sacrée de l’être et de la nature. C’est elle qui a créé le mystique, ce fanatique de la chimère, qui tient la privation pour vertu, le renoncement pour joie, le néant pour vie. Les païens, du moins, ne plaçaient Tantale qu’en enfer, et Tantale n’était qu’une ombre. Image, après tout, bien affaiblie de ce Tantale chrétien en chair et en os, martyr volontaire, misérable ascète, qui repousse l’amour, le plaisir, le vin, la bonne chère et la beauté, pour se repaître de visions creuses. — Ainsi donc buvons à cet heureux temps, prédit par M. de Maurion, où nous ne trouverons plus de cruelles, où la bacchante sous les pampres et Galathée derrière les saules ne fuiront plus nos baisers ; au règne des temps d’Ovide sur toute la terre !
— Non ! dit Ali : Au règne de l’amour libre et pur ! au règne des joies qui élèvent, non des plaisirs qui abaissent ! à l’éternelle pudeur ! »
Ainsi debout, tenant son verre, éclairé par les feux tombant du lustre, beau, jeune, pur, les yeux et le front rayonnants d’un suprême éclat, il parut sublime.
Il y eut des murmures, des applaudissements, et chez la plupart des convives, des regards et des sourires d’étonnement. De la place où il était, Paul Villano, en applaudissant des mains, cria :
« Bravo ! bien-aimé Ali !
— Amour libre et pur ! s’écria Donato d’un ton persifleur, que signifie cela ? Buvons, s’il vous plaît, à l’oiseau bleu de vos rêves, mais non pas à un non-sens.
— Et pourquoi l’amour libre ne saurait-il être pur ? dit Ali en se rasseyant, tandis qu’à son pâle visage montait une lueur pourprée. Est-il donc pur l’amour né de la contrainte ? Et même peut-il exister ? L’amour ne sera pur que lorsqu’il sera libre. Et l’amour libre sera pur si la liberté est l’aile qui nous emporte sur les sommets, et non le poids qui nous attire à la fange. À vous de nier ce que j’affirme, soit. La vérité ne vit, du moins en ce monde, que par l’homme. Les esclaves l’abaissent, les races libres la relèvent.
— La liberté grecque fit l’amour païen, allégua Donato.
— La liberté grecque est une des outres enflées de l’histoire. Couronné de fleurs, l’éloquence aux lèvres, mais un pied posé sur la poitrine de l’esclave, elle tient la clé du gynécée dans sa main. Or, partout où la femme n’est pas libre, l’amour ne peut être que licencieux.
— Et l’amour chrétien ? lui demanda-t-on.
— C’est un compromis, il n’existe pas. En conservant l’esclavage par la loi d’obéissance, en condamnant la vie, le christianisme n’a fait que joindre les abjections de l’hypocrisie aux fureurs de la licence.
— Si vous n’êtes ni pour Dieu ni pour le diable, s’écria le peintre, au nom de quoi, s’il vous plaît, condamnez-vous le plaisir ?
— Vous voulez dire son exclusive recherche ? Au nom de la dignité humaine, au nom de jouissances plus vraies, qui résultent de l’accord de toutes les puissances de l’être, et de leur expansion vers la justice et la vérité. Ni le paganisme, que le christianisme enchaîna, mais ne tua point, et qui lutte encore, tout vieux qu’il est, contre son vainqueur ; ni le christianisme, expirant à cette heure, n’ont respecté l’unité de l’être humain. Ce que vous nommez le plaisir n’est point la vie ; l’idéal chrétien ne l’est pas non plus. La vraie vie, sérieuse et forte, tissée tout ensemble de joies, de devoirs, de douleurs, de travaux, d’aspirations, est l’exercice harmonique de toutes nos forces et de toutes nos facultés. Le plaisir seul abrutit ; la douleur seule tue. Le bonheur est sur les sommets courageusement gravis ; c’est la fleur embaumée de toute œuvre qui, plongeant dans le sol de fortes racines, s’épanouit sous le ciel, trop haut pour être aperçue de ceux qui rampent.
— Mots ! aspirations vaines ! répliqua Donato.
— Ali, cria Paolo, qui, penché, de loin écoutait, Ali, tu dis vrai.
— Après tout, observa un des interlocuteurs d’Ali, si ramper nous plaît ? Il n’y a de mal à mon sens que dans ce qui nuit aux autres.
— Et ne sentez-vous pas, reprit Ali, qui après ses dernières paroles s’était affaissé comme sous le poids d’une lassitude profonde, mais qui, sur ce mot, releva la tête, — ne sentez-vous pas que l’amour sans attachement et sans pudeur produit du même coup trois abaissements : celui de la femme, celui de l’homme, et, par l’enfant, celui de la race elle-même ? Vous faites du plaisir le but de l’amour ; il n’en est que le moyen, où malheureusement s’arrête, depuis des milliers de siècles, l’humanité encore instinctive. Le but, c’est l’enfant, produit vivant et sacré, mais incomplet, qui doit s’achever par l’éducation, et dont le parfait développement exige pendant vingt années le double dévouement de ceux qui l’ont créé. L’amour (dont vous faites la débauche), l’amour, par la loi même de notre nature, est la famille, autrement dit l’union de sens, de cœur et d’esprit de deux êtres dans une œuvre sainte, l’œuvre même de Prométhée, la création de l’homme-dieu ! »
En achevant ces mots, qu’on avait écoutés en silence, le jeune orateur, qui rappelait si courageusement à la pudeur cette assemblée d’hommes, se rejeta de nouveau en arrière et pencha la tête sur sa poitrine, avec l’épuisement qui suit un effort douloureux. Quelques applaudissements, où résonnait l’accent de poitrines loyales, éclatèrent, mais noyés sous des applaudissements plus bruyants, où l’ironie faisait entendre son timbre acide et son rire heurté.
Paolo, s’élançant de sa place, vint serrer la main d’Ali.
Puis, sur ces sujets et sur d’autres, les propos se croisèrent, vifs, lourds, alertes, graves, acérés, licencieux, humoristiques. Chacun dit son mot à son tour. Enfin, on servit le dessert ; les vins mousseux pétillèrent, et de plus en plus s’échauffèrent tous ces esprits, plus ou moins réfléchis, plus ou moins légers, qu’entraînaient l’impulsion donnée et le mot d’ordre de la réunion : Joie, ivresse. On n’avait guère abandonné le chapitre des amours ; on en vint à lancer des allusions personnelles, à se féliciter à mots couverts… de la gaze la plus transparente. Les images des maîtresses absentes remplirent la salle, et chacun eut à cœur de rendre visible le fantôme gracieux qui l’obsédait. Les aveux erraient sur toutes les lèvres ; des indiscrétions provoquées s’échappèrent ; on avouait en niant. Quelques doutes malins irritant les vanités, les dernières réticences tombèrent : les noms de nobles Florentines se heurtèrent à des noms de courtisanes, et d’infâmes récits, les dépouillant de tout voile, les exposèrent aux regards.
Ali seul n’avait point vidé son verre. Jusque-là il avait gardé la même attitude affaissée ; à ce moment il se leva, ivre aussi, mais de dégoût. À l’autre bout de la table, Paolo Villano et deux ou trois autres exprimaient énergiquement leur blâme et cherchaient à refréner cette orgie, tandis que la plupart des convives, et entre autres Donato, couvraient ces remontrances d’éclats de rire. Ali se retirait en silence, quand certains de ces rieurs signalèrent à grands cris son départ.
« Monsieur de Maurion ! monsieur de Maurion ! où allez-vous ?
— L’ange quitte Sodome !
— L’innocence est en fuite !
— Au moins, secouez vos sandales.
— Messieurs, dit Léon, n’accusez pas M. de Maurion. Je ne saurais dire où il va ; mais je tiens à le réhabiliter à vos yeux. Je lui ai donné ce matin même l’adresse d’une jolie fille, qu’il cherchait depuis un mois. »
De fous rires éclatèrent à cette révélation, et ce furent des battements de mains étourdissants.
Toute l’horreur de la destinée de Métella revint à ce moment peser sur le cœur d’Ali, et, se retournant, avec des regards d’où jaillirent les flammes de la colère, il s’écria :
« Vous êtes des lâches ! »
À cette parole, tous ces hommes bondirent. À l’aise tout à l’heure dans la chose et s’y vautrant, le mot, comme il est d’usage, les rendait furieux. Ils vinrent entourer le jeune homme avec des exclamations de rage, et vingt provocations lui furent adressées à la fois. Au milieu de ce tumulte, lui, restait immobile, silencieux, et son regard seul, fier, méprisant, triste, attaché sur cette foule, parlait. Des mains se levèrent contre lui ; mais un protecteur déjà le couvrait de son corps et de la force plus puissante de son autorité morale. Paolo, enlaçant d’un bras son ami, de l’autre tenant en respect les agresseurs, s’écria :
« Du silence, messieurs ! notre banquet va-t-il finir par une rixe, comme l’orgie d’une populace ? M. de Maurion a eu tort ; mais il a été provoqué ; tout le monde ici a eu tort. Cependant, je suis certain que mon ami va rétracter un mot trop vif, échappé à l’indignation. »
D’une voix plus basse, émue par ses craintes, il ajouta immédiatement à l’oreille d’Ali :
« Je t’en supplie, rétracte ce mot de lâches. Veux-tu te battre contre la ville entière ? »
En même temps, Léon imposait son autorité pour apaiser les colères, et Donato, renonçant un peu tard à son rôle agressif, disait :
« Ce n’est qu’un enfant nourri de chimères. Laissons-le. »
Mais au milieu du silence qui attendait la rétractation, Ali répondit :
« Je ne puis rétracter ce qui est vrai ; et cependant je ne me battrai point, Paolo. Le meurtre me fait horreur, aussi bien que l’impudeur et la trahison, et je rejette, pour ma part, ce vieil héritage d’animalité et de barbarie auquel s’attache un amour-propre imbécile. Qu’ils me méprisent, ou croient me mépriser, peu m’importe ; je me retire d’avec eux. »
De nouveaux cris, de nouvelles insultes répondirent.
« Si vous ne voulez pas vous battre, vous serez battu, mon petit monsieur, » dit, en s’approchant la main levée, le comte Mélina, jeune seigneur napolitain connu dans Florence pour ses débauches.
Mais sa main fut relevée par une autre main, et il rencontra devant ses yeux les yeux étincelants de Paolo.
« Monsieur le comte, j’ai voulu rétablir la paix ; mais, en somme, je ne désapprouve pas mon ami et je le défendrai contre tous. Lui seul ici est resté parfaitement noble et digne. Que ceux qui sont incapables de le comprendre s’écartent au moins devant lui ! »
Son regard impérieux, son geste puissant, en imposèrent à plusieurs, et grâce à l’aide que lui prêtèrent, avec Léon, les plus raisonnables de l’assemblée, on lui livra passage ; il sortit, entraînant son ami, qu’il tenait toujours embrassé.
Ce fut chez Ali qu’ils se rendirent. Maintenant, revenu de l’emportement irrésistible où l’avait jeté l’indignation, Ali regrettait vivement une scène dont les conséquences pouvaient retomber sur son ami. Ces duels refusés, Paolo ne les accepterait-il point ? résisterait-il au désir de venger les propos lancés à cette occasion contre Ali ? De son côté, Paolo craignait pour son ami les ressentiments qu’il venait d’exciter, et, à défaut du duel, la bastonnade ou l’assassinat.
« Dois-je quitter Florence ? demanda, au sortir d’une méditation pénible, le jeune de Maurion.
— Non, répliqua vivement Paolo, tu ne dois pas fuir. Je le devine, c’est pour moi que tu partirais. Mais tu te trompes : toi présent, je ne te ferai pas l’injure de prendre pour mon compte les duels que tu refuses. J’approuve ta résolution et m’y associe. Dans ton absence, au contraire, libre de ma colère, je te défendrais contre tout propos fâcheux. Pour ta sûreté, je préférerais te voir partir ; mais je t’aime trop pour ne pas te laisser risquer ce que je risquerais moi-même à ta place, la vie pour l’honneur.
— Je resterai, dit Ali en serrant la main de son ami.
— Promets-moi seulement de ne pas sortir sans moi. Je le viendrai prendre chaque jour.
— Est-ce bien plus brave que de partir ? demanda Ali en souriant.
— Un homme attaqué par une foule a le droit de se faire défendre par ses amis et de parer aux embûches. »
Cette scène du banquet fit grand bruit dans Florence. On prit parti pour et contre le jeune Français, et il eut ses enthousiastes, mais en petit nombre. Les femmes qu’il avait défendues, même, pour la plupart, eussent désiré qu’il se fût battu. Il eût été pour elles, à ce prix seulement, un héros complet, bien digne qu’on essayât de le rendre infidèle à cette vertu, qu’il avait si admirablement défendue. Car, il faut le reconnaître, le christianisme n’a rien détrôné, et Mars et Vénus s’entendent comme au temps du vieil Homère. Union pleine d’affinités de la violence et de la débauche. Dans un ordre social basé sur la guerre, la courtisane répond au soldat.
Sous la protection de Paolo, qu’entouraient ses propres amis, Ali, pendant les jours qui suivirent, supporta convenablement sarcasmes, sourires, défis nouveaux. Paolo Villano exerçait dans Florence une influence d’autant plus sérieuse qu’elle résultait moins de sa fortune et de ses relations de famille que de son caractère. Aimé des uns, craint des autres, il n’était à personne indifférent. L’opinion publique, étonnée d’abord, pencha cependant en leur faveur.
Ali reçut vingt lettres de femmes, quelques lettres d’hommes pleines d’estime et d’approbation, et des bouquets à foison, muet hommage de sympathies inconnues. Mais de tous les suffrages, le plus enthousiaste fut celui de Rosina. Elle accourut avec Paolo dès le lendemain chez Ali et l’accabla des plus vifs témoignages d’une admiration exaltée. Il dut l’accompagner aux Cascine dans sa voiture, où cette reine de Florence prit plaisir à l’accabler d’hommages publics.
Les nouvellistes même prétendirent qu’Ali supplanterait Paolo. Mais celui-ci, trop loyal pour être accessible à la jalousie, ne fut qu’heureux de l’honneur rendu à son ami par celle qu’il aimait.
Au bout de trois jours, afin de laisser aux esprits le temps de se calmer sur cette aventure, la belle cantatrice eut la prudence d’emmener Ali et Paolo à la campagne, où, sous prétexte d’une fièvre qu’elle voulut avoir et qu’affirma complaisamment le médecin du théâtre, ils passèrent huit jours. Après tout, le médecin avait peu menti. L’état fiévreux était fréquent chez cette femme à l’imagination ardente, qui, par état aussi bien que par nature, vivait dans la fiction comme dans une réalité.
Quand ils rentrèrent à Florence, après ces huit jours d’excursions champêtres, de conversations sentimentales et artistiques, d’émotions intimes, avaient presque oublié leurs préoccupations précédentes. Cependant, au seuil du théâtre, un soir, Ali fut insulté et menacé par deux des anciens convives de Léon. Il ne parla point à Paul de cet épisode, mais sortit le lendemain avec une dague ostensiblement placée à sa ceinture, sans quitter pour cela l’air pensif et doux qui lui était habituel et l’avait fait surnommer Nemorino par le peintre. Dans la rue, il rencontra le comte Melina, qui vint droit à lui.
« Eh bien, avez-vous choisi, mon petit monsieur ?
— Quoi ?
— Vous battre ? ou être battu ?
— Je me suis promis de ne point accepter de combat, mais de me défendre.
— Fort bien. Alors, voici ce qu’on doit aux insolents sans courage. »
Et la main du comte s’abattit sur la joue d’Ali. Mais à l’instant le comte s’abattait lui-même sur le pavé, frappé au ventre d’un coup de dague. Quelques personnes, attroupées par le ton élevé du comte, et qui avaient tout vu, relevèrent le blessé. On remarqua l’émotion et la tristesse du jeune Français, qui, loin de s’enfuir, donna les premiers soins à son adversaire, et ne reprit couleur qu’après avoir entendu un médecin, appelé en hâte, assurer que la blessure n’était pas mortelle. La fermeté d’une telle défense, appuyant la fermeté de son refus, acheva la victoire d’Ali. Ses ennemis renoncèrent à l’inquiéter. Ses partisans l’admirèrent davantage.
« Si jeune et si grand ! » disait Rosina, qui ne parlait que de lui.
Elle eût voulu chaque jour l’avoir à dîner, et grondait Paolo quand il venait sans Ali. Ce n’était point la faute pourtant de Paolo ; mais le jeune de Maurion se refusait le plus possible à ce rôle de tiers intime, de confident inséparable, que lui voulaient imposer les deux amants.
Sa réserve datait surtout du séjour à la campagne, où, témoin constant de leurs amours, sa délicatesse en avait souffert peut-être.
Il y avait en ce jeune homme des pudeurs que la Rosina n’était faite ni pour ménager, ni pour comprendre. On eût dit, au contraire, parfois, qu’elle mettait une sorte de volonté, instinctive ou réfléchie, à initier aux ardeurs de la passion l’innocence ou le calme de son hôte.
Bien souvent, quand il s’écartait pour être seul, elle le rappelait, et, s’emparant de son bras, le plaçait entre eux, comme pour le brûler au passage des regards qu’elle échangeait avec son amant. Couchés tous les trois à l’ombre des saules et devisant, elle, ne parlait que d’amour, y ramenait sans cesse l’entretien, provoquait Paolo par de langoureuses coquetteries, se jetait dans ses bras et baisait ses lèvres.
Elle était, d’ailleurs, dans ce rôle d’amante, la volupté même, et ce qu’une autre eût pu faire chastement recevait d’elle un tout autre caractère. Très-belle de formes, tous ses gestes semblaient avoir pour but de révéler cette beauté, par une habitude acquise sans doute et devenue presque naturelle. Dans quelques entretiens qu’elle eut seule avec Ali, elle sut lui faire d’étranges confidences.
Le jeune homme cependant restait calme, imperturbable ; mais au tressaillement presque imperceptible de sa lèvre, à l’abaissement subit de sa paupière, un observateur plus expert que Rosina eût deviné le froissement intérieur.
Après l’affaire du comte Melina, l’affection de la cantatrice pour Ali s’exalta de mille inquiétudes. Elle voulut que Paolo ne le quittât plus dans la rue ; elle exigea qu’Ali vînt chaque jour la rassurer par sa présence ; une ou deux fois elle courut chez lui. Tout cela très-ouvertement et d’une innocence bruyante. Naturellement très-expansive, elle embrassait volontiers, hommes ou femmes, ceux qui vivaient dans son intimité. Elle embrassait donc Ali souvent, et même fréquemment le tutoyait. Ces familiarités, qui de toute autre eussent paru suspectes, étaient dans les allures de cette nature libre, soudaine, passionnée, qui n’était cultivée et spirituelle qu’à ses heures de raffinement.
Cependant, cette amitié devenait de plus en plus vive et particulière. Pour avoir le droit d’appeler Ali : mon enfant et de passer la main dans les beaux cheveux du jeune homme, Rosina avoua trente ans.
CHAPITRE VI.
L’hiver, si doux à Florence, touchait à sa fin, et déjà, de temps à autre, des jours splendides, frais et purs comme les pâquerettes à demi écloses, apportaient aux êtres des sensations nouvelles.
Était-ce l’influence du printemps ? Dans le ménage de Paolo et de la belle Rosina, coups de vent, ondées et bourrasques se succédaient de plus en plus fréquents. Chaque jour s’accusaient mieux les différences de ces deux caractères, l’un mobile et passionné, l’autre sérieux et sensible, qui ne se touchaient guère que par un besoin à peu près égal d’expansion. Paolo s’affligeait de ces troubles sans cesse renaissants, et commençait à reconnaître et à nommer de leur nom des défauts qui, autrefois, lui avaient paru des qualités charmantes. Peut-être en cela avait-il été moins aveugle qu’on ne pourrait croire. Cette alchimie dont on fait honneur à l’amour est souvent le fait de l’objet aimé, qui se pare instinctivement de toutes les vertus et de toutes les grâces, et, voulant être adoré, ne se présente qu’adorable.
L’amitié d’Ali, cependant, consolait ces ennuis, que la vive nature de Paolo, livrée à elle-même, eût plutôt exagérés. Cette amitié pure, égale, toujours prête, était un si doux refuge ! Si tendrement et avec tant de puissance elle guérissait le cœur endolori, endormant son inquiétude, baignant d’un flot d’amour la plaie faite par quelque dureté ou quelque injustice. Rosina eût été jalouse qu’on n’aurait pu le lui reprocher. En atténuant si bien les souffrances de l’amour, cette amitié en atténuait l’ardeur.
Un soir, après avoir quitté la cantatrice, ils sortirent ensemble de la ville, en suivant les rives de l’Arno. Un air doux et tiède caressait leurs fronts ; l’Arno, coulant à leurs pieds, réfléchissait dans ses flots la lune, qui se levait pâle et pure ; les étoiles s’allumaient au ciel ; Florence derrière eux s’éclairait ; sur les bords du fleuve, les frontons des villas, baignés par l’épaisse lumière, offraient à l’œil des contours mous, indécis, et les arbres des jardins et les peupliers des berges se repliaient assoupis, avec un chuchotement doux où se mêlaient des bruits d’ailes.
Depuis quelque temps déjà les deux promeneurs marchaient côte à côte sans se parler. Paul Villano, la tête baissée, le front couvert par l’ombre de son chapeau, courbait sa noble taille comme sous le poids d’une fatigue ou d’une préoccupation. Moins grand de la tête, mais admirablement proportionné dans sa taille élégante et souple, Ali, tenant à la main le petit chapeau de feutre noir qu’il portait d’habitude, livrait son front et ses cheveux à la brise, et suivait son ami, en jetant sur lui de fréquents regards.
La coque renversée d’une barque tirée sur le sable, en obstruant leur chemin, arracha Paul à sa rêverie. Il s’arrêta, se fit un siége de la barque et fit asseoir Ali près de lui. Le flot clapotait à leurs pieds. À quelque distance, dans les arbres d’une villa, un rossignol préludait, tandis qu’au loin, du coteau voisin arrivait affaibli le cri douloureux de l’orfraie.
« Ali, dit tout à coup Paolo, crois-tu vraiment que l’amour soit plus vrai entre des êtres plus différents ? qu’il y faille ce contraste que tant d’esprits admirent et préconisent ? Ces deux êtres, l’homme et la femme, que la nature condamne à ne pouvoir vivre l’un sans l’autre, sont-ils vraiment tenus d’être dissemblables au point, hélas ! de ne pouvoir se comprendre ?
— Ta question se répond à elle-même, dit Ali. Non, cette philosophie me paraît absurde ; elle s’appuie sur une autre base que la recherche du vrai.
— Certes, reprit Paolo, je conçois un état supérieur à cet état d’incompréhension où en se cherchant l’on se heurte ! Je conçois un état bien supérieur où, moins agité, l’amour n’en serait que plus profond ; où des affinités puissantes, une entente sérieuse, une confiance entière, lui donneraient à la fois plus de grandeur, plus de charme, et plus de sécurité. »
Il attendit une réponse ; comme elle ne vint pas, jetant le bras autour de son compagnon :
« Ne serait ce pas aussi ton rêve, Ali mio ?
— Oui, répondit Ali d’une voix faible, mais vibrante d’accent, note formée aux profondeurs de l’âme.
— Ali, je ne comprends pas celle que j’aime. Je puis l’étreindre, mais ne puis la saisir ; elle m’échappe sans cesse. Ah !… Je la crois noble et grande ; mais ces orages qui à tout propos, hors de propos surtout, viennent ébranler notre amour, comme pour en éprouver la solidité, me font mal… Car il n’est pas bon, vois-tu, de remettre ainsi en question sans cesse les choses jurées, de discuter ce qui devrait être sacré. Cependant, elle m’aime et je l’adore. La femme est un être bien étrange, Ali !
— Tu crois ?
— Ne le vois-tu pas ? Tu la connais. Elle t’aime. Comment juges-tu cet être, à la fois si divin et si bizarre ? Est-ce moi qui ai tort ? Dois-je bénir comme marques de sa faveur les coups dont je saigne ? Est-ce une fantasque ou une inspirée ? Dois-je me soumettre ou me révolter ?
— Toi seul en peux décider.
— Jamais, dit Paul avec un peu d’impatience, jamais je n’obtiens de toi sur ce sujet que des paroles entrecoupées, des réticences. Pourquoi ? Tiens, il me semble que tu n’as jamais accepté cet amour et que tu lui es hostile secrètement.
— Tu te trompes, répondit Ali d’une voix pleine de mélancolie, j’ai accepté cet amour.
— Alors, qu’en penses-tu ? Que penses-tu d’elle ? Parle. Dans le trouble où je suis, j’ai besoin que ta pensée raffermisse la mienne.
— Rosina est une riche nature, mais tout instinctive. Elle est ce que la société veut que soit la femme, irréfléchie, et faisant consister sa gloire et son charme à l’être. Un navire dépourvu de gouvernail flotte à l’aventure, et sa direction dépend des courants.
— Ah ! cher Ali, ce gouvernail qui consiste dans une croyance ferme, résultat d’un examen libre, sérieux et profond, qui de nous le possède bien ?
— On croit en avoir un, et c’est quelque chose. Cela maintient du moins le caractère dans une direction donnée. En vraie justice, Paolo, je trouve qu’il n’est pas permis aux hommes de se plaindre de la frivolité des femmes, puisqu’elle résulte de l’éducation et des mœurs qu’ils leur imposent. S’ils savaient être justes, ils pardonneraient surtout bien des inégalités d’humeur à ces pauvres créatures qu’ils mettent aux prises avec des contradictions insensées, les forçant de choisir entre le mépris et l’amour d’une part, entre l’abandon et la vertu de l’autre, en y joignant souvent la misère.
— Moi, grand Dieu, méprisé-je Rosina ?
— Ce n’est pas toi qui as fait sa vie. Si tu eusses été son premier amant, ou mieux son époux, peut-être ne serait-elle pas la même. Elle sent peser sur elle en sa qualité de femme, et surtout d’actrice, le poids d’une opinion jalouse, défiante, implacable, qui fait consister dans la chasteté tout le mérite des femmes, en même temps qu’elle donne à leur vie pour seul but, pour seul intérêt, l’amour, et qu’elle arme tous les hommes contre leur vertu. On serait fantasque à moins peut-être. La courtisane, ce bouc émissaire chargé de tous les péchés d’Israël, porte au cœur une haine. Et l’on s’en étonne ! Se voir honnie par ceux mêmes qui vous ont perdue ! vivre écrasée entre deux morales contraires, n’y a-t-il pas là de quoi nourrir un scepticisme éternel, une colère sauvage ?
— Hélas ! est-ce donc sur leur amant, quand il est sincère, qu’elles devraient se venger ? dit Paolo.
— Elles ne peuvent se venger sur d’autres.
— Ali, demanda Paolo d’une voix altérée, me conseillerais-tu d’épouser Rosina ? »
Un silence eut lieu.
« Tout amour sincère est un mariage, dit enfin Ali tremblant d’émotion. Se donner avec l’intention de se reprendre n’est pas aimer.
— Et ce que tu n’ajoutes pas, cher et pur enfant, je le devine, se prêter est s’avilir. Hélas ! quelle distance nous sépare ! Tu viens d’un autre monde que le mien. Tes paroles, que je sens vraies, qui me sont une révélation, tombent sur un être appesanti déjà par des chaînes… Tu as raison dans le vrai…, mais l’erreur n’est pas en moi seul, elle m’entoure et me rend presque le droit chemin impossible…, Ah ! s’il m’apparaissait un être tel que toi, ta sœur…
« Tu détournes les yeux, je te comprends ; oui, nous sommes tous ainsi ; quelle qu’ait été notre vie passée, nous tendons tous à posséder la pureté même ; nous sommes fous ! Sais-tu quel étrange rêve je faisais tout à l’heure, en marchant, l’esprit troublé des chagrins que me cause cette fantasque et chère créature ? Cherchant en moi-même le type de l’amour vrai, de l’amour heureux, je le composais de cette entente secrète et de cet accord facile, de cette confiance calme, sans limites, sans doutes, de cette tendresse intime, à la fois vive et profonde… enfin de tous les traits de notre amitié. Il y manquait une chose, la passion, c’est-à-dire la femme. Mais c’était en vain que je m’efforçais d’incarner ce rêve en une figure féminine, en vain que j’évoquais les traits de Rosina ; tout cela me fuyait : ta figure seule se présentait à ma vue obstinément. Est-ce étrange ? C’est te dire à quel point tu remplis mon cœur. Ah ! tiens, avec une pareille amitié, ai-je le droit de me plaindre de l’amour ?……
« Qu’as-tu, mon enfant ? Tu te tais et tu me caches ton visage… Dis-moi tes rêves aussi, tes rêves d’amour, qui doivent être si purs et si beaux. Sais-tu l’idée qui me vient parfois en voyant ta mélancolie et ton insensibilité près des femmes, c’est que tu as peut-être un secret pour ton ami, et que ce secret serait un chagrin d’amour ? »
En parlant ainsi, du bras qu’il avait jeté sur l’épaule d’Ali, Paolo l’attira vers lui et le força de s’appuyer sur son sein. Mais la question restait sans réponse.
« Tu ne dis rien ? c’est ce que j’ai deviné.
— Paolo, je n’aime que toi… Je te le jure !… »
Paolo le pressa sur son cœur avec une tendresse profonde.
« Quelle femme, dit-il, sera digne de toi ? Ah ! celle que tu aimeras, si elle te trompait, je l’écraserais ! »
Tout à coup il redressa vivement la tête pour envisager Ali.
« Tu pleures ! s’écria-t-il.
— Non, » murmura le jeune homme.
Cependant, au rayonnement de la lune qui frappait la barque, Paolo vit briller d’un éclat humide paupières d’Ali. Pendant quelques instants, ils restèrent silencieux. Ali se dégagea des bras de son ami, et, s’accoudant sur un genou, la tête appuyée sur sa main, il sembla considérer attentivement les eaux du fleuve, qui, glissant vers la zone étincelante éclairée par la lune, y brillaient un moment de mille feux, avec mille frissonnements, et disparaissaient plus loin dans la nappe sombre.
Bientôt Paul reprit la parole, et ce fut pour agiter encore et toujours l’éternel problème d’amour qui le tourmentait. Dans ce jour voilé, à cette heure charmante, au milieu des murmures et des harmonies du soir, Ali, peu à peu, devint expansif, et de ses lèvres, qu’à d’autres moments semblait fermer une timidité souffrante, s’épanchèrent des pensées intimes, ainsi que dans la nuit certaines fleurs exhalent leur parfum.
« Vois-tu, dit-il à Paolo, je comprends maintenant pourquoi l’homme et la femme se plaignent si douloureusement l’un de l’autre. Élevés chacun dans un monde à part, ils ne se connaissent pas, ils ne sauraient se comprendre ; sous ce même nom magique d’amour, chacun évoque une différente image. Ah ! si tu savais quel rêve la réalité vient troubler…
— Tu le sais donc, toi ? dit Paolo, et nulle jeune fille, sans doute, n’eut rêve plus pur. Dis-le-moi ? »
Mais Ali secouait la tête doucement.
« Un tel rêve se dit-il ? Non ; toute parole vulgaire le meurtrirait ; il ne se traduit qu’en douleurs, au contact mortel des réalités de cette vie. L’amour, pour l’être qui a pu sans réveil grandir en formant ce rêve, l’amour… c’est aimer. Dans la langue des hommes, tu peux mesurer l’abîme, c’est jouir. »
Ils revinrent à Florence, Paolo tout pensif, Ali brisé, pâle. Comme ils entraient au théâtre, le spectacle finissait ; ils trouvèrent dans sa loge la prima donna. En les apercevant, elle jeta un cri, et ce fut au cou d’Ali qu’elle s’élança tout d’abord.
« Méchant enfant ! Détestable enfant ! D’où viens-tu ? dit-elle.
— Des bords de l’Arno. »
Rosina lança un coup d’œil de ressentiment à Paolo.
« C’est vous, lui dit-elle, qui me causez ces angoisses. En ne vous voyant pas ce soir dans la salle, j’ai eu froid au cœur. »
Paolo railla ces craintes sans motif, et demanda, non sa liberté, qu’il sacrifia galamment, mais au moins celle de son ami.
Rosina répondit avec aigreur, et finit par fondre en larmes. Sur une douce raillerie du jeune de Maurion, elle se calma pourtant, mais continua de bouder Paolo ; et le soir, quand ils l’eurent conduite chez elle, elle affecta de le renvoyer, en leur disant à l’un comme à l’autre :
« À demain. »
Ce lendemain, vers midi, Ali était dans sa chambre, occupé à lire, quand il vit entrer Rosina.
Elle semblait confuse, ses beaux yeux soulevaient à peine leurs paupières, et l’on eût dit que sur ses joues, si fraîches pourtant, des larmes avaient passé Elle vint prendre les deux mains d’Ali, qui s’était levé pour la recevoir, et, s’inclinant presque à ses genoux :
« Me pardonnerez-vous, lui dit-elle, cette visite inconvenante ? Je suis de celles dont les actes suivent l’impulsion du cœur ; je ne saurais vivre de subterfuges et de fausses réserves. Depuis quelque temps, des songes pénibles m’assiégent à cause de vous ; je ne vis plus. La nuit dernière a été plus cruelle encore… ; aussi te voulais-je voir à tout prix, et je me suis dit : — Eh bien ! pourquoi n’irais-je pas ? Ce n’est pas de lui que je puis avoir à craindre une impertinence ou une dureté, — car vous ne ressemblez en rien aux autres hommes, vous, Ali, si jeune, si beau, si pur ! »
Elle attachait sur lui des regards où se lisait une admiration passionnée.
« Vous n’avez jamais, Rosina, ménagé ma modestie, dit le jeune homme en souriant. C’est notre querelle, vous le savez.
— Ne me querelle pas, lui dit-elle avec une tendresse langoureuse ; laisse-moi céder au besoin que j’éprouve de t’exprimer tous mes sentiments. Si je t’avais rencontré plus tôt, Ali, je serais une autre femme. Je serais restée pure et digne de toi. Mais les hommes nous perdent dès l’enfance. Ils ne recherchent l’innocence et la pureté que pour les flétrir en les respirant. Athées immondes ! pour qui le beau et le bien se réduisent à un raffinement de plaisir. C’est au nom de l’amour qu’ils m’ont trompée. Tu sais ? Je croyais. La confiance est-elle une faute ?… Puis, cette infamie me mit au cœur la colère. Je voulus me venger, les écraser à mon tour… Et cependant, je te le dis, moi aussi, j’avais été chastement élevée ; j’étais pure ; j’avais au cœur la religion de l’amour… Je rêvais un amant tel que toi pour passer avec lui ma vie…
« Tout cela fut gâté, arraché, souillé, sous une main brutale. Ah ! si tu savais ! Il y a des moments où je hais les hommes d’une haine immense ! Vils et méprisants ! Odieux et fous ! Ce monde, vois-tu, n’a pas de logique plus qu’un rêve. Le blanc et le noir, le oui et le non s’y choquent avec des éclats de rire… et des larmes. Les hommes ne croient à rien ; ils affirment, voilà tout ; d’un grand air sérieux, et sans savoir ce qu’ils disent, ils se répètent à l’envi. Toi seul es vrai ! toi seul es sincère ! toi seul aurais le droit de me mépriser !
— Je vous en prie, Rosina, ne parlez pas ainsi. Je ne puis mépriser ceux que j’affectionne ; je ne puis qu’honorer l’amante de Paolo.
— Ali, ne suis-je donc pour toi que sa maîtresse ? Tu m’aimes et m’honores à cause de lui… je le sais. Mais je voudrais plus encore : il me faudrait aussi pour moi-même un peu d’estime et… d’affection. Oui, tu ne vois en moi que l’artiste, que l’amante de ton ami… je reste étrangère à tes sentiments intimes…
« Ah ! tu es ingrat ! Moi je t’aime pour ce que tu es, Ali, pour toi-même ! Écoute-moi : la jeune fille qui sans doute est la sœur de tes rêves… Ali… elle existe encore en moi, à des profondeurs que nul n’a touchées ; tu verras. Daigne seulement l’appeler à toi ; elle viendra, heureuse, réveillée d’un trop long sommeil, l’apporter des pressentiments semblables aux tiens, se prosterner devant toi, t’écouter et te comprendre. — Non, je ne suis pas celle que tu crois ; la vie m’a posé sur les traits le masque du rire et de la joie, mais j’ai soif de pleurer et de rêver avec toi…
« Oui ! oui, je m’en doutais, tu gardes contre moi au fond un préjugé ta justice va jusqu’à l’indulgence, mais non jusqu’à la tendresse. Tu as été élevé par des femmes, cela se voit, par des femmes honnêtes, et celles-là sont implacables pour nous. Et pourtant, réfléchis, sont-elles bien différentes ? Va, nos amants sont les mêmes. La plupart sont adultères au lieu d’être courtisanes ; d’autres sont plus souillées par le mariage que ne l’est une femme libre par ses amours. Est-ce que la pureté existe en ce monde ? Non ; je n’y vois de pur que ta chasteté d’ange ; et pour moi, je n’y vois désormais de satisfaction que dans l’abjuration de mon passé, de bonheur que dans… ton pardon !… »
Elle parlait ainsi, penchée vers lui, les mains d’Ali dans les siennes, et, se courbant de plus en plus, elle avait glissé presque à ses genoux. La mantille qu’elle avait en entrant sur les épaules avait aussi glissé jusqu’au bas de sa taille, laissant voir un buste admirable, mal couvert par un peignoir de dentelle et de mousseline, sous lequel éclataient, par des jours nombreux, les rondeurs du sein et le satin de la peau. Ses beaux bras nus sortaient des manches flottantes, et, beautés plus puissantes encore, l’agitation du sein, la passion des lèvres tremblantes, l’éloquence du regard.
Ali eut un froid sourire.
« À quoi bon ce plaidoyer, Rosina, vis-à-vis de celui qui vous aime et vous respecte comme une sœur ? Et que vous importe l’injustice des autres hommes, quand Paolo vous honore et vous chérit ?
— Paolo ! toujours Paolo ! » dit-elle avec un accent douloureux où grondait comme le murmure d’un orage.
Elle pencha son beau visage, où courut une pâleur subite.
« Si je vous parle tant de Paolo, reprit Ali, c’est qu’il m’attend en ce moment même, et vous seriez bonne de lui causer cette charmante surprise de m’accompagner chez lui. Il vous aime tant, qu’il sera heureux de vous consacrer l’heure de notre habituelle causerie, et je n’en serai pas jaloux.
— Je le crois ! » dit-elle avec amertume.
Elle se leva, marcha d’un pas agité dans la chambre, joignit les mains, murmura des paroles inintelligibles, et tout à coup sortit en jetant ce mot :
« Adieu ! »
Ali, resté seul, tomba dans une douloureuse méditation. Sans doute il se demandait ce qu’il devait faire dans une telle épreuve, la plus redoutable de toutes pour l’amitié. Prévenir Paolo, c’était lui porter un coup terrible, et, d’ailleurs, qu’alléguer de précis contre Rosina ? Elle pouvait aisément se plaindre d’une interprétation coupable donnée à des paroles innocentes. Quelque diverses que soient les affections, au fond, le sentiment qui les produit est le même, et tient sous toutes ses formes à peu près le même langage. Partir ? Mais outre la douleur d’une séparation pour les deux amis, c’était livrer Paolo sans consolation et sans défense aux dangers d’un amour aveugle.
Ali n’alla pas le soir au théâtre. À minuit, il reçut ce billet de Rosina :
« Le silence est vain désormais. Vous m’avez comprise ; dès lors, à quoi bon des réticences ? Vous m’avez comprise, trop, ou pas assez. J’ai besoin de vous dévoiler toute mon âme ; il faut que vous m’entendiez. Demain, je vous attendrai toute la matinée. Si vous ne venez pas, j’irai vous parler où vous serez, même, si vous m’y forcez, chez votre ami. À demain. »
Ali se rendit chez Rosina. Elle demeurait via della Pergola, dans une jolie maison à terrasse, donnant de façade sur la rue et des trois autres côtés sur un jardin. À l’intérieur régnait avec profusion un luxe un peu théâtral, mais harmonieux. On conduisit Ali dans le boudoir de la cantatrice, où il l’attendit.
Cette petite pièce était ravissante. La lueur rosée des rideaux, la mollesse des sofas, la beauté des tableaux, représentant les plus admirables nudités dues au pinceau des maîtres ; les parfums d’une serre attenante, d’où venaient, par la porte ouverte, les douces haleines de l’oranger, de la rose, du jasmin, tout charmait dans ce réduit silencieux, clos de portières épaisses et embelli de détails exquis. Pourtant, son plus grand luxe peut-être était la vue de la serre, où le regard plongeait, par une large glace sans tain, dans les masses habilement disposées des arbustes, et parmi les courants de feuillages des cobéas et des glycines, sur le fond desquels éclataient les vives couleurs de l’orange, des roses, des cactus et des camélias.
Le regard pensif d’Ali était fixé sur ce frais tableau, quand, averti par une sensation intime qu’il n’était plus seul, il se retourna et vit Rosina debout près de la porte, le regardant avec une expression ardente et douloureuse. Les bras et le sein à demi nus sous un peignoir de dentelle noire, les traits animés par la lutte suprême qu’elle se disposait à livrer, elle était magnifique d’énergie, splendide de beauté. Elle vint s’asseoir à côté de lui.
« Ali, me croyez-vous fausse et perfide !
— Non.
— Quelle opinion avez-vous donc sur moi ? demanda-t-elle impétueusement, déjà irritée par cette laconique réponse.
— Je crois que, puissamment organisée pour le bien comme pour le mal, vous faites l’un et l’autre au gré de vos impressions, parce qu’il vous manque la première de toutes les puissances.
— Ah ! dit Rosina, ce doit être celle de se faire aimer. En effet, je ne l’ai point.
— Non, c’est une conscience éclairée, grâce à laquelle on sait se commander à soi-même.
— Cher moraliste, dit-elle, crois-tu ? Alors, sois ma conscience, toi ; remplace en moi cette absente. Refais-moi une âme ! Le veux-tu ? Quelle plus belle œuvre pour toi ?
— Vous seule, Rosina, le pouvez faire, dit le jeune homme ; je puis seulement tenter de vous y aider, si vous le voulez… en ami, par lettres.
— Par lettres ! s’écria-t-elle ; tu veux me fuir ! non, jamais ! Tu ne sais pas, cher enfant, tu ne sais pas ce que c’est qu’une femme qui aime, qui aime de tout son être pour la première fois. Me fuir !… Hélas ! à quoi bon ? Toi si fort, si chaste, ou si froid, que crains-tu ? »
Rosina se penchait sur lui toute courbée, comme pour l’adorer, mais épiant ses émotions du regard.
« Je ne puis rien craindre, en effet, dit Ali, parce que vous ravir à mon ami est un acte que je regarderais comme un crime. Vous eussiez dû le comprendre.
— Que tu acceptes ou non mon amour, je romps dès ce soir. Que tu le veuilles, ou ne le veuilles pas, je suis à toi ; je ne suis plus à lui. Penses-tu que maintenant j’aille parler d’amour à un autre ? À quoi bon, dès lors, un tel sacrifice ? Hélas ! pour toi ce n’en est pas un. Mais comprends-moi bien, Ali. C’est un amour digne de toi que t’offre une femme régénérée par un rayon de tes yeux. Accepte-moi seulement pour ta sœur la plus chérie. Parle-moi, enseigne-moi, fais de moi ce que tu voudras qui te plaise. Repétris-moi une âme à ton image ; sois mon Dieu. Je vivrai de te voir, de t’approcher, de t’entendre. Je ne verrai plus d’autre homme que toi, et te demanderai pour toute grâce, quand tu seras content de ton humble élève, de reposer un instant ma tête sur ton sein, ou de me laisser baiser tes cheveux. Nous aurons des bonheurs d’ange. Oh ! crois-moi ! Cette Rosina qui t’aime n’est plus la Rosina d’autrefois. N’est-ce pas par les attraits du beau et du bien que tu as attiré mon âme ? Seul, parmi tous ces hommes, toi, beau et chaste enfant, tu as défendu la femme insultée, l’amour avili.
« Jusque-là je t’avais remarqué à peine ; à partir de ce jour je t’ai adoré, sans le savoir d’abord, te voulant traiter en amie, en mère ; et puis de plus en plus attirée, absorbée, enfin toute à toi. Mais ce sont là des paroles que peut-être tu n’entends pas comme elles sont. J’avais cru aimer déjà, ce n’était rien. Moi, si fière pour tous ces hommes qui rampent à mes pieds, tu le vois, je suis presque aux tiens ; je m’y coucherais avec joie, si tu voulais bien le souffrir. Je mourrais pour toi ! Mon amour est si pur, si haut, qu’il n’a pas honte de s’offrir. C’est un dévouement que je donne.
« Non, ne me prends point pour maîtresse, mais seulement pour amie ; à la seule condition que tu n’aies pas d’autre amie que moi, et que je puisse chaque jour te voir…, nous parler seuls. Veux-tu, mon Ali, veux-tu accepter ce don enthousiaste d’une femme qui se donne à toi, comme on se donnait autrefois au Christ, l’idéal époux ? Car tu m’as relevée, comme il fit de la Madeleine, et mon âme, que le monde avait abattue, retrouve ses ailes avec toi ! »
Tout entière dans ses paroles, toute vibrante, joignant les mains, elle pleurait, et sa passion se répandait autour d’elle en émanations brûlantes. Une rougeur vive couvrait le front d’Ali ; une hésitation se lisait sur son front penché.
Des flammes de triomphe brillèrent dans les yeux de la cantatrice.
« À quoi penses-tu ? demanda-t-elle en posant sur la main du jeune homme ses lèvres brûlantes.
— Je pense, Rosina, que vous êtes irrésistible pour tout homme…
— Ali ! s’écria-t-elle, presque suffoquée de bonheur.
— Pour tout homme, reprit-il, qui n’aurait pas des motifs invincibles de résistance…
— Vous jouez-vous de mes tourments ? s’écria-t-elle en se relevant pleine de colère.
— Non, je vous le jure, non, Rosina ; car si vous ne pouvez égarer ma raison, vous touchez mon cœur, et s’il m’était possible de vous aider à sortir du trouble où vous êtes, de vous mettre au cœur un amour plus vaste, un orgueil plus haut… Encore une fois, Rosina, me voulez-vous pour ami ?
— Je te l’ai dit, répondit-elle en pleurant, à condition que tu ne me quitteras pas.
— C’est impossible. Paolo désormais doit vous quitter, et je l’accompagne. Et puis, toute occasion de malentendu doit être écartée. Je voudrais vous guérir, vous fortifier, non vous nuire. Mon amitié vous restera ; mes lettres seront fréquentes.
— Non ! s’écria-t-elle, devenue presque menaçante, non ! Votre amitié est menteuse ! votre pitié est insultante ! Vous m’avez trompée ! Votre douceur, qui ressemble à de la tendresse, n’est que le masque d’une sécheresse impitoyable. Vous n’avez pas de cœur ! vous n’êtes point un homme ! Vous ne pardonnez que du bout des lèvres. Et toi aussi, n’est-ce pas, tu modèles dans les nuages quelque froide poupée, dont la virginité, faite de précautions et de glace, te donnera du moins les pâles satisfactions de la vanité ? Pour cela, tu auras dédaigné la passion la plus pure, la plus ardente, et ta fausse compassion m’aura plus sûrement précipitée dans le mal que la brutalité grossière des autres hommes ! »
Ali se leva. L’hésitation tout à l’heure peinte sur ses traits avait disparu, et se plaçant debout devant elle :
« Eh quoi ! Rosina, dit-il, suffirait-il de croire à la chasteté dans l’amour pour devoir être l’amant de toute femme qui pleure son passé ? Mais vous vous trompez ; ce passé vous possède encore et vos lèvres seules l’abjurent. Vous n’avez encore d’autre but que votre désir ; vous suivez encore et toujours votre fantaisie. Il vous plaît d’avoir un amant ignorant et naïf à la place d’un autre, voilà tout. Lasse de l’amour sensuel, vous voulez goûter de l’amour chaste, et vous croyez pouvoir passer ainsi de l’un à l’autre ? Mais un abîme les sépare, et s’il vous est jamais possible de le franchir, ce ne sera pas d’un seul bond. Vous regrettez la chasteté ? soyez chaste ; vous vous êtes donnée trop facilement, reprenez-vous. Soyez fière. Peu importe que ce soit mon bras, ou celui d’un autre, qui vous soutienne, si vous n’êtes capable de marcher seule. Toute régénération, pour n’être pas vaine, doit commencer par le recueillement, pour finir par la possession de soi-même. Pour vous, pour beaucoup d’autres, pour toutes les femmes, l’orgueil, à ce moment où nous sommes, est devenu la suprême vertu.
— L’orgueil, cria-t-elle, furieuse et terrible. Prends garde : il souffle la vengeance !
— Vous n’êtes que passionnée, lui dit-il ; nous ne pouvons nous comprendre. Laissez-moi partir. »
Mais au premier pas qu’il fit, elle se jeta vers la porte et lui barra le passage. Éperdue, haletante, égarée, sentant que s’il passait le seuil elle le perdait à jamais, elle en appelait à l’impossible, et des lueurs de haine, d’amour effréné, d’espoir, passaient tour à tour sur son visage.
« Dur ! sans pitié ! dit-elle en frappant l’une dans l’autre ses deux belles mains ; dur ! sans pitié !… Si je meurs, n’auras-tu pas de remords ! Cruel enfant, tu n’as jamais aimé ; tu ignores… Ah ! quand je vais me retrouver seule ici, t’appelant en vain, cherchant de vaines traces de toi, n’embrassant que ma chimère, et séparée de ma vie qui est toi… Ne m’inflige pas un pareil supplice, non, si tu as quelque respect pour l’amour qui t’a créé !… Un peu de douceur et de pitié te sont-ils donc impossibles pour moi ? Ai-je donc ta haine, en échange de tant d’amour ? Être fier, mon Ali, ce n’est point aimer. Je suis fière avec tous, humble seulement avec toi. Promets-moi seulement de revenir ; ne m’écrase pas d’un seul coup ! »
Mais celui auquel s’adressaient de telles prières semblait agité plutôt par la répugnance qu’elles lui inspiraient et l’impatience d’y échapper que par des tentations personnelles. À ce moment, on frappa à la porte extérieure du boudoir ; la cantatrice tressaillit, fit à Ali le geste du silence et, soulevant la portière, disparut. Ali entendit le chuchotement de deux voix, auquel succéda un silence ; puis, une parole plus haute, brève comme un ordre, fut dite par la Rosina, et presque aussitôt elle reparut. S’approchant d’Ali, dont elle prit la main :
« Quelqu’un vient, dit-elle, à qui je ne puis refuser une entrevue. Je ne veux pas qu’on vous voie sortir d’ici. Entrez dans la serre un moment.
— À quoi bon ces précautions ? demanda le jeune homme avec surprise.
Ah !… voudriez-vous discuter avec une femme ce qu’elle croit utile à sa sûreté ? Et ne m’accorderez-vous pas au moins cela ? S’il faut tout vous dire, il s’agit d’une explication qui sera peut-être orageuse, et je crains… des violences. Votre présence, Ali, me rassurera. Écoutez et voyez. Soyez prêt. »
En même temps elle le poussa dans la serre et ferma la porte. À peine avait-il eu le temps de s’arranger, suivant l’ordre de Rosina, pour tout voir et tout entendre, qu’à sa grande surprise il vit entrer Paolo.
— Était-ce donc lui, ce visiteur dont Rosina craignait les violences ? Il y avait là quelque mensonge. Répugnant à se cacher plus longtemps en présence de son ami, Ali fit un pas… Cependant, un instinct de délicatesse vis-à-vis de cette femme qui lui avait dit avec raison être seule juge de ce qui convenait à sa sûreté, l’arrêta. — Mais pouvait-il se prêter à des ruses ?… N’avait-il pas pris la résolution de tout dire à Paolo ? Il se décidait à paraître, quand un nouveau coup d’œil dans le boudoir fit monter à son front une brûlante rougeur et le retint à sa place.
Les premières paroles échangées entre les deux amants avaient été, de la part de Paolo, vives et tendres ; du côté de Rosina, froides, mais de cette froideur à laquelle un regard furtif peut donner une signification simplement mutine et provoquante. Le jeune homme, acceptant gaiement la situation ainsi donnée, avait riposté par des attaques d’abord timides, bientôt plus animées, à ces capricieuses rigueurs : poursuivant la cruelle qui se dérobait à son baiser, il venait de l’atteindre devant la glace, et là, par représailles, il abusait du droit de conquête en lui donnant cent baisers pour un. C’était cette scène, étalée sous ses yeux, au travers du rideau formé par le délicat feuillage d’une glycine, qui venait de faire monter la rougeur au front d’Ali, et qui maintenant le retenait à cette place, partagé entre deux hontes : celle de se montrer et celle de rester caché. Rosina avait-elle donc oublié sa présence ? Elle se défendait mal, bien mal, trop peu pour faire cesser à l’instant ce jeu, assez pour irriter l’audace de l’agresseur. Elle s’échappa enfin ; ils disparurent, et ce furent seulement des paroles passionnées qui vinrent frapper la mince cloison derrière laquelle frémissait à les entendre une autre personne que celle à qui elles étaient adressées.
L’infernale pensée de la Rosina avait-elle rencontré juste ? N’était-ce pas de la jalousie qui bouleversait ainsi les traits d’Ali, et crispait les mains, si fines et si blanches, dont il couvrait et découvrait tour à tour son front enflammé, ses yeux pleins de désespoir ?
« Oh ! murmura-t-il d’une voix brisée, — que du boudoir on eût entendue, si la voix vibrante de Paolo ne s’était élevée à ce moment même, — à tout prix je ferai cesser cette torture infâme ! »
Sortant brusquement de l’abri de feuillage qui le dérobait aux regards, il se trouvait derrière la glace quand, de l’autre côté, au même instant, une figure apparut qui le pétrifia. Était-ce bien celle de Paolo ? Par quelle magie noire ces traits, d’habitude si nobles, si purs, n’offraient-ils en ce moment que le masque d’une grossièreté bestiale ? Ces yeux ardents, mais sans regard, ne voyaient pas même le témoin qui se dressait devant eux. Une réprimande énergique et dure de la Rosina se fit entendre ; mais Ali déjà se trouvait à l’autre extrémité de la petite serre, où, d’un coup de poing, il faisait voler en éclats les vitres et une partie des châssis. Avec ce mépris du danger que donne la passion, et qui a tous les avantages du sang-froid, il posa les pieds au dehors, sur l’étroite corniche, s’y pendit ensuite par les mains, et, n’étant plus qu’à trois ou quatre pieds de terre, sauta légèrement sur un carré du jardin.
Il s’éloignait à grands pas, quand, retournant la tête, il vit à l’ouverture du châssis le visage de Paolo empreint d’une stupéfaction profonde. Ali, cependant, ne s’arrêta pas ; il traversa rapidement la maison, sortit dans la rue, et, sans chapeau, les mains souillées du sang qui s’épanchait d’une profonde coupure, il se jeta dans la première voiture vide qu’il rencontra. Chez lui, après avoir donné l’ordre de ne laisser entrer que le seigneur Villano, il s’enferma, refusant les soins de son domestique, attaché déjà à ce maître doux et généreux, dont la pâleur et les blessures l’effrayaient.
Une demi-heure après environ, Paul se présentait chez son ami. Livide, crispé, bouillant sous la glace dont il se couvrait, après avoir, en entrant, refermé la porte de la chambre, il se tint à deux pas, debout, silencieux. Ali de Maurion était assis près d’une petite table, dans une attitude affaissée, douloureuse ; c’étaient des larmes, sans aucun doute, qui avaient creusé ce demi-cercle sous son œil noir ; mais, se redressant aussitôt, il reprit la contenance doucement fière qui lui était habituelle, et, levant sur Paolo un regard où se démêlait seulement une amère tristesse, lui aussi, il attendit.
Paul ne chercha pas à se contenir plus longtemps ; d’une voix brisée, mais pleine de soupçon et de colère :
« Je suis venu vous demander une explication, dit-il. Je l’attends. »
Sous ce vous, comme sous une atteinte mortelle, Ali ferma les yeux, pâlit davantage encore, et resta sans répondre.
« Ali, reprit Paolo, je donnerais ma vie pour en retrancher l’heure qui vient de s’écouler. J’ai vu et ne puis comprendre.
— Mais, douter…, répondit Ali.
— Dissipe ce cauchemar. Parle.
— Non !… oh non ! Par respect pour moi-même, pour notre amitié…, si elle existe encore…, j’attendrai que tu aies choisi.
— Et de quel choix s’agit-il !
— Entre Rosina et moi. Rosina, sans doute, a déjà tout expliqué. Si tu la crois, je n’ai rien à dire.
— Ah ! s’écria Paolo, voilà ce que je craignais ! Quel choix horrible ! Pourquoi lutter ainsi dans mon cœur l’un contre l’autre ? Ne voyez-vous pas que je suis l’arène vivante que vous foulez aux pieds tous les deux ? En sera-t-il donc ainsi tant qu’il y aura des amis et des maîtresses ? Ne deviez-vous pas vous être sacrés l’un à l’autre ! Si tu l’aimais, que ne l’as-tu dit ? Peut-être… je t’aimais tant !… Au moins j’eusse pu, le cœur déchiré, t’estimer toujours. Mais couver cet amour et ta jalousie, te cacher chez elle, surprendre nos entretiens… Ah !…
« … Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il tout à coup avec énergie, ce n’est pas vrai !… Tu ne peux avoir fait cela, toi ! C’est impossible ! Explique-moi donc tout : que ce soit simple ou miraculeux, je te croirai. Parle, fais la lumière.
— Et si j’accuse Rosina ?
— Ali ! ah ! ne l’accuse pas ! Ne l’accuse pas, Ali ! Elle se sera trompée… Les femmes habituées à tout charmer se trompent ainsi quelquefois. Laisse-moi te croire toujours, et l’aimer encore. Enfant, prends garde, tu es bien jeune et bien pur ; connais-tu l’amour ? »
Une flamme altière, éclatante, brilla dans les yeux d’Ali.
« Non ! Et je renonce à jamais à le connaître, s’écria-t-il.
— Tu es fou, mieux vaut souffrir. Et pourtant…, je souffre, tiens, atrocement. Parle donc. »
Il s’assit en face de son ami.
D’une voix basse et entrecoupée, le visage à demi voilé par sa main, Ali fit le récit de ses deux dernières entrevues avec Rosina, récit que les expressions du narrateur accentuèrent moins que ses réticences. Et, sous l’influence de cette parole douce, grave et pure, supérieure de si haut aux passions qu’elle racontait, si cruelles que fussent pour Paolo ces révélations, il ne laissa échapper aucune parole qui ressemblât à un doute, et ne trahit ses émotions que par des tressaillements et des soupirs. Mais, quand Ali eut cessé de parler, se jetant impétueusement dans ses bras :
« Eh bien ! puisqu’elle t’aime, accepte-la ; je te l’abandonne ! Ali, c’est un bien immense que l’amour d’une pareille femme. Elle te sera fidèle, à toi, peut-être… sans doute. Aime-la !
— Je ne puis l’aimer, dit-il.
— À cause de moi ? Qu’importe ?
— Avant tout, à cause d’elle, répondit-il avec une expression de dégoût que Paolo saisit.
— Eh quoi ! pour t’aimer, tu la méprises ?
— Je la méprise pour t’avoir trahi, pour ses passions sans frein, pour son impudeur.
— Oh ! s’écria Paolo en frémissant, je n’y songeais pas encore. Oui. Te cacher là !… Dans quel but ?… »
Il réfléchit, et bientôt l’indignation se peignit sur son visage.
« Ali, partons ; je ne veux plus la revoir. »
Puis il se rejeta sur son siége, en se couvrant le visage de ses mains ; des sanglots soulevèrent sa forte poitrine, et des larmes se firent un passage entre ses doigts.
La vue d’une douleur si grande rendit à Ali toute sa tendresse ; il prit les mains de son ami, lui parla ce doux langage qui endort les plus vives douleurs, et convint avec lui qu’ils devaient quitter Florence. Où iraient-ils ?
« Assez loin pour ne plus entendre son nom, » dit Paolo.
En songeant, un souvenir passa, impression douce et triste, sur le front d’Ali…
« Te rappelles-tu, dit-il, la fantaisie dont nous fûmes saisis l’un et l’autre à l’aspect de ce petit val désert, pâturage abandonné, situé au pied d’Argentine, sur le chemin d’Anzeindaz ? Il nous prit le désir d’assister là, seuls êtres vivants, à la chute des avalanches et à la débâcle des neiges. Veux-tu encore de cette solitude ? La nature est une mère dans le sein de laquelle se rejette l’homme volontiers, quand il souffre du mal que lui font les autres hommes.
— Oui, dit Paolo, un lieu où je serai seul entièrement avec toi. Partons pour Solalex. »
Il fut décidé qu’ils écriraient de suite au guide Favre, dont Villano avait l’adresse, et qu’en attendant les huit ou dix jours nécessaires à l’installation d’un ménage dans les chalets, ils feraient une excursion en Savoie.
Paolo passa toute la journée chez Ali. Le soir, comme ils traversaient le vestibule pour aller prendre l’air dans un coin désert des Cascine, ils virent s’évader lestement la Nina, camériste de Rosina. Pressé par eux de questions, le domestique d’Ali avoua que cette jeune femme était venue l’interroger sur ce qui s’était passé chez son maître dans la journée, et avait insisté beaucoup pour savoir si les deux amis n’étaient pas brouillés.
« Car elle semblait, je ne sais pourquoi, persuadée que la chose devait être ainsi ; mais, comme vos seigneuries étaient ensemble depuis ce matin, je lui dis que ce n’était pas probable.
« Oh ! tant pis alors, me dit-elle, cela va bien fâcher ma pauvre maîtresse ! Est-ce que deux hommes ne devraient pas se brouiller tout de suite, quand une femme veut bien mettre la main à cela ? »
« Je lui répondais qu’elle avait raison, et que j’étais prêt à me brouiller pour elle avec celui de mes amis qu’elle voudrait bien m’indiquer, lorsque l’arrivée de vos seigneuries l’a mise en fuite. »
Ce soir-là, le théâtre fit relâche, à cause d’une indisposition de la diva, et l’on apprit le lendemain à Florence que Paul Villano et son jeune ami Ali de Maurion étaient partis pour la Suisse, voyage assez étrange à cette époque de l’année, car la neige couvrait encore les montagnes.
CHAPITRE VII.
La Suisse connue des touristes n’est que la Suisse des dimanches, beauté parée, splendide, éblouissante, offerte et vendue à l’étranger. Mais la Suisse véritable, la vraie patrie du citoyen de cette terre, c’est la Suisse de l’hiver et du printemps, lorsque, seul dans ses foyers, ce peuple jouit des âpres intimités d’une nature grandiose et sévère.
Alors, le blanc manteau qu’on admire en été sur les épaules des sommités reines est étendu sur toute la campagne. Sous la charge, les toits frileux semblent abaissés, les arbres font le gros dos ; les sapins, la tête droite et les bras pendants, fantômes revêtus de leur linceul, craquent sous la neige accumulée. Les portes sont closes ; le poêle ronfle à l’intérieur ; la cave est tiède, et c’est l’heure d’y débattre, le verre en main, près du foudre, à la faible lueur d’une chandelle fumeuse, de longs marchés. Au dehors, un jour uniforme, éclatant, règne. On voit, sur neige éblouissante, passer au son des clochettes quelques traîneaux légers, élégants, tandis que d’autres, rustiques, plus nombreux, glissent avec le frôlement mystérieux d’un oiseau de nuit, portant à l’avant une sorte de cône de laine bure orné au sommet de deux yeux humains, et, à l’arrière, enfouis dans un nid de paille, les fruits et légumes qui vont fournir les marchés. L’ardeur du commerce, d’ailleurs soutenue par la chaleur des chaufferettes et celle du vin blanc, rend, malgré le froid, ces marchés abondants et populeux. Puis encore, chaque matin, c’est le traîneau du laitier, qui chemine chargé de grands vases de sapin, au bas desquels s’entrechoquent des seaux de fer-blanc, et conduit par une Suissesse au visage violet, toute emmitouflée de laine bure.
Sur les places publiques, les conscrits s’exercent aux manœuvres militaires. Les représentants du peuple, laboureurs en vacances, délibèrent. Le journal se lit à la veillée, et les publications bibliques de tout format, telles qu’en automne les feuilles mortes, pleuvent et se répandent dans tous les foyers. La choucroute fume sur les tables, les jambons dans l’âtre, et les vapeurs combinées du lait chaud, du café, du thé, du bouilli et des cigares suisses montent en nuages vers le ciel.
Telle est la vie du bord des lacs et des basses vallées, dans ces terrains ondulés, ou ravinés, qu’on appelle si improprement en Suisse la plaine. Mais sur la montagne, dans ces hauts vallons, ces plis, ces combes, où l’homme a suspendu sa demeure, à plusieurs milliers de pieds dans l’atmosphère, tout participe, l’hiver, au calme éternel des cimes voisines ; et, sans la fumée qui s’élève des toits, on pourrait croire le village endormi du sommeil hivernal de la nature.
Sur la ligne brunie du sentier qui serpente entre les chalets, pas une silhouette humaine, hors peut-être quelque ménagère, la seille sur la tête, qui se dirige vers la fontaine empaillée, où la glace pend en cristaux. Quant aux hommes, nul travail ne les appelle au dehors ; la neige qui obstrue les chemins ensevelit également sous ses couches les bois et les prés. Elle a couvert le torrent lui-même, dont les flots pétrifiés contre les roches obstinées gardent encore le masque de leur colère et de leur effort, et qui gît dans son lit, immobile, comme un cadavre sous son linceul.
De toutes parts, immenses et profonds, s’étendent ces flots durcis, qui vont en s’épaississant vers les hauteurs, séparant, pour six mois au moins, l’homme du sol terrestre. Le regard cherche en vain dans cette étendue des points distincts ; du lieu où l’on se trouve, jusqu’aux pics les plus éloignés, tout est blanc, sauf çà et là quelques pointes de sapins, quelques dessous de rameaux, que n’a pu recouvrir la neige, et, sous le toit avancé des chalets, l’angle de la façade où s’ouvrent les fenêtres, avec la silhouette à demi neigeuse de l’escalier. C’est là que, sous le même abri, se réchauffent ensemble bêtes et gens. À côté des pièces occupées par la famille, est l’étable des vaches nourricières, principale ressource de l’hiver.
Car le pain est rare sur ces froids sommets ; la pomme de terre le remplace et compose avec le laitage à peu près tout l’aliment de ces montagnards. Les riches, de temps en temps, y ajouteront un plat de choucroute avec un morceau de lard. Mais quel est le toit pauvre, quel est le sommet aride, où ne coule fréquemment le vin rouge ou blanc, joie de tout vrai Suisse ? D’ailleurs, chaque village a sa pinte, et, plutôt qu’une, cinq ou six. En ces lieux séparés du reste du monde, il est donc, malgré tout, quelques heures joyeuses ; et puis, les veillées entre voisins, la lecture de la Bible, celle des journaux, qu’apporte, les jours où l’ascension est possible, le facteur de la vallée.
La nuit est presque plus animée et moins silencieuse que le jour. La facilité de l’incendie, dans ces villages bâtis en sapin, y a fait conserver l’usage antique des crieurs de nuit, et depuis le couvre-feu jusqu’à l’aube on entend d’heure en heure, avec un bruit sourd de pas sur la neige, une voix traînante proclamer sur trois notes mélancoliques l’heure qui vient de s’ajouter au passé.
Favre, l’ancien guide aux Diablerets, — le jour de cette ascension fatale qui s’était terminée par la mort de M. de Maurion, habitait à l’extrémité du village de Grion un chalet bâti par son aïeul, et au fronton duquel, suivant un usage très-répandu, se lisaient des sentences bibliques :
« Éternel, je me suis retiré vers toi. Que je ne sois jamais confus. Délivre-moi par ta justice.
L’Éternel regarde des cieux ; il voit tous les enfants des hommes. »
Favre était un homme d’une cinquantaine d’années, très-robuste encore, actif, réfléchi, probe. Ayant été dans sa jeunesse garçon d’hôtellerie à Bex, il ne manquait pas d’un certain usage du monde. Cultivateur, bûcheron, guide et charretier tour à tour pendant l’été, cordonnier l’hiver, en tout temps gagne petit, il n’en jouissait pas moins de la sécurité accordée en ce monde à l’homme qui possède une part de cette terre et l’abri d’un toit. Favre était propriétaire d’un champ dans le bas coteau, où le grain de blé dormait sous la neige, où la pomme de terre chaque été poussait savoureuse ; et encore de deux prés à quelques centaines de pieds plus haut. Il avait deux bonnes vaches, deux maigres juments, un char qui transportait quelquefois de Bex à Grion, tant bien que mal, des voyageurs et leurs malles ; enfin le titre de bourgeois et sa part du communal.
Ces avantages donnaient à leur possesseur un droit de citoyenneté sur la terre, dont il était orgueilleux et content comme le serait un chêne de ses racines. Tout cela ne permettait, il est vrai, de manger du lard que le dimanche ; mais cela avait vu passer bien des fortunes de banquiers, de monarques même ; d’ailleurs, le fromage, le beurre et le lait pur ou caillé ne manquaient, Dieu merci, en aucune saison, non plus que les oignons et les pommes de terre. Toutefois le père Favre ne bornait pas là ses désirs : il était, comme tout bon Suisse, possédé de l’amour du gain, et les journées d’hiver se passaient pour lui à ruminer dans sa tête le moyen de gagner l’été prochain plus qu’il n’avait fait l’été dernier, en louant ses services aux voyageurs.
Certain coin de l’armoire cachait un certain magot que le père Favre désirait accroître ; il était père d’une fille et de trois fils, d’où la nécessité de nouveaux chalets à construire. On a vu déjà avec quel empressement il avait saisi au vol la fantaisie de Paul Villano, et, malgré la tristesse et les préoccupations bien autres des deux jeunes gens au départ, Favre n’avait pas manqué de glisser son adresse dans la main de Paul, en l’assurant de son zèle pour le cas où ils voudraient tenter l’aventure.
Il n’y comptait guère cependant, et, en recevant la lettre qui lui donnait dix jours pour l’installation à Solalex, un grand embarras tempéra sa joie. Car, si la chose était possible, en vérité, elle ne l’était guère. De Grion à Solalex, il n’y avait pas, il est vrai, de rudes montées ; le chemin s’élevait assez doucement ; mais combien de pieds de neige ? Et pas de sentier tracé, que tout au plus à moitié chemin, jusqu’à Sergnement.
Il y avait bien aux chalets de Solalex le foin des récoltes du pâturage, ce qui était un grand point pour la nourriture d’une vache, et même pour de bons lits de montagnes ; mais ces jeunes messieurs ne s’en voudraient point contenter ; il faudrait transporter lourd et large, à dos de cheval, pour qu’ils se trouvassent encore assez mal à l’aise. M. Villano ne demandait, il est vrai, que le strict nécessaire ; mais Favre, sans qu’il se fût dit précisément que les mots sont des formes élastiques où chacun loge sa pensée, avait assez d’expérience pour se défier de l’interprétation qu’il devait donner à celui-là.
« Un nécessaire, disait-il à ce propos à sa femme ébahie, sais-tu ce qu’ils nomment ainsi ? C’est un beau sac de cuir fin, à fermoir en or, tout plein en dedans de petites cases où se trouvent mille choses inutiles : brosses, peignes, flacons, éponges, ciseaux, limes, sachets, que sais-je ? toute une foule d’objets à mettre sur un dressoir pour l’amusement du monde, mais dont nous ne saurions que faire, toi et moi. Eh bien, ils appellent ça leur nécessaire et le portent partout avec eux. Tu vois par là que, pour leur donner toutes leurs habitudes, la ville entière de Bex n’y suffirait pas.
« En tout cas, dit-il après réflexion, je commencerai par porter là-bas un bon tonneau de vin blanc et un de rouge, à choisir. Justement, il y en a de reste de l’année dernière, du meilleur, chez les Martin. En fait de nécessaire, ce sera toujours le plus pressé. »
Favre songea au reste une partie de la nuit ; la chose en valait la peine. Car, tout bien considéré, le prix de chaque voyage à Solalex, en pareille saison, valait bien trois fois la journée d’été. Trois fois ! était-ce bien assez dire ?… C’était risquer sa vie et sa santé que de voyager par de tels chemins avec son pauvre cheval, au risque des casse-cou et d’un refroidissement dans les neiges. On pouvait bien mettre quatre journées et peut-être même… Ici toutefois une certaine pudeur l’arrêta.
Dix voyages comme ceux-là donc feraient comme un mois et demi d’été, ce qui montait déjà à une jolie somme, et ensuite le temps qu’il plairait à ces messieurs de rester là-bas, ou du moins le temps que mettrait à se décider l’avalanche… Hé ! hé ! la saison d’hiver vaudrait bien l’été.
Cherchant ensuite dans sa tête quels objets il devrait porter à Solalex, et dans quelles maisons du village, y compris la sienne, il les pourrait bien trouver, le père Favre se dit que sur tout cela c’étaient des marchés à faire et, sans se vanter, aux marchés, il s’y entendait. Il ne lui serait pas difficile de prouver à Mme Martin qu’il était plus avantageux pour elle de louer ses lits, ses meubles et sa vaisselle, qui ne servaient à rien tout l’hiver, que de ne les pas louer du tout ; car le principe de la concurrence ici lui venait en aide, puisqu’au besoin il trouverait chez d’autres, dans le village, les mêmes objets, un peu moins comme il faut peut-être, mais suffisants. Il aurait donc, en y mettant le temps et l’éloquence nécessaires, la chose à bas prix ; et dès lors ne pouvait-il pas, consciencieusement, s’attribuer la différence, puisqu’elle serait due à son propre talent commercial, et que ses commettants, s’ils eussent agi pour eux-mêmes, n’eussent pas si bien fait ?
Toutefois cet argument, si logique fût-il, ne passa point sans murmures, et Favre s’endormit de mauvaise humeur.
Au réveil, la belle somme qu’il avait supputée la veille lui revint d’un coup dans l’esprit. Pourquoi n’en fut-il point réjoui, comme il eût dû l’être ? Favre sentit le besoin de refaire ses comptes. — Eh quoi ! n’était-il pas leur homme de confiance à ces jeunes gens ? Ne lui avaient-ils pas donné liberté de faire ce qui lui semblerait bon ? Ils s’en fiaient à lui ; dès lors, c’était chose sacrée, et il devait agir pour eux comme pour lui-même. En soupirant, il effaça la somme supposée des profits sur les marchés ; la probité restait maîtresse du champ de bataille.
D’ailleurs, il s’agissait encore d’un beau petit chiffre, et Favre, se hâtant de préparer son meilleur cheval, partit dès les premiers rayons du soleil, armé d’un bâton pour sonder la neige.
Le résultat de ce voyage d’exploration fut qu’on pouvait arriver aux chalets, — non pas sans peine ; mais enfin le vieux montagnard avait, grâce à sa connaissance des lieux, peu près retrouvé le sentier ; la neige durcie portait presque partout, facilité grande ; les chalets étaient à leur place, et les arbres coupés, l’année précédente, dans le bois voisin, bien qu’enfouis sous la neige, bosselaient encore le sol et pouvaient fournir le chauffage. Il ne restait plus qu’à s’entendre avec le propriétaire, ce que Favre fit le soir même, puis il commença l’emménagement. Ce grand travail était à peu près complet, et Favre était fort satisfait de lui-même, quand Paul et Ali arrivèrent à Grion.
En tout autre pays, cette idée d’aller s’enfermer dans un désert de neige, pour assister, au péril de sa vie, à la chute d’une avalanche, eût paru folle et stupide, et Dieu sait quelles douches d’eau froide l’étonnement railleur des gens, en pareil cas, ferait subir à des enthousiastes. Mais les Anglais, qui se sont chargés à cet égard de l’éducation de la Suisse, ont détruit en germe tout futur étonnement ; et puis, vis-à-vis d’une entreprise qui tend à laisser de l’argent dans le pays, la philosophie suisse possède des trésors de bienveillance.
Si le proverbe fameux « Pas d’argent, pas de Suisse » est trop absolu dans la négation, l’affirmation correspondante est d’une vérité parfaite. Nos touristes hâtifs n’eurent donc à supporter que les doléances de Mme Martin, la maîtresse d’hôtel, qui eût bien voulu les retenir au moins une quinzaine, les assurant que la fonte des neiges n’aurait lieu au plus tôt qu’à la fin d’avril, et que ce serait toujours autant de gagné sur les tortures qu’ils allaient subir dans cet affreux ermitage. Ils partirent cependant ; un des fils de Favre les précédait, avec un cheval chargé de provisions, et le vieux guide, conduisant une de ses vaches, marchait en arrière.
Le chemin désormais frayé, car aucune tombée de neige nouvelle n’avait eu lieu depuis le premier voyage de Favre, fut franchi en trois heures de marche, et les deux amis prirent possession de l’étrange habitation qu’ils s’étaient choisie. Tandis qu’on allumait à la hâte un grand feu dans l’âtre, Paul et Ali considéraient leur nouveau logement. Si fruste qu’il fût, l’aspect n’en était pas tout à fait inconfortable ; et les efforts de Favre pour y apporter quelque élégance avaient réussi du moins à donner à l’unique pièce, qui devait être à la fois la chambre à coucher, la salle à manger, la bibliothèque et le salon des deux amis, un air naïf qui les charma. La lucarne, traitée en fenêtre, avait été encadrée de rideaux de cotonnade à carreaux blancs et roses ; en face, étaient deux lits de fer à rideaux blancs ; au milieu de la chambre, une table carrée ; dans un coin, près des lits, une autre table garnie en lavabo ; puis une étagère, un buffet, une garde-robe ménagée entre deux rideaux semblables à ceux de la fenêtre, deux chaises de paille, et, de chaque côté de l’âtre, deux fauteuils que Favre ne pouvait contempler sans un légitime orgueil ; car, majestueusement cambrés, droits, superbes, frais encore, ils semblaient se proclamer eux-mêmes dans ce lieu sauvage les représentants de la civilisation. Luxe non moins précieux, un tapis à grands ramages s’étalait au devant de l’âtre sous les pieds des deux fauteuils, vrais seigneurs de cette demeure.
Le chalet a cet avantage sur les habitations rustiques bâties en moellons, que ses parois intérieures sont toujours facilement propres. Rien n’était donc déplaisant à l’œil dans cet intérieur. La fenêtre et la porte avaient été soigneusement garnies par Favre de bourrelets de paille très-artistement tressés ; et il ne restait d’inquiétant que l’ouverture, un peu trop béante, de la cheminée, inconvénient qu’on devait combattre par un énorme courant d’air chaud. Cette chambre d’ailleurs donnait dans l’étable, qu’il fallait traverser pour aller dehors, et où d’autres précautions avaient été prises pour que le froid n’altérât pas la santé de la bonne nourrice.
L’autre chalet, qui touchait presque à celui-ci, formait l’appartement de Favre et sa cuisine. Un épais lit de foin avait paru suffisant au montagnard ; mais son attirail culinaire ne manquait pas d’importance outre un gros tas de pommes de terre et les deux bienheureux tonneaux, on y voyait un buffet plein de conserves alimentaires venues de Lausanne. Il fallut tout voir, et subir l’énumération, un peu emphatique, de toutes les peines au prix desquelles étaient arrivées en ce lieu tant de choses que la montagne jusque-là n’avait jamais vues. Plus d’une fois la pensive figure de Paul s’éclaira d’un sourire, et le soir, quand après le souper, servi par Favre, ils se retrouvèrent seuls dans leur chambre, près d’un grand feu, il disait à son ami :
« Voici le premier plaisir que j’éprouve depuis mon départ de Florence : me trouver ici, dans ces hautes régions, seul avec toi. »
Ali et Paul avaient apporté des livres et des crayons, et ils firent chaque jour quelque promenade, en dépit des inquiétudes de Favre, que ses multiples fonctions de valet de chambre et de valet d’écurie, de fendeur de bois et de cuisinier, retenaient au chalet, et qui redoutait pour ces montagnards novices quelque accident. Munis de longs bâtons pour sonder la solidité de la neige, nos deux amis étaient prudents l’un pour l’autre. Mais, au milieu de ces hauteurs, l’ambition de monter de plus en plus haut devient une passion. C’est l’excelsior du poëte. En face de ces sommités, qui, dans leur implacable sérénité, l’enserrent et lui dérobent l’horizon, l’homme ne sent d’abord que sa petitesse : point microscopique à leurs pieds, sa vue même ne les peut atteindre ; sa défectueuse perspective les raccourcit, les déforme, les ignore ; où il voit des surfaces unies, la montagne creuse des abîmes, et, dans son tranquille orgueil, dresse aux yeux de ce pygmée la formule de l’inaccessible et de l’inconnu. Bientôt ce double défi l’irrite ; cette grandeur provoque son audace, cette immensité l’enivre, et il applique à cette superbe conquête toute son ambition, toute son ardeur.
Le grand, le seul remède à la douleur, c’est l’activité, c’est la vie. En proie à ces souffrances, les plus âpres de toutes, que cause la trahison d’un être aimé, Paolo pouvait difficilement dans sa lecture suivre une pensée étrangère à sa constante pensée. La voix chère d’Ali, seule, avait le pouvoir, comme un interprète, de le mettre en rapport avec le monde si vaste d’idées et de sentiments qui existe en dehors de l’amour trahi. Mais quelquefois cette voix même peu à peu devenait une simple musique à son oreille ; il se retrouvait à Florence, l’affreux souvenir lui plongeait au cœur une lame aiguë. Il se levait, et sortait, suivi d’Ali. Alors la montagne n’avait plus de pente escarpée, plus d’immensité. Le pas de Paul dévorait l’espace ; il ne s’arrêtait enfin qu’en entendant derrière lui le souffle haletant de son compagnon, moins robuste. Il prenait alors le bras d’Ali, s’excusait, voulait sourire, et quelquefois pleurait sur le sein de son ami.
« Pourtant, lui dit-il un jour qu’ils causaient ensemble près du foyer, ce n’est pas en pleine illusion que la déception m’a saisi. Non ; je me débattais depuis longtemps déjà contre l’abaissement évident de mon idole. Toutes ces chastes grâces déployées, ce rôle savant, composé pour m’éblouir et me faire croire à l’ange à peine déchu, tout cela tombait peu à peu de lassitude ; le voile s’écartait, et j’apercevais des rudesses d’instinct, de monstrueux égoïsmes, l’impudeur… Enlacé dans ses bras, je descendais avec elle et le sentais, mais sans avoir la force de me dégager. Elle ne m’aimait plus et me dégradait.
« Ces choses m’apparaissent maintenant de plus en plus ; ma raison est libre : les fous désirs qui me reprenaient parfois d’aller tomber à ses pieds et river ma chaîne ont fait place à l’aversion, qui déjà lutte avec le dégoût… Mais la plaie faite par cet amour arraché saigne et saignera toujours peut-être.
« Plus j’avais surmonté pour elle de répugnances, plus je lui avais consacré de dévouement, plus elle m’était chère ; et puis, j’étais sans doute arrivé à cette heure de la vie où l’amour veut à tout prix devenir une passion durable, une vérité faite chair. Je l’avais divinisée. Et comme elle portait bien la couronne, cette reine de théâtre, et même l’auréole ! Quelle magie de jeu, d’illusion ! Quelle âme, ou plutôt quelle lyre ! Par quel étrange secret certains êtres peuvent-ils sentir tout ensemble avec puissance et sans profondeur ?…
« Où reconnaître l’accent du sentiment vrai ? Oui, cette déception a creusé en moi une inguérissable plaie, le doute. La femme, que, jusqu’à présent, j’ai respectée, adorée, n’est plus à mes yeux qu’une créature futile, presque toujours fausse et toujours trompeuse, parce que ses impressions, faute d’une véritable intensité, ne peuvent avoir de durée. »
Il ajouta en voyant une désapprobation pénible se peindre sur les traits d’Ali :
« Tu voudrais conserver tes illusions sur elle, enfant ? »
Ali, le front appuyé sur sa main, tout d’abord ne répondit pas.
« Quand j’étais enfant, dit-il enfin, j’entendais souvent parler des défauts et des vices du peuple, et ce mot représentait pour moi un être particulier, d’essence abjecte et brutale, qu’il m’eût paru alors impossible d’aimer. Plus tard seulement je compris que le nom de peuple désigne non une espèce, ni même une race, mais une condition : celle de l’homme soumis aux influences particulières du travail manuel, de la misère et de l’ignorance.
« Il devrait donc, ce nom, arrêter sur les lèvres de qui le prononce tout blâme, et saisir toute conscience du remords d’une flagrante iniquité. Cela n’empêche pas la plupart des hommes d’en faire un terme de mépris, et les vices même attachés à cette condition leur servent d’arguments pour l’éterniser ! Car on réfléchit peu en ce monde, Paul ; on agit de même vis-à-vis des femmes. Soumises à une éducation différente, à des préjugés différents, à une extrême différence de sort, on leur reproche, comme inhérents à leur nature, les défauts qui résultent de ces causes, et, pour comble d’inconséquence, tout en les accusant d’une infériorité qu’on s’attache à entretenir, on leur demande une vertu supérieure à celle des hommes.
— Tu es un grand avocat des femmes, dit Paul en souriant. Et tes arguments sont bons, je l’avoue ; mais on voit que nulle fâcheuse expérience n’a ébranlé tes jeunes convictions.
— J’ai aussi mon expérience, murmura le jeune homme, et plus intime… car je les ai connues… en frère. L’amour, qui devrait être l’expression la plus haute de la vie morale, n’est jusqu’ici que le terrain où l’homme et la femme forcément se rencontrent, mais en adversaires. Ce n’est point une union, mais une bataille où il s’agit d’être le plus fort, et où le plus fort est toujours celui qui aime le moins. Or il est difficile de juger équitablement ses adversaires Et puis nous avons le défaut de généraliser à propos de tout incident personnel. Rosina n’est point le modèle sur lequel tu peux juger toutes les femmes.
— Que sont-elles donc à tes yeux ? demanda Paul.
— Des êtres humains, tout simplement, doués des mêmes facultés et des mêmes passions… que nous ; très-semblables à l’homme et peu différentes, si ce n’est par ces différences artificielles que créent à l’envi leur éducation, leur condition sociale, la volonté des hommes et les fantaisies de l’opinion.
— Peut-être dis-tu vrai, répondit Paul en soupirant ; mais je souffre encore trop pour être juste ; et, s’il m’arrive de penser aux femmes, c’est pour me croire certain de ne plus aimer. Je me sens atteint, vois-tu, d’une incurable défiance, et l’amour, qui me semblait autrefois le vrai soleil de ce monde, me paraît maintenant bien inférieur à l’amitié. Quelle femme pourrait me donner les joies de cette entente si vraie, si profonde, que je goûte avec toi ? »
Une rougeur légère colora le visage d’Ali, qui ne répondit pas.
C’était la première fois qu’ils vivaient dans une intimité si étroite et si constante. À Grion, l’année précédente, ils avaient seulement commencé de s’aimer et de se connaître. À Florence, ils n’avaient joui de leur amitié que par échappées, en courant, au milieu des agitations, tourments ou ivresses, de cet amour qui absorbait Paolo. Maintenant, unis pour la seconde fois dans l’épreuve, de nouveau le seul appui l’un de l’autre, et leur seul objet de vive affection, ils se pénétraient profondément.
Il y a dans toute affection, amour ou amitié, deux degrés, dont le second est atteint rarement, l’amour et l’amitié vulgaires n’étant que la rencontre de deux égoïsmes qui cherchent leur joie, soit dans la satisfaction d’être aimé, soit dans le plaisir plus intellectuel de la recherche du beau dans l’être humain. Dans ce dernier cas, au bout d’un temps plus ou moins long, cet amour prétendu, qui n’était autre qu’une curiosité supérieure, est tué par la connaissance.
Dans le premier cas, l’amour ne meurt point, par la seule raison qu’il n’était pas né ; dès que les deux égoïsmes en compétition ont débrouillé leur quiproquo, aux effervescences de la passion succèdent l’emportement de l’amour-propre trompé, le ressentiment, la haine ; à l’ode succède l’élégie. C’est alors qu’on maudit la nature humaine, sa perfidie, son insuffisance, et qu’on emporte pour consolation sous sa tente, avec sa blessure, la satisfaction secrète de sa supériorité.
Mais, quand l’amour est échange sincère, extension réelle de l’être hors de soi, après le vif enthousiasme de la rencontre viennent les saveurs de l’analyse et les profondes joies d’une possession assurée. Contre l’opinion vulgaire, on a d’autant plus à se dire qu’on s’est tout dit ; la présence à elle seule est un bien-être, et le silence parle. — Dans la recherche, dans l’étude, on est encore seul. Dans la certitude, la vie est double, et, par conséquent, a double puissance, double bonheur.
Pour Ali et Paolo, ce moment de leur amitié réunissait les charmes des deux situations confondues. Sûrs l’un de l’autre déjà, ils avaient encore à se connaître, et sentaient chaque jour, par les mille révélations de l’intimité, se resserrer le lien qui les unissait.
Chacun d’eux assurément ne demandait qu’à admirer son ami ; mais ce bonheur lui était facile.
C’étaient deux âmes fières et tendres, non pas également, mais assez pour se bien comprendre et pour aviver l’une chez l’autre la tendresse et la vertu ; deux esprits nourris d’études sérieuses : études plus littérales chez Paolo ; chez Ali, trop hâtives, et très-synthétiques ; mais vivement éclairées par un sentiment puissant du droit et du vrai, qui suppléait à la science des détails par la conception des ensembles. On eût dit que, d’abord, enfant insoucieux et gâté, il avait voulu tout à coup réparer le temps perdu et apprendre en une seule année ce qui en demande plusieurs. Il savait le latin fort mal, assez mal les sciences exactes, dont il saisissait pourtant admirablement l’esprit. D’ailleurs, il semblait souvent heureux de son ignorance, qui lui permettait de feuilleter la riche mémoire de son ami et de se faire enseigner par lui.
« Si le livre est un ami, disait-il, combien plus charmant est un ami livre ! »
Ce qu’Ali connaissait le mieux, ce qui l’attirait le plus, c’était la science des idées, dans la philosophie et dans l’histoire. Outre la littérature française, l’anglaise et l’italienne lui étaient familières. Ces connaissances donnaient à ce jeune esprit, vif et charmant de nature, une variété inépuisable. C’était le terrain fécond où il appuyait, à l’occasion, des jugements remarquables par leur sagace équité, des hypothèses originales, des espérances si pures, qu’elles touchaient au paradoxe.
Au temps actuel, nul esprit de quelque valeur ne peut échapper au multiple problème qui pose au seuil de toute question la justice. Ils causaient donc souvent des événements récents, des questions pendantes, et s’entretenaient, tantôt avec espoir, et tantôt avec tristesse, de leurs deux patries, que Villano, presque aussi Français qu’Italien, aimait d’un amour à peu près égal, toutefois gardant peut-être plus de tendresse pour son Italie, plus involontairement opprimée par l’étranger. Cette connaissance des faits, qu’acquiert forcément un homme libre de bonne heure de son temps et de sa fortune, donnait à Paul un peu plus de scepticisme que n’en avait son ami. Paul souvent creusait sous les apparences jusqu’à cette roche vive du caractère humain, l’égoïsme. Mais alors il s’entendait reprocher vivement, par son jeune et croyant ami, de se laisser dominer par les réalités passagères plutôt que par ce qui est en puissance, et de juger l’avenir à la trop courte mesure du présent et du passé.
« Egoïsme, soit, disait Ali avec ce regard qui emprunte à des cieux invisibles sa lumière. L’égoïsme nécessaire est une part de la justice ; l’égoïsme vrai, d’ailleurs, n’est pas celui du barbare qui, au sein même de la société, se crée un désert ; l’égoïsme vrai, c’est l’amour.
— Et le plus vrai des amours, c’est l’amitié, » répondait Paolo en pressant Ali sur son cœur.
Jamais, en effet, Paolo n’avait éprouvé un sentiment si pur tout ensemble et si profond. Il se sentait attiré vers ce jeune et beau compagnon avec une ardeur dont la violence l’étonnait parfois lui-même. Il n’avait jamais rencontré jusque-là chez aucun jeune homme, — à cet âge où les instincts règnent, où nos habitudes sociales, après les compressions extrêmes subies dans l’enfance et l’adolescence, lâchent tout à coup la bride aux passions, un esprit si pur, si naïf, en même temps que si réfléchi et si maître de lui-même. L’éducation de la famille avait ici produit des résultats admirables. En préservant Ali des rudesses de l’éducation commune et des corruptions de l’exemple, elle avait, dans le calme et la douceur du foyer, accoutumé sa pensée à ces méditations, à cette concentration intérieure d’où sortent les forts, qui, seuls, d’ailleurs, les connaissent, mais qui en reçoivent une force plus grande.
Depuis quinze jours déjà ils habitaient Solalex, et aucune apparence de dégel n’avait encore eu lieu. Le temps était sec, le ciel uniforme, et le front blanc d’Argentine et les rudes contreforts des Diablerets gardaient leur attitude immuable.
Un matin, quand les deux amis ouvrirent les yeux, ils virent la chambre moins éclairée qu’à l’ordinaire ; l’étroite fenêtre ne laissait passer qu’un jour opaque, et Favre, qui venait allumer le feu, annonça qu’il y avait des nuages. Sortant aussitôt de dessous ses rideaux, enveloppé de sa robe de chambre, Ali s’approcha de la fenêtre et l’ouvrit. Les nouveaux hôtes de la montagne, acceptant l’invitation, entrèrent majestueusement et remplirent la chambre de flocons souples, épais, où le jeune homme, en souriant, plongeait ses mains comme pour les saisir, tandis que Paul riait de cet exercice, énergiquement blâmé par Favre.
« C’est la peine d’avoir un petit chalet si clos pour agir ainsi ! Maintenant qu’ils sont entrés, pensez-vous qu’ils sortiront ? Non point ; il faudra du feu pour sécher tout ça, et vous pouvez compter sur un bon rhume. »
Le bon rhume, heureusement, ne vint pas, et les deux amis eurent sous les yeux, toute la matinée, un tableau magique. C’étaient des bandes de nuées qui tour à tour passaient, diverses de forme ; quelquefois légères et déchiquetées, sorte de voiles flottants ; la plupart hautes, immenses, voilant tout d’un épais rideau, et glissant lentement, solennellement, en flots innombrables, jusqu’à ce que, soulevées ou fendues par un coup de vent, elles montrassent tout à coup, à travers leurs flancs déchirés, la perspective du vallon ou de la montagne.
Ce spectacle est admirable, surtout en automne, dans les vallées de hauteur moyenne, quand la verdure existe encore, et que l’enlèvement subit du rideau de nuages, ou ses déchirures, découpent le paysage en tableaux ravissants, l’encadrent et lui donnent des aspects nouveaux.
À midi, le soleil, avant de dissiper cette scène, la rendit splendide. Pénétrés déjà de ses rayons et tout démembrés, les nuages, doublés de leurs ombres, qui traînaient sur les neiges roses, parurent un moment formidables, puis s’altérèrent peu à peu, se déchiquetèrent, et disparurent en s’élevant.
Paul et Ali avaient quitté le chalet pour mieux jouir du spectacle. Au sortir du nuage, moins rayonnants que les dieux d’Homère, ils frissonnèrent : leurs vêtements étaient pleins d’humidité, lourds ; leurs membres glacés. Ils pensèrent bien un moment au bon feu de leur chalet, mais les attractions de la montagne l’emportèrent. Les nuages avaient fui, en s’élevant à l’est, vers le sommet d’Argentine ; les deux amis se laissèrent aller à la folle envie de les suivre, afin de voir se dissiper leurs derniers lambeaux.
La neige, sur laquelle, d’habitude, leurs pieds déposaient à peine une trace, moins résistante ce jour-là, cédait en craquant. Mais ils n’y prirent pas garde et montèrent avec ardeur.
Arrivés non loin du sommet du mont qui s’élève en face des chalets, ils inclinèrent à droite sur une plate-forme, fréquent but de leurs excursions. De là on découvrait une large perspective de ce fantastique pays des neiges, dont le calme, l’immensité, l’immobilité surtout, jettent dans l’étonnement et dans le rêve l’âme humaine, agent suprême de l’éternelle activité. Les nuages avaient disparu ; le ciel, plus doux, laissait entrevoir l’azur ; l’air n’était plus glacé.
Tout haletants de leur course, les deux jeunes gens s’arrêtèrent. Paul, entourant Ali de ses bras, l’attira sur sa poitrine, et ils restèrent ainsi appuyés l’un contre l’autre, soit pour se préserver d’un refroidissement, soit pour mieux confondre leurs pensées ; les yeux attachés sur les blanches régions, ils furent quelque temps silencieux.
« Ma chère conscience, dit Paul, il appelait ainsi parfois son ami, — qu’éprouves-tu ?
— L’oppression de l’inconnu, répondit Ali, dont les yeux étaient chargés de rêverie.
— L’inconnu, reprit Paul ; oui, tu as bien dit. Les formules ont disparu comme ces nuages que nous poursuivions tout à l’heure, et nous restons en face de l’immensité muette. Autrefois, sur ces frontières in franchissables, on pliait le genou ; on invoquait, en le nommant par son nom, le maître de ces domaines ; on lui parlait et on recevait ses ordres ; car ce roi de la montagne, ce législateur invisible des Sinaï avait ses idées humaines et ses lois écrites ; le ciel et la terre conversaient ensemble ; l’homme et Dieu vivaient dans l’étroite union du vassal et du suzerain… Tout cela n’est plus : les temples de la foi servent de palais à l’hypocrisie, de hangar aux attardés ; l’homme cherche, en tâtonnant, son chemin, et, sur le seuil de ses royaumes, nous demandons à l’inconnu, debout et sans nous courber : « Qui es-tu ? » L’esprit est plus libre ; mais la conscience ? Valons-nous plus ou moins ?
— Plus, dit Ali.
— Pourquoi ?
— Parce que le faux n’est jamais le bien. Les dieux formulés sont-ils jamais autre chose que des monarques ?
— Et les plus dangereux de tous, car ils immobilisent l’idéal. Cependant, mon Ali, tu as beau dire, je te connais un dieu formulé. »
Le jeune homme sourit.
« Celui-ci n’est pas dangereux, Paolo. Sans mystères, clair et simple comme une formule mathématique, divin par son but, humain par sa réalité, le dieu-justice n’a pas de prêtres et n’exige pas de sacrifices inhumains. Vrai rédempteur, vrai fils de l’homme, né de sa raison et de ses entrailles, il est au milieu de nous, accessible à tous ; il ne délaisse point la terre pour le ciel, et, progressif comme nous-mêmes, non-seulement en esprit, mais en vérité, il ne nous vend point, au prix de longs siècles de luttes et d’esclavage, les vacillantes lueurs d’un âge écoulé.
— Oui, cher ami, ce dieu est le vrai dieu de la vie ; mais suffit-il bien toujours ? N’y a-t-il pas des heures où notre âme inquiète a soif de l’inconnu ? et ne sens-tu pas, en ce moment même, que son souffle nous aspire ? Contemple ce visage immense de la nature, aux yeux et au front voilés, mais aux lèvres demi-closes ; le mot qui semble errer sur ces lèvres, je donnerais sans regret ma vie actuelle pour l’entendre. J’ai besoin de l’espace entier pour carrière, et de tout ce qui est, dans cet univers dont je fais partie, rien ne doit m’être étranger.
— Avide ! murmura Ali ; quoi ! tu donnerais ta vie !… Ce qui est si loin t’est donc plus cher ?…
— Ah ! s’écria Paul, ne sois pas jaloux de mes désirs, va ! car tu me tiens mille fois davantage que ne m’attire l’inconnu. Je ne te sépare plus de moi dans ma pensée : quand je dis je, cela veut dire nous. »
Une tendresse inexprimable inonda les yeux d’Ali ; il pencha la tête sur le sein de son ami, et ne reprit qu’un moment après :
« Tu es ma famille entière, Paolo, et le point d’attache de ma vie dans l’univers. Je t’aime et te le dis ici, comme un éternel serment, en face de ces choses éternelles. »
Paul, vivement ému, pressa dans ses bras son jeune ami.
« Ah ! dit-il, les biens que tu me donnes valent mieux cent fois que ce qui me reste caché. Tu m’as découvert dans la vie humaine des étendues que je ne connaissais pas. Tu as élevé mon cœur à des hauteurs que, même dans l’amour, il n’avait jamais atteintes. »
Quelque temps encore ils contemplèrent les neiges roses du Moeveran et son glacier, qui sous le soleil étincelait ; ils avaient peine à s’arracher de ce spectacle, dont les grandeurs et les poésies venaient de s’augmenter pour eux, après cette effusion de tendresse, d’un charme sacré. Le froid, cependant, les obligea de ne pas rester plus longtemps immobiles, et ils se mirent en marche pour redescendre. Un peu plus bas, la neige enfonçait décidément, et ils durent dévier de la route directe pour chercher un terrain plus facile. Paul marchait en avant. Tout à coup il enfonce, essaye vainement de se retenir, et, glissant avec une rapidité extrême sur le flanc de la montagne, au milieu de blocs de neige, il disparaît.
Saisi de stupeur, Ali s’était arrêté. Vainement il se pencha sur l’abîme pour saisir un signal, un cri de son compagnon. Le précipice, qu’ils n’avaient pas soupçonné, et que voilait une sorte de pont de neige maintenant effondré, se creusait obliquement. Ali mesura du regard l’espace qui le séparait du chalet, c’est-à-dire des secours de Favre : une heure au moins, deux heures par conséquent ; et pendant ce temps Paul se mourait peut-être, seul, abandonné. Le jeune homme, jetant du regard et de la voix un appel désespéré vers le chalet, plaça son bâton en croix derrière lui, et, fermant les yeux, seul signe de faiblesse dans cette détermination héroïque, il s’élança dans l’abîme sur la trace de son ami.
Pendant trente ou quarante secondes — elles deviennent perceptibles à ces moments-là — Ali glissa le long des parois neigeuses ; puis il se sentit lancé dans le vide, et bientôt après une rude secousse, amortie cependant par la neige, l’avertit du terme de sa périlleuse descente. Malgré l’ébranlement douloureux de ses nerfs, il ouvrit aussitôt les yeux pour jeter autour de lui un anxieux regard, et dans le demi-jour qui régnait au fond de la crevasse il vit avec une joie indicible son ami, qui, meurtri sans doute, mais bien vivant, se relevait avec peine.
« Ali ! cher Ali ! s’écria Paul. Je te croyais sauf du moins. N’étais-tu pas assez loin de moi pour l’arrêter ?
— J’ai voulu te suivre !
— Me suivre ! Ah ! malheureux ! Ah ! cher et sublime ami ! Mais c’est la mort ! Une mort affreuse, au fond de ce trou de neige. Vois cette profondeur, ces parois concaves, la neige amollie. J’ai déjà mesuré de l’œil tout cela. Nulle oreille ne peut nous entendre.. Que ne courais-tu chercher Favre ? Peut-être… Ah ! tu t’es perdu pour moi !
— Je t’ai cru brisé, mourant, au fond d’un abîme. Et te laisser ainsi plusieurs heures… seul !… peut-être pour ne plus te retrouver !… Favre nous cherchera et nous sauvera, s’il est possible. Mais si ce lieu est tel qu’on ne puisse en sortir, Paolo, du moins j’y suis avec toi.
— Tu ne veux pas vivre sans moi ? » dit Paolo d’une voix dont le timbre, affaibli par l’émotion, eut une douceur extrême.
Il prit Ali dans ses bras et le tint pressé longtemps sur son cœur. Puis, relevant son visage, tout resplendissant d’un éclat sublime, les yeux brillants de résolution :
« Ali, moi, je veux que nous vivions ! j’aurais peur de te perdre dans la mort. Il faut que nous sortions d’ici ! »
Il se mit alors à faire le tour de la crevasse, en étudiant le côté le plus favorable à une ascension. C’était une sorte de puits, évasé par le bas et à peu près circulaire, que la neige n’avait pu, dans ses parties les plus concaves, tapisser entièrement, et I dont les parois s’élevaient, en se rétrécissant jusqu’à l’orifice, à six ou sept mètres de hauteur.
Armé du couteau qu’il portait sur lui dans ses courses, Paul tailla, tantôt dans la neige, tantôt dans le roc, une suite de marches, ou d’aspérités, grâce auxquelles il put s’élever jusqu’aux deux tiers environ de la hauteur des parois ; mais arrivé là, où leur courbe devenait plus forte et presque aussi abaissée que celle d’une voûte, il eut beau tourner, enfoncer désespérément ses bras dans la neige, chercher, pour s’y cramponner, des aspérités, il retomba toujours. Pendant plus de deux heures ses forces et celles d’Ali se consumèrent vainement dans ces tentatives.
L’idée leur vint ensuite d’amonceler la neige en un bloc pyramidal et de s’élever ainsi jusqu’à l’orifice, au delà duquel une grande lumière, un pan neigeux lointain, leur faisaient pressentir l’espace. Ils atteignirent ainsi une hauteur d’une douzaine de pieds, après quoi la neige manqua. Alors, ils se regardèrent avec une sombre tristesse. Paul, s’adossant contre une des parois de ce lieu, qu’il jugeait être leur tombe, entoura son jeune ami de ses bras et pencha sur lui son front morne. Mais dans cet abattement, dans cette douleur, il rencontra, pareil au rayon dans les ténèbres, le sourire d’Ali.
« Ne sois pas triste ainsi, mon Paolo, nous allons mourir ensemble. Nous ne serons point séparés.
— Tu crois à une autre vie ? demanda Paolo, mêlant au regard enthousiaste de son compagnon un regard tendre et rêveur.
— Il n’y a pas de mort ! c’est une vaine parole, effroi des hommes. La vie seule existe, partout et toujours. Et seul, l’être-pensée, la suprême puissance de ce monde et la plus pure, serait excepté des lois générales de durée et de régénération ? Non, Paul, nous ne pouvons cesser d’être, et nous ne pouvons nous quitter. Le lien qui nous unit est plus qu’un désir ; c’est une loi sacrée !
— Ah ! puisses-tu dire vrai ! Tu m’as rendu la vie si chère, que je souffrirais trop de te perdre en la perdant…
— Ne crains pas. La justice est la loi qui régit toutes choses. La vie n’est point un hasard, mais un ensemble de forces déterminées, logiques, nécessaires ; les affinités qui nous ont portés l’un vers l’autre, comment permettraient-elles que nous fussions désunis ? La volonté, l’amour, pour être invisibles, ne sont pas des forces vaines ! Oui, Paolo ! je défie la mort de me séparer de toi ! »
Ses traits, son accent, le rayonnement de ses yeux, avaient cette puissance qui donne à la parole humaine, pour fondre et transformer les âmes, l’action d’une lave.
« Je te crois, lui dit Paul en frémissant ; oui ! cela doit être ainsi. Eh bien ! comme toi je suis consolė. Endormons-nous, mon Ali. »
Et le serrant plus fortement contre sa poitrine, l’enveloppant tout entier de ses bras, il poursuivit, avec une émotion qu’augmentait encore une sorte de timidité :
« Jamais je n’ai su te dire combien tu m’es cher, et je te l’avoue, je n’osais pas. Un tel sentiment pour moi-même était si nouveau !… Il semblerait si étrange aux autres hommes !… Il m’a élevé l’âme à des hauteurs nouvelles… il m’a initié à des joies inconnues. Pour en exprimer l’ardeur et le charme, le nom d’amitié est insuffisant, et le nom d’amour, au moins pour des oreilles ordinaires, en offense la pureté. Oh ! l’amour sans doute n’est autre que la source immense d’où s’épanchent toutes les affections diverses, et c’est au-dessus de tous ces courants, dans la source même, que nous nous aimons. Notre amour, mille fois plus grand que la passion, en a toutes les pures délices. Mon cœur bat sur le tien avec une indicible volupté. Pour respirer à l’aise, j’ai besoin de ton souffle dans mon air, et tu me fais croire en effet à des existences supérieures, où je m’élèverai sur tes ailes ! »
Appuyé sur le sein de son ami, les bras jetés autour de son cou, Ali montrait sous ses larmes un visage illuminé d’une joie étrange.
« Ami ! cher ami ! dit-il, tu révèles mon cœur avec le tien ! Seulement, c’est d’un désir plus vif que moi, je bénis cette mort ; car nous nous retrouverons ailleurs, sans secret, sans masque, purs, oublieux de toutes les fanges de ce monde et dégagés de souvenirs… »
Il redressa la tête, et d’un regard ardent et jaloux :
« Paolo ! cette femme !… Rosina… la regrettes-tu encore ?…
— Je n’y pensais pas, répondit-il simplement. Pourquoi jeter ce nom entre nous deux, à cette heure ?
— Qu’importe ? s’il n’est plus dans ton cœur.
— Non ! en ce peu de jours ton contact l’a chassé comme un mauvais rêve. Ce matin encore, y pensant, j’étais stupéfait de la guérison si prompte d’une blessure si cruelle, et m’en accusais presque de légèreté de cœur. Mais ce souvenir près de toi ne pouvait durer…
— Bien ! et maintenant, que tout s’efface ! Plus de nom, plus de souvenir souillé ! Oh ! cher amant de mon âme, nous sommes seuls dans l’éternité de l’être et de l’amour ! Nous sommes l’un à l’autre, entièrement. »
Et l’étrange enthousiaste, pressant avec force les mains de Paul, noyait dans les yeux de son ami des regards pleins d’une flamme où rayonnait la passion dans ce qu’elle a de plus pur, de plus idéal.
« Ali ! s’écria Paul, surpris de telles paroles, et malgré lui troublé par ce regard, Ali ! souffres-tu ? » En même temps, entourant de ses doigts le mince poignet de son compagnon, il interrogea le battement de l’artère.
« Je ne souffre point, Paolo. Je suis heureux. Ne t’inquiète pas. Nous allons mourir, et nous nous aimons pour toujours, n’est-ce pas, mon Paolo ? Voilà tout ! Le reste n’existe plus. Une fois, la première, laisse-moi te dire, dans la langue de ce monde, combien je t’aime ! C’est toi que je cherchais et que j’aime depuis que je vis ! D’autres sont venus ; mais j’ai senti qu’ils n’étaient pas toi ; je les ai repoussés, et jamais à nulle autre oreille mes lèvres n’ont dit ce mot, qu’à toi seul je dis : Je t’aime !… Le jour où je t’ai rencontré, mon cœur a frémi d’une émotion toute nouvelle. J’ai désiré te suivre. J’ai craint de te perdre. Je t’écoutais ce que tu disais était noble, vrai ; ton âme vibrait dans ta parole… et toi aussi pourtant… mais un jour, pour te rappeler au respect de toi-même, de l’amour, il suffit d’un mot ; et, de ce jour, malgré tout, mon âme fut à toi, de volonté comme d’instinct. Je te dévouai ma vie ! Tu as été mon frère, et, dans la douleur, presque ma mère. Tu es si bon et si tendre, mon Paolo !… Mais il y a de ces choses fatales qui flétrissent à jamais et tuent le bonheur… Oui, je bénis la mort ! c’est l’oubli ; c’est le rajeunissement de l’être, lavé de toutes les souillures que cette vie infâme dépose sur nous… C’est l’épuration peut-être sous forme ailée de cette rampante humanité… Oh ! je ne sais rien ! mais je crois en la justice et je t’aime !… Et ma vie, faite de ce double amour, ne peut m’être rendue sans te rendre à moi… Boire l’oubli ! et te retrouver, ô mon Paolo !… Tu dis bien : l’amour est l’Océan sans bornes des joies supérieures, et non la mare trouble et fétide où tant d’êtres s’abreuvent ici. Je t’aime, Paolo ! je t’aime ! Dis-moi que tu m’aimais ! Et endormons-nous pour ce grand réveil ! »
Toutes ces paroles, entrecoupées de soupirs, d’étreintes, de sourires divins, de gestes doux ou puissants, et ces longs regards qui brillaient au travers des larmes, plongeaient Paolo dans un trouble où sa raison flottait éperdue, hésitante, rejetant d’étranges idées qui passaient. Il contemplait, fasciné, ces yeux magnifiques, ces joues pâles ; l’haleine brûlante de ces lèvres vives l’enivrait comme le souffle d’une pythie ; le battement précipité de ce cœur sur le sien le faisait défaillir… et tout en murmurant « Quel délire ! ô mon frère adoré ! ô mon cher enfant ! » il se sentait lui-même brûlé d’une fièvre qui l’hallucinait ; et, pressant Ali dans ses bras, en lui répondant : « Je t’aime !… » il couvrait de baisers brûlants son front pâle et ses doux cheveux épars.
Les heures s’étaient écoulées ; le jour déclinait. Au fond de ce puits de neige, couverts de vêtements humides, la tête nue, car leurs chapeaux s’étaient perdus dans la chute, l’engourdissement les gagnait, c’est-à-dire la mort. Cependant, pressés l’un contre l’autre, heureux d’un bonheur étrange, mais immense, ils souriaient en se regardant, si inattentifs aux choses extérieures que des appels arrivèrent à leur oreille sans pénétrer jusqu’à leur pensée. Paul, enfin, le premier, les comprit et s’écria :
« Favre ! ce doit être Favre ! »
Et de toute la force de ses poumons il jeta un cri. Une acclamation d’en haut répondit, et presque aussitôt une corde lancée vint tomber à leurs pieds ; au bout de cette corde une gourde était attachée.
« Ali ! mon enfant bien-aimé, c’est la délivrance ! Reviens à toi ! nous sommes sauvés ! »
Ali ne répondit pas ; seulement, une sourde exclamation s’était échappée de sa poitrine ; son exaltation semblait tombée, ses traits s’étaient éteints, son regard s’était fermé.
Paul ramassa la gourde, et, la posant sur les lèvres de son ami, le força de boire quelques gorgées du kirshwasser qu’elle contenait ; il en but lui-même ensuite ; puis, ayant frotté de neige ses mains engourdies, il prit la corde et se mit à l’attacher lentement et solidement autour d’Ali. Celui-ci se laissait faire ; il dit seulement avec un soupir :
« Tu es heureux de vivre, Paolo ?
— Oui certes, mon Ali ! mourir avec toi c’était beau ; mais vivre ici, avec toi, c’est un bonheur plus sûr et plus cher encore. Laisse-moi te frotter de neige, pour rendre à tes membres glacés un peu de souplesse ; puis tu prendras ton bâton, pour éviter le choc des parois là-haut. »
Il frotta de neige les poignets et les mains d’Ali, et voulut aussi lui en frotter les jambes et les genoux ; mais Ali s’y refusa ; il saisit la corde de son bâton, et à la voix de Favre, qui d’en haut criait :
« Êtes-vous prêts ? »
Il répondit, tout en gravissant le tas de neige :
« Enlevez ! »
La corde s’éleva lentement avec son fardeau, tandis que Paul suivait des yeux, avec crainte, cette ascension. L’état mental de son ami, cette prostration succédant à une exaltation si vive, ne le laissaient pas sans inquiétude. Cependant il le vit, à la courbe de la voûte, se servir heureusement de son bâton et grimper des genoux et des pieds, dès qu’il eut touché le bord. Alors, un grand cri de joie s’exhala du cœur de Paul : Ali était sauvé !
La corde redescendit aussitôt, et Paul fut enlevé de même, bien qu’un peu plus lentement. Quelques minutes après, il se trouvait près de Favre et de son ami, sur un col de la montagne. Au bord de la crevasse, autour d’un grand pieu de fer profondément enfoncé dans la terre, la corde était enroulée ; Paul, avec tout l’élan de sa généreuse nature, se jeta dans les bras de Favre.
« Nous te devons chacun deux vies ! lui dit-il. C’est bon ! répondit brusquement le bonhomme, au fond tout gonflé de joie ; je sais que vous êtes deux bons enfants ; mais, pour le moment, il n’y a qu’une chose à faire, voyez-vous, c’est de se dégourdir vivement pour rentrer chez nous. Voici la nuit qui vient, et vous avez, je pense, besoin d’un bon feu. »
Ils prirent le chemin du chalet. Les derniers rayons du soleil doraient les hauteurs de la montagne ; le col était dans l’ombre, ainsi que la vallée, et le vent du soir secouait en pluie fine sur leur passage la neige des sapins. Guéri subitement de sa fatigue et de ses souffrances, Paul marchait joyeux. Ali, silencieux et morne, s’appuyait sur le bras de son ami.
Il n’avait pas dit une parole, ce bon Favre, tant qu’avait duré la retraite, car il fallait se hâter ; mais quand on eut passé le seuil du chalet, que dans l’âtre, déjà brûlant, flamba un splendide feu de sapin, après avoir chauffé les lits, et tandis que la bouilloire faisait entendre son chant, de plus en plus grave, Favre épancha contre la conduite des deux imprudents tout ce qu’il avait amassé de ressentiment et de blâme, leur déclarant que si pareille folie se renouvelait, il reprendrait immédiatement après les avoir sauvés, bien entendu, si la chose était possible — le chemin de Grion, laissant à d’autres le soin de faire constater leur mort.
« Vous n’aviez donc pas vu, s’écria-t-il, que le dégel a commencé ? Les brouillards de ce matin auraient dû pourtant vous le faire comprendre. N’avez-vous pas senti la neige mollir sous vos pieds ? Et vous vous en allez tout de même comme ça, les mains dans vos poches, sans me rien dire, comme si la neige ne devait jamais finir. Si les gens d’esprit font des choses pareilles, à quoi ça sert-il de n’être pas sot ? Non, jamais je ne me serais pensé de vous aller chercher sur la montagne en un pareil jour, et pourtant je suis sorti pour aller à votre rencontre, et, voyant vos traces toutes fraîches sur le mont, je les ai suivies, ma foi ! de bien mauvaise humeur, je puis dire. Et, arrivé à l’endroit où vous avez fait le saut, j’ai dit : « Bon, je sais où ils sont : « dans le creux du Puits-d’Enfer, ou pas loin. »
« Et vous avez du bonheur que j’aie été pâtre à Solalex deux années de ma jeunesse ! car je connais la montagne, voyez-vous, comme la connaît celui qui l’a faite ; alors donc je suis descendu au plus raide, en me laissant glisser, et j’ai couru au chalet chercher la corde, le pieu de fer, tout ce qu’il fallait enfin, sans oublier la gourde, bien entendu. Et je ne me suis détrempé que pour cinq minutes de prière, ce qui ne nuit jamais, outre un ou deux coups de vin que j’ai pris pour me donner des forces ; et, Monteu[1], quand j’ai entendu votre voix !… »
Ici, Favre s’arrêta ; non pas qu’il n’eût encore bien des choses à dire, mais parce que l’attendrissement lui serrait la gorge. Paul et Ali déjà reposaient sous leurs rideaux ; il les obligea de souper dans leur lit, les sermonna tout le temps, et sortit en grondant encore.
Si vives et si étranges qu’eussent été les émotions de la journée, sous l’influence de la chaleur d’un bon lit, après le froid qu’il avait subi, Paul s’endormit promptement. Au milieu de la nuit, il se réveilla sous une impression pénible. Des soupirs semblables à des gémissements sourds se faisaient entendre près de lui.
« Ali, demanda-t-il, souffres-tu ? »
Ne recevant pas de réponse, il alluma la bougie, s’enveloppa de sa robe de chambre et s’approcha du lit de son ami. Ali dormait, mais d’un sommeil agité, la tête renversée, les yeux clos. Ses cheveux bruns, épars sur son oreiller, ses longs cils noirs sur sa joue, faisaient ressortir l’éclatante blancheur du visage et de la main, crispée autour des couvertures sous le menton. Ses fines et délicates narines s’élevaient et s’abaissaient ; sa bouche, entr’ouverte, rapprochait les lèvres sans former des sons. Il rêvait.
« Qu’il est beau ! se dit Paul, beau comme une femme ! »
Et il le contempla d’un air rêveur.
Ali prononça très-rapidement quelques paroles indistinctes, et Paul, craignant la fièvre, posa doucement la main sur le front du jeune dormeur ; mais la peau était moite. Un long soupir s’échappa de la poitrine d’Ali, et, plus lentement, il dit :
« Quelle belle mort ! »
Puis il retourna la tête, comme importuné par la lumière. Paul se retira tout pensif, et, sous le flot d’idées bizarres, importunes, qui vinrent l’assaillir, mêlées à ses souvenirs de la veille, il ne put dormir jusqu’au matin.
CHAPITRE VIII.
Le ciel se fit d’azur. Un beau soleil, le gai soleil d’avril, brilla sur les vitres de la cabane, enluminant les rideaux de coton rouge. L’air, selon la naïve et charmante expression de l’analogie, l’air, si rigoureux autrefois, devint clément ; et, comme en effet, sous l’influence d’une bonté protectrice, le cœur s’émeut, on se sentait pénétré, au sein de cette ambiante douceur, d’attendrissement et de bien-être. Autour du chalet, les neiges se fondaient ; les grandes masses des monts et des pics gardaient encore leur majestueuse immobilité ; mais à des frémissements dans l’air, à des chuchotements dans le sol, à je ne sais quelle agitation inquiète, partout répandue, bien qu’insaisissable, on pressentait un travail latent, mystérieux.
Au pied de la montagne, bientôt, des filets d’eau pure, se frayant un chemin dans les neiges et se faufilant dans les pentes, émus et joyeux, partirent pour le grand voyage. De moment en moment, dans le bois voisin, des bruits sourds, suivis d’un frôlement prolongé, se faisaient entendre. C’était un rameau de sapin qui se relevait libre et triomphant, tandis que le fardeau de neige sous lequel il était resté courbé pendant tout l’hiver s’abattait en pluie sur les neiges du sol. Le torrent, immobile en apparence, n’agitait encore aucun pli de son linceul ; mais du fond de sa fosse des craquements s’élevaient, signes d’une résurrection prochaine. L’avalanche ne pouvait tarder longtemps.
Malgré leur désir d’épier ces phénomènes, les difficultés de la marche par le dégel, et les remontrances de Favre, ne permettaient aux deux amis que de courtes promenades autour du chalet. Ils s’en plaignaient et de leurs désirs appelaient impatiemment la grande débâcle. Au fond, cependant, lorsqu’ils étaient ensemble, que ce fût au coin du foyer ou dans la montagne, à la ville ou aux chalets, le regret ou le désir pouvaient bien, dans un rêve commun, émouvoir leur imagination ou leur fantaisie ; mais le cœur satisfait goûtait une quiétude ineffable.
Depuis le jour où ils avaient failli périr, leur intimité était devenue plus étroite encore. Ce n’était plus l’amitié de deux frères, ou de deux amis, qui jouissent, mais sans effusion et sans caresses, de leur affection tranquille ; ni même celle plus tendre d’une sœur et d’un frère. Dans la vivacité, dans l’exaltation de leur sentiment, il y avait plutôt de cet amour, le plus saint et le plus ardent de tous peut-être, l’amour maternel, ici réciproque, bien que, renversant les lois de l’âge, il s’accusât davantage chez Ali. Mais définir par comparaison un sentiment — la plus intime, par conséquent la plus individuelle, des manifestations de l’être, — est chose toujours incomplète ; surtout celui-ci, que jugeaient étrange et sans précédent ceux mêmes qui l’éprouvaient.
Quel nom donner, en effet, à ce charme si puissant, libre des inquiétudes et du trouble d’un autre amour, qui remplissait leur âme de délices, lorsque, appuyés sur le sein l’un de l’autre, échangeant parfois un long baiser, ils savouraient en silence la joie de s’aimer ?
Cette joie, chez Ali, était aussi sereine qu’éclatante ; mais elle n’était point exempte, chez Paul, d’étonnement, de trouble mème. Il se sentait pénétré par des influences inexplicables. Il lui semblait vivre parfois au sein d’un enchantement, pareil à ceux des légendes… Par quelle magie ne pouvait-il détacher ses yeux de ces traits chéris, où chaque jour il découvrait une beauté, des grâces plus exquises ? D’où venaient tant de persuasions sur les lèvres de ce jeune ami ? dans sa voix de tels accents, qui remuaient l’âme dans ses profondeurs ?… Un si pur attachement pouvait-il avoir, ainsi qu’une autre passion, ses exagérations, sa folie ?… Oui, toute grande affection, sans doute…
Et puis, cet Ali, cet enfant si chaste, si noble, si réfléchi, si courageux, si peu semblable aux autres hommes, n’était-ce pas un être à part ? En faire un demi-dieu, pour Paul, était bien facile, et son hésitation ne fut pas longue. Par cette affection sans pareille, Ali le transportait en des mondes nouveaux. Il accepta le miracle. Tout ce qu’il y avait en lui d’enthousiasme, de mysticisme et d’exaltation prit l’essor dans ce noble et étrange amour, et, sans bien comprendre, il adora.
Plus d’une fois, recueilli dans une méditation inquiète, ou frappé tout à coup d’un geste, d’un son de voix, agité encore par le souvenir de la scène du Puits-d’Enfer, la vérité l’effleura du bout de son aile ; mais quoi ! tant de faits écartaient cette supposition : ce jeune homme conduit par son père ; cette vie au milieu des hommes, pure sans doute, mais pleine de calme et de fermeté ; le coup de poignard donné au comte Melina, l’intrépidité, le sang-froid, dépensés tous les jours sans effort et simplement, qualités si exclusivement attribuées à une seule moitié de l’humanité, que l’autre se garderait avec soin d’en prendre sa part, lui fût-elle échue…
Un soir, comme le soleil allait disparaître, on entendit une détonation lointaine, puis un grondement sourd, qui s’accroissait en roulant, comme un tonnerre.
« L’avalanche ! » cria Favre.
Et, malgré lui, les deux amis coururent sur le seuil.
L’air était tout vibrant de bruits et de souffles. Les yeux attachés sur la coupure d’où chaque année l’avalanche se précipitait dans le vallon, ils entrevirent tout à coup un torrent furieux, énorme, de blocs immenses roulants, qui obstrua l’air. Un vent terrible les renversa, étourdis et suffoqués, sur le sol, qu’ils sentirent trembler, et des milliers de pointes les frappèrent, au milieu d’un ouragan de détonations assourdissantes et de sifflets aigus.
Quand ils se relevèrent, en secouant la pluie de neige fouettée par l’avalanche, ils virent la moitié de leur vallée comblée par un nouveau mont ; les sapins renversés gisaient sur les flancs de la montagne ; les vitres du chalet étaient en éclats ; du fond de l’étable partaient des mugissements sourds et plaintifs ; et ce n’était de toutes parts, à la suite de cet ébranlement formidable, que mouvements sourds, trépidations, craquements, un émoi, une agitation immenses. On eût dit que ce grand signal avait partout réveillé la vie. Débarrassée d’une partie de son lourd manteau, la montagne tressaillait, de la cime à la base, au souffle de l’air libre, et ses échos, encore enroués, s’essayaient à répercuter en murmures les tonnerres de l’avalanche.
« À présent, messieurs, quand partons-nous ? » demanda Favre au souper.
Les deux jeunes gens se regardèrent. Cette question si simple venait de bouleverser en eux tout un monde, formé déjà, de chères habitudes. — Avaient-ils donc accepté pour définitive demeure ce pauvre chalet ? Assurément, ils n’y avaient pas songé ; cependant ils sentirent, à ce moment, qu’aucun autre lieu dans le monde ne leur serait intime et cher comme celui-ci. Ils ne répondirent pas à Favre, et tombèrent l’un et l’autre dans la rêverie.
Le lendemain, ils se dirigèrent ensemble du côté de l’avalanche, et tandis qu’ils considéraient cette immense et froide ruine, qui allait bientôt porter la fertilité dans les chaudes régions, Paul, s’adressant à son ami, répéta la question de Favre.
« Qu’en dis-tu ? devons-nous partir maintenant ? »
Dans cette question, aucune idée de séparation n’était contenue, et cependant l’émotion d’Ali fut visible. Il rougit, baissa sur ses yeux humides le voile de ses paupières et balbutia :
« Nous ferons ce que tu voudras
— Restons ! s’écria Paul. Et moi aussi, je t’assure, je souffrirais de partir. Nulle part je n’ai tant vécu ; nulle part je ne t’ai si bien aimé. Ailleurs comme ici, nous serions ensemble ; mais ici notre intimité est bien plus profonde. Restons.
— Du moins quelque temps encore, dit Ali. Nous n’avons assisté qu’à la première partie du spectacle que nous sommes venus chercher. N’as-tu pas entendu parler de la merveilleuse transformation qui s’opère après le départ des neiges ? Déjà ce travail a commencé ; les puissances de la végétation sont éveillées. Il faut voir ces belles montagnes, qui sont nôtres désormais, se couvrir d’herbe et de fleurs. Après, nous retournerons dans le monde, si tu le désires. »
Cette dernière phrase fut accentuée d’une tristesse dont Paul saisit l’accent. Il s’écria :
« Tu ne peux redouter le monde pour notre amitié ? »
Et comme il ne reçut point de réponse, prenant les deux mains d’Ali, il chercha ses yeux. Ils s’efforçaient de sourire ; mais Paul y crut lire des anxiétés confuses. Alors, jetant le bras autour de son ami :
« Comme toi, lui dit-il, je sens qu’une amitié telle que la nôtre doit être jalouse de l’amour. Mais quel amour pourrait jamais l’égaler ? Sois-en certain, si un tel sentiment doit encore avoir place dans ma vie, cette place ne sera jamais que secondaire. »
Ali, cette fois encore, ne répondit pas, et ils continuèrent de marcher en silence, jusqu’au moment où Ali fit un mouvement pour se dégager du bras de son compagnon. Mais Paul le retint, et, se penchant sur lui, vit son visage couvert de larmes.
« T’ai-je donc blessé par mes paroles ? cher, étrange enfant ! Que se passe-t-il en toi ? Que veux-tu ? »
Honteux de sa faiblesse, Ali se jeta dans les bras de son ami.
« Paul, si tu aimes, et… tu aimeras sans doute… que ton amour ne soit pas secondaire, mais noble et digne de toi. Je le veux ! »
Cela fut dit au milieu de sanglots vainement contenus ; et longtemps encore, malgré des efforts intérieurs que Paul devinait, par cette pénétration intime qu’ils avaient l’un de l’autre, Ali resta douloureusement ébranlé. Paul était pensif.
La neige décroissait rapidement. Le torrent, qui avait repris son cours, charriait pêle-mêle, avec ses derniers glaçons, des sapins brisés, des terres éboulées, des blocs de neige. De toutes les pentes, de toutes les fissures, de tous les pores de la montagne, de toutes les aiguilles des sapins, torrent, filet ou goutte, l’eau coulait. Il devenait plus difficile de se préserver de l’humidité que du froid, et Favre plus que jamais soupirait pour son foyer.
Mais, dès que la première herbe eut paru, ce fut un enchantement. On vit la verdure courir de proche en proche et s’épandre comme une lave, mais riante, féconde et bénie. Chaque matin, à leur réveil, Paul et Ali, courant observer ses progrès, la trouvaient nouvellement tombée, comme une manne. Elle aussi, de ses mille petits pieds tenaces, grimpait à l’assaut de la montagne et couvrait chaque jour, conquérante paisible, des espaces nouveaux. Une atmosphère humide et chaude, qui faisait songer à celle des âges créateurs, enveloppait la montagne, et du sein de la terre, à chaque heure, surgissaient des plantes nouvelles. Déjà les crocus ouvraient leurs calices ; la primevère s’étalait sur les gazons, et les longs rubans du narcisse se renversaient, afin de livrer passage à la fleur parfumée qui grossissait au bout de sa hampe.
Les deux amis jouissaient avec enthousiasme des poésies de cette renaissance ; Ali surtout semblait les goûter avec cette mélancolique avidité qu’inspirent les joies passagères. Ils n’habitaient plus guère le chalet et vivaient dehors, en des excursions sans but arrêté d’avance, mais si entraînantes qu’elles absorbaient la journée entière. Chaque jour variait le décor et, si préparés qu’ils fussent, les jetait en des surprises, en des admirations nouvelles ; car nulle part la fécondité de la nature ne se déploie avec plus de puissance et de splendeur que dans ces contrées alpestres.
Un jour que, tout enivrés de leur course, ils redescendaient au chalet, Ali, courant sur la pente sans regarder à ses pieds, heurta une pointe de roche et tomba sur le gazon. Paul s’approchait de lui d’un air moqueur, mais il le vit pâle.
« Qu’as-tu donc ? Est-ce une entorse ?
— Je le crains, car la douleur a été très-vive. »
En même temps, Ali essaya de se relever ; mais il pâlit de nouveau et se laissa retomber, en s’efforçant de sourire.
Non loin d’eux était une de ces rainures verticales de la montagne que les bûcherons appellent des coulées et qui leur servent à faire descendre dans la vallée les troncs des sapins. Cette coulée, pour le moment, servait de canal aux neiges supérieures ; elles s’y épanchaient en une chute limpide, aux filets irisés, entrecoupée de petites cascades. Paul, enlevant son ami dans ses bras, le porta près de la chute, avec l’intention de soumettre le pied malade à une douche de cette eau glacée. Il ôta le soulier, dont il ne put s’empêcher, le tenant dans sa main, de remarquer l’extrême petitesse ; puis il voulut relever le pantalon, pour ôter le bas ; mais sa main fut arrêtée dans cette tentative par celle d’Ali.
« Eh bien, dit Paul, pourquoi ?… »
Il regardait en même temps son jeune ami. Qu’avait-il ?…
Une sorte de nuage rose, qui semblait produit par une confusion pudique, couvrait son visage, et jamais ce visage n’avait, comme en ce moment, paru si timide, si pur et si doux. Paul en reçut au cœur une commotion étrange.
« Eh bien, reprit-il, pourquoi t’opposer ?… l’eau froide est le meilleur remède… >>
Ali hésita ; sa rougeur s’accrut encore, et, avec un trouble étrange, il balbutia :
« Attends ; je vais moi-même… »
Il releva le pantalon, mais légèrement, fit glisser le bas et l’enleva.
Paul se saisit alors du petit pied nu, tissu de veines bleues, que marquait à la cheville une rougeur, et le tint sous la chute. L’eau, qui tombait de si haut, rejaillissant, formait de mignonnes cascades sur les doigts roses ; comme elle mouillait le pantalon d’Ali, Paul, sans hésiter, le releva jusqu’au-dessus du genou. Mais à son tour qu’a-t-il ? Pourquoi ce regard fixe, attaché sur ce genou d’une rondeur polie, sur cette jambe dont aucun duvet n’altère le blanc si pur, et sur ce pied si petit, fortement cambré, qui rappelle par la pureté des lignes les modèles antiques, mais assurément Diane chasseresse plutôt qu’Endymion ou l’Antinoüs.
Un frémissement parcourut Paul des pieds à la tête. À demi défaillant sous le soupçon qui venait enfin de se formuler nettement dans son esprit, il porta les yeux sur le visage de son compagnon, tout rose encore de pudeur… Alors la conviction, dont les éléments germaient depuis quelque temps en lui sous mille formes confuses, se fit tout à coup par une éclatante et soudaine lumière. Il chancela ; sa main tremblante posa sur le gazon le petit pied, d’où ruisselait l’eau des neiges, et palpitant, presque foudroyé, il s’appuya, pour ne pas tomber, sur son autre main jetée en arrière.
« Paul ! s’écria le jeune blessé, qu’as-tu donc ? »
Mais la voix lui manqua sous le regard éperdu, insensé, plein d’un inexprimable délire, où éclatait, aussi clairement qu’en paroles, la joie, le triomphe, la folie, d’une telle découverte ; en face du visage transfiguré de Paul s’agenouillant aux pieds de l’être nouveau qui venait de lui apparaître. Aline se vit reconnue. L’effet de cette révélation fut double et contraire. Un cri profond et déchirant s’échappa des lèvres de la jeune fille ; une mortelle pâleur s’étendit sur son visage, et, s’appuyant contre la paroi de roches près de laquelle elle était assise, sa tête s’inclina sur sa main.
Arraché à son délire par la vue de cette douleur, Paul, en frémissant, entoura d’un de ses bras la chère créature, que dans l’habitude de son cœur il nommait encore Ali, et fit jaillir de la cascade une rosée sur ce front pâle. Aline frémit, ouvrit les yeux et les referma en exhalant un profond soupir ; puis sa poitrine se gonfla, et des larmes, filtrant au travers des cils, coulèrent bientôt, abondantes, sur ses joues.
« Ô chère ! murmura Paul, ô cher être divin que je ne sais plus nommer ! pourquoi ces larmes, quand mon âme déborde de ravissements ? Où sommes-nous ? Que regrettes-tu ? Un tel miracle bouleverse ma pensée… Mais nous sommes toujours ensemble, et… ne veux-tu pas m’aimer encore ? »
Il s’arrêta le souffle manquait à sa poitrine. Il contemplait en l’adorant cet être, si cher déjà, devenu plus cher encore, et ses bras tremblants l’osaient à peine soutenir. Au milieu de tant de bonheur, ces larmes, qu’il voyait toujours couler silencieusement, lui faisaient mal… et peur.
« Oh ! parle-moi, reprit-il ; un mot, je t’en prie ! Dis-moi si je veille ou si je rêve, et quel monde nous habitons. Je me sens jeté hors de l’espace où j’ai vécu jusqu’ici… Je vis dans l’ivresse la plus puissante qu’un homme puisse porter sans mourir. Ah !… tu fais bien de pleurer peut-être, et de mêler cette amertume à de telles délices, pour que je n’en sois point écrasé. Ali ! cher Ali ! Pardonne-moi d’avoir deviné ce que tu voulais sans doute me cacher encore. Dis-moi ton autre nom, et rends-moi ton âme ; car la mienne fléchit sous le poids de ce double amour. »
Elle rouvrit les yeux, se redressa, et le repoussa doucement. Paul resta muet, le cœur serré, traversé tour à tour de saisissements et d’élans de joie. Quand leurs yeux se rencontrèrent, elle baissa les siens avec un mélange de confusion et de tristesse, puis elle murmura :
« Funeste accident !
« Paul, dit-elle un moment après, soyons toujours les mêmes, je t’en prie ! »
Il répéta :
« Les mêmes ! » avec une sorte de stupeur.
Elle voulut alors se relever, oubliant sans doute sa blessure ; mais en appuyant le pied malade, elle fit un léger cri et retomba.
Sur les traits de Paul, la douleur et la joie se fondirent en une tendresse inexprimable.
« Laisse-moi te porter, dit-il, tu ne peux marcher, tu le vois bien. »
Elle ne répondit pas ; il l’enleva dans ses bras et l’emporta vers le chalet d’une marche inégale, tantôt se sentant près de défaillir sous la violence de ses émotions, tantôt soulevé comme par des ailes. Pendant ce trajet, pas une parole ne fut échangée entre eux ; un grand trouble dominait également leurs pensées, d’autant plus grand, pour ces cœurs si habitués à s’entendre, qu’une différence profonde venait de se marquer dans leur sentiment, et que chacun cherchait avec anxiété quelle serait la pensée de l’autre.
Au chalet, tandis que Favre s’empressait autour du blessé, ils reprirent un peu possession d’eux-mêmes.
Mais quand il les eut quittés et qu’ils se retrouvèrent seuls, de chaque côté du foyer, une étrange timidité les prit l’un et l’autre. De toutes les pensées qui se pressaient dans leur esprit, aucune, au moment d’élever la voix pour se faire entendre, n’osait ; car toutes entamaient par quelque côté la question décisive qui venait de se poser, et qui leur paraissait à tous deux également redoutable. Elle, enfoncée dans son fauteuil, la jambe allongée sur un coussin, détournant un peu la tête, semblait tout occupée de suivre les jeux de la flamme sautillante et claire qui se tordait autour des bûches résineuses. Paul, accoudé, les yeux à demi couverts par sa main, la contemplait, étourdi encore de cet entrechoquement du présent et du passé, tout à coup séparés par un abîme ; encore tout ébloui de cet éclair, qui lui dévoilait un ciel nouveau.
Lui ! devenu Elle ! accomplissement d’un rêve qu’il n’eût jamais osé formuler, mais qui gisait pourtant dans les profondeurs de sa pensée, de son désir, dans toutes les aspirations de son être ! Déjà, combien il l’avait adorée ! surpris de tant d’exaltation dans l’amitié, mais cédant à un charme irrésistible, à la grande et secrète magie de la nature ?
À présent, même encore, l’être qu’il aimait avant tout, c’était bien assurément ce frère, cet ami, dont il avait éprouvé la noblesse, le dévouement, les qualités charmantes et sublimes ; seulement, ce qui le rendait heureux jusqu’au délire, c’était de pouvoir la chérir, l’idolâtrer, dans toute la plénitude des forces humaines, de faire de cet amour le seul but, la raison d’être de son existence, de se perdre et de s’absorber en lui tout entier !…
Elle ! mon Dieu, qui l’aurait cru ? En vain cette idée, sous une forme ou sous une autre, était venue frapper aux portes de son cerveau ; il l’avait toujours écartée, et ne l’avait même pas entendue. Ce jeune homme, présenté, conduit par son père, pouvait-on supposer ?…
Si ferme, si résolue, si hardie, si chaste, quelle nature étrange ! Mais comment ne l’avait-il pas reconnue à sa seule beauté ? Un homme a-t-il ces traits, ce doux sourire, ce regard, et par-dessus tout ce geste, cet accent, cette démarche, en un mot ce charme infini qui trahit la présence de la déesse ?
Le jour baissait. À la lueur de la flamme, qui se jouait sur ces traits chéris, Paul y découvrait mille beautés nouvelles qu’il n’avait point encore aperçues. Quelle grâce dans ce cou délicat, doucement penché, presque entièrement caché par la cravate, mais dont on pouvait cependant, au-dessus du col rabattu, deviner la blancheur et le contour ! Ces cheveux bruns, pleins d’ondulations jeunes et naïves, ce front si pur, où la douceur se fond avec la fierté, où la femme rayonne, comment n’a-t-il pas compris plus tôt ?…
Il ne pouvait trop s’en étonner et se riait de lui-même, d’un cœur si gonflé, que sa joie, s’il l’eût exhalée, se fût traduite en cris douloureux.
C’est pour cela qu’il se taisait, respectant d’ailleurs son silence à elle, dont il souffrait cependant un peu. Oh ! pourquoi détournait-elle ainsi les yeux ? — Et pourtant il sentait que si elle les eût attachés sur lui, il n’en eût pu supporter l’impression sans défaillir. — Pourquoi sur ce doux front ces ombres ?… Étaient-ce des pensées importunes, ou seulement l’ombre de la nuit ? Non, il y avait là quelque chose de sombre que la flamme du foyer, en l’éclairant, ne chassait point mais rendait au contraire plus visible. Cette attitude pensive, muette, presque timide, si nouvelle… et si charmante… les tenait trop à part l’un de l’autre pourtant. Ce silence enfin lui pesait ; il voulait, il devait le rompre, et le doux nom d’Ali venait à ses lèvres, mais s’y arrêtait… car Paul en voulait maintenant un autre, encore inconnu, déjà plus chéri.
Elle poussa un long soupir étouffé, pencha sa tête sur le dossier du fauteuil, et sa main s’étendit languissante sur ses genoux, laissant pendre des doigts effilés que la flamme, en les pénétrant, rendit tout roses. Le poids qui chargeait la poitrine de Paul s’augmenta de ce soupir ; il étouffait. Un nœud de sapin, éclatant, lança hors du foyer un trait de feu qui alla s’abattre près d’elle, et lui, jetant un cri, se précipita pour l’éteindre. Ils se regardèrent ; elle aussi avait tressailli ; cependant elle dit :
« Une étincelle te fait peur !
— J’ai cru qu’elle allait tomber sur toi, » répondit-il.
Déjà courbé, il s’agenouilla, saisit la main de la jeune fille, et, attachant sur elle un regard timide et fervent, d’une voix basse et douce :
« Ton nom ? demanda-t-il. Je t’en supplie, dis-le-moi !
— Relève-toi ! » s’écria-t-elle si vivement, qu’à l’instant il obéit
« Mon nom, reprit-elle avec tristesse, je n’en ai point de plus cher et de plus intime que celui que tu me donnais. Que t’importe l’autre ? Appelle-moi toujours Ali.
— Ah ! balbutia-t-il, garderas-tu de ton secret tout ce que je n’en pourrai deviner ? »
Elle s’efforça de sourire ; mais, comme lui, un invincible embarras la dominait.
« Ton Ali, dit-elle, se nomme dans le monde Aline de Maurignan, fille de vingt-trois ans, fortement soupçonnée d’idées excentriques, non-seulement parce qu’elle n’est pas encore mariée, mais parce qu’elle s’est permis de rompre, sans cause raisonnable, puisqu’il ne s’agissait que d’incompatibilité morale, — un riche mariage, arrêté depuis longtemps.
— Toi ! s’écria Paul, toi !… comme s’il eût entendu des choses inouïes.
— À Paris, Mlle de Maurignan passe pour vivre retirée dans ses terres, depuis la mort de son père, avec une gouvernante anglaise ; tandis que, dans ces mêmes terres, cette même gouvernante, miss Dream, affirme que Mlle de Maurignan vit chez une tante, à Paris. Toi seul sais où elle réside maintenant, et cette Aline, à tes yeux mêmes peut-être, est une étrange créature, n’est-ce pas ?
— Oh ! oui, s’écria-t-il, étrange, unique, divine ! »
À son tour, elle s’écria :
« Pas de ces mots entre nous ! Paul, nous sommes frères. Nous avons déjà vécu la douce vie de l’amitié ; nous la reprenons. Il est temps que l’excès de cette surprise se calme. Je suis le même être que j’étais hier. Hier, nos pensées étaient unies, et nous vivions du même cœur… Un changement de nom est bien peu de chose, et, je l’espère, il ne saurait le troubler longtemps. »
L’accent âpre, amer, un peu dédaigneux, de ces dernières paroles mordit Paul au cœur ; il se rejeta sur son siége.
Après un silence :
« Je vais te raconter, reprit-elle, les raisons très-simples et très-naturelles, il me semble à moi, qui m’ont amenée à des actes si en dehors des lignes étroites où l’on enferme la vie en ce monde. »
Alors, elle raconta son enfance, calme, réfléchie, studieuse, innocente ; l’amitié protectrice de son père, et, enfin, l’amour de son fiancé ; combien, malgré l’estime et la sympathie que lui inspirait Germain Larrey, elle ressentait déjà de vague appréhension vis-à-vis d’un engagement si solennel, dont les conditions lui étaient si peu connues et lui paraissaient déjà fort incomplètes.
Puis, cette nuit terrible, où les révélations de sa sœur la transportèrent subitement du monde chimérique de l’ignorance dans le monde réel ; sa stupeur devant le testament de haine laissé par Suzanne contre l’ordre de choses qui l’avait tuée ; le souvenir de ces paroles répétées cent fois : « Si tu n’as point une âme d’esclave, si tu ne veux vivre de honte et mourir de douleur, garde-toi des hommes ! reste libre. »
D’une voix moins émue Aline raconta encore ses incertitudes, son désir de vérifier par elle-même d’aussi terribles révélations, et son explication avec Germain Larrey, suivie d’une rupture. En quelques phrases, entrecoupées d’autant de réticences, elle laissa voir la crainte qu’éprouvait son père qu’elle ne se mariât point, son propre désir à elle-même d’aimer, de vivre la vie humaine, mais sans se perdre ni s’abaisser ; et le projet qu’elle avait formé dès lors, dans sa chaste audace de jeune fille, de connaître en frère et en ami celui qu’elle épouserait. Elle parla en souriant des hâtives études grâce auxquelles, en une seule année, elle avait ajouté à ses connaissances un vernis universitaire ; la permission obtenue de son père, non sans peine, qu’elle revêtit pendant son voyage en Suisse l’habit masculin. « Cet habit, dit-elle en terminant, sous lequel j’ai pu vérifier la justice des accusations de ma sœur, et joindre aux leçons de sa cruelle expérience l’amertume de mes dégoûts. »
Sur tant d’émotions intimes, sur d’aussi graves problèmes, agités par un être si cher, Paul avait mille choses à dire, dont son cœur plein débordait. Mais cette dernière phrase, qui résumait d’une manière si brève et si dure les impressions d’Aline pendant son séjour à Florence, au milieu des amis de Paolo, les souvenirs qu’elle lui remit en mémoire… cela le frappa au cœur d’une terreur secrète et le rendit muet. C’était près de cette jeune fille, c’était sous ses yeux, qu’il avait aimé Rosina !…
Favre, apportant la lampe allumée, entrait. Paul quitta brusquement la chambre.
Au dehors, la nuit étoilée étincelait sous ses voiles. Baignés de molles lueurs entrecoupées d’ombres, les monts assoupis revêtaient des formes fantastiques ; au loin, le torrent glissait, jetant sa note éternelle. Plus transparente et plus vive à ces hauteurs, l’atmosphère livrait aux regards un demi-lointain plein de mystère et de poésie ; ce n’était partout que splendeur et calme, et toute âme accessible à ces influences en eût été pénétrée ; mais Paul apportait au sein de ce grand repos un trouble profond.
Il venait de comprendre au récit d’Aline la vraie distance qui les séparait, elle, vierge d’âme et de corps, esprit pur, austère, qui, sans autre atteinte qu’une amère tristesse, avait traversé cette orgie brutale et immonde que les hommes appellent leur vie de jeunesse ; lui, le meilleur peut-être de tous ceux-là, mais, hélas ! déjà souillé par plus d’un amour vulgaire, avant le jour où les caresses d’une courtisane l’avaient avili, sous les yeux mêmes de ce juge suprême et adoré qui tenait sa destinée. Ce qu’il avait cru pardonnable aux yeux d’Ali, devant elle, ne l’était plus. Il subissait, malgré leur intimité, malgré lui, l’influence de la différence énorme établie par l’esprit humain entre l’homme et la femme. Moralement, aussi bien que physiquement, Aline et Ali ne lui semblaient plus le même être.
L’avenir, qui tout l’heure lui apparaissait flamboyant de délices inespérées, il le vit alors douteux, sombre. Un pressentiment fatal lui serra le cœur. Cependant… il se savait si profondément aimé de son Ali ! Cet amour si unique, si grand, qui avait attaché à ses pas cette jeune fille, qui les unissait vraiment d’un indissoluble lien, ne serait-il pas capable de dominer tout fatal souvenir ?
Aussi brusquement qu’il était sorti, il rentra, avide de la revoir, de trouver dans ses regards, dans son attitude, des indices de ce qu’il pouvait espérer ou craindre…
Elle l’attendait, et le doux regard, un peu inquiet, qu’elle fixa sur lui fit sentir à Paul les immensités nouvelles de cette affection, qu’auparavant il n’eût pu croire susceptible de s’étendre. Favre avait mis le couvert et servait le souper. Les deux amis s’efforcèrent d’y prendre part, mais avec si peu de succès, que Favre, dont l’idée fixe était de partir, affirma qu’ils allaient tomber malades, et qu’il était grand temps d’aller retrouver des vivres plus frais et la vie des basses vallées.
« Je crois que vous avez raison, Favre, » dit Ali.
Paul fut troublé de cette parole.
Restés seuls, ils firent un effort pour vaincre la gêne secrète qui, malgré eux, persistait. Paul se fit raconter de nouveaux détails de l’enfance d’Aline, qui se plut à le satisfaire ; elle retraçait avec charme et rêverie ces purs souvenirs ; il l’écoutait avec un attendrissement profond.
« Ah ! s’écria-t-il, pourquoi ne nous sommes-nous pas connus dès ce temps-là ! »
Et prenant la main de la jeune fille, il la baisa.
Mais elle la retira si brusquement qu’il en fut blessé.
« Quoi ! s’écria-t-il, un hommage aussi simple peut te fâcher ?
— Un hommage ! s’écria-t-elle. Et que signifie un hommage entre nous ? Ah ! Paul, Paul ! je t’en supplie, n’altère pas la plus haute, la plus parfaite union qu’aient jamais goûtée deux êtres !…
— Parle, exprime ta volonté, dit-il tristement, j’obéirai.
Mais cette humble réponse ne fit qu’augmenter la douloureuse impatience d’Aline.
« Toi, m’obéir, Paolo ! toi me rendre hommage ! Et que sommes-nous devenus, en quelques heures, nous qui jusqu’ici vivions si à l’aise dans les hautes régions du libre accord, de la franchise, de la liberté ? Quand nos âmes depuis longtemps se sont pénétrées, faut-il que ce nom de femme, que tu me donnes aujourd’hui, me rende à tes yeux un être différent d’hier ? Écarte ces souvenirs d’un monde qui n’est pas le nôtre ; rejette ce bagage vieux et souillé de faux respects, de perfides humilités, et cette abjecte phraséologie, instrument du secret dédain de l’homme pour la femme. Tout cela, crois-le bien, m’est odieux. Il faut que de telles habitudes soient une lèpre bien tenace pour amener sur tes lèvres, de toi à moi, ce langage, et venir troubler une intimité si étroite que la nôtre, une si vraie fraternité ! Mon ami, il n’existe rien de plus cher ni de plus complet à mes yeux que la sainte égalité de notre affection. Ne l’offense plus ! Rappelle-toi combien de fois, dans une joie immense et sacrée, ma tête a reposé sur ton sein, et ne prends ma main désormais que pour la serrer dans la tienne. »
Plein d’agitation, il se leva, s’écriant :
« Tu demandes l’impossible !… Oublier la femme en toi ! Ne pas t’honorer d’une affection plus pieuse, d’une adoration plus ardente… Ah ! je subissais à mon insu déjà ce charme… »
Elle sourit amèrement.
« Le charme ! oui ! Il est un charme qui fait déraisonner tout homme sur lequel il est jeté, c’est le nom de femme. Sous son empire, à l’instant, ce qui était clair devient obscur, ce qui était vrai devient faux ; la réalité s’évapore en fantaisie ; la logique se renverse, et la fiction règne M’honorer ! Paolo. Et comment pourrais-tu m’honorer plus que tu ne l’as fait jusqu’ici, en m’estimant et en m’aimant de toute la raison, de toute ton âme ?
« Honorer la femme ! dans la langue des hommes ce mot a deux sens : le plus honnête, c’est la mettre à part, comme chose à ne pas toucher, comme propriété d’un autre ; le plus commun signifie ramper devant elle pour l’abuser, l’étourdir de louanges et en faire sa proie. Laissons ces choses-là.
« Il n’y a, vois-tu, qu’une manière vraie pour l’homme d’honorer la femme, c’est de voir en elle ce qu’elle est surtout et avant tout, l’être humain, comme lui. La femme n’est pas cet être de convention que l’imagination troublée des hommes entoure de nuages, quand ils ne l’écrasent pas sous la boue. C’est l’être dont la chair et le sang ont formé les vôtres ; c’est votre fille, votre sœur, vous-même… Ici, près de toi, Paul, c’est encore, et toujours, ton frère, ton ami. Pour tout homme honnête et digne, vis-à-vis des femmes, l’amour serait l’exception, non la règle ; une seule épouse, toutes les autres sœurs. Mais non : une différence existe, elle devient tout ; de ses yeux troublés l’homme ne voit plus qu’elle ; il s’en affole, s’en enivre ; il l’étudie, l’analyse, l’étend, la cultive, l’exalte ; il en devient fou, et fonde sur elle tout un système, tout un ordre de choses, tout un Credo. Il a tant fait que la femme lui est devenue comme étrangère ; et maintenant il en fait le tour en savant ; braquant sur elle ses lorgnettes, il amoncelle sur l’espèce des traités profonds ; il s’approche à petits pas de l’objet curieux, change sa voix, et se grime pour lui parler. Leur seul accent, en prononçant ce mot : femme ! est une insulte, doublée d’une sottise. Vis-à-vis d’elles, ils ont beau se faire humbles, ils ne peuvent être respectueux ; car dans leur voix, dans leur regard, dans leur mielleuse attitude, tout trahit la pensée fatale, écœurante, qui a changé promiscuité morale la grâce élective de l’amour.
— Ah ! s’écria-t-il, mais c’est de la haine ! Tu as été cruellement blessée parmi nous ?
— Oui ! » dit-elle.
Avec un profond soupir, et d’un geste désespéré, il cacha sa tête dans ses mains, et à cette explosion de sentiment succéda un silence morne. Cependant, touchée de sa douleur, elle attachait sur lui des yeux émus, où se lisait une tendresse profonde, mais désormais timide, — et dont l’effusion s’arrêtait au bord de ses lèvres et dans ses regards, tandis que sa main, avancée comme pour une caresse, retombait sur ses genoux. Ce silence dura longtemps. Autrefois, le silence n’était entre eux que le repos de la parole, dans l’harmonie de la pensée. Maintenant, plein de secrètes divergences, il devenait lourd. Ce fut pour le rompre peut-être qu’Aline, quittant son fauteuil, alla prendre, en boitant un peu, la pincette dans le coin opposé de l’âtre. Paul se leva brusquement :
« Marcher ! quelle imprudence ! Pourquoi ne pas ne demander ?… »
Elle s’appuya sur l’épaule de son ami, tendre et souriante.
« N’aie pas peur ; ce ne sera rien, je crois. Je pose déjà le pied sans douleur. »
Cependant, il l’entraîna vers son fauteuil et la fit asseoir. Ils causèrent alors, mais sans entrain, cherchant un peu leurs idées, et d’un commun accord écartant celle qui les occupait le plus. Lui, surtout, semblait étudier ses paroles, et malgré lui son accent n’était plus le même. Une déférence profonde, ou plutôt une sorte d’idolâtrie, s’y marquait. Parfois un mot, une allusion involontaire, arrêtait leur parole, ou répandait une rougeur sur leur visage. À dix heures, Paul se leva.
« Il est temps que tu prennes du repos », dit-il, et il sortit.
La jeune fille le suivit d’un regard triste.
« J’aurai beau faire, se dit-elle en soupirant, tout est changé. »
Elle se coucha. Paul ne rentra que longtemps après, et le lendemain, à son réveil, Aline se vit seule dans la chambre. Elle s’habilla comme à l’ordinaire sous ses rideaux. Favre vint allumer le feu.
« Où donc est Paul ? demanda-t-elle.
— Oh ! pas loin ; il m’a dit de l’appeler quand monsieur serait levé. Comment va votre pied, monsieur ? Est-ce une vraie entorse, ou une fausse ?
— Appelez Paul, mon bon Favre, il vous le dira »
Favre sortit en grommelant un monologue, et Paul entra bientôt après. Il visita le pied malade, qu’Aline assurait être guéri, et déclara qu’en effet ce n’était qu’une simple entorse. L’os ayant repris immédiatement sa place, et l’eau glacée ayant prévenu toute congestion, après trois ou quatre jours l’effet de la commotion aurait cessé.
« Trois ou quatre jours, s’écria-t-elle, ici, dans fauteuil ! quel ennui ! Mais c’est inutile, je t’assure. »
Et posant dans sa pantoufle le petit pied débarrassé de ses bandelettes, elle se mit à faire le tour de la chambre légèrement, quoique avec une certaine hésitation dans la démarche. Inquiet, un peu mécontent, il la suivait, les bras étendus, comme une mère craintive surveille les premiers pas de son nourrisson ; mais elle fuyait devant lui, tournant la tête et le regardant d’un air malicieux, sans deviner combien elle était ainsi gracieuse et piquante.
En achevant le cercle, près du foyer elle se heurta contre une bosselure du sol ; ce ne fut qu’un ébranlement léger ; mais il ne l’en saisit pas moins dans ses bras en poussant une exclamation de crainte.
« Imprudente !
— Eh ! docteur mille fois trop prudent ! ce n’est rien du tout. »
Devant ce beau, ce divin sourire, une folie le prit, et — ce qui d’ailleurs lui était arrivé cent fois déjà — il serra sur son cœur son bien-aimé compagnon, mais avec une violence inusitée, et, au lieu de son front, rencontra ses lèvres. Ce contact l’enivra ; toute la passion qui déjà le possédait s’épancha dans ce baiser ; ivresse aussi courte par sa durée qu’immense par l’intensité, car il se sentit presque aussitôt repoussé avec énergie, et, s’arrachant de ses bras, l’œil éclatant de courroux, Aline alla se jeter sur un siége, où, se couvrant le visage de ses mains, elle fondit en larmes.
Désespéré lui-même, il s’approcha d’elle ; ses traits étaient animés d’une expression ardente et sombre, et sans doute une explication allait avoir lieu entre eux, quand Favre rentra, portant le déjeuner. Ils dissimulèrent l’un et l’autre leur agitation, en attendant la sortie du bonhomme ; mais celui-ci entendait rester. Il s’accroupit près du feu et les força de se mettre à table, disant que le café allait refroidir.
« Et puis, dit-il en manière d’exorde, j’ai une idée à vous communiquer.
— Parlez, » dit Paul.
Il faut dire que, depuis l’installation au chalet, Favre, actif, habile, traité par les deux jeunes gens en aide plutôt qu’en serviteur, eût trouvé son sort des plus agréables, sans le mutisme auquel il se trouvait condamné. Ces messieurs travaillaient, causaient et se promenaient ensemble ; ils avaient bien à chaque rencontre un mot obligeant pour lui ; mais ce n’était qu’un mot, et quand l’Évangile dit que l’homme n’est pas fait pour vivre seul, il entend qu’un peu de conversation est indispensable à la vie.
Favre, pour tout recours, n’avait que sa Bible et sa vache. Il parlait beaucoup à celle-ci, mais elle lui répondait peu ; l’autre moyen lui procurait la consolation d’entendre sa propre voix, quand il lisait à voix haute ; mais ce n’était que sa propre voix, et, bien qu’il usât souvent de cette ressource ingénieuse, cela était loin de le satisfaire. Il se hâta donc, sur l’invitation de Paul, de prendre la parole.
« Oui, monsieur, vous dites bien, il faut parler ; Dieu a donné la parole à l’homme pour exprimer sa pensée et non pour la garder dans sa bouche à ne rien faire. Et même, il faut avouer que quand la pensée ne s’exprime point, il semble qu’elle se rapetisse et s’en aille ; en sorte qu’on a bien raison de dire que, sans la parole, l’homme deviendrait semblable aux animaux.
« Eh bien donc ! messieurs, c’est pour dire qu’il y a tantôt six semaines que nous sommes ici, ce qui, en cette saison, vaut près de six mois. Je ne nie pas qu’à présent la verdure ne soit agréable. Mais ce n’est pas assez peuplé ici, voyez-vous. Vert ou blanc, c’est toujours aussi muet et aussi tranquille ; les oiseaux même n’y chantent point encore. Vous autres, vous êtes ensemble, vous vous distrayez en causant ; c’est bien. Mais moi, qui ne suis pas assez bien éduqué pour vous tenir tête, et pourtant trop bon chrétien pour vivre dans la société d’une bête à cornes, — bien que de l’espèce la meilleure et du meilleur naturel, depuis ces six semaines, il ne m’est arrivé de me pouvoir décharger un peu, en causant avec âme humaine, que cinq heures en tout, quand mon fils est venu renouveler les provisions ; et à dire le vrai, ce n’est pas assez, et je ne me sens pas capable de tenir plus longtemps à pareille vie ; si bien que, quand je suis là-bas dans l’autre chambre, tout seul devant le foyer, et que l’idée me revient de mon chalet, de ma femme et de mes enfants, et de mes voisins, le cœur me manque, et si ce n’avait été la peur de vous contrarier, je serais déjà là-bas.
« J’ai toujours attendu que vous vous décidiez à partir ; car, en vérité, je n’aurais jamais pensé que deux beaux messieurs comme vous se plairaient ici tant de temps ; mais vous ne dites mot de retraite, et à présent que M. Ali a mal au pied, c’est donc à n’en plus finir. Aussi, viens-je vous prier de ne point trouver mauvais que je retourne chez nous, et de prendre mon fils à ma place. Fritz est un bon garçon, il sait se tirer d’affaire et… »
Il s’étendait sur les qualités de Fritz, quand Ali l’interrompit par ces mots :
« Je suis guéri, Favre, et nous partirons avec vous demain. »
Paul tressaillit. Favre, joyeux, s’écria :
« À la bonne heure ! J’avais le cœur gros de vous laisser là, car je vous aime rudement, au moins, et je vous accompagnerais volontiers dans tous les pays où il vous plairait de me conduire, pourvu que ce fussent des pays vivants, c’est-à-dire où l’on trouve à qui parler. Ainsi donc, il ne sera pas dit que je vous aurai quitté. J’en suis bien aise.
« Et puis, reprit-il en voyant que les deux amis se taisaient, il me semble que la mélancolie vous prend tout comme moi. Depuis hier, vous êtes tout tristes et ne mangez plus. Le café n’est-il plus bon ?
— Excellent, père Favre, dit Ali.
— Eh bien, on ne s’en douterait pas à vous voir faire. Ah ! l’air d’en bas, allez, va nous faire du bien à tous trois, ce bon air tout sonnant de vie, où chantent ensemble les voix des hommes et celles des cloches, le bruit des sabots et des moulins, et les cris de la marmaille, et les sifflements des merles, et tous les bruits qui s’élèvent d’une assemblée d’êtres sur cette terre. Tenez, je suis voisin de la mère Mioule, la plus criarde femelle de ce monde, et parfois je suis si agacé de l’entendre brailler après ses petits, que, respect à vous, messieurs, je l’envoie au diable, bien que ce soit un péché ; eh bien, croiriez-vous à présent que de penser à la voix de la mère Mioule, j’en ai le cœur attendri ? J’aime bien la montagne ; mais avec des troupeaux et des armaillis. Oui, tout ce qui est dans la Bible est la vérité… Il ne faut pas que l’homme soit seul et…
— Paul, dit Ali, avant de quitter Solalex, je veux revoir le lieu où mon père… »
Sa voix faiblit sous le surcroît d’émotion que ce souvenir lui apportait.
« Alors, dit Paul d’une voix altérée, ce ne peut être demain…
— Pourquoi pas ? dit Favre, nous pouvons y aller aujourd’hui. Seulement, je crains que M. Ali n’ait là une surprise.
— Laquelle ?
— On n’entre plus au chalet, même pendant l’alpage. Une dame de Paris l’a acheté dès l’année dernière, l’a fait entourer d’une palissade, et en a la clef.
— Cette clef est dans ma malle, Favre.
— Ah ! monsieur ! très-bien ; aussi m’étais-je pensé que cette dame devait être de vos parentes. »
Il rapporta, outre ce commentaire, bien d’autres qui avaient eu lieu, jusqu’au moment où Ali le pria de préparer le cheval pour le voyage. Quand le brave homme fut parti :
« Paul, dit la jeune fille sans regarder son ami, pardonne-moi d’avoir décidé sans toi notre départ ; il est nécessaire. »
Il répondit amèrement :
« Il suffit que tu le désires. »
Au bout d’un instant, comme elle se taisait, Paul reprit, d’un ton qu’une inquiétude secrète rendait plus doux :
« Où irons-nous en partant d’ici ?
— Je ne sais, dit-elle après avoir hésité.
— Cela dépend de toi seule, dit-il ardemment ; car moi je n’ai d’autre vœu, d’autre ambition que de te suivre et de ne jamais te quitter, quelles que soient les conditions auxquelles je doive me soumettre pour obtenir ce bonheur. Eh bien ? demanda-t-il, voyant qu’elle se taisait.
— Avant de te répondre, dit Aline, hésitant encore, laisse-moi me recueillir et m’interroger ; on prend mal une décision dans le trouble.
Fort bien, reprit-il avec une amertume nouvelle. Quant à moi, mon cœur me parle si haut que je n’ai pas besoin de l’interroger. »
Peu de temps après, ils partirent, Ali monté sur le vieux cheval de Favre, celui-ci et Paul à pied. Ils suivaient le même chemin qu’ils avaient suivi l’année précédente, accompagnés d’amis joyeux et de ce vieillard qui se rendait, souriant, à sa tombe.
À revoir ces lieux, toutes les bouffées du printemps de leur affection leur revenaient au cœur. Déjà, en ce temps, qu’ils étaient heureux de se connaître ! Ils marchaient en causant, séparés des autres, à quelques pas de Favre comme aujourd’hui. -Par moments, le regard mélancolique d’Aline semblait chercher au détour des routes le père si tendre qu’elle avait perdu ; et Paul, en pensant à lui, ne pouvait s’empêcher de mêler à ses regrets une égoïste pensée Aline, à côté de son père n’eût jamais pénétré si avant dans les spectacles qui l’avaient troublée, et, sous les yeux de M. de Maurignan, leur intimité, continuée sans interruption, eût à jamais écarté la rencontre fatale de Rosina. Leur amour se fût développé sans obstacles ; elle serait maintenant sa femme, ou du moins sa fiancée ; il se serait fait digne d’elle à force d’amour.
Mais au milieu de ces tristesses, de ces craintes, quand Paul rencontrait le doux regard qui cherchait le sien, il se demandait quel obstacle, quel malentendu pouvait séparer deux êtres si irrésistiblement tournés l’un vers l’autre, qu’ils avaient besoin sans cesse de compléter l’un en l’autre leur impression, leur pensée. Il tressaillait alors d’espérance, et, sous le soleil déjà chaud, foulant d’un pas vif la verdure nouvelle, il ne voyait de tout ce qui l’entourait que ce cavalier gracieux en qui pour lui, maintenant, la femme perçait de toutes parts, et qui, nonchalamment ployé sur sa monture, tantôt regardant le ciel et la montagne, tantôt son ami, semblait aspirer et fondre dans son regard toutes ces harmonies, pour en composer la plus humaine et la plus puissante, l’amour ; amour pur, calme et bleu comme le ciel de la montagne, et qui, tout en remplissant d’âpres délices le cœur du jeune homme, le faisait rêver d’éternité.
Arrivés sur le plateau d’Anzeindaz, ils laissèrent à Favre la garde du cheval, et pénétrèrent dans le chalet où s’était exhalé le dernier souffle de M. de Maurignan. Sauf les ustensiles enlevés par l’armailli, toutes choses étaient les mêmes : le lit grossier sur lequel on avait couché le mourant était là près du foyer ; la plupart des objets qu’avaient touchés ses derniers regards étaient encore en ce lieu ; cette chambre, asile des dernières pensées, était la vraie tombe.
Paul avait craint pour sa compagne une émotion trop vive ; mais en la voyant ferme sous sa pâleur, il dit à demi-voix :
« Veux-tu rester seule ?
— Sans doute, répondit-elle vivement, seule avec toi. »
Heureux de cette parole, il reprit bientôt :
« Laisse-moi te dire le souvenir qui me remplit ici tout entier : ce dernier regard de ton père, dont je ne compris pas alors tout le sens, et par lequel il nous fiança l’un à l’autre…
— Je le vois aussi, murmura-t-elle.
— Aline, ton père mourant a consacré notre mariage… Veux-tu joindre ici ta main à la mienne ? »
Il attendit une réponse ; mais il vit la jeune fille devenir plus pâle encore.
« Je t’aime uniquement, dit-elle enfin, nous ne pouvons être séparés. Cependant… cette union que tu désires… laisse-moi le temps d’y penser encore… J’en ai besoin. »
Une flamme où l’âpreté se mêlait à la passion, par l’effet d’un ressentiment douloureux, brilla dans les yeux de Paul. Étendant la main vers le lit funèbre :
« Soit ! s’écria-t-il ; eh bien ! moi seul vais jurer ici, et moi seul serai lié ; mais je le serai ! Je jure amour et fidélité pour la vie, moi, Paul Villano, à Aline de Maurignan. — Et que tu consentes ou non à notre union, mon serment reste le même ; à toi seule, toujours, tout mon cœur, toutes mes forces, tout mon dévouement ! »
Elle fondit en larmes pour toute réponse ; brisée par tant d’émotions, elle s’affaissa près du lit funèbre et, la tête appuyée sur ce bois grossier, pleura longtemps, la poitrine soulevée de sanglots. Quand elle voulut se relever, Paul, resté près d’elle, lui tendit la main. Aline la saisit dans les siennes, et levant sur son ami un regard où l’adoration se mêlait à la tendresse, elle appuya ses lèvres sur cette main. Ému, presque mécontent, bouleversé jusqu’au fond de l’âme par cette caresse, qui semblait une demande muette de pardon, une timide prière, il releva la jeune fille vivement. — Bientôt après, ils reprirent le chemin de Solalex.
Le lendemain, ils quittaient ce haut vallon, devenu pour eux une patrie, et la plus chère. Favre les conduisit de Grion à Villeneuve, au bord du Léman, et, après avoir embrassé le bon montagnard et l’avoir comblé au delà de ses espérances, Aline et Paul montèrent sur l’Helvétie, un des bateaux à vapeur qui, suivant la courbe du lac, font escale sur la côte vaudoise.
Ils venaient de changer de monde. Au sortir de ce grand silence de la montagne, le bruit, les cris, l’agitation du port et des voyageurs ; au lieu de l’air vif, transparent, éthéré des cimes, une atmosphère plus dense, presque étouffante. On était à la fin d’avril, et, depuis plusieurs jours, un soleil sans nuages dardait ses rayons sur la belle vallée du Léman. Autour d’eux se dépliaient, sous les monts qui les abritent, anses, ports, vallons, châteaux, villes, et tout le panorama de ces rives tant admirées.
L’eau bleue se parait de crêtes d’écume, et le sillage du bateau s’allongeait au loin, vers ce point de l’espace qu’ils venaient de quitter, mais où leur cœur habitait encore Oppressés, ils se taisaient.
Les grands yeux d’Ali, fixés sur le paysage, ne contemplaient rien de visible. Paul, accoudé sur le bord du bateau, le haut du visage à demi voilé par sa main, semblait absorbé par le spectacle des vagues, mais ne regardait que sa compagne, et, plongé dans cette adoration silencieuse, le regard brillant et attendri, il retrouvait l’éblouissement de cette heure où il avait découvert une femme dans Ali.
De tous ses mouvements, de chaque expression de ses traits, de ces grâces charmantes, qui étaient les siennes à elle seule, il s’enivrait, et ses regards ne s’écartaient d’elle que pour se porter avec une jalouse inquiétude sur les autres passagers. Mais, à l’indifférence des hommes qui passaient et repassaient près d’Ali, à l’attention discrète dont les femmes honoraient ce beau jeune rêveur, il était évident que son déguisement n’était nullement soupçonné.
Il était difficile qu’il pût l’être, grâce à l’aisance avec laquelle Aline portait son costume. On était en droit assurément d’admirer l’élégance de la taille de ce jeune homme, la grâce accomplie de ses mouvements, la beauté tout idéale que donnait à ses traits une rare expression de pureté ; mais tout cela, comme à Florence, passait aisément pour distinction native et aristocratique, et la simplicité de la pose et des manières ne laissait place à aucun soupçon.
En pareil cas, en effet, c’est l’embarras surtout du déguisement qui le trahit. Aline, dès l’abord, avait rejeté cet embarras par une forte résolution, et l’habitude avait achevé de le détruire. Cependant, lorsqu’elle rencontrait les regards de Paul, avant qu’il se fût hâté de les détourner, des nuances roses passaient sur son visage, à demi caché sous l’ombre d’un feutre à larges bords ; elle se reprenait à marcher à petits pas dans la longueur du bateau, et retombait en soupirant dans sa rêverie.
À mesure qu’ils gagnaient le milieu du lac se dressaient derrière eux les cimes bien connues du Moeveran et des Diablerets, entre lesquelles, au défaut de leur vue, leur pensée marquait la place d’Argentine. C’était là-haut que gisait, effacé, enfoui dans les vapeurs bleues, ce pli de terre, si vaste en leur cœur, où ils avaient joui d’une vie si pure, si élevée, si unique peut-être.
« C’est lui, n’est-ce pas, que tu regardes, le nid déserté du bonheur ? » murmura la voix de Paolo à l’oreille d’Aline.
Elle tressaillit, prit le bras de son ami et l’entraîna pendant quelques pas, sans répondre. En se penchant, il vit aux paupières baissées de la jeune fille des gouttes d’eau qui brillaient sous la lumière, comme de toutes parts l’onde autour d’eux. Ils s’appuyèrent sur le bord du bateau, dans un endroit solitaire.
« Paul, dit Aline, à Genève… je partirai pour la France.
— Mais non pas seule ? s’écria-t-il vivement.
— Là-bas, je reprends mon nom… et vis-à-vis de ceux qui me connaissent… tu ne peux m’accompagner…
— Voilà le fruit de tes méditations ? dit-il.
— Ne sois pas amer, je t’en prie !… Je souffre comme toi… Ce n’est d’ailleurs qu’une séparation momentanée…
— Mais à quoi bon, grand Dieu ! ce malheur, qu’il est si facile de ne point subir ?
— Depuis longtemps des affaires… me réclament… »
Il s’écria « Des affaires ! » avec colère et dédain.
« Tu as raison, dit-elle tristement ; ce ne serait point assez. Il y a de plus… pour nous deux… le besoin de réfléchir…
— À quoi ?… Pourquoi ? reprit-il avec un emportement à grand’peine contenu. Notre attachement l’un à l’autre serait encore une question à agiter ? un problème à résoudre ? Il ne serait point irrévocable ! Et qu’avons-nous à dire, à penser, chacun à part ? Moi, rien ! Ne savons-nous plus nous parler et nous entendre ? Entre deux êtres libres, qui s’aiment, je cherche en vain l’opportunité d’une réticence, d’une séparation… Je ne la vois pas. »
La tête baissée, les joues couvertes de rougeur et de larmes, Aline murmura :
« Je t’écrirai. »
Je ne quitterai pas Genève. Ne pouvant te suivre, où tu m’as laissé je reste, vivant ici des traces de ta présence d’un jour. Dans cet air où tu as passé, au milieu des objets que tu as touchés, en face de ce divan où tu t’es assise, je te revois, j’entends encore tes paroles ; tu me sembles encore passer devant moi avec cette démarche et cet air… Tout ce que tu fais, les plus légères choses, tombe dans ma mémoire et s’y grave — surtout les souvenirs de ces derniers jours, quand, au moment de te perdre, hélas ! toutes les forces de mon être, tendues vers toi, s’appliquaient à te retenir. Mais cette image qui glisse ainsi devant moi n’est plus que ton fantôme. Tu ne m’entends plus, ne me réponds plus…
Ah ! chère adorée, que penses-tu d’être ainsi partie ? Se quitter, quand on s’aime, cela est vraiment insensé. Je ne comprends pas ton départ. Il est certain que tu ne m’as rien dit qui donnât à ce départ la moindre apparence de raison sérieuse ; tu ne m’as pas tout dit. Tu caches à cet égard un sentiment secret ; et c’est cela, vois-tu, qui m’épouvante et me plonge par moments dans une agitation où je souffre des tortures… Me rejeter, toi !… serait-il possible que tu voulusses me rejeter, Aline, toi qui tiens dans tes mains chéries ma destinée ? Mais tu m’aimes : tu ne peux être implacable ; tu ne saurais m’écarter de ton cœur, ni le vouloir. Nous séparer, songes-y bien, est impossible. Et d’abord, j’accepterais tout plutôt……
Je ne suis pas digne de toi, je le sais ; mais impose-moi les épreuves que tu voudras. Purifie-moi par la souffrance, par le temps même, si tu n’as pas assez confiance dans cette flamme de feu sacré qui a renouvelé tout mon être, qui me consume en ce moment loin de toi.
Ah ! mon Ali ! quand je songe à ce que nous sommes l’un pour l’autre, quand je me reporte à ce rêve d’amour céleste vécu là-haut, à cette pénétration si profonde… je sens qu’il est impossible ni à ta volonté, ni à la mienne, et même aux événements, de nous séparer.
Ne le crois-tu pas ainsi ?
Parle-moi, je t’en supplie ! Quand ta lettre m’arrivera-t-elle ? Tu n’es partie que d’hier !…
Nous écrire !… je te le répète, c’est insensé. Des affaires ! Voilà bien… prends un intendant sûr. Que t’importe ? Et puis il n’y a, vois-tu, qu’une solution vraie, simple, qui sans cesse me vient aux lèvres, que je n’ose te répéter, puisque tu ne réponds pas ; mais la vérité tout entière est que nous ne pouvons pas être séparés. Quoi que tu décides, ami, amant, époux, je suis à toi de toutes mes facultés, de tout mon être… Ma vie entière n’est plus qu’une aspiration vers toi.
Sans cesse, là, dans ma solitude, réunissant le souvenir du passé au sentiment du présent, je retombe dans cette sensation indicible de la découverte où le ciel s’ouvrit à mes yeux, où je te vis femme ; où de cette amitié, sans nom possible, pleine de pressentiments, de ravissements secrets, je me sentis tout à coup emporté sur des ailes de flamme à ces sommets de l’amour que jusqu’ici nul autre sans doute que ton amant n’a pu atteindre ; car dans ces bas-fonds de l’habitude où se traîne la vie ordinaire, la femme, être fugitif, indécis, à demi étranger à l’homme, n’est que l’ébauche d’une âme et trouble surtout les sens. Toi, déjà mon frère, mon ami, centre déjà de toutes mes pensées, de ma plus vive tendresse, moitié de ma vie, toi, cette puissance de plus !… Quand ces idées, quand ces deux courants d’amour se rencontrent en moi, j’éprouve toujours le même coup de foudre ; je m’agenouille, palpitant, devant le miracle, et me reprends à t’adorer avec des joies nouvelles. Il ne manquait à l’enchantement que ce philtre, et tu l’as versé. Ô cher être unique ! J’ai beau considérer tous ceux que j’ai connus en cette vie, toi seul es complet. Tu m’offres l’infini dans l’être ; tu es divin !
Quand j’étudiais, enfant, nos classiques, les passages qui me frappaient de l’intérêt le plus vif, que je ne me lassais point de relire, c’étaient les scènes où se révèle au héros la divinité protectrice, alors que « la grâce de sa démarche trahit la déesse. » Et moi aussi, comme le héros, je demeurais éperdu. Que de fois j’ai relu surtout l’admirable page, tout imprégnée d’amour mystique, où Minerve, quittant la figure de Mentor, se révèle aux yeux de Télémaque ébloui. Je devenais Télémaque, et devant la belle déesse autrefois compagnon fidèle de mes épreuves et de mes travaux, je me sentais agité, sous un tremblement respectueux, de l’émotion la plus délicieuse et la plus tendre. — N’était-ce pas prophétique ? Ô chère et sacrée déesse ! ne te dérobe pas comme les autres à mes soupirs. Accepte cette union de la terre et du ciel, éternellement rêvée par l’homme ; laisse-moi mourir peut-être d’un bonheur trop grand, et non de cette horrible langueur, loin de toi.
Souvent, je souffre à ne pouvoir te peindre l’horreur de l’angoisse où je suis plongé, quand je me vois sous ton œil de femme dans le passé, dans ce cruel passé de Florence, où je t’ignorais si profondément, où rien de semblable à toi ne m’eût semblé possible, où tu ne m’avais point encore abreuvé de tant d’idéal d’amour. Là, te parlant d’une autre, à toi !… te rendant témoin… Une honte, une amertume insupportables alors me remplissent. Oh ! qui effacera ces souvenirs et de ton esprit et du mien ? Hélas ! il me semble en ces moments que nos liens sont détendus ; je te vois alors dans une autre sphère, loin de moi, qui, du fond de mon ombre, ne puis t’atteindre. Ta métamorphose, qui m’enivre, me cause aussi mille terreurs ; tu deviens pour moi plus idéale, plus sévère, plus éloignée, en même temps que mon ardeur à franchir la distance qui nous sépare est cent fois plus vive.
Quelquefois je me sens perdu… Mais alors je m’écrie vers toi, mon Ali, frère si intime et si tendre, âme chérie, qui se confondit si souvent avec la mienne ! Je me reporte à ces jours de la montagne où nous vécûmes si étroitement unis. Je sens que tu ne peux m’abandonner, que tu m’appartiens par ton propre cœur ; je reprends confiance, je m’élance vers toi.. Mais de nouveau je retombe dans le doute et dans la tristesse, car tu m’as quitté. Ces alternatives épuisent… Crois-tu que les forces humaines y puissent tenir longtemps ? Je t’aime d’amour… tu le sais… Ton regard fier et doux arrêtait les paroles sur mes lèvres, mais tu le sais… J’ose te l’écrire, et si tu pouvais deviner avec quel saisissement, quelles délices… quelles terreurs !… Je t’aime, Aline, et ce n’est plus en moi qu’est ma vie.
Mon ami, je suis depuis deux heures à La Chesneraie. Ma bonne miss Dream m’a embrassée en pleurant, et, tout d’une haleine, m’a raconté ses inquiétudes, ses embarras, ses travaux. J’ai refait connaissance avec les habitants du domaine J’ai revu le jardin et le bois, le bel horizon, le cabinet de mon père et sa chambre ; partout, ici, je retrouve sa chère présence, et aussi ma première enfance et ma jeunesse, qui me rient dans tous les coins. Mais je n’ai fait que traverser tout cela pour venir à toi plus vite, et me voilà, sous prétexte d’une grande fatigue, enfermée dans ma chambre pour y causer avec toi.
Plus de cent lieues nous séparent, mon Paolo ; depuis deux jours écoulés je n’ai pas entendu ta voix ; cela me semble étrange, horriblement triste, et déjà, dans ce nid de famille où je suis née, où j’ai grandi, je me sens comme en exil.
Ce départ m’a rempli d’une agitation que je n’ai pu calmer encore. Te quitter, va, je le sens bien, c’est résister à une force vivante, à une de ces lois qui sont l’ordre vrai des choses. Tu es devenu le centre de ma vie ; tu es toute ma famille en ce monde, frère chéri. Notre parenté vient d’un fluide plus pur que le sang, et ces quelques mois passés ensemble ont noué entre nous des habitudes éternelles.
Aussi ai-je déjà peur de ne pas trouver ici le calme que j’y suis venue chercher. Je voulais mettre plus d’ordre et de précision dans mes idées ; mais quel trouble et quel désordre que de ne plus être avec toi ! Et puis, tu souffres de mon départ, tu m’accuses, je le sens, et le poids de ta souffrance, jointe à la mienne, et ton mécontentement, m’oppressent, me causent un tourment presque insupportable. Sois plus calme, je t’en prie, pour que je le sois moi-même, que je puisse méditer sérieusement sur notre destinée, et la comprendre et la vouloir telle qu’elle doit être.
Tu t’es refusé à comprendre mon départ, et je ne t’en ai point donné, je le sais, une explication complète. Mais peut-être vaut-il mieux la suspendre encore. Dans la situation nouvelle où nous sommes, quant à cette différence que tu pressens entre nous, et qui doit être effacée, lequel de nous deux se devra rendre au sentiment de l’autre ? Je désire, j’espère que ce sera moi. Mais laisse-moi me recueillir un peu dans la solitude. Depuis le changement qui s’est fait en toi, notre intimité n’est plus la même ; un embarras invincible paralyse nos épanchements et force à se baisser sous tes yeux les miens, qui s’y noyaient autrefois.
La question posée actuellement entre nous, et qui prend sur notre sort une importance décisive, est celle précisément à l’égard de laquelle l’éducation, le naturel peut-être, ont établi entre nous de telles dissemblances, que peut-être nous est-il impossible de nous bien comprendre, réciproquement. Tu sais quel monde nous avons traversé ensemble ; ce que tu ne peux savoir, c’est de quelles hauteurs j’y suis descendue, et par conséquent l’ineffaçable impression qu’il a produite sur moi.
Tandis que l’éducation donnée aux hommes les soumet aux tristes enseignements de la vie, qui, reçus trop tôt, détruisent d’avance les révoltes d’une conscience non encore formée, j’ai grandi, moi, dans une sainte ignorance, grâce à laquelle, nourrie d’études saines et pures, je m’élançais vers l’idéal du juste et du beau avec l’ardeur d’une plante vers la lumière. Dans l’état moral où se trouve l’humanité, l’ignorance du mal, vois-tu, est la première vertu que l’éducation devrait s’attacher à préserver. Tout ce dessous de la vie, ces coulisses du grand théâtre, cet égout qui roule ses fétidités sous la cité étalée en plein soleil, tout cela pour moi, pendant vingt années, fut comme s’il n’existait pas, et, loin de savoir alors que je jouissais d’une illusion enchantée, je me croyais seulement à l’aube du jour sublime et radieux que j’attendais. Ma sœur, tout à coup, me jeta de ce rêve dans le monde réel ; mais, étourdie de ma chute, je doutais encore ; je voulus savoir, et pris cet habit, sous lequel tout aussitôt l’impureté vint à moi, me fit fête et me promena dans son palais.
Ce que j’ai vu sous mes yeux, ce que d’odieuses confidences ont appris à mon oreille, ce qu’il m’a été donné de découvrir d’infamie, de lâcheté, d’abjection, dans ce monde où mon pied ne s’est posé qu’en passant, à jamais, vois-tu, mon âme en sera troublée. Je suis comme un voyageur qui, s’approchant d’une source pour y boire, la voit remplie d’immondices, au milieu desquelles nagent des reptiles affreux ; il fuit, pénétré d’un tel dégoût, que sa soif se trouve éteinte, sans avoir été satisfaite. Dans ce temps-là, tu m’accusais de mélancolie. J’endurais une souffrance extrême. Personnelle ? oui, sur un point où sans doute elle fut plus intime ; mais, à l’égard des choses en elles-mêmes, quoique désintéressée, non moins âpre. Le spectacle journalier de ce viol odieux, insensé, de l’être moral, qu’ils nomment leurs amours ; l’âme de la femme atrophiée par leurs systèmes, avilie par leurs injures, étouffée sous leurs baisers ; sa honte et sa misère, fruit de leurs joies ; eux-mêmes, au cœur des plus nobles dons de l’intelligence et de la bonté, nourrissant le ver de l’illogisme et de l’injustice, tout cela me jetait en des fièvres d’indignation et de douleur. J’eusse laissé là promptement cette horrible étude, si j’avais pu te quitter, et si la volonté ne m’était venue de chercher dans ces maux leur remède. Je le connais : tout mal est dans l’esclavage. Il faut donner à la femme l’indépendance par le travail.
Ne voudras-tu pas m’aider, cher et noble ami, à faire dans cette voie notre tâche possible ? Je ne comprends, crois-le bien, la vie qu’avec toi. Je t’aime d’un amour plus ardent que celui que tu me demandes. Je t’aime à n’avoir pas une pensée qui ne soit mêlée de toi, à ne pouvoir trouver en mon cœur une seule retraite où tu ne sois avec moi. Ici, comme à Solalex, je sens constamment ta présence ; tu remplis l’espace autour de moi, et ne le sais-je pas d’ailleurs ? tu es en esprit ici bien plus qu’à Genève.
Pardonne-moi ; il me faut un peu de méditation solitaire. J’ai besoin de sonder mes propres forces, de me poser en juge vis-à-vis de moi-même, et… d’ailleurs, je voudrais t’appeler ici qu’un obstacle m’arrêterait. Ce serait, avec nos mœurs ignobles, où nul respect n’arrête le soupçon, donner au marquis de Chabreuil, à ce débauché, û mensonge d’un ordre social hypocrite autant qu’abject ! le droit de me refuser son fils, qu’il a promis de me confier pendant un mois tous les ans ; pauvre chère enfantine conscience, déjà faussée, dont ma sœur désespéra, mais qu’elle m’a pourtant recommandée. Ne crains rien : nous ne pouvons être longtemps séparés. Pour quelque raison que ce soit, nous ne pouvons l’être. Ah ! si je n’avais pas su déjà combien profondément je t’aimais, je le saurais maintenant, dans cette absence. Écris-moi.
Ces lâchetés, ces infamies, est-ce moi qui les ai commises, et dois-je en porter la peine ? Suis-je condamné à jamais pour l’amour fatal de Rosina ? Si tu exiges pour amant un être aussi pur que toi, où le trouveras-tu, mon Aline ? Il n’en est point. Tous, de bonne heure, hélas ! avant d’avoir compris l’amour vrai, nous sommes entraînés dans cette boue. L’opinion nous y pousse avec un sourire ; la famille tolère ; l’exemple corrompt ; de toutes parts, nous ne rencontrons que facilités, consentement, séductions. Que de femmes elles-mêmes, soi-disant chastes, n’auraient pour la virginité d’un homme qu’un sourire railleur ! Pèse tout cela et condamne-moi, si tu ne m’aimes pas assez pour me pardonner.
Craindrais-tu que j’eusse commis de ces lâchetés, que je juge comme toi inexpiables ? Te faut-il ma parole que je n’ai point, comme tant de pères de famille honorés et tendres, jeté préalablement des enfants à la voirie, avant d’aspirer aux joies du foyer ? Non, n’est-ce pas ? Tu me connais assez. Ah ! si tu savais avec quelle amertume je contemple ma vie passée ! avec quelle haine je renie ces fausses amours qui me font rougir devant toi ! J’en souffre par moments des douleurs insupportables, je voudrais me dépouiller de ces honteux souvenirs, et m’en laverais dans la mort, si j’étais sûr de revivre auprès de toi. Mais c’est comme ton amant, Aline, qu’il me faut vivre ; il ne me suffirait point d’être ton fils ou ton frère ; ton fils ! le fils d’un autre homme !… Ah ! si ta jalousie était pareille à la mienne, je l’avoue en frémissant, tu ne me pardonnerais pas.
Oui, j’en conviens, ce monde est insensé. Il ordonne des sentiments, de la raison même, comme de choses neutres à façonner à sa fantaisie, à imposer ou à supprimer çà et là. Depuis des siècles que l’homme se contemple, cherchant à saisir sa propre image et à la fixer en institutions, en usages, en lois, il ressemble à ces peintres qui, de la fusion harmonieuse de toutes les nuances dans la nature, n’en savent tirer qu’une, dont ils barbouillent tout. Chaque époque a son fard, ses postiches, et se contorsionne, pour ressembler à son bizarre idéal. Suivant le mot d’ordre parti comme une balle des mains de quelque joueur, la foule court et se précipite ; la mode est au viril ou à l’efféminé, au décolleté ou bien à la pruderie ; la femme doit être ceci et l’homme cela…
De liberté, de nature, de vérité, qui se soucie ? L’homme le plus souillé rugira si la fille qu’il aime a été trompée par un autre, et sa délicate ignominie rejettera cette chaste honte, pendant que la plus pure acceptera sans rougir… Ah ! vois si je suis sincère ! je reconnais, je sens qu’en toi comme en moi la jalousie, et la plus âpre, la plus ardente, n’est que trop légitime ; et peut-être pour le reconnaître a-t-il fallu que je t’aie connue comme frère avant de t’aimer comme femme ; car l’esprit humain, — ce grand raisonneur, dit-on, — vit bien moins de raisonnement que d’habitude.
Mais tout cela, je ne le sais que par toi, ma révélatrice. Avant toi, j’ignorais ce que maintenant je sais le mieux, et je n’étais encore que la moitié de moi-même. Je te sens à la fois différente de moi et semblable. Le lien qui existe entre nous est le plus fort de tous ceux qui puissent unir et river deux êtres. Déjà tu m’étais indispensable avant de me devenir nécessaire ; tu étais déjà la meilleure part de ma vie avant d’être mon ambition la plus ardente. Au bonheur tu as joint les délices, et trouvé en toi une puissance nouvelle pour devenir, en même temps que mon bien le plus sûr, mon aspiration.
Ne vois-tu pas que notre union serait l’idéal le plus splendide de l’amour ? Dans l’union vulgaire actuelle, l’homme et la femme, tout pétris de différences, presque étrangers l’un à l’autre, et dont l’amour n’a guère d’autre saveur que l’attrait des sens, — ils savent d’avance, par l’expérience d’autrui, que leurs joies seront fugitives, et peut-être suivies de regrets. Mais nous, mon Aline, déjà liés par les affinités les plus profondes, les plus éprouvées, frères autant qu’amants, sûrs l’un de l’autre comme de nous-mêmes, l’amour est pour nous le feu divin qui ne peut s’éteindre et qui doit, sans se consumer, pénétrer notre vie entière de sa chaleur et de ses clartés.
Ah ! l’oubli ! l’oubli !… je te le demande pour tout ce qui est tombé dans un passé disparu, mille fois abjuré, qui n’existe plus en moi. Suis-je encore l’homme d’autrefois ? Tu ne peux le croire. En regardant en arrière, je me vois moi-même sans me reconnaître, ne pouvant plus me comprendre. Je t’en conjure, ne me force plus à détourner les yeux de toi, ma lumière et ma pureté, pour les reporter sur ce passé trouble et infâme. Que veux-tu ? Ordonne-moi des choses possibles : je ne puis vivre sans ton amour !
Hier, après l’heure du courrier, je suis parti pour le Salève. Ma solitude me rend fou ; la tête me tourne ; cette tension vers toi, trop vaine, hélas ! me dévore. Le monde parfois prend à mes yeux des aspects bizarres. En le voyant du haut de la montagne si petit, je ne sentais plus que toi dans l’univers. Ici l’air me manque. Appelle-moi, je t’en supplie ! J’ai le besoin le plus ardent de te voir, et surtout là-bas, ma chère et charmante châtelaine… Quelques jours seulement ; puis je partirai… si tu veux.
Ta lettre contient des réticences. Pas une seule, je veux tout savoir. Tu me dois, comme toujours, toutes tes pensées. Comment puis-je combattre ce que je ne connais pas ? Dis-moi tout, je le veux, je t’en supplie ! Mais plutôt laisse-moi te parler, entendre ta voix !… Nous nous comprendrons bien mieux. Grand Dieu ! nous entendre ! nous expliquer ! Et sur quoi ?… pourquoi ?… Nous nous aimons ; nos âmes sont déjà confondues, et tu veux réfléchir, considérer, et tu nous sépares ! Aline, mon Aline, cela est vraiment insensé ! Envoie-moi la permission de partir. Je l’implore, et je l’attends… n’est-ce pas ?
Tu es trop impatient, ami. C’est toi qui te refuses à comprendre. Tu demandes des explications nouvelles, quand je craignais d’en avoir trop dit. Moi, je te demandais un peu de temps, du calme, et je croyais cela nécessaire ; mais je le vois, cela ne me sera point accordé. Tu veux une solution à tout prix ; notre union te semble pouvoir s’accomplir demain. Eh bien ! tu te trompes : c’est impossible.
Je ne t’accuse point, je t’aime. Ce n’est pas sur toi, tu le sais bien, que je voudrais venger ce que j’ai souffert. Je n’ai pas de désir plus ardent que celui de le voir heureux, et pourtant… je ne puis encore m’empêcher de déplorer le jour où tu découvris que j’étais femme, et je pleure amèrement notre grand amour à jamais perdu. Je sais que mon sentiment te paraîtra faux, bizarre ; il n’est que trop réel.
Partis de points différents, il nous est difficile à cet égard de nous bien comprendre. Toi, de bonne heure mêlé au monde, habitué à ses mœurs, l’amour, quoi qu’on en ait fait, te passionne ; il te paraît le charme le plus puissant de la vie ; il est resté, malgré tout, ton idéal. Moi, devant la réalité mon rêve a fui, et cette passion, qui m’est apparue sous les traits de la débauche, me fait horreur. Je sais, je sens bien que je manque ici de froide raison, qu’à des conditions nécessaires il est fou de s’opposer, qu’accepter, en les respectant, les lois de sa propre nature, est le devoir d’un être intelligent… Mais, que veux tu ? dans un monde où l’orgie règne, tout équilibre est rompu ; l’excès y produit l’excès. Une réaction trop puissante s’est faite en moi ; l’épouvante et l’horreur m’ont donné des ailes, et j’ai fui… trop loin… Ces spectacles m’ont pénétrée d’une indignation farouche, de répugnances invincibles, et mon orgueil est devenu un ressort puissant, qui, sans prendre même conseil de ma volonté, me soulève… et que je ne puis ni ne veux briser.
La séparation de l’âme et du corps, cette doctrine si vieille, que le christianisme a exagérée, est le plus mortel des poisons qu’ait essayés sur elle-même l’humanité. En rompant l’unité dans l’amour comme dans la vie, elle fit naître la débauche, créa partout l’opposition, l’antithèse, l’immorale autant qu’absurde contradiction. C’est grâce à cette fausse division de toutes choses que l’esprit humain s’est attaché à saisir les différences plus que les rapports, les a creusées, déterminées, augmentées, créées au besoin. C’est grâce à cet esprit que l’homme et la femme, faits pour s’unir le plus fortement, pour vivre d’une seule et même vie, ont été fourvoyés en divers chemins. À force d’exagérer dans l’amour la différence, on a tué l’amour. Il n’est plus que le point unique où se rencontrent deux sexes ou deux intérêts ; mais en dehors de ce point nulle fusion possible, deux oppositions soigneusement préparées, deux êtres si divergents de vues, d’habitudes, et en apparence d’intérêts, que rien n’est plus impossible entre eux que cette unité, à laquelle les destinait la nature, et que tout en eux réclame. De là ce drame de l’amour, ce puissant martyrologe qu’ont chanté les Tasso, les Goethe, les Staël, les Prévost, ou le rire, plus triste encore, des Anacéron et des Parny…
Je te dis tout cela… Que te dire de nous-mêmes ?… Je donnerais tout autre bien de ce monde pour que nous eussions été élevés l’un près de l’autre dans la solitude. Mais ce désir est vain. Eh bien ! attends ; espérons. Et surtout, Paolo, rappelle-toi cette union si pure, si complète, que nous goûtions là-haut ; cette expansion incessante qui était le bonheur même, et qui était bien aussi l’amour. Etre ensemble nous était alors une joie toujours sentie, toujours vive, au sein d’un calme si profond et si délicieux !… Rappelle-toi la limpidité de ces regards, qui suffisaient souvent à l’échange de nos pensées. Crois-tu, mon Paolo, qu’il puisse exister un bonheur plus vif que celui que nous goûtions dans notre chalet, au coin de l’âtre, quand après de longs épanchements tu m’attirais dans tes bras, ou quand la tête chérie se reposait sur mon sein ? Alors je penchais aussi ma tête sur la tienne ; j’appuyais mes lèvres sur ton front ; nos cheveux se mêlaient ; mon sein, en se soulevant sous ton poids, se sentait avec délices pressé par toi ; je recevais chaque battement de ton cœur. Tu étais ainsi plus que mon frère, tu étais bien mon amant ; tu étais plus encore peut-être, et m’inspirant de toutes les tendresses de ce monde pour les verser sur toi, je t’aimais encore de la plus haute et la plus profonde, l’amour maternel. En ces moments, la parole était impuissante ; nous demeurions silencieux, nous voyant penser, nous laissant vivre d’une immense vie, portés sur l’océan de l’amour infini. Après de telles joies, que rêver ? Où veux-tu descendre ? Nous avons habité l’alpe blanche des pures amours, nous avons respiré l’air des hautes cimes, et tu voudrais nous ramener dans l’atmosphère écœurante des plaines, au milieu des miasmes d’une foule impure ?…
Oui, j’aurais toujours gardé mon secret, bien que j’eusse prévu d’avance de grandes souffrances près de toi. Notre amitié, qui était bien pourtant un amour, ne t’eût pas suffi sans doute… Je m’efforçais d’accepter d’une autre pour toi ces joies de famille, que je renonçais à t’offrir ; mais quelles amères jalousies !… Et maintenant encore… oui, je l’avoue avec toi, il y aurait là quelque chose d’odieux, d’insensé… Mais quoi ? toute voie tracée dans l’erreur aboutit à la souffrance. Oh ! c’est bien d’amour que je t’aime, va ; mais d’un amour qui ne ressemble en rien à celui des autres, et qui s’offenserait de lui ressembler. Paolo, toi si noble, ne sens-tu pas, combien la préoccupation exclusive où sont presque tous les hommes de ce triste amour est indigne de toi ? N’est-il pas devenu, vois, comme une maladie de l’espèce humaine ? Science, art, conscience, affections vraies, tout cela ensemble ne tient pas dans la vie autant de place qu’en donnent les sens excités, l’imagination frappée, à cette passion toute, presque toute sensuelle, qui remplit le monde de désordres, de violences, d’injustices.
Mais on a voué la moitié de l’humanité à n’avoir d’autre préoccupation, d’autre but, que les choses d’amour. N’était-ce pas livrer à cet affolement l’humanité tout entière et condamner fatalement à l’excès et au désordre un sentiment qui pouvait, qui devait être digne et grand ? À côté de lui, cependant, que d’activités fécondes ! que d’attachantes préoccupations ! Cet amour-là n’est pas toute la vie. Il meurt non-seulement avec la jeunesse, mais se détruit par ses propres joies, fragile de nature, et si flétri par les hommes… N’en trouble point cet amour sublime, âme et soutien des mondes, qui me donne par toi, avec toi, la confiance de l’éternité.
Je n’ose relire tout ceci. Tu voulais toute ma pensée, j’ai dû te la dire. La voici plus entière encore : je t’aime ! Ceci est plus fort que tout et doit tout sauver. Ne l’oublie pas. À toi.
Ne me parle plus de l’amour, tu me fais mal. Tu l’insultes, faute de le comprendre. Te l’entendre ainsi rabaisser, à toi !… Je ne puis te dire quelle souffrance… Ainsi parle un chimiste de la nature. Ce que vous ignorez, hélas, mademoiselle de Maurignan, c’est que tout véritable amant est un poëte. À cette heure de l’année où la terre, parée de guirlandes, sourit au ciel enivré, rêveuse là-bas, au milieu de vos lilas et de vos narcisses, les décomposez-vous pour savoir à combien de parties de carbone, d’azote, d’oxygène, vous devez leurs couleurs et leurs parfums ? Avez-vous compté les couches d’air qui vous composent ce mirage des cieux enflammés ?… Rejetez-vous de ces harmonies l’âme immense qui les remplit et qui fait palpiter la vôtre ? Ah ! chère insensée ! Toi sacrilége à ce point !… tu me désoles. Te voir aveugle, insensible ainsi ! Tu parles de choses qui te sont, hélas ! étrangères, cela est trop évident, et c’est là, là seulement, qu’est l’argument terrible, écrasant, qui me jette…
Mais je ne veux plus te parler de mon désespoir. Je n’en ai pas le droit, si tu ne peux le comprendre. Je veux te dire seulement que cela est impie, insensé, de vouloir séparer la rose de son parfum, et tes lèvres de ton âme. D’où viennent ton charme et ta beauté, si ce n’est de toi, de toi tout entière ? Et ce bonheur infini que j’eus autrefois, que tu me rappelles, de t’envelopper de mes bras, de te presser sur mon cœur, n’était-ce pas l’expression nécessaire, invincible, de la plus sublime tendresse ? Oui, grâce aux réalités chères et saintes qui formulent l’être, je puis te voir, te toucher, t’étreindre… Je veux dire, je pourrais… Ah ! cher Ali, tu ne le vois pas, mais tu veux follement refaire cette œuvre divine de la vie.
Tu blâmes cette erreur de la séparation du corps et de l’esprit. Tu la déclares immorale, et tu la subis, tu l’acceptes !…
Ah ! c’est vrai ! l’abjection existe ; mais toi, qui juges de si haut cet abîme, n’en peux-tu détourner les yeux, en effacer en toi jusqu’au souvenir ?
Ne me parle plus, ne parlons jamais des autres, de ces fous, de ces infâmes… Qu’ont-ils à faire avec nous ? Ne nous flétris pas de comparaisons semblables. Ne me parle pas de l’homme que je fus. Je t’aime. Il n’existe plus.
Oui, tu blasphèmes ! Cet amour dont tu oses parler avec mépris, c’est le lien éternel de tous les amours, leur père, leur créateur, leur Dieu ! Il est ce qu’il est, non ce qu’on l’a fait.
Ne vois-tu pas que, tournés l’un vers l’autre comme nous le sommes, notre destinée est de nous unir de l’union la plus complète ? Vivre séparés ! quand toutes les forces de mon être te désirent, quand ton cœur a besoin de moi ! Seuls tous deux, sans famille, abjurer ces joies, qui sont des vertus ! Pour avoir erré, un bandeau sur les yeux, en cherchant ma route, serais-je maudit à jamais ? La science en ce monde ne s’acquiert que par l’erreur, ne le sais-tu pas ? Hélas ! non, tu ne le sais pas ; ton défaut, à toi, c’est d’être sublime. Mais je t’en supplie, ne m’abandonne pas. Donne-moi la main, que je puisse te suivre et m’élever jusqu’à toi.
Écoute, il m’est impossible de comprendre pourquoi je suis ici, toi là-bas. Quel mal peux-tu craindre de ma présence ? On trouve facilement un prétexte. Ne serai-je pas ce que tu voudras ? Et je ne te parlerai que de ce qu’il te plaira d’entendre. Mais vivre ici, loin de toi, je n’y puis rien, c’est une agonie ; je manque d’air. J’éprouve une oppression insupportable, une inquiétude, une irritation, qui éclate parfois en emportements irrésistibles. Laisse-moi t’aller voir ou t’aller chercher. Je me calmerai près de toi. Nous nous comprendrons par un mot, par un regard, mieux que par cent lettres. Nous écrire !… Tiens, mes doigts se crispent autour de cette plume et l’écrasent. À quoi bon cette séparation ? Que peut-elle produire ? Rien. Tu raisonnes là-bas ! Ah ! pauvre chère adorée, laisse-moi vivre près de toi, et sans raisonner, sans même parler, te tout dire, t’envelopper de la contagion d’un puissant amour, te communiquer cette fièvre qui est, crois-le bien, l’expansion la plus haute et la plus sacrée de la vie.
Appelle-moi. Ne me refuse pas. J’attends ta réponse avec une anxiété mortelle. Je ne pourrais comprendre ton refus ; j’en serais désespéré.
Viens, puisque tu le veux. Car tu es en ceci comme les autres hommes : ton désir est ta volonté. Je ne sais si tu fais bien. Mais il m’est trop difficile de persister contre tes prières. Viens donc, et, malgré la triste réserve de ces paroles, tu sais combien je serai heureuse de te revoir.
Tu passeras pour un cousin de miss Dream, et ton peu de ressemblance avec un Anglais n’importe guère ; ce ne sont pas les gens d’ici qui y trouveront à redire. Le domaine est isolé, et je n’ai fait savoir ma présence à aucun de nos voisins de campagne. Tu ne me trouveras pas oisive. Je fais la guerre à l’ignorance et à la misère ; tu m’aideras. Et maintenant, puisque tu dois venir, viens vite ; je ne songe plus qu’à ce bonheur.
CHAPITRE IX
C’est dans l’Anjou, sur un coteau qui domine la Loire, que s’étend le domaine de la Chesneraie.
Le château offre ce luxe d’espace et de matériaux qui distingue les constructions d’autrefois : style massif du temps de Louis XIV, toits pointus, fenêtres sculptées, vastes corridors et salles immenses. On voit encore au jardin quelques ifs taillés ; mais des massifs de goût moderne s’épanouissent devant la maison. Le parc est tracé dans un magnifique bois de chênes qui garnit le versant et vingt hectares du plateau.
Du premier étage et des mansardes, on jouit d’une vue admirable sur le cours de la Loire, en cet endroit toute parsemée d’îles et de bancs de sable, et sur laquelle de temps en temps passe lentement une barque, chargée de pierres ou de bois. Dans l’étendue de ce riant bassin, borné du côté de la Chesneraie par de hauts coteaux, et qui s’étend de l’autre, en plaine ondulée, jusqu’à l’horizon bleuâtre, plusieurs villages ressortent dans la verdure, avec leurs façades blanches et leurs toits bleus ; là se dresse, étrange et triste, un donjon féodal ; un vieux clocher branlant découpe sur le ciel bleu ses ogives et son beffroi vide, tandis que de la cage d’ardoise des sveltes clochers modernes s’échappent dans l’air lumineux des sons argentins.
Ce large et beau fleuve, ce terrain propre et sablonneux, ces rochers, ces murs garnis de feuillages, la verdure et la vie, de toutes parts exubérantes, emplissent les yeux de fraîcheur et de gaieté ; au sein d’un tel luxe de la nature, la misère humaine, si le souvenir importun en peut même frapper l’esprit, semble un mal réservé à d’autres contrées.
Là aussi pourtant, sous ce manteau d’abondance et de grâce, elle se cache. Elle se cache, et même s’enfouit. Sous le terrain nourricier, formé par la chute des feuilles et des hommes, — car ce gracieux et fertile Anjou est un champ de bataille séculaire, — s’étend comme assise le calcaire tendre appelé tuf, qui, facilement détaché de la carrière en blocs taillés au ciseau, durcit à l’air, et s’emploie à la construction des maisons blanches, dont sont bâtis ces riants villages. Mais le hameau, la ferme, la cabane elle-même, manquent au paysage. D’un village à l’autre, au milieu de terres soigneusement cultivées, de beaux vergers, par des chemins fréquentés, parmi tous les signes d’une vie rurale active, on traverse de longs espaces, sans apercevoir que rarement les centres naturels de cette activité, c’est-à-dire des habitations humaines.
Les noyers, les ormes, de grands chênes au port majestueux, semblent par moments les seuls maîtres de ces campagnes ; et cependant voici l’attelage rustique, chargé de foin ou de gerbes. Où se rend-il ? Des travailleurs passent, la bêche ou le râteau sur l’épaule, et de petits enfants se montrent, poussins dont la cage ne saurait être bien loin… Alors, au bout d’un champ, vous rencontrez, végétation étrange, une cheminée qui perce le sol. On entend par là des voix monter. Sont-ce des lutins, des gnomes, génies d’un foyer souterrain ? — Arrêtez !
Ces sureaux, ces églantiers et ces chèvre-feuilles, enroulés en demi-cercle, bordent une chute de trente ou quarante pieds, et nous irions visiter les gnomes par un trop dangereux chemin. Suivons cette pente rapide. La ferme que vous cherchiez vainement est là, au fond d’une cour creusée devant la maison, creusée elle-même dans la pierre, ainsi que toutes ses étables et dépendances. Portes et fenêtres ont été pratiquées dans la façade par le ciseau, et malgré tout ne suffisent pas à éclairer les profondeurs de ce logement obscur. Le paysan angevin serait-il l’homme des cavernes primitives ? Non ; mais ici comme partout le travailleur est pauvre et ne produit pas pour lui. Cette habitation est la carrière d’où l’on a retiré les matériaux de l’habitation plus heureuse qui doit s’étaler en plein soleil ; celui qui l’a creusée ne la possède pas même ; ces trous se louent, et le capital, lierre aux innombrables rameaux qui enlace le monde, plonge ses racines jusque là.
Le soir, quand on erre dans les chemins qui montent et descendent, au gré des inflexions du sol, on voit au fond de ces entonnoirs briller des lumières, et l’aboiement d’un chien, le beuglement d’une vache, s’élèvent de la souterraine demeure.
Mai suspendait aux buissons toutes ses guirlandes et semait dans les bois ses fleurs, quand Paul Villano arriva à la Chesneraie. Traversant la grande cour verte, il rencontra sur le seuil du château miss Dream, fort émue, qui, en lui tendant la main, le salua du titre de cousin, et à laquelle, en souriant, il donna l’accolade nécessaire pour prouver sa parenté aux yeux des témoins de cette rencontre. Sur les pas de l’institutrice, et avec un indicible battement de cœur, il traversa le grand corridor dallé de pierre, et vit s’ouvrir la porte du salon, — où, dans la vaste embrasure d’une haute fenêtre, était assise une jeune femme, qui à son entrée se leva et vint au-devant de lui.
Ils s’étaient serré la main, s’étaient assis en face l’un de l’autre, et ils échangeaient, en balbutiant, des phrases banales sur le voyage, la chaleur et le beau temps, qu’ils ne s’étaient encore vus qu’au travers d’un nuage. L’un et l’autre, d’avance, étaient doublement émus de cette rencontre. Comme d’autres rougissent d’être vues sous le vêtement masculin, Aline était confuse de ce vêtement de femme, sous lequel Paul la voyait pour la première fois ; elle savait bien qu’il la rendait plus belle.
Sans doute la femme a non-seulement une autre beauté, mais plus de beauté que l’homme. Toutefois, l’opinion générale, très-affirmative sur ce point, ne tient pas compte en ceci de ce que l’art ajoute à la nature. Idolâtre de la beauté féminine, l’homme lui a cédé tout ce qui la peut rehausser : grâce des formes, éclat et variété des parures ; et l’on peut remarquer dans le travestissement en femme d’un adolescent l’effet de tels avantages.
À force de simplicité, la toilette d’Aline était sévère ; mais la coupe de sa robe n’en révélait pas moins et la ligne admirable des épaules et les contours délicats et harmonieux du sein. Ses cheveux, relevés autour du front en masses ondoyantes, retenues par un étroit ruban noir, découvraient par derrière le cou blanc et pur, au bord duquel se roulaient des boucles follettes. La tresse épaisse, autrefois coupée, lors du changement en jeune homme de la jeune fille, dissimulait, roulée par derrière, le peu de longueur de la chevelure. Un simple col de batiste bordait la robe montante autour du cou ; une manchette pareille bordait le poignet ; une ceinture toute ronde entourait la taille ; mais toutes ces choses semblaient l’exacte mesure de la grâce même, et, bien que de ce costume toute coquetterie individuelle eût été bannie, bien qu’aucun ornement n’ajoutât plus d’éclat à cette jeune beauté, plus de transparence à ce teint pur, les seules coquetteries de la mode, en forçant les chastes perfections de ce beau corps à se révéler, ajoutaient au charme du visage un charme plus pénétrant, une harmonie toute-puissante.
Peu à peu, le nuage qui couvrait les yeux de Paul se dissipa. Il put la voir, il osa la regarder.
La présence de miss Dream contenait toute effusion, et sur l’ardent a parte qui en l’un et en l’autre avait lieu, une conversation banale continua de dérouler, assez lentement, son tissu de phrases toutes faites. Mais, ainsi que des paroles vulgaires accompagnent souvent un chant magnifique, tandis que Paul racontait, sans presque s’entendre, comment il s’était guidé sur la route, dans ses yeux éclatait cet hymne qui, parole, musique, lumière ou couleur, est le jet de l’admiration et de l’enthousiasme. Aux joues d’Aline, des nuances roses montaient et disparaissaient tour à tour.
Miss Dream enfin sortit. Loin de se sentir plus libre, Paul se troubla. Mais la jeune fille, se levant d’un élan spontané, vint prendre les deux mains de son ami :
« Ô Paolo ! que je suis heureuse de te revoir ! »
Des larmes troublaient ses yeux, brillants de tendresse ; une seconde, penchée vers lui, elle parut attendre le baiser du retour, qu’ils ne s’étaient pas donné… Il n’osa pas ; devant elle ainsi transformée, il subissait toute l’influence de l’être féminin. Ce n’était plus l’ami d’autrefois qu’il avait sous les yeux ; c’était l’amante de son rêve le plus idéal, l’être divinisé dont la vue éblouit, dont le toucher brûle, dont le prestige étreint le cœur. Il se trouva trop près d’elle, et se rassit, presque défaillant.
Après quelques soins donnés au voyageur, ils allèrent, suivis de miss Dream, visiter le jardin, la ferme, le pare, où, dès l’entrée, miss Dream, tirant discrètement un livre de sa poche, s’assit, laissant les deux amis continuer leur promenade. Au-dessus d’eux, les grands arbres, recourbés en voûte, ne laissaient voir que par échappées un ciel d’une admirable pureté. Le merle, dans les branches, jetait sa note claire, incisive ; les passereaux froissaient les feuillages en gazouillant ; sur le gazon fin, mêlé de mousse, le pied glissait, et la robe d’Aline, qui ondulait en plis charmants derrière elle, au doux mouvement de sa marche, courbait sur son passage les herbes grêles et les petites fleurs de l’allée. Une ronce qui rampait hors du bois saisit cette robe ; Paul se précipita pour la dégager :
« Arrêtez ! dit-il, votre robe…
— Nous sommes seuls, s’écria-t-elle, et tu me dis vous !
— Ah ! pardon, balbutia-t-il.
— Ami, cher ami, reprit Aline, c’est nous, les mêmes que là-bas, à Solalex. Donne-moi ton bras et laisse-moi te raconter quelles ont été mes pensées en ton absence, quand je ne songeais pas trop à toi.
« Un jour que je revenais d’une de ces habitations creusées sous la terre, songeant, et contemplant les choses de ce monde, je me vis, moi, seule, riche et instruite, au milieu de ces pauvres ignorants, et il me sembla que je représentais encore, et presque aussi durement, la châtelaine d’autrefois. Ces gens me servaient, ils travaillaient pour moi, qui restais oisive. Ils manquent souvent du nécessaire, et l’abondance règne autour de moi ! Cependant, en apparence, ils ne peuvent m’adresser aucun reproche ; leur liberté n’est à moi qu’indirectement, par la faim, par le désir des biens dont je dispose. Plus de corvées ni de redevances ; mais du fruit de leur travail à moi seule je prends la moitié, et pour mes seuls besoins, sans compter l’argent placé, je partage avec dix familles. N’est-ce pas odieux ?
— Vendons nos biens, dit-il ; donnons tout aux pauvres, et laisse-moi travailler pour toi. Je le veux de tout mon cœur. »
Elle sourit :
« Mon ami, les pauvres que nous ferions riches auraient tout de suite des métayers.
— Ah ! sans doute !… Mais nous n’avons jusqu’ici que des solutions économiques bien lentes et bien incertaines. L’abolition de la première féodalité n’a été qu’un pas d’enfant dans la voie de la justice. Un obstacle visible et tangible existait, on l’a brisé ; mais le mal persiste ; il est dans l’air, dans le sol, dans la nature humaine actuelle. Au fond, le servage n’est et n’a jamais été que la pauvreté. Comment détruire ? À l’attaquer, parfois on se heurte contre le bouclier sacré de la liberté. On parle d’association ; là, je crois, est le remède ; mais on est encore aux tâtonnements, et je ne sais…
— Moi non plus, je ne sais, reprit Mlle de Maurignan ; mais ce qu’un seul ignore, et seul chercherait toujours peut-être, tous ensemble le peuvent trouver. Au fond, c’est l’ignorance qui, à tous ses degrés, est la source du mal en ce monde, et surtout chez ces déshérités de toutes richesses, qui ne savent pas même gagner leur pain noir, et qui pourtant, dans leur foi stupide, considèrent la science comme inutile et même dangereuse. J’ignore par quels moyens on pourrait établir une répartition équitable ; mais ce dont je suis sûre, c’est qu’en attaquant l’ignorance, j’attaque la cause de tout mal ; c’est là que se porteront mes efforts. Toute châtelaine doit faire l’aumône ; moi, c’est de la lumière qu’au lieu d’or je prétends donner.
— Et ton aumône sera mille fois plus féconde ! s’écria Paul, en contemplant avec une adoration indicible sa compagne, sur laquelle se jouaient, comme des sylphes amoureux, les rayons tamisés à travers le feuillage. — Tu as raison, ajouta-t-il ; oui, c’est bien là ce qu’il faut faire. Tu vas au bien et au vrai de toi-même, et tu es la créature de ce monde la mieux faite pour les accomplir. Tu peux régénérer cette contrée. Nomme-moi ton maître d’école. Ce sera ma raison d’être près de toi… puisqu’il m’en faut une. »
L’amour, l’enthousiasme, poussés jusqu’à l’idolâtrie, éclataient dans ses yeux, dans tous ses traits, dans sa voix. Émue, rêveuse, Aline, avec un embarras un peu triste, laissait errer ses yeux autour d’elle, évitant ceux de son amant. Et, tandis qu’avec insistance elle ramenait l’entretien sur les généralités sérieuses, où ils aimaient autrefois à confondre leurs pensées, lui, ne voyant qu’elle, entendant surtout sa voix, s’enivrait des poésies qui les entouraient, et dont elle doublait pour lui l’influence. Attentif à ses moindres gestes, adorant tout sans choisir, il saisissait tout prétexte de la servir, inquiet des caresses de l’air, des baisers du soleil, de la rudesse de la terre, au fond ne tendant qu’à l’envelopper de lui-même et qu’à l’absorber en lui ; situation charmante, quand la joie d’être adorée répond secrètement à ce besoin d’adorer ; mais désormais, dans cet attachement si vrai, si profond, existait une secrète discordance. En amour, sous cet émoi qu’on nomme pudeur, la passion se cache, et les paupières ne se baissent que pour la voiler. C’était sur une expression de souffrance que s’abaissaient les paupières d’Aline, et cette ivresse que tout révélait en lui semblait, au lieu de charmer la jeune fille, lui causer une irritation secrète.
À l’une des extrémités du parc, sous un bocage d’ormes et de bouleaux, ils entrèrent dans un pavillon composé d’une seule pièce très-simple, et presque rustique, sans autres meubles qu’un vieux divan, quelques chaises, une table, une petite bibliothèque.
« C’est ici, dit Aline, qu’en ton absence, je venais m’isoler, t’écrire, ou rêver, mieux qu’ailleurs, de Solalex.
— Ah ! murmura-t-il, Solalex !… mais à la Chesneraie on est plus heureux encore !… »
Elle ne répondit pas, et s’assit, pensive, sur le divan.
Apercevant sous la table un coussin, il courut le prendre, et le mit sous les pieds de la jeune fille. Mais elle éloigna le coussin dédaigneusement, et, se levant presque aussitôt, elle sortit. Au seuil du pavillon, une bouffée de parfums l’arrêta.
« Des violettes ! » dit-elle.
Et, s’agenouillant près des bancs épais de feuilles sombres qui croissaient à l’ombre du pavillon, elle cueillit, aidée de Paolo, un bouquet, et, après en avoir savouré le parfum, le plaça entre deux boutons de son corsage. Mais les tiges sans lien, trop peu pressées par la robe, se séparèrent, et, tremblant à chaque pas de la jeune fille, une à une, les violettes glissèrent sur le sol. Une à une aussi, Paul les recueillait. Aline sourit :
« On ne peut causer avec toi, dit-elle en prenant le bras de son ami. Laisse là ces violettes ; il y en a d’autres au jardin.
— Alors, donne-les-moi, » dit-il, et il pressa les fleurs de ses lèvres.
Mlle de Maurignan eut un geste de vive impatience et de dédain.
« Ah ! dit-elle, de tels enfantillages !… entre nous !
— Je suis humble, tu le vois.
— Trop ! mille fois trop !… ramasser à terre des fleurs tombées… toi qui possèdes tout mon cœur !… Du rôle d’ami, descendre à celui d’esclave ! Ah ! si tu comprenais combien ces servilités…
— Pardonne-moi, dit-il, j’ai besoin de t’adorer.
— Et moi, reprit-elle vivement, j’ai besoin de ne pas être adorée !… »
Elle avait fait quelques pas rapides. Il resta en arrière, jusqu’au moment où il la vit baisser la tête avec accablement et porter la main à son front. Il courut à elle alors, lui prit la main : elle pleurait, et pencha la tête sur l’épaule de Paolo.
« Ah ! s’écria-t-il d’un ton amer, tu as raison. Être heureux comme nous pourrions l’être, ce ne serait pas humain. Il faut bien nous faire souffrir.
— Peut-être ai-je tort, dit-elle, mais tout ce qui, de près ou de loin, rappelle… J’ai ressenti la honte et le dégoût de ces faux respects dont l’homme nous accable et nous joue. J’ai vu que tant d’honneurs n’étaient que des ruses pour nous soumettre ; qu’on ne nous mettait à part que pour nous limiter mieux, et toute ma fierté est devenue de la haine contre ces choses. L’estime réciproque de deux êtres qui se connaissent bien… Qu’est-il de plus haut ?
— Rien, répondit-il, que l’amour. »
Ils continuèrent de marcher en silence, puis elle dit, en pressant le bras de son ami :
« Tâchons de nous comprendre. Je ne suis ni dure ni fantasque, et je t’aime uniquement. Je tends à notre accord avec la même ardeur, la même volonté que toi. Seulement… élevés, hélas ! en des milieux différents, nous avons à nous composer des impressions, des habitudes communes… Tout a roulé jusqu’ici dans le vieux cycle despotisme et servilité ; tout garde cette marque immonde. Le sentiment lui-même a besoin de formes et d’inspirations nouvelles… Ah ! si tu savais quel orgueil j’ai pour notre amour !…
En entendant ce mot prononcé par elle, il sentit sa respiration suspendue et ne put répondre. Ils rentrèrent dans la grande allée du parc, et Mlle de Maurignan s’attacha bientôt à détourner l’entretien. Elle consulta Paul sur des améliorations qu’elle projetait vis-à-vis de ses métayers, et qu’elle eût appliquées déjà, si elle n’eût été gênée par le caractère de son régisseur, homme dont toutes les conceptions se réduisaient aux données vulgaires de l’égoïsme, et dont toute la morale se résumait en cette habileté rusée qui s’applique à tirer à soi le plus qu’elle peut.
« Un pareil agent, dit-elle, rendrait tous mes efforts vains, et malgré la protection que lui accorde miss Dream, je suis décidée à le remplacer. »
À ce moment, comme ils approchaient de l’entrée du parc, ils virent au détour d’une allée le régisseur et miss Dream assis sur un banc. Miss Dream ne lisait plus ; le régisseur, penché vers elle, lui parlait de fort près ; et l’on pouvait, même à cette distance, voir les joues de miss Dream briller du plus vif éclat.
En apercevant Mlle de Maurignan et son hôte, le régisseur se hâta de mettre une distance plus convenable entre lui et son interlocutrice ; puis il se leva et fit quelques pas, humblement courbé, en s’arrêtant toutefois à distance respectueuse, comme un homme qui ne veut que protester d’une servilité dévouée. Me de Maurignan se contenta de le saluer et passa. Miss Dream, un peu confuse, suivit son élève, et Paul les ayant quittées près de la maison :
« J’aime à croire, mademoiselle, dit miss Dream en soupirant et les yeux baissés, que vous n’avez pas jugé mal tout à l’heure de ma conversation avec M. Anatole Rongeat ?
— Il ne m’est pas si facile, chère miss Hélen, de juger mal de vous. Mais auriez-vous quelque affection pour cet homme ?
— Il faut bien vous l’avouer, mademoiselle, M. Rongeat m’a déclaré ses sentiments, et… je ne puis vous dissimuler que j’en suis touchée.
— Vous l’épouseriez ? demanda Aline avec vivacité.
— Pourquoi pas ? mademoiselle, c’est un garçon rangé, travailleur, honnête… »
Elle parla longuement à l’avantage de M. Rongeat, tandis qu’Aline se livrait à des réflexions moins bienveillantes.
« Permettez-moi une question, miss Hélen, ou plutôt pardonnez-la-moi ; mais je la crois nécessaire. Est-ce avant, ou depuis le don que je vous ai fait de la métairie des Ourles, que M. Rongeat vous a déclaré ses intentions ? »
Miss Dream rougit extrêmement.
« Oh ! mademoiselle ! quelle pensée ! Vous croyez, je le vois, qu’on ne peut m’aimer pour moi-même ?
— Non, chère Hélen, assurément non, dit Aline en prenant les deux mains de la pauvre institutrice, vous méritez d’être aimée, et vous devriez l’être d’un homme de cœur ; mais M. Rongeat me paraît fort calculateur et… peu digne de vous. »
Une discussion eut lieu sur le caractère de M. Rongeat, à la fin de laquelle Hélen Dream, fondant en larmes, s’écria qu’elle voyait bien qu’on voulait l’empêcher d’être heureuse.
« Heureuse, dit Aline, puissiez-vous l’être ! mais je vous l’avoue, ce choix m’étonne. M. Rongeat a reçu peu d’éducation, il est bien plus jeune que vous…
— Oh ! huit ans seulement, mademoiselle, il en a eu trente le mois passé. C’est moi plutôt qui suis un peu vieille, mais c’est pourquoi il est bien temps de me décider. »
Cette réflexion naïve arrêta toute nouvelle objection sur les lèvres de M¹le de Maurignan et la jeta dans la rêverie : cette pauvre femme, lasse de solitude, voulait la vie, la vie de l’amour maternel et conjugal, et tandis qu’Aline au sentiment exalté de sa pudeur, de sa dignité, sacrifiait ces joies éternelles, Hélen, leur cédant tout, se sacrifiait elle-même aveuglément.
« C’est d’ailleurs ainsi qu’agissent toutes les femmes, se dit Aline. Au delà de ce joug qu’on leur impose, elles voient l’enfant, la famille, la vie humaine, si rapetissée qu’elle soit, et pour obtenir ces biens elles courbent la tête. Il y a là sans doute cette absence de force, de raison, de respect de soi, suites de l’ignorance et de l’oppression ; mais n’y a-t-il pas aussi un entraînement touchant vers ces grandes sources de la vie, où, par l’amour, l’être se développe et se retrempe ? Ah ! maudits ceux qui les ont empoisonnées !… Qui de nous deux a raison, elle ou moi ? ou qui de nous deux erre le moins ? » Elle y songea longtemps ; et ce qui l’occupait avant tout, plus qu’elle-même, c’était son amant. C’était pour lui surtout qu’elle doutait de ses propres impressions et travaillait à les vaincre.
Leur intimité malgré tout se rétablit, douce, charmante, à peu près telle qu’autrefois, à l’exception des fraternelles caresses qu’ils n’échangeaient plus, et sauf l’élément nouveau qui, bien que latent et contenu, jetait dans les yeux de Paul sa flamme, et sur les joues d’Aline ses roses lueurs. À côté de cette préoccupation secrète, ils cherchaient ensemble avec ardeur la solution du problème qui venait à chaque instant, dans les faits journaliers les plus simples, se poser devant eux, interroger leur conscience et faire appel à leur probité : le rapport équitable du travail produit avec le travail à produire, la fusion du droit ancien et du droit nouveau ; en d’autres termes, l’accord du passé et de l’avenir dans le présent ; la pacification de cette lutte éternelle entre droits de même nature et de même race, qui fait de la vie un champ de bataille, où toute moisson ne croît qu’arrosée de sang. C’était en suivant de près les travaux exécutés sur le domaine par les domestiques et les journaliers, en visitant les paysans pauvres, en observant leurs mœurs, en pénétrant leurs idées, en dégageant sans cesse le droit du fait, et le fait produit par l’erreur du fait naturel, qu’ils s’éclairaient dans cette étude et cherchaient une base à des réformes justes et pratiques.
Souvent leurs observations étaient de celles que les esprits impatients, ou superficiels, déclarent décourageantes, et donnaient beau jeu à M. Rongeat, affirmant, quoique fils de paysan, que ces gens-là, pleins d’entêtement, de préjugés et de vices, ne méritaient aucun intérêt, et sauraient déjouer eux-mêmes le bien qu’on leur voulait faire. Cela pouvait, cela même devait être ainsi ; mais nos chercheurs n’étaient pas de ceux auxquels ce qui est cache ce qui doit être, et qui taillent à la mesure du présent l’avenir. Dans ces hommes défiants, avides, chez lesquels souvent la misère étouffe la nature ; dans ces femmes écrasées par les fatigues, avilies par un traitement brutal, forcément inintelligentes et vulgaires, ils discernaient les rudiments, quelquefois très-développés, de ces aptitudes qui font la grandeur et le charme de l’être humain.
Ces études étaient fertiles pour eux en observations touchantes ; ces images, ces problèmes de vie intime, les pénétraient souvent d’un attendrissement profond. Si pauvre soit-elle et abaissée, l’humanité se relève, aussi bien que la nature, sous ce beau soleil de mai, qui enlumine toutes choses de sa poésie. De petits pieds nus sur la mousse des bois ou des chaumes sont toujours charmants, et quand la lumière à son déclin pend de toutes parts aux arbres et aux buissons, déchiquetée par l’ombre, le haillon même devient pittoresque et tient fièrement sa place dans le tableau.
Dans leurs excursions, ils rencontraient, tantôt au bord d’un champ quelque femme assise, le sein nu, allaitant son joufflu nourrisson, avec cette chasteté de l’orgueil maternel que tous, parmi ces grossiers, comprennent et respectent ; ou bien des groupes d’enfants, beaux quelquefois d’une véritable beauté, que le travail et les privations n’avaient pas encore altérée, et qui, sérieux, ébouriffés, de leurs yeux noirs arrondis, regardaient passer la dame et le monsieur, êtres étranges, dont la vue les pétrifiait. Souvent Aline et son ami, s’arrêtant près de ces petits sauvages, riaient du grave émoi de leurs figures enfantines, et s’efforçaient de les faire causer, n’y parvenant qu’à grand’peine.
Mais, la confiance une fois gagnée, le babil devenait abondant, presque intarissable, et l’on apprenait de la sorte bien des choses sur ces existences resserrées de tous côtés par la misère et par l’ignorance, où le berceau même de l’enfant est dur, et trop souvent solitaire. Aline, en touchant ces petites mains rouges, ces bras potelés, en considérant ces fronts naïfs, songeait aux tortures qu’inflige à l’enfant, et surtout à celui-ci, né plus directement de l’air et du sol, l’étude abstraite, sèche, aride, l’étude du chiffre et du mot, dans une salle fermée, sur des bancs mornes ; elle songeait aux moyens d’attirer l’enfant vers la science par la curiosité, si vive chez lui, et mûrissait le plan d’un jardin-école dans la donnée de Frobel.
Ces projets, qui les remplissaient tous deux de la sainte ivresse des nobles créations, voilaient, mais en la laissant transparaître sans cesse, la question personnelle qui les agitait. Si ardents fussent-ils de bien faire, une autre émotion donnait à celle-là plus de charme et d’intensité. Ils portaient partout avec eux l’amour, comme une atmosphère enivrante et lumineuse, qui transfigurait tout à leurs yeux, leur rendait l’espoir plus certain, la nature plus belle, et gonflait leurs cours de tendresses inexprimables.
Bien que Paolo se fût imposé la loi de respecter les réserves d’Aline, et qu’il redoutât de les offenser, ce n’était pas une nature expansive et ardente comme la sienne qui pouvait tenir bien strictement une pareille résolution. L’amour n’avait pas besoin de paroles pour s’exhaler de ses lèvres, de ses yeux, de sa main tremblante ; non l’amour d’autrefois, calme et pur, sous l’alpe blanche, mais une passion mêlée, comme l’air de la plaine, d’émanations fiévreuses et de menaces d’orage. Constamment soumise à l’influence de cette volonté secrète, mais active, enveloppée de ces effluves, Aline en semblait parfois pénétrée et ne s’en défendait pas.
Depuis longtemps, ils s’étaient soustraits à l’obligation, d’abord acceptée, de prendre miss Dream pour compagne de leurs promenades. On se croit, à la campagne, facilement seul, bien qu’on le soit moins que partout ailleurs ; puis, tout sentiment vif tient difficilement compte de ce qui est en dehors de lui. La voix publique, respectueuse d’ailleurs, les maria. On les aimait, tout en les trouvant bizarres ; leur bonté s’était fait comprendre.
Un jour, dans leurs explorations à travers les fermes et hameaux environnants, ils trouvèrent ce qu’ils ne cherchaient point : un marmot reproduisant assez exactement les traits remarquables de M. Rongeat, et une fille abusée qui pleurait son délaissement et sa misère.
À côté de l’impression pénible que ce fait lui causa, Mlle de Maurignan ne put s’empêcher de se réjouir du coup mortel, pensa-t-elle, qu’une pareille découverte allait porter à M. Rongeat dans l’esprit de sa fiancée. Le jour même, au jardin, éloignant Paul d’un coup d’œil, et passant le bras affectueusement autour de la taille de miss Hélen, Aline, avec ménagements, mais sans réticences, conta l’aventure. Miss Hélen d’abord se récria, s’en prit à la calomnie ; puis, accablée de preuves, montra le désespoir le plus vif. Touchée de ses larmes, Aline s’efforça tendrement de la consoler.
« Combien il est heureux pourtant, lui dit-elle, que vous soyez éclairée à temps sur cet homme ! qu’il ne soit pas trop tard pour rompre avec lui !
— Rompre ! s’écria l’institutrice, rompre ! Ah ! je le savais bien, que vous ne pouviez souffrir M. Rongeat !
— En vérité ! reprit Mlle de Maurignan, vous pourriez pardonner une telle conduite ?…
— C’est la faute de cette créature, s’écria miss Hélen en colère. De pareilles malheureuses n’ont que ce qu’elles méritent… »
Poussée par un élan d’indignation, Aline se leva et sortit du bosquet où venait de se passer la dernière partie de l’entretien. Elle aimait son institutrice et souffrait de se voir contrainte à la mépriser. Marchant d’un pas rapide, le cœur serré, les yeux gros de larmes, elle atteignit bientôt l’entrée du parc, où elle trouva Paul, qui, par un autre chemin, s’était hâté de la rejoindre. Elle prit son bras sans parler ; mais, en la voyant si émue, il l’interrogea.
« Oh ! dit-elle, tu m’as souvent entendue accuser les hommes ; en ce moment, c’est la femme que je méprise.
— Pauvre fille ! elle veut, malgré tout, aimer, n’est-ce pas ? dit Paul.
— Aimer ! Un mot qui sert de prétexte aux lâchetés ! Aimer un tel homme ! sanctionner un tel abandon, Ah ! si tu savais quelle rougeur me monte au visage, quelle honte me saisit le cœur, de les voir, elles, premières victimes de ces trahisons, les absoudre ; flétrir la femme trahie, rejeter l’enfant abandonné ; se faire, par une lâcheté aussi insensée que honteuse, valets de leurs propres bourreaux !…
— Eh ! dit-il, c’est le même préjugé qu’elles partagent, voilà tout, plus aveugles que coupables. Le monde n’est point encore né à cette religion de l’amour que tu portes, chère prêtresse, en ton sein. Tu oublies qu’on ne peut demander la fierté ni la justice à l’être nourri dans l’esclavage. Tout despotisme a toujours eu pour premiers soutiens ses propres victimes. »
Il lui prit les mains avec émotion.
« Ne l’accuse pas trop, va ; malgré l’injustice et l’aveuglement de cette pauvre fille, il y a quelque chose qui me touche en elle, moi, profondément : c’est qu’elle veut aimer à tout prix, c’est qu’elle sent bien qu’une vie sans amour n’est pas la vie, et qu’elle consent à se perdre, et même à être coupable, plutôt que d’achever sa vie sans avoir aimé ! »
Les yeux de Paul brillaient de larmes ; Aline serra fortement le bras de son ami. Ils allèrent s’asseoir à quelque distance, et, comme autrefois, appuyant sa tête sur l’épaule de Paul, elle se mit à pleurer abondamment.
« Hélas ! dit-elle, pourquoi souffré-je ainsi, moi, tandis que tant d’autres… Oui, ces choses me déchirent et m’épouvantent ! Le mal involontaire, les fléaux qui nous déciment, sont peu de chose à mes yeux, en comparaison de ces sacriléges… de ces violations de la nature, de l’humanité, par l’homme !… Ah ! je t’adore ainsi, dit-il, et cependant… n’immole pas ton Dieu sur son propre autel ! ne sacrifie pas au culte de l’amour l’amour même ! »
Elle rougit, s’efforça de se calmer, et, reprenant sa marche au bras de Paul dans l’allée, elle s’efforça d’égayer le front triste de son amant ; elle remarquait le geai qui passait avec son aile bleue, le rosier sauvage qui s’entrelaçait aux charmilles, l’insecte qui bourdonnait autour d’eux. Il faisait une chaleur étouffante depuis quelques jours, et Mlle de Maurignan avait dû modifier la sévérité première de son costume ; elle portait une robe blanche et bleue, flottante, retenue à la taille par une ceinture à longs bouts, et dont les manches, entr’ouvertes, laissaient voir les rondeurs de l’avant-bras. Elle avait oublié son chapeau dans le jardin, et le soleil, qui, par les jours du feuillage, dardait sur ses cheveux bruns, en faisait jaillir des reflets dorés. Ses pieds n’étaient chaussés que de fines pantoufles de cuir brun, avec lesquelles elle glissait sur la mousse des allées, entre les rayons, comme une fée des bois, les joues empourprées, un sourire un peu indécis aux lèvres, et dans les yeux ces feux voilés qui succèdent aux larmes. Paul, qui tout en marchant la contemplait, s’enivrait d’elle en silence.
Ils allèrent ainsi jusqu’au bout du parc, vers la Loire. De ce côté, les murs s’affaissaient en brèches, couvertes de lierre, qu’Aline défendait de relever, parce qu’à ces murs éboulés se rattachaient mille souvenirs de ses escapades et jeux d’enfant, et que par là on découvrait le paysage et le fleuve. Animée, légère, Aline, prenant sa course, monta par une de ces brèches sur le mur. Au-dessous, le coteau s’avalait par une pente rapide, où croissaient, à différentes hauteurs, des noyers, entre des rochers couverts de vigne sauvage. D’en bas, des fumées bleues montaient. Il se trouvait là-dessous, au bord de la Loire, une carrière, des habitations, et l’on voyait des tas de pierres taillées, attendant les barques. Le soleil était ardent, l’air miroitait, la cime des peupliers ondulait à peine et le fleuve étincelait. Arrivé près d’elle, sur le mur tremblant, Paul, avec un peu d’inquiétude, entoura de son bras la jeune fille.
« Ne suis-je pas Ali ? dit-elle en souriant.
— Laisse-moi cette chère illusion de croire que je puis te protéger un peu.
— Les hommes, dit-elle, souriant encore, mettent tant de vanité dans l’amour !
— Ingrate ! c’est de la tendresse.
— Pas toujours.
— Pas toujours peut-être, mais en ce moment ?
— Oh ! en ce moment… »
Et le regard qu’elle jeta dans les yeux de Paul fut si doux, que par un mouvement irrésistible il resserra son bras autour d’elle et se pencha pour lui donner un baiser ; mais elle sauta par terre, en poussant un éclat de rire, et courut quelques pas, en dehors de la ligne d’ombre formée par les feuillages du parc. Bientôt, sentant sur sa tête nue l’ardeur du soleil, elle croisa sur son front en guise de coiffure ses deux mains blanches. Paul ôta son chapeau et le lui mit sur la tête.
« Non, et toi ? dit-elle en rentrant dans l’ombre.
— Je vais te faire une coiffure de feuillages, dit Paul. »
Comme il cassait des branches de lierre, toute une guirlande suivit sa main, et, s’allongeant de plus en plus tandis qu’il s’éloignait en riant, s’arracha du mur, laissant une trouée dans le feuillage. Il se mit alors, après avoir trié le plus beau de la guirlande, à en entourer la tête d’Aline, et il s’arrêtait par intervalles pour la regarder avec amour. Sous ce chapeau de feuillages, ses beaux traits, fins, doux et purs, s’idéalisaient encore. En réponse aux regards charmés de son amant, elle demanda tout à coup :
« Si j’étais laide, m’aimerais-tu de même ?
— Oui, » répondit-il sans hésiter.
Elle sourit et devint rêveuse.
Depuis un moment, quelque chose rompait le charme de cette vaste et insaisissable mélodie qui régnait autour d’eux. C’était comme l’accent d’une détresse ; au ramage avait succédé le cri. Aline perçut la première ces notes plaintives, et comme elle en cherchait la cause, en jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut deux oiseaux à gorge rouge qui se croisaient en voletant, et près du mur un nid renversé, dont les petits, rougeauds encore et tout pantelants, gisaient sur la mousse. Toute émue, se précipitant vers eux, elle les replaça dans leur nid, en cherchant des yeux d’où ce nid avait pu tomber. Évidemment, ce devait être du lierre arraché.
« Oh ! dit-elle, quelle chose odieuse nous avons faite là, Paolo ! »
Et, d’avance émue, des larmes vinrent à ses yeux. Paul trouva dans les entre-croisements du lierre une base pour le nid, qu’il consolida artistement, en ayant soin qu’il fût abrité par les feuillages. Puis ils se retirèrent, et, allant s’asseoir assez loin de là, · sur une roche plate qu’ombrageait un bouquet de bois, ils surveillèrent anxieusement les mouvements des bouvreuils. Ceux-ci, quelque temps encore, crièrent, voletèrent, tout en se rapprochant du nid ; ils se glissèrent enfin entre les lierres, et l’on n’entendit plus leurs cris.
Un soupir de soulagement s’exhala de la poitrine des deux amants, qui en même temps se regardèrent ; deux gouttes qui brillaient aux paupières d’Aline, se détachant, roulèrent sur sa joue : confuse et souriante, elle détournait son visage, mais lui, sérieux, l’entourant de ses bras, but ces larmes d’un long baiser. Elle ne le repoussa point ; leurs regards profonds se pénétrèrent ; elle prit la main de Paul dans les siennes, et pencha la tête sur l’épaule de son ami.
Ils se sentaient le cœur gonflé d’une émotion religieuse et tendre, à la fois intime et universelle, qu’ils n’eussent pas bien su définir, et qui, si elle venait du nid renversé, des harmonies de ce jour, et de cette heure, venait de plus loin encore, et surtout de leur propre cœur.
Ils revinrent à petits pas, silencieux. Près de la sortie du bois, Paul, rapprochant de lui sa compagne, lui dit à l’oreille d’une voix émue :
« Tu le sens bien, n’est-ce pas ? L’amour, c’est la vie, et la vie est sainte, même chez les plus humbles.
— Oui », dit-elle en courbant son front pensif.
Mais au bout de quelques pas elle ajouta :
« Oui, excepté dans le monde humain. »
Ce jour même, deux nouvelles hôtesses arrivèrent à la Chesneraie : l’une faible et âgée, l’autre belle et jeune, qui se jeta dans les bras d’Aline en pleurant. C’étaient Metella et sa mère, venues pour diriger le jardin d’enfants que Mlle de Maurignan voulait établir chez elle.
On commençait les moissons, et pendant ces durs travaux, auxquels beaucoup de femmes prennent part, les enfants restent la plupart abandonnés, de l’aube à la nuit.
Une salle du château, pourvue de hamacs pour la sieste et qui ouvrait sur les jardins, fut consacrée aux nouveaux écoliers. D’abord tout sérieux, un peu tremblants, leurs fronts s’éclairèrent bien vite à l’aspect de jeux divers, d’images splendides, et d’un bon repas qu’au milieu du jour on leur servit. Il y eut musique, rondes ; la fête fut complète ; les bambins en rêvèrent, et s’éveillèrent le lendemain en demandant à partir pour le château.
Les lettres de l’alphabet furent enseignées par un jeu d’adresse, où l’on gagnait des pastilles, plus ou moins, selon le cas, ce qui apprit à compter. La maîtresse lut tout haut un conte d’une page fort amusant. On montra dans la lanterne magique les animaux de divers pays, avec l’arbre et la plante près desquels ils vivent. Chaque élève eut sa boîte de cubes, pour bâtir à son choix huttes ou palais ; mais on ne contraria personne, et ceux qui préféraient gratter dans le sable furent laissés à leur passion dominante, jusqu’au moment où les cris de triomphe des constructeurs les appelèrent à contempler les merveilles créées, et leur inspirèrent le désir d’en faire autant.
Entre Aline, qui se consacra régulièrement plusieurs heures par jour à cette tâche, et Metella, il était bien convenu qu’aucune exigence ne serait imposée aux enfants, excepté celle de remettre en ordre eux-mêmes leurs jouets chaque soir ; qu’on s’attacherait à ne point leur laisser soupçonner qu’ils étaient là pour s’instruire, mais seulement pour vivre la vie humaine, leur naturel souci en ce monde, et la vivre au large, non à l’étroit, comme dans leur demeure obscure.
« Point d’école, disait Aline, puisqu’on a gâté le mot. Ce que nous avons à faire est tout simplement de donner à nos enfants cette éducation des familles intelligentes et aisées, où, par la seule influence du milieu, l’enfant développe ses facultés, apprend sans étude et ne demande qu’à savoir. Il faut écarter de notre Eden, si loin qu’on n’y puisse même soupçonner son existence, l’odieux magister en lunettes, père de la férule et du pensum, vieux tourmenteur de l’intelligence humaine, cet épouvantail de l’enfance. Pas d’impatience, pas de hâte ! Sachons perdre le temps pour en gagner. Ici, nous sommes nous-mêmes des élèves, étudiant pour notre compte, et demandant à la nature ses leçons, à l’intelligence enfantine ses secrets. »
Metella se donnait à sa tâche avec une joie religieuse. Dans ses grands yeux, d’un noir sombre, se lisait le désir ardent de se venger à ses propres yeux, par une vie utile et pure, de l’outrage dont le souvenir incessant vivait en elle. Souvent, dans ses jugements sur les hommes, la haine perçait. Une hostilité sourde, peu profonde sans doute, mais pénible, s’établit entre elle et Paolo. L’Italienne, qui adorait Aline, voyait avec inquiétude près d’elle cet amant, pouvoir inconnu, menaçant peut-être dans l’avenir. Paul, malgré la sympathie que, dans son âme juste, il éprouvait pour Metella, redoutait en elle les souvenirs qu’elle représentait, l’influence de son sentiment, qui secondait trop celui d’Aline, et surtout peut-être sa présence, qui lui enlevait Aline trop souvent. Chaque jour, de plus en plus, son inquiétude, ses amertumes, s’accusaient par une âpreté de paroles et une inégalité d’humeur qui n’étaient pas dans son caractère, et qui parfois étendaient un voile humide sur les yeux de Mlle de Maurignan.
De son mieux il se défendait, pourtant, contre l’égoïsme amoureux qui l’envahissait. Il aidait puissamment son amie dans l’élaboration de ses plans d’éducation populaire ; il préparait des instructions, qu’il devait faire aux adultes aussitôt que la fin des grands travaux les rendrait possibles ; il étudiait les conditions du travail, et se proposait d’établir aussi dans ses propres domaines de sérieux moyens d’émancipation pour le pauvre. Mais il ne songeait point à les aller appliquer.
Un mois s’était écoulé depuis l’arrivée de Paul à la Chesneraie. La situation restait la même. Nulle intimité ne pouvait être plus complète, plus ardente et plus profonde ; mais, quant à la réalisation de cette union dans le mariage, par la famille, lorsque Paul cherchait à se rendre compte des progrès accomplis, il ne recueillait que doute. Si grands que fussent à ce sujet son inquiétude, son chagrin, il ne pouvait accuser Aline. Elle ne laissait percer ni ressentiment du passé, ni craintes farouches ; elle était avec lui simple, bonne, confiante, aussi tendre qu’elle croyait pouvoir l’être sans danger. Elle semblait parfois céder sa volonté même, et désirer avec lui ce qu’il rêvait. Malgré tout, Paul sentait sur ce point quelque chose de sourd, de fatal, d’inexorable peut-être, qui le dominait, ou plutôt qui les dominait tous deux. C’était une furtive rougeur à certains mots, un silence, un pli de la lèvre, une terreur qui traversait le regard, une glace invisible qui tout à coup se faisait sentir.
La présence de cette belle jeune fille avait par degrés presque effacé l’image d’Ali de Maurion, ce frère chéri, pour y substituer, dans toute sa force, l’influence de la femme aimée. De plus en plus ce charme pénétrait Paul, et souvent, avec des frémissements de cœur, il se disait que jamais amour ne pouvait être plus complet. Il y sentait par des liens indissolubles toute sa vie attachée. À considérer tous les motifs qu’il avait de croire en elle, de l’aimer, de l’admirer… éperdu, il eût désiré posséder de nouvelles puissances d’aimer. Il ne pouvait s’empêcher de se prosterner devant elle comme devant la plus pure et la plus charmante incarnation de la bonté, de l’intelligence, de l’idéal ; à ses yeux, le charme qui s’épanchait d’elle, de tous ses mouvements et de toutes ses paroles, était infini, sans pareil au monde, et quand il la voyait fâchée, presque affligée de cette idolâtrie, il n’y pouvait et n’y voulait rien, que d’en contenir, par égard pour elle, l’expression. Il espérait et désespérait tour à tour avec une passion de plus en plus vive.
En vain essayait-il parfois de conformer son désir à celui d’Aline, de suspendre à un peut-être sa plus chère volonté, de soumettre à une attente indéfinie ce besoin irrésistible où s’absorbaient toutes ses facultés, d’écarter tout obstacle, toute distance, entre elle et lui, de l’avoir à lui tout entière et pour la vie ; en vain, de son côté, Mlle de Maurignan, abandonnant le soin de sa réputation et ses résolutions les plus intimes, se livrait-elle volontairement à l’influence constante de ce brûlant amour, l’écart entre eux devenait chaque jour plus grand. Dans ce tête-à-tête continuel, au milieu de cette solitude enchantée, Paul bientôt ne se sentit plus ni la force de partir, ni celle de supporter une intimité si chère. Il n’osa se faire comprendre, mais il devint irritable et malheureux.
Toute passion qui grandit finit par couvrir de son ombre et enlacer nos facultés les plus indépendantes. S’avouant enfin que son séjour prolongé à la Chesneraie devait compromettre Me de Maurignan, Paul ne se dit autre chose, sinon qu’une prompte solution était nécessaire, et qu’il devait, par respect même pour Aline, l’exiger. Au fond, il ne voulait plus attendre. Il se savait aimé trop fortement pour que ses craintes allassent jusqu’à une rupture. Il se répétait que, s’adorant l’un et l’autre, et libres, il n’existait point de raisons, point de chimères, qui pussent empêcher leur union.
Le jour où s’ouvrit la moisson à la Chesneraie, Mlle de Maurignan, suivie de Paul, se rendit dans le champ où les travailleurs, après la collation prise à l’ombre, sous une haie, se remettaient à l’ouvrage. Parmi ces moissonneurs se trouvaient plusieurs femmes qui, vêtues seulement d’une chemise de toile grossière et d’une jupe de coton bleu, toutes rouges et ruisselantes de sueur, coupaient aussi chacune son sillon. Le champ brûlait au soleil ; sous la faucille étincelante, la paille se rompait avec un bruit sec ; l’haleine embrasée de la terre, qui miroitait au-dessus des blés, retournait se mêler à l’ardente chaleur versée d’en haut, et le ciel, éblouissant, lourd, immobile, semblait se refermer autour de la terre comme un couvercle étouffant.
Couché à l’ombre d’un orme épais, sur un tertre dominant la plaine, le régisseur surveillait le travail, et de temps en temps, lançant un mot bref ou quelque lourde plaisanterie, stimulait les paresseux et intimidait les bavards.
Aline et Paul apportaient quelques bouteilles de vin frais aux moissonneurs. Devant ce spectacle de l’oisif commandant à l’aise un si dur labeur, ils s’arrêtèrent, saisis de la même pensée :
« Assurément, dit Paul, nègres et planteur, ou salariés et surveillant, le travail sous cette forme est bien toujours l’esclavage !
— Oui, dit-elle, cette révolution, que tant de gens considèrent comme achevée, n’est réellement qu’une ébauche, le premier soulèvement de l’instinct. Quelques rois de moins sont bien peu de chose, et c’est inutilement qu’on décapitera des Louis XVI et qu’on chassera des Charles X, tant que la monarchie sociale gardera ses bases. Le vrai monarque de ce monde, c’est l’oisif. Impôts, dîmes, fainéantise, pompe, courtisans, préjugés, rien ne lui manque. Détrôné, autrement dit ramené au droit commun, le travail, l’autre souverain, son représentant hiérarchique, aura du même coup cessé d’exister.
— Mais, hélas ! nous en sommes, nous, de ces monarques !
Aussi, répondit-elle, rachèterons-nous ce crime en travaillant à nous détrôner nous-mêmes. »
Elle s’avança d’un pas rapide vers les travailleurs. Les hommes commençaient le rang, qui s’achevait à gauche par les femmes ; ce fut du côté de celles-ci que Mlle de Maurignan se trouva.
« Je suis venue vous apporter un peu de la fraîcheur des caves du château », dit-elle.
Les moissonneuses s’arrêtant, souriantes, essuyèrent leurs fronts. Une seule, malgré la présence de la jeune maîtresse, continua de brandir d’un bras fiévreux sa faucille et de couper son sillon ; des seins gonflés soulevaient sa rude chemise, et à l’autre bout du champ, sous la haie, retentissaient des cris d’enfant.
« Eh quoi ! dit Mlle de Maurignan, une nourrice ! ici !
— Dame, répondit l’une des femmes, elle n’a pas de mari qui lui gagne son pain ni le lait du petit gars. C’en est une qui s’est laissée tromper par un homme. »
Aline versa le premier verre et le porta elle-même à la pauvre mère, qui le but d’un trait, puis revint aux autres moissonneuses ; mais la première à qui elle s’adressa, montrant les travailleurs mâles, dit timidement :
« Après eux, mam’zelle, si vous voulez.
— Après eux ! pourquoi ? dit la jeune fille, commencez. »
La femme obéit, et tout en remplissant les verres Aline s’informa du salaire que chacune gagnait ainsi à travailler de trois heures du matin jusqu’à la nuit, sauf l’heure de la méridienne.
« C’est vingt-cinq sous, mam’zelle », dirent-elles simplement, comprenant si peu le mouvement de la jeune maîtresse à cette réponse qu’elles ajoutèrent :
« C’est de la dure ouvrage, voyez-vous.
— Et combien gagnent les hommes ? dit Aline, qui ne s’en était point encore inquiétée. Eux, c’est trois francs.
— Avancent-ils beaucoup plus que vous ?
— Dame ! faut ben que nous arrivions en même temps qu’eux au bout du sillon, et ça nous donne rudement de peine ; mais ensuite c’est eux qui chargent les gerbes sur les charrettes et qui engrangent le soir.
— C’est pas que nous nous reposions pendant ce temps-là, dit une autre, qui semblait n’avoir point la langue épaisse ; il nous faut alors courir vitement chez nous, emportant seulement un morceau de pain pour notre souper, afin de faire la soupe aux enfants, les faire manger, les coucher, laver quelquefois leurs vêtements, la vaisselle, mettre tout en ordre. Il y a longtemps que l’homme ronfle quand nous nous mettons au lit, et c’est pour nous lever encore une demi-heure plus tôt que lui, à l’aubette.
— Assurément, dit Mlle de Maurignan, la fatigue est grande ; le travail me semble pareil, vous supportez également la chaleur du jour : votre salaire doit, par conséquent, être le même. »
Elle passa, laissant les femmes ébahies.
« As-tu compris, toi, ce qu’elle a dit ?
— Dame, elle a dit que nous devions gagner autant que les hommes.
— C’est bon à dire, ça ; mais crois-tu point qu’elle va nous donner plus cher qu’elle n’est obligée ? Ça n’est pas comme ça que les choses se font.
— Vous vous trompez, dit en riant Paul, resté par derrière, tout ce que dit Mlle de Maurignan, elle le fait. »
Et il rejoignit Aline, qu’il voyait engagée dans un colloque avec un des moissonneurs.
C’était un homme de haute taille, de ce type gaulois, énergique et fier, qui s’est conservé surtout dans le centre de la France. Les premiers mots qu’il avait adressés à la jeune châtelaine, quand elle lui avait tendu le verre, plein jusqu’aux bords du rouge liquide, avaient été ceux-ci :
« Pas vrai, mam’zelle, quand le maître est une femme, c’est par les femmes qu’on doit commencer ?
— Peu importe que l’on commence par les femmes ou par les hommes, dit la jeune fille ; quand le travail des uns vaut celui des autres, il faut que la récompense soit égale.
— Mam’zelle veut rire : le travail d’une femme ne vaut pas celui d’un homme.
— Pas toujours sans doute, mais ici… Probablement c’est au prix de plus de fatigue, mais elles font leur sillon comme vous. Aussi je veux leur donner un prix égal, car il serait injuste que, faisant le même travail, elles fussent payées près de deux fois moins.
— S…… ! s’écria-t-il, si c’était vrai, je f…… ma faucille sur mon épaule, et je m’en irais chez nous.
— Le bien des autres vous ferait-il mal ? demanda Paul, qui, voyant le ton colère et arrogant de cet homme, intervint.
— Ça serait trop fort, que les femmes seraient payées comme nous », répéta le paysan.
Sans répondre davantage, Aline passa, offrant à boire aux autres moissonneurs, et Paul, resté près de l’obstiné, chercha vainement à le convaincre. Avec l’entêtement particulier à certains cerveaux populaires, qui, n’écoutant pas même les arguments qu’on leur présente, répètent invariablement celui qui s’est logé dans leur esprit et l’obstrue, le moissonneur continua de répéter que ce serait une honte de voir les femmes payées autant que les hommes, et qu’alors il faudrait donc apparemment que ce fussent les hommes qui fissent le ménage et qui élevassent les enfants.
« Ce n’est pas nous qui sommes allés chercher les femmes pour les amener dans ce champ, objecta Paul, elles y sont venues d’elles-mêmes, probablement pour de bonnes raisons. Puisqu’elles travaillent, laissez payer leur ouvrage ce qu’il vaut.
— Comme ça, dit l’homme en se croisant les bras, je vas me laisser nourrir par ma femme, alors ?
— Vous ne seriez pas le premier, objecta Paul en souriant. Mais, dites-moi, toutes ces femmes qui sont là sont-elles mariées ?
— Non ; il y en a une veuve, une autre vieille fille, et une autre qui n’est ni veuve ni fille, et qui a un petiot à nourrir, pas moins.
— Vous voyez que celles-là ne peuvent compter sur l’homme pour en recevoir aucun bien, et puis…
— Tout ça, monsieur, ça ne me regarde pas. Je dis que les femmes sont les femmes, et les hommes les hommes, et que, si elles étaient payées comme nous, ça serait la fin du monde, quoi… et comme ça, ça ne se peut pas. »
Il n’y eut pas moyen d’en tirer davantage ; évidemment, il y allait pour lui de l’honneur. Ses compagnons, prêchés par lui, n’eurent pas de peine à partager le même sentiment, et le soir, le régisseur, grave, mais triomphant en dessous, vint dire à Mlle de Maurignan que tous les hommes faisaient menace de se retirer l’on ne conservait pas entre leur salaire et celui des femmes la même différence.
« Je porterai leur journée à quatre francs, dit la jeune maîtresse, à cause de la peine qu’ils ont d’engranger ; mais la journée des femmes sera de trois francs cinquante centimes.
— Je doute qu’une différence aussi faible satisfasse l’amour-propre des travailleurs mâles, dit M. Rongeat, et que mademoiselle me permette de lui observer qu’il ne nous resterait, en ce cas, que des moissonneuses. Elles se présenteront en grand nombre, cela est certain ; mais, n’étant plus forcées au travail par l’exemple des hommes, elles travailleront peu et mal, et le prix de façon sera doublé. En outre, si les hommes refusent leurs services, nous manquerons bientôt de laboureurs.
« Il ne faut pas croire, ajouta-t-il d’un ton fin, qu’il soit aisé de changer le train ordinaire des choses. À mesure qu’on pénètre les difficultés…
Monsieur, je céderais volontiers si les prétentions dont il s’agit n’étaient pas injustes. Mais je soutiendrai cette étrange lutte, à mon détriment s’il le faut. »
M. Rongeat sortit, d’un air qui montrait suffisamment qu’il ne pouvait être dans cette affaire un agent de persuasion, et Mlle de Maurignan regretta plus vivement que jamais de ne pouvoir, par amitié pour miss Dream, le remplacer par un autre.
L’incident occupa toute la conversation au dîner. Aline s’étonnait et s’attristait de tels obstacles ; Paul faisait remarquer que toute innovation en doit rencontrer, car aucun ordre de choses ne peut exister qui n’ait ses intérêts, ses passions, ses préjugés, son organisme enfin, destiné à le soutenir, à le perpétuer s’il est possible, et à le défendre en cas d’attaque.
« C’est en raison, disait-il, de cette puissance multiple et infinie de création en tous sens, que possède la vie, que le monstre a sa force aussi bien que l’ange, et que le faux, l’informe, l’injuste, ne cèdent pied qu’après combat. Aussi faut-il, pour accomplir toute réforme, outre l’amour du bien, une invincible résolution.
— Nous l’aurons », dit Aline.
Miss Dream, partageant les idées de M. Rongeat, alléguait la difficulté, le danger, l’imprudence…, tandis que Metella, enthousiaste des résolutions d’Aline, s’écriait :
« Que vous êtes heureuse de vouloir et de pouvoir ! d’aimer le bien et d’être forte et libre !
— Cela est si rare pour une femme ! soupira la mère de Metella.
— Oh ! reprit vivement la jeune Italienne en regardant Aline, si noble front serait trop à l’étroit sous un joug… »
Elle s’arrêta naïvement, et plus naïvement encore jeta les yeux sur Paul Villano.
« Les jeunes filles parlent toujours mal du mariage, observa aigrement miss Dream.
— Elles ont raison, dit Paul.
— Ah ?… vous trouvez ? demanda un peu malignement Metella.
— Certainement. Le mariage actuel est un joug aussi humiliant qu’injuste. Il est en contradiction flagrante avec le droit nouveau, avec les idées nouvelles, et, bien que la force même des choses en adoucisse la sauvage brutalité, cependant, nul être humain soucieux de sa dignité ne peut accepter ni prononcer sans honte le serment qu’il exige. »
Ces paroles causèrent quelque étonnement, et les grands yeux de Metella se fixèrent sur Mlle de Maurignan. Celle-ci paraissait émue. Avec un peu d’embarras elle dit :
« Le vrai contrat, le seul, est celui de deux consciences qui s’entendent. »
Et, comme on avait fini de dîner, elle se leva.
« Sans doute, reprit Paul ; mais un tel contrat ne doit pas s’abriter secrètement sous les formes de l’injustice. Ces hypocrisies sont coupables, car elles éternisent le mal chez les irréfléchis et les faibles, en lui donnant l’approbation apparente des forts. On ne combat l’erreur qu’en rompant avec elle. »
Il s’approcha d’une fenêtre ouverte qui donnait sur les jardins ; le soleil se couchait ; les nuages étaient splendides ; une brise qui récoltait ensemble les parfums des bois, des herbes séchées et des clématites, s’élevait, ravivant l’air, jusque-là si lourd.
La conversation continua quelque temps entre les dames, puis elles se rendirent au jardin, et Paul, de la fenêtre, vit Aline rêveuse s’isoler. Il la rejoignit et l’entraîna vers le parc, leur promenade habituelle. Dès qu’ils furent seuls sous ces grands ombrages, où le jour s’éteignait :
« Ce que je déclarais tout à l’heure à l’égard du mariage, dit Paul, n’est pas une attaque vaine, mais un plan médité. J’ai profondément réfléchi depuis quelques jours à tout ce qui devait, fière et noble comme tu l’es, te rendre le mariage odieux et même impossible. Je me suis mis à ta place, et j’ai frémi de colère en présence du serment que la loi dicte à la femme. Non, ce n’est pas toi qui peux jurer une abdication aussi immorale, aussi honteuse. »
Elle pressa la main de son amant avec un regard de reconnaissance.
« Tu as su comprendre, lui dit-elle, ce que l’habitude voile aux yeux mêmes de beaucoup de penseurs. Nous sommes à une époque où la conscience vacille, et souvent trébuche, dans l’écart énorme qui se fait chaque jour plus grand entre le fait et l’idée, entre la formule et l’acte.
— L’habitude ! s’écria-t-il, elle règne sur nous à ce point qu’il m’a peut-être été nécessaire de te connaître d’abord sous le nom d’Ali pour accepter sans restriction, et dans toute sa plénitude, l’égalité de tes droits. La différence des formes, des usages, trompe si bien les yeux des hommes, qu’il en est peu, à cet égard, qui ne s’épuisent et ne se fourvoient en ingénieuses distinctions. Mais ta fierté est la mienne ; ton orgueil m’est aussi cher que le mien. Écoute :
« Les esprits les plus indépendants de ce temps, ceux qu’on désigne sous le nom de libres-penseurs, et parmi lesquels j’ai nombre d’amis en Europe, rejettent le mariage religieux comme contraire à leur conscience et à leur honneur. Ils ont raison : car la dernière des lâchetés est l’hypocrisie, et chacun doit aux autres comme à lui-même d’affirmer ce qu’il croit, de rejeter ce qu’il ne croit pas. Cependant, par une inconséquence étrange, causée d’ailleurs chez beaucoup d’entre eux par l’inconséquence de leur doctrine à l’égard des femmes, ils acceptent le mariage civil, et en font la base même sur laquelle s’appuie leur protestation.
« Qu’est-ce pourtant que le mariage civil, sinon l’esprit et la formule du mariage religieux, transportés de la bouche du prêtre dans celle de l’officier public ? Ne voient-ils pas, ou ne veulent-ils pas voir, que l’autorité du prêtre, celle du roi et celle du mâle, — comme disent si noblement les éloquents de ce siècle, — ont une seule et même origine, et dérivent toutes également de cette invention sublime, qui se perd dans la nuit des théocraties : la délégation faite par le ciel à certains élus d’ici-bas, institués ses représentants nécessaires.
« L’heure est venue pourtant où il faut choisir entre le système céleste des hiérarchies, qui a jusqu’ici fondé l’ordre de ce monde sur l’inégalité, l’arbitraire, la violence, — et l’ordre humain, fondé par le droit de l’individu sur l’égalité, autrement dit la justice. Et ceux qui repoussent l’œuvre de l’Église courberaient la tête sous cette œuvre de soldat, qui doubla les brutalités chrétiennes et bibliques du culte de la force, de la haine de l’idée, de l’absence de tout sens moral ! Non, qui rejette l’une par raison doit rejeter l’autre par pudeur !
— C’est vrai, dit-elle ; et cependant l’absence de toute loi…
— Attends. Ce qu’on nomme le mariage libre t’effraye ? Tu as raison. Le mariage est trop grand pour que la liberté même le puisse contenir tout entier. Il appartient à la conscience humaine dans ce qu’elle a de plus haut et de plus universel ; il appartient à la société par l’enfant, et il est bon, il est juste, il est vrai, qu’un tel acte s’appuie sur le témoignage d’autres consciences, qu’il tienne dans une communion, si restreinte soit-elle, son rôle naturel de dogme social.
« Eh bien ! si la conscience générale à cet endroit est encore obtuse et muette, pourquoi ne pas s’adresser à ceux dont le sentiment et la foi sont pareils aux nôtres, et, les prenant pour témoins, pour société, pour patrie, inscrire, édifier en eux son serment, recevoir les leurs, créer ainsi dans ce groupe le point d’appui dont toute créature humaine, si forte et supérieure soit-elle, a besoin ?
« Je crois comme toi fermement à l’indissolubilité naturelle du mariage par le nœud vivant et indénouable de l’enfant. Je crois à la liberté, à l’égalité, sans fausses réserves ni distorsions ingénieuses. Laissant l’athéisme en morale aux défenseurs des religions, je crois de toute ma raison, de tout mon cœur, à l’unité du vrai, au mariage secret du bonheur et de la vertu ; je crois à l’accord des volontés, à la durée des sentiments, et ces forces humaines, ces vérités saintes, je nie la possibilité de leur existence entre l’esclave et le maître, entre l’inférieur et le supérieur !
« Je crois à la puissance féconde, éternelle, créatrice, de l’association, aux miracles de l’amour, au renouvellement du monde par la justice !… Je t’aime ! Veux-tu faire de notre bonheur un acte de foi ? le premier contrat au registre du droit nouveau ? »
Ces paroles prononcées par Paul d’une voix vibrante, tandis que ses mains pressaient ardemment celles d’Aline, la flamme de son regard, tant d’amour, de sincérité, d’enthousiasme, qui éclataient sur son visage, troublèrent Me de Maurignan jusqu’au fond de l’âme.
Ils se trouvaient en ce moment à l’endroit du parc le plus solitaire, près du pavillon. Sous les arbres épais, le jour baissait ; les derniers rayons s’éteignaient çà et là dans les feuillages, et les oiseaux, avant leur couchée, remplissaient le bocage de chants étourdissants.
« Que tu es noble et vrai ! » dit Aline d’une voix altérée.
Elle s’appuya plus fortement sur le bras de Paul, et sa tête, s’inclinant sous le poids de son émotion, jusqu’à effleurer l’épaule de son amant, ajouta par ce doux geste, plus éloquemment que par des mots : « Combien je t’aime ! »
« Je suis à toi ! lui dit-il ; je te veux, je t’ai choisie pour ma vie la plus haute et la plus chère ; mais en dehors même, s’il se pouvait, de ma volonté, je serais à toi. C’est un lien indestructible. Tu es pour moi tout le frère, l’ami, la femme adorée, l’idéal et la vie, toutes les affections, tous les charmes. Oh ! puisque tu m’aimes aussi, puisque mon bonheur est aussi le tien, dis-moi toi-même par quelles persuasions je te puis toucher, par quel baiser je pourrais t’enflammer de l’amour qui me consume, et dont il faut, vois-tu, que je vive ou que je meure : car, en dehors de toi, rien ne me touche plus… »
Toujours penchée sur son épaule, d’une voix douce comme un léger souffle :
« Paul ! dit-elle, moi aussi, je t’aime uniquement. J’espère, je désire être ta femme… Je suis à toi d’âme, de volonté… seulement… »
Il n’entendit pas ce dernier mot, prononcé plus bas encore. Les premières paroles d’Aline, leur accent d’amour, l’agitation visible de la jeune fille, l’avaient enivré ; ses oreilles tintaient. Il crut au bonheur enfin, et, pris de délire, il la saisit et l’emporta dans le pavillon… Elle ne résistait pas… Mais il la vit tout à coup affreusement pâle ; il la sentit se glacer entre ses bras… Il jeta un cri terrible, et, la repoussant, il s’enfuit.
Il faisait nuit quand Aline revint au château. Après quelques minutes d’une conversation entrecoupée, dans laquelle, indirectement, elle sut que Paul n’était pas rentré, elle dut avouer à ses amies qu’elle n’était pas bien, et monta dans sa chambre. Là, renfermée, elle laissa de nouveau éclater ses pleurs, son désespoir. Où allaient-ils ainsi ? Que voulait-elle ? Comment tout cela pouvait-il finir ?
— Par le malheur et la mort de son amant, sans doute.
— N’était-elle donc pas à lui de toute son âme ? Avait-elle un bonheur plus cher que le sien ? une autre vie que la sienne ? Seule, en pensant à lui, n’avait-elle pas le cœur étreint par les élans de la tendresse la plus profonde, la plus passionnée ? N’était-il pas juste dans ses désirs, noble, grand, dans toutes ses pensées ?…
Elle sentait en elle-même la douleur de Paul ; des gémissements lui échappèrent ; elle l’appela par de grands élans de cœur, et, s’il eût été là, elle se serait jetée à ses genoux en pleurant…
— Mais alors encore, peut-être…
— Oh ! toujours ces odieux fantômes viendront-ils donc se placer entre elle et lui ? répandre en elle ce froid mortel, ces sucs empoisonnés sur ses lèvres, arrêter son cœur ?…
Les souvenirs ne peuvent-ils être effacés ? Ne saura-t-elle jamais arracher ceux-là de sa mémoire ? Ce monde vain de l’image est-il si solide ? La trace des êtres sur le sable ne dure qu’un instant ; des villes, des nations, des siècles, sont anéantis ; la croûte terrestre est faite de tombes oubliées, de choses évanouies, de joies, de crimes, d’actes, de désirs, d’agents inconnus ; et de ce petit espace du cerveau ne pourrait s’effacer l’impression produite par des actes étrangers !…
Non ! C’est en vain qu’elle maudit, repousse et vomit ces hontes. Elles restent là, cramponnées à sa mémoire, et ne s’en vont pas.
Elle en a été atteinte trop profondément dans l’humanité, sa mère et son être même. Ses entrailles ont tressailli des cris de l’enfant abandonné ; elle a vu fouler aux pieds ses dieux dans la boue ; elle a rougi des insultes jetées à d’autres ; en voyant ce qu’on avait fait de l’amour, de la beauté, elle s’est trouvée honteuse d’être femme.
Une à une, tant d’infamies, qui ont amassé en elle tant de dégoûts, défilent impitoyablement devant elle ; elle pleure, elle souffre ; elle met sa main sur ses yeux pour ne pas voir, elle ferme ses oreilles pour ne pas entendre ; mais en vain, et de tous ces souvenirs, le dernier, le plus odieux, le monstre que surtout elle redoute, et devant lequel sa pensée défaillante recule, ainsi qu’un enfant devant le spectre de sa peur, — celui-là vient à son tour, l’atteint et la glace de son étreinte… Elle entend ces paroles d’amour prononcées pour une autre qu’elle, les mêmes, ô honte ! que tout à l’heure… et derrière la vitre lui apparaît encore ce visage, où elle ne reconnaît qu’avec horreur un être adoré.
En proie à des souffrances nerveuses, éplorée, haletante, dans l’atmosphère encore lourde qui avait succédé aux chaleurs du jour, elle détacha sa robe, Ôta son corset et se jeta dans un fauteuil, près de la fenêtre ouverte, où de légers souffles, agitant les rideaux de mousseline, apportaient du jardin la senteur des pois parfumés et des chèvre-feuilles. Elle pencha sa tête brûlante sur son beau bras nu ; sous la batiste bordée de dentelle, son jeune sein s’élevait et s’abaissait tour à tour, par les spasmes irréguliers de ses sanglots et de ses soupirs. Une larme de temps en temps, se détachant des cils, roulait sur sa joue. Par l’entrebâillement des rideaux, qu’écartait la brise, on apercevait sous le ciel étoilé, dans le jardin, de sombres masses de verdure endormies ; le regard d’Aline s’y attachait vaguement, sondant l’inconnu, l’espace, et se répétant sans cesse une seule question : Où est-il ?
De plus en plus, cette inquiétude la dévorait, quand tout à coup, avec la finesse d’ouïe particulière à ceux qui attendent, elle entendit un pas sur les dalles du corridor, à l’autre bout, où se trouvait la chambre de Paul. C’était le sien. Elle frémit de joie. Puis, mille sentiments nouveaux l’agitèrent. De tout son cœur elle désirait lui parler, et n’osait plus. Elle sentait le besoin de le consoler et…
« Ah ! trêve d’enfantillages ! se dit-elle, en se levant tout à coup. Veux-je le sauver ou le perdre ? L’aimé-je ou non ? Je l’aime ; il souffre ; et ma volonté ne serait pas supérieure à tout !… Je veux qu’il soit heureux, et il le sera, dussé-je être mille fois plus forte que moi-même ! »
Onze heures sonnaient. Tout dormait dans le château ; d’un pas rapide, Aline traversa la chambre… et tout à coup, devant une glace, elle s’arrêta brusquement à se voir dans ce désordre, ces belles épaules nues, ce sein à demi voilé, ce visage éclatant par tant d’émotions, d’une beauté splendide, elle éprouva un frémissement, un émoi mêlé de honte et d’orgueil, et ses paupières se baissèrent. Mais presque aussitôt elle les releva :
« Il a raison, se dit-elle ; cela est sublime, la beauté ! Ne suis-je pas heureuse d’être belle… pour lui ? »
Et cependant, tandis qu’elle passait à la hâte, et d’un mouvement fébrile, un long peignoir blanc, elle semblait frémissante encore ; des ombres et des lueurs se succédaient sur ses traits. Elle appuya fortement une main sur son front, l’autre sur son cœur ; puis, d’un visage empreint de résolution, elle ouvrit la porte et sortit. Un pâle crépuscule régnait dans le vaste corridor, où, sans lumière, elle glissait d’une démarche ferme et majestueuse, avec aussi peu de bruit que sa blanche robe sur les dalles. Elle arriva ainsi jusqu’à la chambre de Paul, et doucement, sans frapper, entr’ouvrit la porte.
Il n’y avait pas de lumière ; un silence complet régnait ; Aline poussa tout à fait la porte, entra, et la renferma derrière elle.
« Paul », dit-elle d’une voix faible et douce.
Mais il ne répondit pas. Le cœur saisi d’une terreur vague, Aline chercha sur la table à tâtons, trouva des allumettes, éclaira la chambre. Paul n’y était point, et ce qui la terrifia davantage au premier coup d’œil fut le désordre d’objets comme pour un départ… Elle vit une lettre et faillit s’évanouir. Mais cette lettre indiquait sans doute le moyen de le rejoindre : elle s’en saisit.
« J’ai pu rassembler enfin mes pensées, chère bien-aimée, et j’ai tout compris. Je te demandais l’impossible ; ta volonté me l’accordait ; mais quelque chose de plus fort que ta volonté me condamne. Je ne t’accuse pas ; tout brisé que je suis, je t’adore et te bénis. Mais je serais un lâche de t’imposer de nouveau ce triste amour que tu ne peux partager, et de forcer ton front pur à rougir en me revoyant. Je pars. Où je vais, je n’en sais rien. Je m’abandonne à cette fatalité qui me chasse d’auprès de toi. Ne t’afflige pas trop. Quoi qu’il arrive, nous nous reverrons. Vivant ou mort, entre nous, toute séparation ne peut être que factice et passagère.
« À toi de tout mon être.
Ce pas entendu était celui du départ ! Combien y avait-il de cela ? — Une demi-heure peut-être ?… elle ne savait : le temps que mit à se produire et à s’affirmer une volonté qui changeait toute leur destinée… Mais il fuyait !…
Aline courut à sa chambre, revêtit à la hâte son amazone et descendit aux écuries. Les deux chevaux de selle s’y trouvaient : Paul était parti à pied. Aline sella elle-même Brillant, le plus doux, qui léchait ses mains, le conduisit dehors, sauta en selle… et sur le point de le lancer, incertaine, s’arrêta. De quel côté ?… Saumur ?… Angers ?… Suivait-il un chemin ? Errait-il sans but ? Dans le crépuscule de cette nuit, comment le voir ? Où l’atteindre ? Tout d’abord, la force dominatrice, qui, dans les moments suprêmes, saisit le commandement et impose silence aux passions, avait en elle comme suspendu la douleur ; mais, cette force arrêtée, la douleur fit irruption et lui remplit l’âme à flots. Rendant les rênes, la tête penchée sur son sein, elle laissa Brillant prendre de lui-même, à petits pas, le chemin qu’il voulut suivre.
Eh quoi ! de deux êtres si ardemment tendus l’un vers l’autre, d’un tel courant d’amour, de douleur, de pensée constante, aucune étincelle ne jaillira ? Ce lien qui les unit, si réel, si vivant, si indissoluble, quoique invisible, ne devrait-il pas les attirer l’un vers l’autre dans l’espace ?
Du fond du cœur, elle jeta un appel, un-cri, puis écouta… Mais le doute, hélas ! en elle écoutait aussi. Elle n’entendit qu’une réponse timide, indécise, que d’autres vinrent contredire : ce n’étaient évidemment que les hôtes habituels de son propre esprit, au lieu de la chère inspiration invoquée. Dans l’âme humaine, comme ces belles plantes des jardins qui ne souffrent point autour d’elle les plantes sauvages, ainsi la connaissance étouffe l’instinct.
Aline se dit qu’étant à pied, Paul, selon toute probabilité, aurait gagné la ville la plus proche. Elle courut donc vers Saumur, qui n’était qu’à deux ou trois lieues, et pendant trajet, regardant sur la route et cherchant à percer le crépuscule, elle s’arrêtait de temps en temps en face d’une ombre indécise, jetait au vent quelque note émue, écoutait, et reprenait son chemin.
Elle arriva dans la petite ville avant l’aube, y resta jusqu’au départ de la diligence, et ne vit point celui qu’elle cherchait. Sous prétexte d’un parent qu’elle attendait, elle visita les hôtels, interrogea, ne trouva nulle trace, et reprit désespérée le chemin de la Chesneraie. Maintenant, il était trop tard pour atteindre Paul du côté d’Angers. Attendre une lettre ?… Son adieu n’en faisait point espérer. Elle espéra cependant ; elle subit quelques jours d’une attente mortelle, puis, n’y pouvant tenir plus longtemps, elle partit pour l’Italie.
CHAPITRE X.
Gênes avait un aspect inusité. Des groupes inquiets se formaient dans les rues, et se dispersaient aussitôt. Les passants jetaient autour d’eux ces regards louches des gens qui désirent voir sans être observés. On semait en courant des nouvelles mystérieuses, et l’air, comme en temps d’orage, semblait lourd.
Aux questions de Mlle de Maurignan l’hôte du grand hôtel Feder répondit, avec un accent pénétré, « que des scélérats, — ainsi venait de le révéler la proclamation de l’autorité municipale, — avaient, dans une entreprise où le crime luttait avec la folie, sous l’empire d’un aveuglement stupide et d’une férocité digne des plus grands supplices, essayé une fois de plus d’ébranler les bases sacrées de l’ordre et de la morale, indissolublement liées à la maison de Savoie ; que tous les bons citoyens, tous les honnêtes gens, stupéfiés d’abord par l’indignation, avaient repris leurs sens en voyant l’insuccès de cette odieuse et criminelle tentative, et maintenant exprimaient à grands cris leur horreur pour ces détestables desseins, en même temps que leur inviolable attachement pour ce gouvernement tutélaire, dont la sollicitude, toujours en éveil, les avait su préserver de si grands périls : — car une bande de forcenés avait attaqué, la nuit précédente, le petit fort del Diamante, avait massacré la garnison avec des raffinements horribles de cruauté, et ne s’était retirée qu’après le pillage du fort. »
« Leur intention évidemment était de faire subir pareil sort à la ville entière ; mais la bonne cause, heureusement, était victorieuse, et ces misérables fauteurs de désordres se trouvaient entre les mains de l’autorité. Il n’y avait donc plus à craindre ; les nobles étrangers descendus à l’hôtel Feder pouvaient s’y livrer, comme auparavant, aux joies d’un menu varié autant qu’exquis, et même à des excursions sans danger dans la ville et les alentours. Gênes et son territoire offraient désormais un abri sûr ; mais il n’en était pas de même des autres parties de l’Italie. Les éternels ennemis de l’ordre et des lois, s’agitaient de tous côtés, et l’on recevait de Livourne, entre autres, les bruits les plus alarmants.
« Plusieurs familles respectables de la ville, sans compter l’honorable compagnie Rubattini, étaient consternées du sort douteux du Cagliari, bateau à vapeur parti depuis quelques jours pour la Sicile et Tunis, avec un chargement d’armes destinées au bey. On avait lieu de croire que ce bateau était devenu la proie d’une bande de soi-disant passagers, la plupart étrangers à l’Italie, qui s’étaient présentés à son bord la veille du départ, et qui, disait-on, une fois en pleine mer, avaient mis aux fers l’équipage et les voyageurs, et s’étaient rendus maîtres du navire et des armes, pour les employer à l’exécution de leurs sanguinaires complots. »
Il n’entrait pas dans les projets de Mlle de Maurignan de quitter immédiatement la ville ; avant tout, elle désirait visiter un ami de Paolo Villano et consulter les registres des hôtels. Ces deux démarches, qu’elle tenta aussitôt, restèrent sans succès : les registres des hôtels étaient entre les mains de la police ; l’ami était absent. Au sortir de cette maison, Aline se vit suivie par deux agents, une perquisition fut faite dans sa chambre, et on lui retint ses papiers.
Tous les étrangers étaient l’objet d’une surveillance rigoureuse. On gardait à vue chez elle miss White, la célèbre Anglaise amie de Mazzini, vivement soupçonnée d’avoir favorisé le complot. Bientôt, cependant, une à une, se dégonflèrent les nouvelles du premier jour :
La garnison massacrée du fort del Diamante se réduisit à un sergent tué d’une balle dans le combat. On connut le premier forfait des scélérats du Cagliari : c’était la délivrance des prisonniers politiques de l’île de Ponza. En entendant nommer leur chef, le colonel Carlo Pisacane, Aline eut un pressentiment funeste. Il était l’ami de Paolo ; quel que fût leur dissentiment sur le mode d’action, leur but était le même, et Paolo, dans l’état de trouble et de chagrin où il se trouvait en quittant la Chesneraie, avait pu jouer dans cette aventure sa vie avec joie contre la plus frêle chance de succès.
De ce moment, l’angoisse comprima le cœur de Mlle de Maurignan ; une terreur qu’elle se reprochait comme superstitieuse, mais qui lui semblait être le sens d’une vérité impalpable, pesa sur sa pensée, chassa tout sommeil, et la dévora d’un besoin mille fois plus ardent encore de rejoindre, quelque part qu’il fût, son amant. Toutefois, elle ne pouvait, en ce temps de troubles, sans risquer d’être arrêtée dès les premiers pas, voyager sans papiers. Elle pria, supplia, obtint enfin son passeport, et, tout aussitôt, quitta Gênes, sur un bateau partant pour Naples.
On savait déjà que l’insurrection était défaite ; que, débarquée à Sapri, la petite bande républicaine, après avoir désarmé les gendarmes et battu un détachement de ligne, avait été dispersée, par des troupes supérieures en nombre, dans une lutte acharnée, où Pisacane avait été dangereusement blessé. Le Cagliari avait été capturé avec les blessés qu’il portait et d’anciens prisonniers de Ponza. Beaucoup d’insurgés étaient en fuite, d’autres aux mains du roi de Naples, et le sort de ces derniers n’était pas douteux.
Assise sur le pont du bateau, la tête dans ses mains, insensible aux beautés de la mer, du ciel, des côtes enchantées qui glissaient à l’horizon, Aline songeait ces événements et ne pouvait en détacher sa pensée. Dans sa préoccupation, elle imaginait la scène, en croyait voir les détails, et obstinément, en dépit de sa volonté, y mêlait la figure de Paolo. Mais alors, s’irritant du vain martyre qu’elle s’infligeait ainsi, elle se levait, marchait à grands pas, et, jetant les yeux autour d’elle, appelait à son secours la mer bleue, l’horizon splendide, la grâce infinie des flots recourbés autour du navire, les voiles et les mouettes qui passaient, le ciel doux et pur qui souriait sur sa tête… Elle ne pouvait toutefois écarter l’horrible crainte dont elle était obsédée, ni tromper un seul moment l’impatience qui, de ses élans redoublés, dévorant l’espace, la précipitait vainement vers le but de sa course, encore si loin d’elle.
Assaillie de trop funèbres images, de trop vives angoisses, et sentant le besoin de défendre contre elles ses forces et sa raison, elle se disait, comme on cherche à calmer les douleurs d’un autre, que Paolo peut-être n’avait pas même quitté la France, qu’il ne pouvait rester longtemps sans lui écrire, et que bientôt peut-être, sortant de cette fantasmagorie d’appréhensions, elle aurait, pour le rejoindre, à revenir sur ses pas. Avant de quitter Gênes, elle avait écrit à miss Dream de lui envoyer ses lettres à Naples. Là, sans doute, l’attendait l’écriture chérie de son amant. Cependant, ces images créées par sa volonté s’effaçaient dès qu’elle cessait de se les présenter à elle-même, et la cruelle angoisse, logée, elle ne savait pourquoi, au plus profond de son être, persistante comme un instinct, revenait.
Arrivée à Naples, son espérance tout d’abord fut déçue pas une lettre ne l’attendait. L’idée fixe qui la poussait à chercher dans les traces de Pisacane celles de son amant la fit s’enquérir en divers lieux des nouvelles de l’insurrection. On la regardait avec défiance, en lui répondant à peine.
Le journal de Naples lui apprit, dans ce style essoufflé et chargé d’épithètes qui est propre aux convictions officielles, que la plupart des infâmes révoltés contre le paternel et providentiel gouvernement de Sa Majesté Ferdinand II avaient déjà subi, sur le lieu même du crime, le juste châtiment de leurs forfaits, et que le reste de ces misérables attendait son arrêt dans les prisons de la Vicaria.
Péniblement émue, plaignant ces martyrs, mais au-dessus de tout agitée par l’anxiété personnelle qui la torturait, Mlle de Maurignan rentra à l’hôtel, en méditant les démarches qui pourraient l’instruire du nom des prisonniers.
Mais là, seule dans une chambre étroite, sentant l’air lui manquer et son angoisse devenir insupportable, elle sortit de nouveau, prit une voiture et se fit conduire au Pausilippe. La nuit tombait. Aline descendit, s’assit sous un laurier, près d’une villa, et, les yeux attachés sur le célèbre paysage, elle retomba dans ses pensées.
Près d’elle, par les fenêtres ouvertes de la villa, les sons d’un piano tout à coup se firent entendre, et deux voix s’élevèrent, l’une mâle et sonore, l’autre douce, étendue, souple, toutes deux empreintes d’un charme particulier, qu’augmentait sans doute celui de l’heure et du lieu. Elles chantaient un duo d’amour, où, sous l’influence alternative de l’espoir et de la crainte, la passion s’affirmait en accents énergiques et rêveurs, ardents et doux. À l’âme enthousiaste de Bellini les voix vibrantes des chanteurs ajoutaient une puissance nouvelle, et chaque note jaillissait non-seulement harmonieuse et vraie, mais imprégnée des palpitations de la vie. Ce devaient être plus que deux artistes deux amants.
Dans un silence plein d’émotions, une autre âme leur était unie. Peu à peu, la tête dans ses mains, l’oreille tendue, Aline s’était laissée prendre et bercer par ces accents, ainsi qu’un enfant, las de pleurer, se calme au chant de sa nourrice. D’abord tout ce qui l’entourait, cette mer bleue, ces bords admirables, ces accords, se confondit pour elle dans un enchantement vague ; puis, le chant plus accentué, mieux compris, devint la traduction même et la voix de cette immense harmonie, et tout, la mer splendide et la terre fleurie, Sorrente, Caprée, Virgile, Herculanum, le Vésuve, souvenirs historiques, parfums marins, haleines des orangers, brise du soir, tout cela n’eut plus qu’un sens, bégayé ou formulé de toutes parts, et devint comme le trépied mystérieux de cette Pythie, l’âme humaine chantant l’amour. Un attendrissement suprême la saisit. Des larmes qu’elle ne sentait pas inondèrent ses joues. Un flot de passion fondit sur elle et l’emporta sur des hauteurs d’où le monde n’apparaissait plus. Et toute son âme s’exhala dans un nom, qui fut un cri d’adoration, de foi, de dévouement : Paolo !
Alors elle pleura, elle se repentit, et ne se comprit plus elle-même. Elle avait pu le rendre heureux, et l’avait laissé partir ! Ah ! lui seul avait raison ; elle le sentait maintenant ; elle comprenait maintenant cette passion, qu’elle avait maudite et calomniée, quand elle aurait dû bénir la vie de toutes les forces qui lui étaient accordées pour adorer et enchanter son amant. Elle l’aima de tous ses remords, lui promit désormais d’infinies tendresses… Oh ! le retrouver ! le retrouver seulement !…
Elle se leva, s’élança dans la citadine, activa le cocher, fila comme un trait sur la route de Naples, et se retrouva inquiète, encore toute émue de fièvre, au seuil de l’hôtel. Presque machinalement, elle entra. On lui remit des lettres. Elle vit l’écriture de Paolo, et ne vit plus rien……
L’haleine suspendue, le cœur étreint, elle s’était guidée instinctivement jusqu’à sa chambre ; elle en ferma la porte, et, s’affaissant tout près sur un siége, déchira l’enveloppe de ses doigts tremblants. En ce moment, Aline sentit quelque chose de définitif et d’immense qui fondait sur elle, et palpita sous la serre du dieu antique de ces bords : le destin. Au travers d’un voile, elle vit ces mots : « À bord du Cagliari. » Et ses forces, un moment, l’abandonnèrent. Puis elle poursuivit :
« Bien loin de toi, et marchant sans doute à la séparation éternelle. Une rencontre, un mot, ont décidé de ma destinée Maintenant, c’est la fatalité qui me conduit, et je m’abandonne à elle, n’ayant plus le droit de me reprendre. Il y a quelques jours encore, presque insoucieux du reste de la vie, je n’aspirais que vers toi ; hier, séparé de toi, rencontrant cet autre amour, où tu es encore, l’amour du juste, je lui ai donné ma vie. Hélas ! partout le but se refuse à nos désirs ! Je n’accomplirai la justice pas plus que je n’ai saisi le bonheur ; mais là, du moins, tenter, c’est quelque chose, c’est beaucoup.
« D’autres, inspirés de nous, comme nous des précédents martyrs, nous suivront. « Il est temps, m’a dit Pisacane, de rappeler au monde la liberté qu’il oublie. Si notre sacrifice ne produit aucun bien à l’Italie, ce sera du moins une gloire pour elle d’avoir produit des enfants qui ont bien voulu s’immoler à son avenir[2]. » Il a raison. Si peu de succès qu’obtienne notre entreprise, elle aura son utilité. Je suis tranquille ; je serais presque joyeux, sans l’amer souci de ta douleur.
« Car je te l’avoue, chère aimée, je n’espère point la victoire. Nos proues sont tournées vers l’Achéron de Virgile, et le dieu des enfers, qui règne à Parthénope, a les bases de son empire trop solidement assises sur l’ignorance des ombres humaines qui peuplent ses États… Le peuple fuira, comme toujours, ses libérateurs. Une partie de ce peuple armé viendra nous combattre avec fureur au nom de son maître… C’est toujours ainsi !
« On nous blâmera ; nous serons traités d’insensés. Toi-même, que penseras-tu ? Cependant, sois-en sûre, il est, pour arriver au but, d’autres chemins que ceux de la prudence. Le silence est consentement, dit-on n’est-il pas bon de le rompre, ce silence du monde entier, qui semble consacrer la tyrannie, partout restaurée ? Le bruit de notre protestation réveillera ceux qui sommeillent ; il prouvera que l’Italie n’est pas morte. Resterions-nous seuls, nous aurons du moins satisfait notre propre honneur ; nous aurons allumé un flambeau de plus sur la voie qui mène à cette grande patrie, dont jusqu’ici nos rêves seuls ont tracé les divins contours, mais qui sera peu à peu créée de toutes pièces, vrai paradis vivant et libre de l’humanité sans maîtres.
« Toi seule es mon doute, mon regret, mon remords cruel. De moment en moment, ta pensée bouleverse ma résolution, me fond le cœur et me rend faible. Parfois je m’accuse amèrement, car je sens bien qu’en courant ainsi à la mort, c’est la douleur que j’ai fuie.. Si notre amour eût pu être heureux, c’est de ma vie, de ma force et de ma joie, que j’eusse cherché à faire une bénédiction, un flambeau pour les autres hommes… Aline ! Mais, ne pouvant vivre près de toi, que puis-je mieux faire que rendre ma mort utile à la liberté ?
« Ah !… mais te laisser ainsi !… Ne t’ai-je connue que pour livrer ta vie à la douleur ? Voilà ce qui me torture et me désespère.
« Non, je ne sais pas être héroïque ; je n’aurais pas dû te quitter. Avais-je le droit de t’enlever ton ami, ton frère, celui, chère et divine généreuse, auquel tu as consacré toutes les pensées, toute la passion de ton cœur… Ah ! je n’étais digne en aucune manière de toi ! J’ai fui sous l’empire d’un trouble invincible, terrifié par cette pensée que, possédant de toi toute ton âme et ton dévouement le plus absolu, je n’aurais jamais ton amour. Jusque-là, j’espérais toujours un pardon, — hélas ! accordé, mais sans oubli. — Je voulais te fléchir, quand il ne s’agissait point de ta volonté, mais d’impressions aussi ineffaçables qu’involontaires. Chère et chaste adorée, pardonne-moi ce que je t’ai fait souffrir, depuis ces odieuses et tristes amours de Florence jusqu’à mes importunes prières…
« Tu l’as bien dit : c’est un partage insensé, fatal, que celui du corps et de l’âme. Il crée d’un côté l’abjection, de l’autre le dédain des lois naturelles, et, partant, des deux parts, déviation, désordre, inéquilibre. D’actions en réactions, d’excès en excès, où s’arrêtera ce jeu terrible ? Ah ! le simple ! le vrai ! le pur ! que n’y suis-je né près de toi ! T’enveloppant de mes bras, je t’eusse dérobé la vue des hontes de cette vie, ou plutôt nous les eussions ensemble ignorées… Mais, Aline, écoute, et crois fermement à ces paroles, sans doute les dernières que t’adressera ton ami : ce que tu n’as pu comprendre, dans le mépris général, aveugle, où t’a jetée le spectacle de nos dépravations, c’est à quel point l’amour que j’osais avoir pour toi différait des erreurs passées. Et comment, ô chère âme ! n’en serait-il pas ainsi ? L’effet n’est-il pas en rapport avec la cause ? Peux-tu comparer… Non, cette comparaison seule est un sacrilége ! Ah ! tu ne sauras jamais quelle adoration !… Ma vie tout entière près de toi, dans une liberté complète, n’eût pu en épuiser l’expression… et tu l’as toujours, hélas ! retenue…
« Ne pouvoir avec toi recommencer la vie ! Séparés ! pour longtemps au moins !… Ah ! je te le jure, si les plus vives puissances de ce monde, la volonté, le désir, l’amour, sont des forces vraies, éternelles ; si elles participent aux priviléges des plus humbles choses, et, comme le grain de sable et l’atome aérien, se perpétuent en se transformant, je ne serai jamais loin de toi, et notre amour, attraction suprême de mon être le plus personnel et le plus intime, ici brisé, ailleurs se renouera.
« On m’appelle. Nous approchons de Ponza. Toute mon âme et l’éternité dans ce dernier mot : Je t’aime ! »
Mort ou prisonnier, telle était désormais l’alternative.
Cette nuit fut indescriptible. Les regrets de l’amour désespéré, l’âpre remords, le déchirement plus cruel encore des souffrances, des tortures peut-être, subies par un être adoré… Dès l’aube, Aline chargée d’une forte somme, se rendit à la Vicaria. Elle obtint du geôlier tous les noms des prisonniers. Paolo n’y était pas.
Toute espérance, peu à peu, se retirait d’elle, comme la vie d’un mourant. Mlle de Maurignan se rendit alors au ministère ; elle acheta des huissiers une audience, parla dans toute l’éloquence de sa douleur et obtint l’arrêt qu’elle cherchait : Paolo Villano, blessé dans l’action de Sanza, fusillé après la bataille, avec d’autres prisonniers. On lui remit un portefeuille troué, des papiers tachés de sang, parmi lesquels se trouvaient une lettre d’elle, et quelques mots encore, tracés pour elle avant la bataille. Emportant ces reliques, elle traversa Naples comme un fantôme, frappant de terreur tous ceux qui la virent, pâle et sans regard, glisser devant eux. Elle se rendit au port, où elle prit une barque pour Sapri. Conduite sur la fosse commune des prisonniers de Sanza, après avoir congédié ses guides, elle s’affaissa, croyant mourir. Elle n’était qu’évanouie. On la recueillit dans une chaumière, et, après une fièvre ardente, qui dura plusieurs jours, elle se retrouva debout sur cette terre, quoique frappée à mort dans les sources les plus chères de sa vie.
Ces sauvages Calabrais la virent quelque temps errer parmi eux, aux alentours de la tombe ; puis elle partit, et son souvenir est resté dans leur mémoire comme celui d’un être surnaturel et bienfaisant, qu’ils eussent nommé peut-être le Génie de la Douleur, si les poétiques visions de la Grèce habitaient encore ces lieux.
Tandis que, par ce renouveau, poussent au soleil, chaque jour, feuilles politiques et lettrées, s’adressant toutes à cette partie du public français qui a fait ses classes quelque part, mon rêve, déjà vieux, et qui date, pour tout dire, des merveilleuses destinées que nous a faites le suffrage universel, mon rêve est un humble journal du dimanche, à cinquante-deux sous par an. Journal comme pas un autre, nourri de faits et d’idées, sobre de mots, dont chaque numéro contiendrait une page d’histoire nationale, une page d’économie sociale, un petit examen des lois, une biographie d’homme utile, un peu d’hygiène, un peu de science, un cours agricole et une causerie familière sur les faits de la semaine écoulée. Le tout, mis à la portée des rustiques lecteurs, non par une imitation maladroite de leur langage, mais à force de simplicité, voire même, s’il se peut, de précision, d’élégance et d’harmonie. Le fait divers y aurait sa place ; mais choisi et commenté. Les disputes religieuses et les personnalités politiques en seraient bannies ; on s’occuperait simplement, dans le milieu où nous sommes, en pleine évidence et en plein jour, de justice, religion de tous les temps, pierre de touche de tous les partis.
C’est une chose qui a son prix assurément, que de disserter sur la lumière incréée, aussi bien que de discuter les mérites ou les démérites de tel ou tel personnage en vue ; il est bon de discourir sur ces discours où pendant trois ou cinq heures un orateur s’attache à démontrer combien de phrases peuvent s’agglomérer autour d’une idée ; il est utile de dévoiler certains tripotages, de signaler telles violations de la loi, et de prouver aux gens qui le savent bien que la vertu ne gouverne pas ce monde ; tout cela malheureusement n’édifie guère que des spectateurs déjà convaincus, initiés au secret de la comédie, à ceux des coulisses, et qui voient surtout l’acteur sous son rôle. Ce n’est point une sérieuse bataille ; ce n’est qu’un tournoi, offrant, il est vrai, l’avantage incontestable de faire des héros, mais éphémères. De cette agitation trop restreinte, nul mouvement sérieux ne résulte. Paris s’agite, la province le mène.
Tandis que ce Narcisse, ivre de lui-même, se raconte chaque matin sa vie du jour précédent, se contemple dans ses poses, se répète ses mots, rit de son esprit, se confie tout bas cent nouvelles de la plus haute importance, forge cent machines de guerre qui ne partent pas, imagine cent expédients infaillibles, qui ne doivent pas aboutir, crie, se démène, prêche, prédit, raille, rit, s’enflamme, se proclame par toutes ses voix la tête de l’humanité, il ne s’aperçoit pas qu’il est tout bonnement attelé, ce politique, ce penseur, ce raffiné, à la lourde charrette du paysan en sabots, qui, avec son sourire narquois, de son long aiguillon, le touche, sans plus de façon que ses bœufs. Il ne voit pas qu’au lieu de planer dans l’espace, il rampe et s’enfonce en des ornières sans cesse agrandies, où l’équipage rustique, remorquant le carrosse du sacre et la bannière du saint-sacrement, se balance lourdement, et va s’embourbant de plus en plus — à moins qu’il ne verse.
Assurément, c’était une illusion absurde ; mais j’avais conçu l’espérance d’intéresser à mon entreprise de défrichement intellectuel des capitaux, ou, pour parler plus net et dévoiler toute l’étendue de ma folie, des capitalistes. Ils me rirent au nez, m’assurant que le monde n’allait pas si mal, bien que l’ignorance eût l’empire, et précisément à cause de cela. On me représenta ce que je savais déjà par le Moniteur, combien la situation de la France était florissante, et quel bon sens supérieur à tout savoir éclatait dans les heureux choix faits par nos populations. J’insistai : je parlai d’intérêts plus étendus que ceux du présent, et mille fois plus considérables que ceux de la rente ; les plus polis sourirent, les plus libéraux me trouvèrent de mauvais goût. On me parla de journaux destinés à représenter des nuances nouvelles ; il me fallait le rayon solaire tout entier.
Découragé, chagrin, je confiais mes déceptions à un ami, quand il me dit :
Il faut que je vous adresse à Mlle de Maurignan. Elle vous aidera. »
Je connaissais ce nom vaguement, comme celui d’une personne bienfaisante, fondatrice d’œuvres qui tendaient à relever la moralité des femmes par l’instruction et par le travail ; mais je n’eusse point supposé qu’elle s’associât volontiers à une entreprise dite politique, et j’en exprimai le doute.
« Mlle de Maurignan, reprit mon ami, n’a qu’un but celui de combattre partout l’immoralité dans l’ignorance. « Donnons de la lumière » est son mot d’ordre. Elle se consacre surtout aux femmes, parce qu’elle les voit plus déshéritées, et que leur moralisation lui semble importer le plus à celle de l’humanité. Mais elle est naturellement de toute action qui a pour but d’éclairer les masses, et je lui ai souvent entendu exprimer le désir d’un journal semblable à celui que vous méditez. »
Peu de jours après cette conversation, je me rendis chez Mlle de Maurignan. L’hôtel qu’elle habitait, rue de l’Université, n’avait ni l’aspect solennel des demeures aristocratiques, ni la sévérité glaciale des couvents et maisons ordinaires d’éducation. Des femmes, des jeunes filles, passaient dans les cours, ou regardaient aux fenêtres, causant et riant. Ce vaste nid d’oisifs opulents était devenu ruche. On m’introduisit dans une petite pièce à boiseries sculptées, meublée de fauteuils et de livres ; la fenêtre ouvrait sur le jardin, où s’épanouissaient alors les premiers bourgeons. Au bout de cinq minutes, une femme entra ; je me levai, nous échangeâmes nos noms ; c’était Mlle de Maurignan.
Grande, mince et pâle, vêtue d’un costume noir, dont un simple col de batiste blanche modifiait à peine la sévérité, coiffée de ses cheveux, simplement relevés, et, bien qu’elle eût perdu l’éclat de la jeunesse, dépourvue de tout artifice mondain, cette figure, au premier aspect, me frappa d’une vive impression de respect et de sympathie. Elle avait ce charme imposant et mystérieux qui naît de l’union d’une grande réserve et d’une concentration intérieure ardente. Au travers de ce masque doux, mélancolique, dont les lignes avaient conservé toute leur pureté, émanaient, comme des parfums subtils, la bonté, la droiture, l’intelligence, une douloureuse énergie.
Ce n’étaient point les années qui avaient flétri la beauté de ce visage ; cette beauté, qui sans doute, autrefois, avait été éclatante, résidait tout entière, désormais, dans l’harmonie des traits, dans la profondeur du regard, dans la réverbération d’une flamme secrète, qui plus d’une fois, au courant de notre conversation, jeta des lueurs splendides ; plus vraie cent fois qu’une juvénile fraîcheur, de plus en plus elle charmait les yeux et pénétrait l’âme ; et toutefois, nul homme capable d’en bien comprendre le charme ne pouvait s’abuser jusqu’à passer de l’admiration et du respect à ce sentiment plus vif, auquel un peu d’espérance est nécessaire.
Chez cette femme, jeune encore, gracieuse, bienveillante, on sentait, à l’égard de la destinée personnelle, quelque chose d’à jamais fermé. Jamais, à son accent de généreuse bonté, ne venait se mêler la note individuelle du désir, de l’espérance. Vivante pour le bien, on la sentait morte pour le bonheur ; et pourtant sa bienveillance était sensible, et même passionnée, mais seulement en autrui ; elle semblait avoir fait deux parts de son être : l’une pour l’action, la plus chère et la plus intime pour le souvenir.
Mlle de Maurignan avait été prévenue de ma visite ; son accueil fut plein d’une affectueuse sympathie. Elle approuva mon plan de journal, et m’en parla de manière à me prouver que nos idées s’étaient rencontrées sur ce point.
« Il y a longtemps, me dit-elle, que les efforts de la démocratie auraient dû se porter presque uniquement de ce côté. L’instruction du peuple, tout est là désormais, et tout est vain sans cela. Vous avez les rédacteurs, c’est le principal, quoi qu’on en pense. Je vais m’occuper de rassembler le capital, n’ayant moi-même en ce moment qu’une faible partie de la somme nécessaire. Accordez-moi quinze jours pour cette recherche. Si je n’ai pas réussi vis-à-vis des personnes à qui je vais m’adresser, je vendrai une ferme, et, le plus promptement possible, nous réaliserons ce projet. »
Bien que j’eusse déjà le sentiment de la grandeur simple et calme de ce caractère, je balbutiai par habitude un compliment sur la générosité.
« Vous vous trompez, me dit en souriant Mlle de Maurignan, je suis avare. À une époque où l’argent est le point d’appui obligé des énergies les meilleures, je ménage avec soin ce que j’en possède, et me ruine avec la plus stricte économie.
— Vous vous ruinez ? » m’écriai-je.
Elle sourit encore, avec un peu d’ironie cette fois.
« Eh quoi ! me dit-elle, c’est vous qui vous étonnez de me trouver infidèle à la religion du capital ? Que penseriez-vous d’un agriculteur qui, pour ménager son blé, n’en sèmerait qu’une quantité insuffisante ? Les biens vraiment féconds sont la vie et le temps ; ce sont eux dont les forces ne doivent pas languir, sous peine de disette. Calculez la puissance de multiplication dans l’ordre social d’une connaissance mise à la place d’un préjugé, d’une volonté intelligente substituée à l’inertie d’une ignorance, d’un milieu sain remplaçant un milieu corrupteur, cela ne laisse-t-il pas bien loin le cinq et le dix pour cent ? »
J’en convins et me permis de l’interroger sur ses bonnes œuvres.
« Oh ! me dit-elle, je suis loin de pouvoir réaliser de vraies réformes. Dans l’esclavage où nous sommes, aucun essai ne se peut faire sur des bases larges et puissantes. Je sème de bonnes paroles, je donne la main à qui se noie, j’étends l’horizon de quelques esprits, voilà tout. J’ai dans les herbages de la Normandie un institut agricole de jeunes fermières ; en Anjou, un domaine où deux de mes amis, hommes sérieux et dévoués, essayent d’adapter le système coopératif à l’agriculture ; à chacun de ces établissements est jointe une école du premier âge, ou jardin d’enfants. »
« Ici, le rez-de-chaussée de l’hôtel est occupé par deux ateliers, l’un de brochage, l’autre de couture, et le premier étage par une école d’institutrices. Celles-ci instruisent celles-là. Pendant une heure par jour, sous ma surveillance, ou celle d’une autre moi-même, Mlle Metella Marti, l’école et l’atelier se mêlent, afin que des relations fraternelles puissent s’établir, et chaque groupe, librement formé d’ouvrières, choisit parmi nos écolières de troisième année son professeur, à la condition qu’aucune classe ne soit composée de plus de dix élèves ; car nous avons reconnu qu’au delà de ce nombre l’action nécessaire du professeur est en défaut.
« Notre enseignement est moral aussi bien qu’intellectuel, quoique nous ayons mis de côté, comme bien vous pensez, le catéchisme et la morale officielle.
« La nôtre est bien simple. Prise dans le milieu humain, expliquée par les exemples les plus ordinaires, basée sur l’évidence des principes naturels et des faits, elle est tout entière dans la démonstration de cette vérité : que l’intérêt général et l’intérêt particulier se confondent dans la justice. Je m’étonne bien souvent de l’émoi de cette société moderne, qui, définitivement fondée, quoi qu’on fasse, sur le droit individuel, hésite encore sur elle-même, se croit sans dogme, et se cramponne, éperdue, aux testaments de droit hiérarchique et divin.
« Métella sait mettre dans l’enseignement de cette morale naturelle une simplicité charmante. Elle cause avec ses élèves, les consulte, les interroge, aide leur intelligence, et finit par tirer de leur propre bouche la vérité dont elle désirait les convaincre.
« Nous plaçons nos ouvrières, mais seulement après un séjour d’au moins six mois parmi nous, afin qu’elles puissent profiter de l’éducation qui leur est donnée. Elles touchent pour leurs vêtements la moitié du prix de vente de leur travail ; mais la journée, coupée par trois heures de classe et par deux récréations au jardin, est peu productive. Cette maison, à vrai dire, n’est qu’un refuge, un appui pour ces malheureuses, que le vice guette et que perdrait infailliblement la misère.
« Presque toutes restent en rapport avec nous, et nous nous efforçons d’établir entre elles, au dehors, une association de secours mutuels, la différence de leurs travaux ne permettant guère une association plus étroite. Nous faisons du bien individuellement, voilà tout, et, sous l’empire des lois qui refusent à la femme la liberté, le travail fructueux, une éducation sérieuse et le droit commun, rien de plus ne peut se faire.
« Quelques-unes de nos ouvrières, des plus jeunes et des plus intelligentes, passent dans l’école. Au bout de trois ans, nous plaçons nos institutrices dans les communes rurales, où la plupart ont encore besoin de notre aide, car le travail égal de la femme est, vous le savez, payé moitié de celui de l’homme, et c’est du pain seulement que l’État accorde aux instituteurs de la nation.
— Vous devez, dis-je, avoir beaucoup de peine à maintenir un certain ordre parmi cette population flottante de femmes sans éducation, sans moralité peut-être…
— Je n’admets personne sans informations préalable, et je me vois forcé de refuser celles qui ont pris l’habitude du vice, et qui se serviraient de cette maison comme d’une simple hôtellerie. Je songe pour celles-là… Mais les moyens manquent, hélas ! Vis-à-vis de celles que j’accueille, voici le moyen que j’emploie le règlement de la maison leur est soumis tout d’abord ; elles le lisent ; on le leur explique au besoin, et elles sont mises en demeure de l’accepter, ou de s’y soustraire par l’isolement.
« Si elles ont des observations à faire, on les écoute ; mais comme il s’agit en ce cas de changer une loi commune, toutes les ouvrières sont consultées, et accueillent ou repoussent la modification. Ce cas est fort rare.
« Chacune de nos pensionnaires, en toute connaissance de cause, a donc apposé sa signature au bas du règlement affiché dans nos salles. Ce consentement, cet acte d’être libre et majeur, leur inspire le sentiment de leur dignité personnelle et le respect d’un ordre accepté par elles-mêmes. C’est à peu près la seule mesure disciplinaire que nous ayons besoin d’employer.
« Notre règlement, d’ailleurs, a peu d’articles et n’a pour but que de sauvegarder leur propre intérêt, le nôtre ici n’étant nulle part. C’est le défaut du système elles reçoivent et ne donnent pas. Mais j’ai soin de leur dire que, dans l’inégalité sociale où nous sommes, le devoir de ceux qui savent et possèdent est de communiquer ces biens aux déshérités ; qu’elles-mêmes, dans la mesure de leurs forces, devront rendre à d’autres le peu qu’on leur donne ; car le sentiment que j’ai surtout à cœur de leur inspirer… »
La porte s’ouvrit et nous vîmes entrer un homme en costume ecclésiastique. Il s’avança vers Mlle de Maurignan, et, lui adressant une longue phrase très-louangeuse sur son dévouement et ses charités, il s’excusa humblement de l’audace qui le portait à venir lui recommander une personne digne du plus grand intérêt.
Mlle de Maurignan fit asseoir l’ecclésiastique, et, comme je me levais pour prendre congé, me retint d’un geste. Je repris possession de mon fauteuil, et j’écoutai la conversation.
Mlle de Maurignan était, comme auparavant, douce et polie ; mais elle me parut observer un peu froidement son visiteur. Celui-ci vanta les vertus de sa cliente, réduite, par des revers de fortune, à la dure nécessité du travail, et la présenta comme propre à remplir dans la maison le rôle de surveillante.
« Nous n’avons pas de surveillantes, monsieur, dit Mlle de Maurignan, mais seulement des institutrices. Et puis, très-probablement, cette personne, dont les principes ont votre approbation, professe une morale contraire à la nôtre ?
— Votre morale, mademoiselle, dit le prêtre d’un ton aimable, est aussi la nôtre, puisqu’elle consiste à faire le bien.
— Vous ignorez alors, monsieur, que ce mot de bien a pour vous et pour moi une signification opposée ? Notre but diffère aussi bien que nos moyens. »
La voix du prêtre s’éleva, chargée d’une assez vive émotion.
« Permettez-moi, dit-il avec ironie, d’hésiter à croire que vous ayez dépassé l’Évangile et Notre Seigneur Jésus.
— De toute la distance, reprit Mlle de Maurignan d’un ton calme, qui sépare la justice de la fraternité, le droit de l’arbitraire, et la logique des contradictions. Et cependant, si importantes que soient ces conquêtes, à peine ébauchées, l’humanité n’a pas le droit d’en être bien fière ; car elle a mis, grâce à vos entraves, plus de dix-huit siècles à cela. Mais nous n’avons pas à faire ici, monsieur, l’inutile effort de nous convaincre l’un l’autre. Les forces de la démocratie sont encore petites et bien éparses ; les vôtres sont groupées et nombreuses ; vous avez plus d’asiles et d’institutions que nous…
— Et voilà, s’écria le prêtre, la tolérance des libres-penseurs !…
— Vous confondez, monsieur, reprit Mlle de Maurignan, la tolérance avec l’éclectisme. Comment. pourrais-je accepter une institutrice de votre main ? Vous prêchez la résignation, j’estime la lutte nécessaire ; vous imposez l’obéissance, je recommande la révolte contre l’oppression ; vous enseignez l’humilité, moi surtout à ces femmes que vous avez tant méprisées et avilies, j’enseigne l’orgueil ! »
Elle s’était levée.
Le prêtre étendit les mains au ciel, fit une exclamation d’horreur, et se retira de l’air dont les lévites d’autrefois secouaient leurs sandales sur un seuil maudit.
« Je tenais à vous achever ma pensée, me dit en souriant Mlle de Maurignan, et cette visite m’en a fourni l’occasion. Oui, c’est par l’orgueil, par le sentiment de la dignité personnelle, que je cherche à relever ces âmes écrasées par le dédain de l’Église, d’où procèdent plus qu’on ne pense les injustices actuelles de la loi et de l’opinion. Car, n’est-ce pas grâce au double sceau séculaire apposé par le christianisme sur nos cœurs et sur nos lèvres, que le monde conserve si longtemps l’empreinte de la vie immonde et sauvage des premières civilisations ?
« La sujétion de la femme est la racine la plus profonde et la plus vivace du despotisme dans la société ; elle souille sans exception tous les caractères, soit des grossièretés de la tyrannie, soit des lâchetés de l’esclavage, et la monarchie royale, que seule accusent tant d’esprits naïfs, n’est dans cet état de choses que le produit naturel, et non la cause de nos maux. J’enseigne donc à nos femmes, à nos jeunes filles, le respect d’elles-mêmes, leurs droits, et cette belle énergie vraiment divine, source de toutes les grandes protestations et de toutes les vraies conquêtes, qui d’un être attaqué dans sa liberté, dans son honneur, fait un lion ou un martyr. »
Nous échangeâmes quelques mots encore, et j’allais prendre congé, quand la porte s’ouvrit de nouveau sous la main d’une femme de trente à trente-cinq ans, de figure énergique et intelligente, et dont les grands yeux noirs, et un reste d’accent, trahissaient l’origine italienne.
« Mlle Metella Marti, me dit Mlle de Maurignan.
— Mille pardons, chère Aline, dit l’Italienne, mais il s’agit d’une réponse qu’on ne peut attendre plus longtemps. Une dame des environs d’Angers, voisine de Mme Rongeat, m’apporte d’elle un message verbal. Mme Rongeat n’a pas osé s’adresser à vous ; mais… elle a des sujets de plainte de plus en plus graves, et reviendrait ici avec sa fille, si elle ne craignait de vous causer de nouveaux ennuis.
— Ma maison sera toujours la sienne, répondit Mlle de Maurignan, et je vais moi-même le lui écrire. Mais il en sera cette fois-ci comme la première, je le crains. »
Se tournant vers moi :
« Une de mes amies, très-mal mariée, meurtrie jusqu’au vif de sa chaîne et la reprenant toujours.
— De combien de femmes est-ce l’histoire ! dis-je en me levant ; et presque toujours, dans ces drames si douloureux, le principal ennemi de la femme est son irrésolution et sa faiblesse.
— Elles veulent aimer ! murmura mon interlocutrice d’une voix triste et douce.
— Eh oui ! la vieille note sensible et chevrotante, l’excès du dévouement !… À l’heure où nous sommes, cent fois mieux vaudrait l’excès de la fierté !
— Ah !… l’excès ?… » balbutia Mlle de Maurignan. Une vive rougeur couvrit tout à coup son visage, puis disparut, et la laissa blanche jusqu’aux lèvres. Mlle Marti, avec une tendre et vive sollicitude, prit le bras de son amie. Je me hâtai de partir, non sans avoir reçu de M¹ de Maurignan un affectueux salut et l’invitation de revenir à quinze jours de là.
Je me dirigeai vers la place de la Concorde et montai les Champs-Élysées : c’était un beau jour d’avril ; les bourgeons gonflés des marronniers éclataient ; l’atmosphère était douce ; on traversait des courants de parfums ; l’eau de la Seine coulait, joyeuse et précipitée, et la foule des gens de loisir se pressait au bord de la chaussée, que remplissait le flot des équipages montant vers le bois. J’étais encore sous l’impression de mon entrevue avec Mlle de Maurignan, et tout en promenant mes yeux distraits sur ces cavaliers élégants, sur ces femmes à demi couchées dans leur voiture, d’un air nonchalant, et dont les longs regards épiaient en dessous l’admiration excitée par leur toilette, ou par leur beauté ; sur ces jeunes filles blondes, ou ces babies roses, sur tout ce monde, jeune ou vieux, dont, pour la plupart, la vie extérieure se résume en ce mot : luxe ; l’intérieure, en cet autre : vanité ; je rêvais à cette existence, visiblement frappée d’une immense douleur, qui n’avait plus d’autre intérêt en ce monde que l’éternel intérêt du développement humain. Vers le rond-point, éprouvant le besoin de me reposer, ou peut-être de songer plus tranquillement, je pris une chaise, et, les yeux fixés sur les élégantes surfaces dont mon esprit considérait le revers, je tombai dans une absorbante rêverie.
J’en fus tiré par l’opacité d’un corps qui vint rompre mon rayon visuel, et presque aussitôt l’éclat de deux voix frappa mon oreille. Quelqu’un abordait mon plus proche voisin.
« Je ne me trompe pas, c’est bien à monsieur Léon Blondel que j’ai l’honneur…
— Oui, monsieur ; et bien que je n’aie eu le plaisir de vous rencontrer qu’une seule fois, je vous reconnais à merveille, vous êtes monsieur le vicomte Gaëtan de…
— De Chabreuil. Nous nous sommes vus chez Me Scudi. Je vous connaissais déjà, monsieur ; je suis un des lecteurs les plus assidus du Sport et du Canard illustré, et j’ai été heureux de reconnaître — pardonnez-moi ma franchise — que l’intérêt de votre conversation ne le cédait point à l’esprit de votre plume. »
— Le journaliste s’inclina, visiblement flatté. Ils parlèrent de la dernière pièce, dont ils dirent un mot, et mille sur les actrices, et surtout sur une comparse qui avait des jambes !… ils dépassèrent le genou. Puis, le vicomte revint à une actrice des seconds rôles, pour laquelle il demanda un éloge pompeux dans le prochain numéro du Canard, et il finit par glisser une note au journaliste, où le compte des qualités de la demoiselle était augmenté de la mention de ses mérites secrets.
Tout cela épicé de gais propos qui ne laissaient aucun doute sur l’intérêt du vicomte dans cette affaire. Je regardai ce jeune homme : il semblait avoir vingt-deux ans à peine ; il était blond, délicat ; ses yeux ne manquaient pas de flamme ; on eût dit parfois de l’énergie ; mais son teint pâle et déjà fatigué annonçait une maturité précoce, et ses lèvres, au lieu du franc et joyeux sourire de la jeunesse, avaient le pli du persiflage et d’un aristocratique dédain ; affecté peut-être à cet âge, mais qui n’en devait pas procurer plus de joie qu’un dédain réel.
Le second interlocuteur, salué du nom de Léon Blondel, devait avoir quarante ans au plus et pouvait encore passer pour un bel homme ; cependant, certains signes, au détail insaisissables, frappants à l’ensemble, dénonçaient en lui cet arrêt de développement après lequel un homme revient sur lui-même et ne vit plus que de son passé. Il paraissait charmé des avances du jeune vicomte ; celui-ci, content de la faveur qu’il venait d’obtenir, se piqua d’être courtois, fit d’aimables offres, parla de ses relations, et fit entrevoir, ma foi, la croix pour prix de l’entre-filet. On raconta du grand monde et du demi-monde des histoires pareilles ; on causa politique, finances et chevaux, et ils convinrent ensemble que la vie était assez piètre chose et ne pouvait guère contenter des esprits de quelque valeur.
Le petit vicomte ne croyait à rien, et puis il faut dire que sa famille avait de grands torts envers lui. Son père, déjà vieux, faisait de plus en plus des folies ; une tante au cerveau fêlé, qu’il songeait sérieusement à faire interdire, dissipait en bonnes œuvres — sans dévotion, chose étrange — la fortune de son légitime héritier. C’était de vertu, sans paradis, toute nue, que cette digne personne était affolée, et sa toquade consistait à ramasser, non-seulement sur le pavé de Paris, mais sur le gazon de la province, pour leur apprendre, disait-elle, à se respecter elles-mêmes, de jolies filles qui eussent appris tout autre chose volontiers.
Le plus délicieux, c’est qu’elle avait tenté de le convertir lui-même, l’engageant au travail et à se marier jeune, essayant même de l’intéresser à ses démocratiques théories ; car elle s’était, la digne femme, encanaillée d’opinion. Tout cela aurait un jour ou l’autre pour conséquence de le forcer à s’encanailler lui-même avec un million ou deux, ramassés dans l’industrie. C’est ainsi que roulait le monde.
Le journaliste n’était pas moins mécontent des hommes. Il avait longtemps rédigé un journal politique en Italie, avec une fidélité à ses principes et un désintéressement qui eussent dû lui valoir quelques récompenses et des amis plus dévoués. Il avait perdu malheureusement le meilleur d’entre eux dans une échauffourée stupide. Maintenant, le Canard, pour être plus gai que la Liberta, n’en était pas moins une tâche écrasante. Avoir de l’esprit tous les jours à heure fixe ;’amuser, coûte que coûte, ce peuple parisien, soi-disant cousin d’Athènes, mais qui, à défaut de sel attique, se contente fort bien de sel gros et gris… on eût été propre peut-être à meilleur emploi…
En voyant son compagnon saluer une femme très-élégante qui passait dans son coupé, il demanda :
« Quelle est cette jolie personne ? »
Le vicomte avança les lèvres pour une moue des plus capables !
« Jolie… Oui, pas mal, grâce à une science de toilette… merveilleuse, et qui déjà lutte avec le temps, et les fatigues de l’hiver. Mais elle arrivera en ce genre à des prodiges… La baronne Larrey est la femme qui se met le mieux de tout Paris.
— La femme du baron Germain Larrey ?
— Oui.
— Ce n’est pas le baron Larrey qui est près d’elle ?
— Non, elle n’est accompagnée que de sa mère et de son amant.
— Elle a un amant. »
Le vicomte se mit à rire.
« Quelle idée vous prend d’en être étonné ?
— Dame, je ne sais pas. N’y aurait-il pas quelques femmes du monde qui pourraient être vertueuses ?
— Elles le pourraient peut-être, mais… En tout cas, Mme Larrey n’a jamais été soupçonnée… de cette intention.
— M. Larrey passe pour un homme de haut mérite, excellent père et mari parfait.
— Parfait ! c’est cela. »
Ils se mirent à rire.
« Il a fini par accepter un titre du gouvernement, car autrefois…
— Oui, pour services rendus… à la patrie. Cela ne l’empêche pas d’être démocrate et de jouir dans le grand monde d’une réputation… d’homme très-avancé. Car ce n’est pas un excentrique semblable à ma tante, qu’il dût autrefois, m’a-t-on dit, épouser. Lui, tient compte des convenances ; il n’exagère pas ; il côtoie, et se fait estimer et craindre sans se compromettre. C’est un homme d’esprit.
— Vicomte, voyez donc Marina Schero, comme elle est pimpante ! D’où lui vient cet équipage bleu… et ces chevaux blancs ?
— C’est tout nouveau, dit le vicomte en lorgnant.
— Diable ! il faut que je sache… Voilà une de ces nouvelles que Paris et la France ne me pardonneraient pas de leur laisser ignorer. Ah ! cette pauvre Rosina !
— Qui ça ?
— Là dans une voiture de remise, cette femme décolletée, maigre. C’est une actrice des Italiens, qui fait les doublures. Je l’ai vue dans tout l’éclat de sa gloire à Florence, il y a dix ans. Sa voix s’est éraillée. Comme ça dégringole !
— Pouah ! elle est vieille et fardée, votre Rosina. Cela n’est plus bon que pour la voirie. Mais à propos de Marina Schero, savez-vous qu’elle a dépouillé de tout, mais de tout absolument, le jeune de Rivaux ? On vend l’hôtel de sa mère demain, et c’est Marina, dit-on, qui l’achètera.
— Est-il possible ! Ô femmes ! femmes ! s’écria Léon Blondel. Délices de nos heures et malédiction de nos jours ! Grâces et furies ! Charme et fléau !
— Lyrique ! dit le petit vicomte.
— L’Écriture a raison, reprit Blondel, quand elle regarde la femme comme la source de la perdition et du péché ! N’est-ce pas par elle que l’homme se déprave et s’amollit ? Y aurait-il des Antoine sans les Cléopâtre, des Louis XV sans les Du Barry ? La femme, uniquement chargée de représenter en ce monde le plaisir et la volupté, et secondée sur ce point par les appétits analogues qui se trouvent chez l’homme, élève leur force et leur influence dans la proportion de huit à dix pour le moins.
« Vaine, frivole, oisive, ignorante, sensuelle, ses caresses nous énervent ; sa vanité nous pousse à mille folies ; son oisiveté gaspille le fruit de nos travaux ; son ignorance et ses préjugés en font l’alliée des vieux despotismes qui nous rongent, et qu’elle seule conserve et entretient. Le plus puissant ennemi du progrès en ce monde, c’est elle. Toutes les femmes sont des Pénélopes, occupées à défaire, non leur propre ouvrage, mais le nôtre.
« C’est la femme qui, par l’excès du luxe, perd les États ; c’est elle qui souffle les petits moyens et les grands crimes ; c’est elle qui réduit l’histoire à des secrets d’alcôve et d’antichambre ; qui, pendue au cou de l’homme, perfide, insinuante, lascive, l’arrête dans la voie de l’honneur et de la pensée, pour le faire tomber dans ses bras. C’est grâce à elle que de plus en plus le monde, gris de sensualités et d’avidités, va trébuchant, que tout s’éteint et s’abaisse, que…
— Que demain, interrompit le vicomte de Chabreuil, le Canard illustré publiera une vaine diatribe de plus contre ces viles courtisanes, qui ne se donnent pas pour rien aux hommes d’esprit.
— Contre toutes les femmes ! s’écria Blondel. Mme Larrey est-elle moins coupable que Marina ? Si la lorette nous ruine, la femme légitime nous trompe…
— Vous voulez dire plus spécialement ; car elles font l’un et l’autre toutes les deux.
— Oui, la femme est le double écueil de l’homme ; c’est elle que le poëte a voulu désigner… »
Tout en parlant, il tira ses tablettes et écrivit :
« Charybde et Scylla ne sont qu’une allégorie. Charybde, c’est, dans la jeunesse, la maîtresse, la pieuvre, qui enlace et dévore ; Scylla, dans l’âge mûr, c’est la femme légitime, qui nous trompe et nous déshonore, en faisant de nous son instrument.
— Lugubre ! dit le vicomte ; vous allez porter les lecteurs du Canard aux plus tristes réflexions…
— Eux ! allons donc ! Le Français rit de ces choses-là depuis Brantôme ; en y ajoutant deux ou trois grains de sel grivois, ils s’en pâmeront. Je vous quitte, monsieur le vicomte ; j’ai promis à ma femme…
— Vous êtes marié ?
— Parbleu !… d’aller voir nos deux petites filles, qui sont en pension au Sacré-Cœur. »
Paris, juin 1868.
Le Råmayın. Poëme traduit en français par Hippolyte Fauche, 2 vol. 1.
Çakountala, — Raghou — Megha-Bouta. — Œuvres choisies de Kalidasa traduites par Hippolyte Fauche. 1 vol. in-18.
Les Nibelungen. Traduction nouvelle, par Emile de Laveleye. 2 édit. 1 vol. in 18. 3 fr. 50
Low Eddar. — La Saga des Nibelungen dans les Eddas et dans le Nord Scandinave. Traduction précédée d’une Étude sur la formation des Épopées nationales, par E. de Laveleye. 1 vol. in-18. 3 fr. 50
Les Poëmes nationaux de la Suède moderne. — Traduits, annotés et précédés d’une introduction et d’une étude biographique et critique, par L. LEOUZOX-LEDUC. 1 vol. in-18. 3 fr. 50
Le Roman du Renard. – Mis en vers d’après les textes originaux, précédé d’une introduction et d’une bibliographie, par Ch. Potvin. 1 vol. in-18. 3 fr. 50
La Chanson de Roland. Poëme de Théroulde, suivi de la Chronique de Turpin. Traduction de Alex. de Saint-Albin. 1 vol. in-18. 3 fr. 50
La Légende du Cid, comprenant le Poëme du Cid, les Chroniques et les Romances. Traduction d’Emmanuel de Saint-Albin, avec une préface, par M. Alex. de Saint-Albin. 1 vol. in-18.
es par Hippolyte Fauche. 4 vol.
3 fr. 50
Chants populaires de l’Italie. — Texte italien ; traduction par J. Caselli. 1 vol. in-18.
3 fr. 50
Le Paradis perdu de Millon. Traduction de Chateaubriand. 2 vol. in-18. 2 Ir.
Chants heroïques et Chansons populaires des Slaves de Bohème. Traduit sur les textes originaux, avec une introduction et des notes, par Louis Léger. 1 vol. in-48 3 fr. 50
Histoire de Lerd, ou la Chanson populaire en Allemagne, par Édouard Schuré i vol. 3 fr. 50
Chants populaires du sud de l’inde. Traduction et notices par
E. Lamairesse.
Dellfu (Ch.).
Assollant (A.). — Vérité Vérité ! i vol.
— Pensées et Réflexions de Cadet Borniche. 1 vol.
— Un Quaker à Paris. 1 vol.
Castagnary. — Les Libres Propos. 1 vol.
Dellfun (Ch.) — Études sur l’Allemagne. De l’Esprit français et de l’Esprit allemand. 1 vol.
Nauvestre (Ch.) — Mes lundis. 1 vol.
Ulbach (L.). — Écrivains et Hommes de lettres. 1 vol.
— Causeries du Dimanche. 1 vol.
— Lettres de Ferragus. 1 vol.