Librairie internationale (p. 95-141).

CHAPITRE IV.

Une des parties les plus fréquentées de la Suisse est, à l’extrémité orientale du Léman, l’étroit passage qui sépare les Alpes pennines des Alpes oberlandaises. C’est l’ancienne route de l’Italie, par le Valais et les Grisons, à travers les beautés les plus imposantes de ce pays des merveilles. C’est là que le Rhône, descendu de ses glaciers, traverse pour la première fois la plaine, et va mêler ses eaux à celles du lac, pour entrer, à Genève, dans la vie tumultueuse des cités humaines.

La petite ville de Bex, située à l’entrée du défilé, est l’inévitable station de tous les touristes qui se disposent à escalader la dent du Midi, les dents de Morcle, le Mœveran ou les Diablerets. Abritée sous la montagne, elle jouit, comme toutes les petites villes de ces bords, d’un climat exceptionnel ; et si les voyages à la vapeur lui ont enlevé son importance postale, elle est encore le centre de nombreuses villégiatures que l’amour de la nature, devenu général à notre époque, installe chaque saison sous les beaux ombrages environnants, ou aux flancs des monts voisins.

Par une soirée d’août, à la table d’hôte du Grand-Hôtel, à Bex, étaient assis deux groupes de touristes.

De ce côté, trois jeunes gens de belle humeur et de robuste appétit, qui s’entretenaient de leurs excursions récentes dans un langage émaillé alternativement d’italien et de français ; garçons de bonne mine, vêtus avec élégance d’un costume commode, et gardant, sous leur laisser-aller, la tenue de gens de bonne compagnie. L’un d’eux offre le type italien très-prononcé, beauté purement plastique, un peu vulgaire. Le second, de physionomie vive et pétillante, aux traits mobiles, à l’air suffisant, et qui, sauf quelques exclamations italiennes, s’exprime toujours en français, peut avoir vu le jour sur un point quelconque du territoire compris entre le Rhin et l’Océan, mais à coup sûr doit avoir reçu le baptême des eaux de la Seine, ainsi qu’en témoigne son langage spirituel, sceptique, élégant et maniéré. La figure du troisième unit à la régularité des lignes la mobilité des traits, et, même quand l’hilarité l’anime, elle garde une expression noble et élevée. Teint pâle et cheveux noirs, yeux gris-bleu fort beaux et fort doux, barbe noire, un franc sourire. Il paraît avoir sur ses compagnons, sans que ni lui ni les autres y prennent garde, une suprématie naturelle et involontaire. C’est en cherchant du regard son approbation que le Français émet ses bons mots ; c’est à lui surtout que l’Italien adresse ses aphorismes.

L’autre groupe se composait d’un vieillard de figure aimable et intelligente, au maintien distingué, et d’un tout jeune homme d’assez petite taille et de fort jolie figure. Ces deux personnes étaient calmes et silencieuses autant que leurs compagnons de l’autre côté de la table étaient animés et bruyants. Mais rien n’est plus communicatif que cette gaieté franche qui naît des influences combinées de la jeunesse, de la belle nature et des joyeuses fatigues d’une excursion alpestre. Au feu roulant de tant de gais propos, le sourire vint errer sur les lèvres des deux taciturnes ; puis, des regards furtifs s’échangèrent entre les groupes, et tout à coup, sur un lazzi plus mordant, sur une riposte plus étourdissante, tandis que la figure du vieillard s’éclairait d’une muette hilarité, un éclat de rire d’écolier, frais comme un chant d’alouette, échappa au jeune homme assis près de lui.

Ce fut le signal d’une entente cordiale, et de ce moment la conversation devint commune. Elle passa presque au ton de l’intimité, lorsqu’il résulta des confidences échangées entre les deux groupes voyageurs sur les excursions de la veille et sur celles du lendemain, que leur but était le même, et qu’ils se rendaient tous, dès l’aube suivante, à Grion.

« On m’a cité cet endroit, dit le vieillard, comme un centre de vie alpestre où nous pourrions, mon fils et moi, nous reposer agréablement, sans abandonner tout à fait le rôle de touristes. Nous venons de terminer de longues courses en Savoie par l’ascension du mont Blanc, et j’avoue que je me sens fatigué.

— On vous a parfaitement renseigné, monsieur, dit celui des jeunes gens dont rien n’affirmait au premier abord la nationalité, bien qu’il parlât sans accent un français très-pur. — Grion, perché à cinq mille pieds dans la montagne, est un village entouré de sites ravissants, d’où l’on peut sans effort s’élever plus haut et visiter de beaux points de vue. J’y ai passé quelques jours l’année dernière, et suis tout content d’y retourner avec mes amis.

— Oui, nous nous agitons, et Paolo nous mène, dit le jeune Français.

— Vous trouverez à Grion, continua celui qu’on venait de nommer Paolo, les mœurs de la montagne, je ne dirai pas dans toute leur simplicité, car là, comme ailleurs, le séjour de l’étranger les a corrompues, mais curieuses et naïves encore. Nous arrivons à temps pour les fêtes de l’alpage… »

Il eut, à ce souvenir, un charmant sourire, et ajouta cordialement :

« Je vous ferai les honneurs du pays, si vous permettez. »

Le vieillard, qui considérait avec intérêt la figure franche du jeune inconnu, accepta de bonne grâce. L’entretien se prolongea longtemps après le repas, et quand on se leva enfin pour se retirer, en se disant « À demain ! », Paolo, voulant compléter une connaissance si naturellement faite, présenta ses deux amis au vieillard :

« M. Donato Bancello, de Bologne, peintre de l’école del Guido — on eût dit autrefois : de l’école des grâces. M. Léon Blondel, journaliste, natif d’Orléans, élevé à Paris, tenant actuellement la plume à Florence… »

Avec un geste plein de grâce et de simplicité, Paolo s’apprêtait à se nommer lui-même, quand Donato l’arrêta :

« Non pas, dit-il, c’est à mon tour. »

Prenant son ami par la main et d’un geste théâtral :

Il signor Paolo Villano, docteur ès arts et ès lettres, de l’Académie de Florence, esprit charmant, homme érudit, ami divin, touriste infatigable…

— J’avais loyalement supprimé les qualités, pour n’avoir pas à dénoncer les vices, interrompit Paolo ; mais tu m’obliges à le dire : tu es un flatteur.

— Et un accapareur ! s’écria Blondel. Il te confisque pour l’Italie, quand tu nous appartiens au moins pour moitié. — Monsieur, poursuivit-il en s’adressant au vieillard, permettez-moi de recommencer pour la France : M. Paul Villano, fils d’un père italien, c’est vrai, mais d’une mère française, et docteur en médecine de la Faculté de Paris.

— Je suis charmé, monsieur, dit le vieillard à Paul Villano, que nous soyons à demi compatriotes. »

Et, posant la main sur l’épaule de son jeune compagnon, à son tour il se nomma :

« Monsieur de Maurion, de Paris, ancien magistrat, et son fils Ali. »

Deux de ces légers véhicules à quatre roues, auxquels les Suisses donnent classiquement le nom de chars, emportaient le lendemain à Grion les cinq voyageurs. À peine sortaient-ils de Bex, que le guide, levant la main, leur montra le but de leur voyage, sorte d’aire humaine qui, sous forme d’une maison blanche, éclatait au front de la montagne, et semblait si proche, qu’un œil peu exercé à combiner avec la distance horizontale l’éloignement en hauteur eût évalué cette distance à moins d’une lieue. Mais les Suisses, prudemment, prennent le temps pour mesure de leurs espaces.

« Il y a d’ici là-haut trois heures, dit le guide ; ça monte rudement. »

En effet, l’on monta, plus ou moins, mais constamment, d’abord en tournant la montagne énorme et noire, au dos arrondi, qui protége Bex contre les vents du Nord ; puis, le long du torrent, dans les bois, à travers moulins, scieries et chalets, on s’éleva sur des rampes de plus en plus abruptes, reliées par des détours infinis, pendant lesquels le même objet se présentait successivement sous trois faces, tandis que le paysage s’étendait et se creusait avec des aspects sans cesse nouveaux. Au bout d’une heure, les trois Italiens, c’est ainsi que les désignaient en bloc M. de Maurion et son fils, — descendus de leur char, jasaient sur la route.

« Et vous, monsieur Ali, vous ne descendez pas ? demanda Paul Villano. La montagne demande à être gravie à pied. Tenez, voyez ce qu’on y trouve en marchant. »

Et il arrachait d’une haie et jetait en écharpe autour de lui une longue guirlande d’alkekenge aux fleurs d’un rouge vif.

« Quelle superbe fleur ! dit Ali, qui se leva pour sauter à terre, tandis que son père, l’arrêtant d’une main, fit retenir les chevaux.

— Vous aimez les fleurs ? reprit Paolo quand le jeune homme fut près de lui, vous avez raison. La botanique est une sainte chose, une des plus jolies pages du grand livre, la syllabe la plus poétique du mot que nous épelons, — sans le pouvoir lire. — Mais, vous n’êtes pas à l’âge où on le cherche, poursuivit-il en passant le bras cordialement sous celui d’Ali, ou plutôt en appuyant la main seulement, car il dépassait Ali de la tête. — Vous devez avoir dix ans de moins que moi, qui en ai vingt-huit.

— J’ai dix-neuf ans, dit Ali ; cet âge n’exclut pas la rêverie.

— Ah ! la rêverie, non, certes ! ni surtout la croyance aux rêves. Mais l’inquiétude de la recherche ne vient qu’après les désillusions.

— La désillusion, quelquefois, vient sitôt, répliqua l’enfant.

— Oh oh ! dit en le regardant Paolo, déjà ! Oui, Paris est une serre chaude. Et pourtant vos traits, votre expression, révèlent une pureté, dirai-je… une innocence, — oui, vous n’êtes pas homme à vous fâcher de ce mot, — qui m’ont frappé au premier abord et m’ont inspiré le désir de vous connaître. Avec cela, il y a dans vos yeux, dans votre sourire, plus d’intelligence et de réflexion que votre age ordinairement n’en comporte. Suis-je assez impertinent de vous parler de vous-même comme cela ? Mais il faut me pardonner ; j’ai l’habitude, un peu étrange en ce monde j’en conviens, de penser tout haut. — Bah ! cela ne fâche que les hypocrites. Voulez-vous l’alkekenge ? »

Et il passa l’écharpe fleurie autour de son compagnon.

« Couronnons-nous de fleurs, chanta Léon.

— Volontiers dit Bancello. Mais où sont les lis de la montagne ?

— Les lis de la montagne n’ont rien qui convienne à ton innocence, ô Bancello ! ils sont rouges.

— C’est vrai ; la montagne aime le rouge. Elle colore tout, depuis la fraise jusqu’au lis : le blanc l’hiver, le rouge l’été ; l’innocence et la passion, les contraires !

— Non pas, dit Paolo.

— Où donc s’uniraient-ils, philosophe ?

— Dans l’amour, dit-il.

— Théorie antédiluvienne ! s’écria en éclatant de rire Donato.

— Dans le rêve, tu veux dire, objecta Léon. L’innocence jointe à la passion ça ferait de l’amour pur. Il n’existe pas. »

Le regard d’Ali s’était élevé sur Paolo, pour se baisser aussitôt.

« Il me plaît de le rêver, répondit Paolo.

— Ses superstitions le consolent, dit bénignement Léon.

— Il n’y a qu’un amour, s’écria Donato, celui qui naquit le jour même de la naissance de Vénus. L’amour n’existe que par la beauté.

— Hélas ! c’est chez la beauté surtout que je nie l’amour, objecta Léon.

— Tu es fou. L’amour et la beauté sont inséparables comme le parfum et la fleur. Qui cueille l’une respire l’autre et s’enivre des deux à condition de ne pas divaguer sentiment et…

— Donato ! murmura Paul en montrant d’un vif regard le jeune de Maurion, qui marchait près de là silencieux, et dont les joues s’étaient colorées sous les ailes un peu basses de son chapeau.

— Eh bien ! ce n’est pas une jeune fille, répliqua Donato en se rapprochant de son ami.

— C’est une âme jeune qu’il ne faut pas déflorer. Regarde ses yeux, comme ils sont chastes ! Son père, évidemment, l’a tenu sous son aile jusqu’ici. Et puis, c’est une chose odieuse que ce soient l’exemple et surtout les discours des hommes qui corrompent l’enfant.

— Corrompre ! répéta Donato en haussant les épaules. Idéaliste, va ! Et pourquoi prétendre que le plaisir, loi suprême de la vie, soit corrupteur ?…

— Il énerve au moins, et, par ta propre bouche, bafoue l’idéal.

— Eh ! mon cher, l’innocence elle-même ne demande qu’à être pervertie, répliqua Donato, qui venait de jeter un coup d’œil en arrière. Ton jeune homme nous écoutait. Paolo mio, tu prêches comme un saint, que tu n’es pas ; mais la douleur seule est un mal, et entre autres la fatigue ; aussi vais-je remonter sur mon char. »

De son côté, Ali reprit sa place près de son père, et quelques instants plus tard Paul et Léon se jetaient dans un sentier de chèvres qui abrégeait le chemin

On s’élevait de plus en plus, et de plus en plus la scène devenait splendide par l’apparition incessante de nouvelles crêtes de montagnes qui, blanches, froides, éblouissantes au soleil, surgissaient à l’horizon. D’autres, moins élevées, dégagées de leur neige pendant l’été, fauves et rugueuses, dessinaient par de fortes ombres les déchirures de leurs sommets, leurs assises énormes, et les forêts cramponnées à leurs flancs. Les vallons déjà parcourus par nos voyageurs n’étaient plus, de cette hauteur, que les coupures d’une immense vallée qui, se creusant de plus en plus, déployait sous leurs pieds tout un horizon renversé de bois, de prés, de villages, de villes, enfouis dans ces profondeurs. L’air en même temps devenait plus vif, les arbres plus rares, les gazons plus verts.

Comme on gravissait une croupe où des points bleuâtres parsemaient l’herbe, Ali de Maurion sauta légèrement hors du char.

« Imprudent ! s’écria le père ému de crainte, bien que le char ne marchât qu’au petit pas.

— Oh ! père, ne vous effrayez donc pas ainsi, je vous en prie ! » s’écria le jeune homme en tournant vers M. de Maurion ses yeux brillants et son visage animé.

Frappant de la main le bas de son pantalon et les bottines solides qui chaussaient un fort petit pied, il ajouta :

« Avec cela, on a des ailes. Les Alpes sont l’aire de la liberté : laissez-moi prendre l’essor ! »

Et sur ces mots, accompagnés d’un tendre sourire et d’un regard expressif, il courut dans la prairie cueillir un bouquet de gentianes.

« Il Nemorino ! » dit le peintre, qui suivait dans son char.

Et il tira de sa poche son album et son crayon ; mais un cahot lui fit abandonner cette tentative, et il se rejeta sur les coussins, où, avec son châle jeté sur ses épaules comme un manteau, son torse vigoureux et son masque antique, il figurait assez bien, moins l’équipage, un empereur romain.

Le jeune de Maurion laissa les deux chars disparaître au prochain détour, et, se voyant seul alors, ses yeux rayonnèrent, ses lèvres s’entr’ouvrirent sous l’expression d’une satisfaction secrète ; il bondit dans la prairie, s’approcha du précipice, et, grimpant sur l’arête d’une roche, contempla longtemps le profond et riant abîme qui s’étendait sous ses yeux rempli pêle-mêle de rochers abruptes, de végétations folles, de champs cultivés et d’habitations humaines.

Puis il reprit sa route, s’arrêtant çà et là devant quelque point de vue nouveau, suivant sa fantaisie, fort peu le chemin, se plaisant à braver l’obstacle et même le danger. Il est, en effet, toujours périlleux dans la montagne, à moins d’une grande connaissance des lieux, de quitter la route, et le jeune homme s’en aperçut quand, au bout d’un sentier où il s’était engagé, il se trouva en face d’un mur de rochers, d’une quinzaine de pieds de hauteur, dans les fissures desquels de grands hêtres avaient glissé leurs racines. Ces hêtres devaient border la route, ou n’en pas être éloignés. Le jeune touriste mesura du regard la hauteur des rochers, de la pensée le sentier déjà parcouru, et, possédant évidemment une certaine expérience gymnastique, il s’accrocha des mains aux racines des hêtres, posa ses pieds dans les fissures, et commença une ascension qui, sans présenter des difficultés énormes, demandait du sang-froid et des précautions.

Elle ne s’accomplit pas sans peine, et plus d’une fois le grimpeur, haletant, s’arrêta ; mais tandis que ses joues enflammées témoignaient de sa fatigue, ses yeux pleins d’ardeur révélaient tout le plaisir qu’il prenait à ce trait d’audace. Arrivé cependant au bout des rochers, une difficulté plus sérieuse se présenta entre les rochers et les troncs des hêtres existait un intervalle profond, trop large pour être aisément franchi, d’autant mieux que l’autre bord était le plus élevé.

Le seul moyen était de s’accrocher aux branches du hêtre, de grimper dans l’arbre et de redescendre de l’autre côté. Mais Ali avait déjà les mains déchirées, un souffle précipité soulevait sa poitrine, et il est évident que, malgré son agilité, il ne disposait pas d’une grande énergie musculaire. Il s’était à demi couché sur les rochers, d’un air un peu triste, quand une voix lui fit prêter l’oreille.

« Eh bien, Léon, je crois que nous ferons bien d’aller au-devant du jeune homme. Dans la voix du père il y avait de l’inquiétude, et, en nous priant d’attendre son fils, il le remettait à nos soins.

Ce n’est pourtant plus un poupon que cet enfant-là. Il est assez grand pour ne pas se perdre.

– C’est probablement un fils unique, élevé avec une tendresse trop maternelle, et qui jusqu’ici n’a guère quitté les côtés de ce vieillard. L’heure est venue cependant où l’enfant sent le besoin de s’émanciper, au grand émoi paternel… Viens-tu ?

– Ma foi non, je suis fort las. Après la course d’hier….

– Tu te disais infatigable.

— Pour aller en avant, parbleu ! en arrière, jamais !

– Mon cher, quand il s’agit d’un service à rendre, cela ne s’appelle pas reculer. Au reste, attends-moi ici. J’irai seul. »

Ali saisit une branche, grimpa dans l’arbre, et deux minutes après tombait sur la route aux pieds de Paul Villano, et non loin de Léon Blondel, qui en ce moment, une main à terre comme levier, l’air assez maussade, se séparait du talus sur lequel il était assis.

— Parbleu ! nous vous cherchons sur terre, et vous nous tombez du ciel ! s’écria Paul. Et d’où venez-vous ?

— De là-bas, dit Ali en montrant le versant.

— Quel intrépide ! Allons ! je vois que vous ne serez pas le dernier de nous tous à l’attaque des Diablerets ou des Tours-d’Aï. Mais vous êtes blessé !

— Une écorchure.

— Voyons.

— Quelle petite main ! s’écria Léon Blondel. Une main de femme ! Ah ! monsieur de Maurion, que de victimes vous ferez parmi les belles rêveuses du faubourg Saint-Germain !

— Je ne crois pas, monsieur, dit Ali froidement.

— Oh ! oh ! comme vous dites cela ! Seriez-vous un puritain ?

— Ma mère est morte en me donnant la naissance ; je l’avoue, ce souvenir m’a inspiré beaucoup de respect pour les femmes et pour l’amour.

— Décidément vous n’êtes pas un garçon comme les autres, dit Léon avec surprise. Dix-neuf ans, pas fanfaron, pas bavard, et n’aspirant pas à faire des victimes ! C’est beau, c’est grand !… mais promettez-moi, dans dix ans d’ici, de me donner des nouvelles de votre résolution.

— Il sera toujours beau à lui de l’avoir formée, dit Paul, qui, en même temps, rapprochant les chairs, fermait la blessure par un peu de sparadrap.

— Vous voyez qu’un docteur, cela sert en voyage, reprit Léon. Celui-ci est d’autant plus utile qu’il n’exerce la médecine qu’en amateur. »

Ali, animé de sa course, répondit gaiement, et, tout en causant, les jeunes gens arrivèrent bientôt après en vue de Grion.

Ce village est bâti dans un pli de la montagne, au bord d’un versant rapide, et au pied d’un mont que surmonte un bois de mélèzes et dont la déclivité s’allonge dans la direction de Bex.

Ils côtoyaient le bois ; Paul était rêveur.

« Voici le commencement des Mélèzes, dit-il à ses compagnons avec l’émotion qu’inspire un souvenir plein de charme. Ce bois est ravissant. Voulez-vous que je vous le montre dès aujourd’hui ? C’est presque notre chemin.

— Va te promener… aux mélèzes, dit Léon. Moi, je suis trop las.

— Volontiers, avait répondu Ali.

— Alors, tant pis pour toi, dit Paolo à Léon ; j’emmène M. de Maurion, et je t’abandonne. »

Léon les cribla de quolibets sur leur fanatisme sylvestre, et poursuivit son chemin en promettant de ne pas les attendre pour dîner.

« Il est certain que je vous joue peut-être un mauvais tour en vous prenant pour compagnon de ma fantaisie, dit Paul au jeune de Maurion comme ils pénétraient déjà dans le bois après avoir franchi le talus escarpé qui borde la route. J’éprouve à revoir ces lieux l’empressement qu’on a de revoir un ami. J’ai passé là tant de charmantes heures ! j’y ai laissé de telles rêveries et de si délicieux souvenirs… Mais pour vous, qui les allez visiter en étranger, le plaisir ne peut être le même. Et puis vous êtes fatigué sans doute. — Tenez, rattrapons Léon, dit-il en se retournant brusquement.

— Non, dit en souriant Ali ; je ne suis pas très-fatigué ; je me fais un plaisir de cette excursion, et à moins que vos souvenirs ne réclament la solitude…

— Oh ! ce n’est pas cela. Venez alors. Vous devez être poëte et votre présence ne peut gâter aucune impression. »

Clairières et fouillis, creux et collines, rochers, prairies, précipices, troncs de cent pieds, sous lesquels croissent en abondance les mousses, les fleurettes, la fraise, le myrtile, toutes les majestés et toutes les grâces de la nature sauvage, tels sont ces bois de montagnes, mal exploités, peu exploitables, et d’autant plus beaux. Celui-ci, proche du village et très-fréquenté, offre une promenade facile sur un sol couvert d’un fin gazon, et irrégulièrement planté de gigantesques mélèzes éclaircis par la hache ou par le temps. Du côté où pénétraient Ali de Maurion et Paul Villano, le bois s’ouvre sur un versant de prairies et sur la perspective de la vallée voisine et des sommets qui l’entourent. À mesure qu’il marchait sous ces ombrages, Paul semblait absorbé dans une rêverie plus profonde. Depuis près d’un quart d’heure, il n’avait pas échangé un mot avec son jeune compagnon, quand tout à coup il s’arrêta, et prenant la main d’Ali :

« Quel taciturne je fais ! dit-il ; vous vous êtes associé à ma promenade, je dois vous associer à mes pensées. Et pourquoi d’ailleurs ne vous raconterais-je pas l’idylle que je revois ici en ce moment ?

« Un jour de l’année dernière, j’étais là — couché sur l’herbe, la tête dans l’ombre mouvante d’un hêtre, les pieds au soleil, l’œil ébloui du miroitement de la lumière, de la vapeur dorée qui emplissait le dessous des arbres, les oreilles pleines des bourdonnements de ce grand silence de la nature, si résonnant de vie et de choses — ivre enfin à demi déjà, quand une douce voix me fit tressaillir.

« — Voulez vous des myrtiles, monsieur ? »

« Je me relevai sur un coude, et il me vint une bouffée de rimes virgiliennes en apercevant près de moi une jeune fille aux cheveux blonds, aux yeux bleus et aux joues vives, dont la jupe courte laissait non pas deviner, mais voir, surtout dans la situation où j’étais, une jambe fort bien faite. Elle me présentait d’un air timide une corbeille pleine de ces petits fruits noirs qu’on recueille ici dans les bois.

« — Est-ce cher ? demandai-je en souriant.

— Oh ! ce que vous voudrez. »

« Je pris une poignée de fruits et lui remis une pièce blanche. Elle n’avait pas de monnaie.

« — Pourtant, il me faut du retour, » lui dis-je en riant.

« Elle se laissa embrasser, non sans rougir. Je la fis causer. Elle habitait avec ses parents un petit chalet, là-bas, et venait tous les jours aux Mélèzes cueillir des myrtiles et des fraises, qu’elle vendait aux étrangers. Elle était si jolie, si naïve, si douce, qu’elle me ravit. En la quittant, j’osai l’embrasser encore, et tout en balbutiant : « Oh ! monsieur ! » elle ne me repoussa que bien doucement.

« Mon Dieu, je ne pensais pas mal ; mais ces doux baisers m’affolèrent si bien que, le lendemain, j’étais aux Mélèzes à la même heure, non plus rêveur et couché sur l’herbe, mais debout, cherchant, un peu malgré moi, mon apparition de la veille. Elle se montra. La scène fut la même, ou à peu près ; car je n’allai pas plus loin. Sa candeur me désarmait. Elle avait seize ans à peine. Rougissante à chaque baiser, la timidité seule, une timidité de vierge enfant, semblait retenir sa protestation. Cette idylle dura huit jours et fut pour moi pleine de poésie. J’étais réellement amoureux de cette fleur des bois, et il faut dire que les filles de la montagne n’ont rien, généralement, de la grossièreté des paysannes de la plaine, et qu’on trouve parmi elles des types d’élégance native et de vraie beauté. Louise était de celles-là. Sa timide pudeur toutefois ne pouvait la défendre bien longtemps. Je devins un jour plus hardi ; mais, sous mes lèvres, je sentis ses larmes elles m’arrêtèrent.

« — Oh ! me dit-elle, vous partirez, et l’on dira de moi : « C’est celle-ci qui a été laissée par un étranger. » Aucun garçon ne voudra de moi pour femme, mes parents me feront reproche, et je serai malheureuse ! »

« Ses yeux naïfs, mouillés de pleurs, cette plainte si vraie, me bouleversèrent.

« — Tu as raison, lui dis-je. Eh bien, il n’en sera pas ainsi. »

« Je m’éloignai ; mais au bout de quelques pas je revins à elle. Elle pleurait là-bas, adossée contre cet arbre ; désormais, la regardant comme sacrée :

« — Je viens te dire adieu, Louise. Garde un bon souvenir de moi. »

« Nous échangeâmes un dernier serrement de main ; je lui fis accepter le prix d’une chaîne d’argent, grand luxe de leur parure, et le lendemain je quittai Grion.

« Eh bien, monsieur Ali, je n’aurais pas raconté cette historiette à Léon, et je vous la raconte à vous, rencontré d’hier. Vous voyez que mes souvenirs ne sont pas gênés par votre présence. »

Pendant ce récit, le jeune de Maurion avait gardé une attitude embarrassée. Après que Paul eut cessé de parler, il resta silencieux un instant encore ; puis il lui tendit la main, en baissant les yeux toutefois, et l’on eût dit avec une sorte de souffrance.

« Je vous assure, reprit Paul, que ce souvenir a pour moi mille fois plus de charmes que si j’avais cédé à mon égoïste désir. Le soir même, en me promenant là-bas, de l’autre côté, vers l’Avençon, les impressions que je savourais dans ma conscience satisfaite étaient moins vives, sans doute, qu’elles ne l’eussent été sous les mélèzes ; mais cent fois plus douces et plus hautes. Les stoïciens ont raison en ceci la privation volontaire, dans un noble but, a des joies supérieures à celles de la jouissance. Le bonheur, en effet, est peut-être la vertu. Vous ne souriez pas, jeune homme ? Bien… C’est qu’on a pris l’habitude, en notre temps, de tout passer au fléau de la plaisanterie spirituelle, ce qui aplatit bien des choses. — Ce n’est pas que Léon ne soit un charmant garçon, désopilant parfois, et un aimable compagnon de voyage. Il a le ton d’une époque de doute, où toute affirmation court le risque d’être raillée, où la plaisanterie seule, douteuse elle-même, échappe à l’écueil. »

Ils étaient arrivés à un endroit où le sol, creusé comme une coupe, se trouvait par sa nature, à cette hauteur même, marécageux. Tout cet espace était couvert de plantes dont la tige, haute d’environ cinq pieds, portait une panicule d’une admirable beauté, au sommet garni de fleurs roses, tandis que des gousses inférieures, ouvertes et desséchées, s’épanchait un duvet épais, soyeux et blanc.

Ali jeta un cri d’admiration.

« Quelle admirable fleur ! » dit-il en y portant la main.

Les gousses qu’il touchait éclatèrent aussitôt, inondant ses mains du fin et léger duvet qu’elles renfermaient.

« C’est le lychnis rose des prés, dit Paul en souriant. J’étais sûr que ce champ de fleurs vous émerveillerait, ainsi que moi le jour où je le découvris. Cette plante, assez commune et peu remarquée dans ses proportions ordinaires, bien que fort jolie, devient ici gigantesque. On ferait un lit de ce beau duvet, dont la fonction est de servir d’ailes à cette graine microscopique. Ah ! la nature est bien riche, bien belle, bien grande ! qu’elle soit façonnée par la pensée, ou mue par l’affinité. D’où vient que du sein des forces qui la composent émanent ainsi la beauté, l’harmonie… et cet innommable qui nous oppresse et nous fait rêver l’au delà ?… Quel est ce troublant et insaisissable parfum ? Cette âme dont on s’enivre, sans la pouvoir saisir et sans la connaître !… Mais, demander constamment à l’inconnu son secret, sans obtenir de réponse ; poursuivre, le doute au cœur, la vérité qui nous fuit, voilà notre destinée la plus certaine en ce monde. — Ce tourment n’est pas le vôtre encore, dit-il en répondant à un regard d’Ali.

— C’est le tourment d’un savant, répliqua le jeune homme. Pour moi, tant de choses qui me restent à apprendre n’ont pas laissé place encore à l’inquiétude de ce que je ne puis savoir. Ma préoccupation, car j’en ai une, est plus proche, et s’applique à un but plus réalisable : la justice dans les rapports humains. Elle me rend compte cependant aussi, — mais, vous le trouverez sans doute, trop vaguement, — de ce que vous cherchez. Cette justice, que je crois notre but en ce monde, est aussi pour moi la certitude infinie, âme et but de l’univers.

— Vous avez des sentiments et des idées peu habituels à votre âge, monsieur de Maurion, dit Paul Villano en le regardant avec un peu de surprise. Et quels événements ont pu vous inspirer ?… car il n’y a guère que les opprimés qui s’inquiètent de justice.

— Assurément j’ai peu souffert ; mais j’ai vu beaucoup souffrir.

— Vous êtes un noble cœur, une âme élevée ! je le sens de plus en plus, et suis tout heureux de vous connaître ! »

En même temps Paul serrait énergiquement la main d’Ali, qu’il retint dans la sienne. Et comme au bout d’un instant Ali la voulut retirer :

« Non, laissez-moi votre main. Nous sommes au bord d’une chute immense. Regardez. »

Il se pencha ; son compagnon fit de même et recula instinctivement devant l’abîme où son regard venait de plonger. Le mont qui porte Grion se termine de ce côté par une déchirure à pic, d’une hauteur vertigineuse, qui garde encore sur ses flancs noirs, déchirés et tristes, l’empreinte de la convulsion qui la produisit. Là, ces envahisseurs gracieux, mais si acharnés, les petites plantes, n’ont pu opérer que de rares conquêtes ; ces rochers sombres, rugueux, arides, à plans verticaux, laissent glisser à leurs pieds et la graine ailée qui vient un instant s’y poser, et la feuille qui d’en haut s’abat, et jusqu’au grain de poussière que le vent élève. Mais au-dessous, à l’entour, contraste éternel et toujours varié des Alpes, s’étend la vallée riante, fertile, avec ses chalets fumeux, ses vertes prairies, ses troupeaux.

Les deux jeunes gens demeurèrent quelque temps à contempler ce spectacle, Paul, par une douce protection, semblable à celle d’un frère aîné, tenant toujours dans sa main celle d’Ali. Enfin, échangeant leurs impressions dans un regard, ils s’éloignèrent tout rêveurs.

« Nous n’avons plus qu’à descendre sur Grion, dit Paul au bout de quelques instants. Votre père y doit être installé déjà, à la pension, où le guide l’aura conduit. »

Quittant le bois, ils descendirent des prés d’une pente rapide, semés de grandes gentianes jaunes et de lis rouges, où, çà et là, des fauchées d’herbe coupée exhalaient d’enivrants parfums. Sous leurs pieds, des fumées bleues s’élevaient du toit des chalets, parmi lesquels, imitation maladroite des habitudes de la plaine, se dressaient deux ou trois maisons d’un blanc criard, bien moins confortables au temps de la neige que le chalet de planches, ou de troncs d’arbres, abrité sous son toit bas comme sous un manteau.

Comme ils arrivaient sur la route, par un sentier presque perpendiculaire, une jeune paysanne s’avançait à leur rencontre par le même chemin. Elle fixa ses regards sur les deux étrangers, et s’approchant vivement de Paul, toute rougissante et radieuse :

« Ah ! c’est vous ! » s’écria-t-elle en lui tendant la main, suivant l’habitude commune en Suisse à toutes les classes.

Le visage de Paul témoigna d’une assez vive émotion, et, chose étrange, Ali se mit à rougir également.

Cette fille était fort jolie ; une joie vive augmentait l’éclat de son visage, et ses regards avaient une assurance qui laissait à choisir entre la naïveté et l’effronterie. Tandis qu’un entretien court, mais animé, avait lieu entre elle et Paul, Ali continua sa marche. Paul le rejoignit bientôt, un peu confus :

« C’est Louise, dit-il.

— Ah ! répondit laconiquement Ali.

— Comment la trouvez-vous ?

— Fort jolie.

— Oui, plus même que l’année dernière ; mais bien moins naïve. C’est une fleur plus épanouie, qui a déjà perdu quelque chose de son parfum. Elle est aussi plus parée ; et peut-être… C’est une rude épreuve pour la moralité d’un peuple que l’invasion de l’étranger, surtout quand celui-ci se présente, non le fer, mais l’or à la main. »

Ali ne répondit pas, et ils arrivèrent bientôt à la pension, où, sur le seuil, ils virent Léon qui, en dépit de sa promesse, les attendait.

« Il faut que vous soyez un rare modèle de piété filiale, dit-il à Ali, car votre père semble tout surpris et tout inquiet de votre excursion. Quant à Donato, il surveille le dîner, fort enchanté d’une petite blonde qu’il a rencontrée dans l’auberge et qui lui a promis je ne sais quelle séance de peinture, demain, sub tegmine fagi. »

La mémoire de Paul Villano ne l’avait pas trompé : il n’était question dans Grion que de la fête de Tavaïannaz, — l’on disait aussi de la mi-été, — qui devait avoir lieu à quatre ou cinq jours de là.

Cette célébration de la mi-été, commune à tous les villages alpestres, est la plus pittoresque des fêtes agricoles. Tous ces villages, situés à des altitudes rigoureusement habitables pendant l’hiver, ont encore au-dessus d’eux d’immenses pâturages, que recouvre, aussitôt après la fonte des neiges, une herbe épaisse et aromatique. Alors les troupeaux, qui ont passé l’hiver abrités dans les étables du village, partent, sous la conduite des armaillis, pour le centre de l’alpage, situé aux limites de la végétation, à quelques mille pieds plus haut. Là se trouve un groupe de chalets, bâtis en vue de la fabrication du fromage, et où les armaillis passent chaque année, loin de leur famille, les trois ou quatre mois de végétation et de soleil que la nature accorde à ces cimes.

Quelquefois, si l’hiver a été signalé par de violents ouragans, si les avalanches du printemps se sont tracé quelque route nouvelle, on ne retrouvera plus les chalets abandonnés l’année précédente. Mais cet accident est rare, grâce à l’intelligente position qui leur a été choisie, dans une combe, doux giron de mère nature, éloigné du passage des avalanches et à l’abri des coups de vent.

Ces alpages sont toujours éloignés de deux ou de plusieurs lieues du village dont ils dépendent ; c’est donc un voyage qu’on fait rarement, et cependant on aimerait tant à revoir ces pauvres vaches ! C’est avec attendrissement qu’on s’informe d’elles à quelque armailli, momentanément descendu ; on veut les embrasser, s’en faire reconnaître, puis savoir un peu comment s’arrondissent les boules de beurre, ou combien l’on compte de fromages là-haut, où se prépare le revenu de l’hiver. La vache, pour l’habitant de la montagne comme pour l’Indou, a quelque chose de sacré, de familial. C’est la nourricière, la compagne des longs jours de l’hiver, la fortune de la maison.

Le rendez-vous de la mi-été est donc attendu avec impatience, et l’on s’y porte en foule, avec toutes les provisions que chaque ménagère peut rassembler. La musique n’y manque point, et la jeunesse rieuse se livre à la danse, tandis que les mères de famille vont revoir les vaches, constater leur santé, compter les provisions amassées, et présider la table du chalet, où, ce jour-là, règne l’hospitalité la plus franche, tandis que les hommes font avec les armaillis des comptes arrosés de grandes libations.

Tout le monde boit d’ailleurs, et le liquide blanc ou doré, vin ou crème, coule à pleins bords, non sans jeter quelque confusion dans le cortège au retour. Il est vrai que la plupart des assistants passent la nuit dans les chalets ; en Suisse comme ailleurs, il n’est pas de bonne fête sans lendemain. On s’entasse donc pêle-mêle dans les appentis, dans les étables, sans autre lit que l’herbe séchée, préparée par les armaillis. Et même les gens chagrins disent là-dessus bien des choses ; car il se trouve des mauvaises langues à six mille pieds au-dessus du niveau des mers.

Nos touristes ne manquèrent pas à la fête, où se rendirent aussi les autres hôtes de la pension Martin, qui possédait un chalet à Tavaïannaz.

Pendant ces quelques jours d’excursions en commun dans les environs, sous la direction de Paul Villano, l’intimité amenée par le hasard de la rencontre et par la sympathie du premier coup d’œil, s’était largement développée entre les de Maurion et ceux qu’on désignait généralement sous le nom des trois Italiens. Le jeune Ali mettant de côté peu à peu sa timide réserve, se livrait dans leurs promenades à une gaieté qui, jointe à un certain esprit d’aventure, à une dose raisonnable d’audace et de sang-froid, et à d’assez vives ripostes à la française, avait tout à fait gagné le cœur de Léon, tandis que l’amitié spontanée de Paul Villano en était devenue plus sûre, plus affectueuse, plus charmée. Vis-à-vis de Bancello seulement, Ali gardait cette affabilité froide qui s’établit, une fois pour toutes, entre gens destinés à passer leur vie côte à côte, sans se pénétrer jamais.

M. de Maurion père, en revanche, goûtait fort la conversation de l’Italien, esprit fin, érudit, plein de connaissances pratiques, et passionné pour l’art. Des discussions approfondies sur le mérite respectif, ancien et moderne, des écoles italienne et française, avaient lieu chaque jour entre eux, et Donato, que sa mollesse d’ailleurs retenait volontiers près du vieillard, paraissait trouver beaucoup de charme dans la société de cet homme instruit et distingué, dont l’esprit indépendant, fin, sagace, un peu éclectique, prêtait aux conclusions d’une large expérience la séduction d’un beau langage et les grâces de l’originalité.

Cet aimable vieillard n’avait qu’une faiblesse, poussée presque jusqu’au ridicule : c’était une surveillance trop inquiète vis-à-vis de son fils. Non qu’il la témoignât ouvertement ; il paraissait même à cet égard s’imposer une contrainte secrète ; mais son tourment perçait dans ses regards, dans ses questions détournées, dans sa préoccupation visible en l’absence d’Ali.

Celui-ci s’en était expliqué d’un ton sérieux avec Léon, dont les plaisanteries intarissables dépassaient bien souvent l’exacte convenance, au moins celle du cœur : cette inquiétude excessive était l’effet d’une tendresse devenue maternelle par le veuvage prématuré de M. de Maurion, et poussée à des craintes presque superstitieuses par la mort de plusieurs autres enfants.

« Aussi me croirais-je coupable de ne point la ménager, » avait dit Ali.

Et Paul ajoutant que, du côté du fils comme de celui du père, tout cela était fort touchant et fort respectable, les plaisanteries de Léon sur ce point cessèrent enfin.

Bientôt, d’ailleurs, M. de Maurion, gagné par cette expansion de loyauté, de générosité, de franchise, qui caractérisait tous les actes de Paul Villano, avait en quelque sorte remis Ali à sa garde ; cette confiance, à peine révélée par un regard, par un mot, Paul l’avait acceptée, et la méritait par une protection constante, presque paternelle.

C’est lui qui refusait le premier les escalades périlleuses, les jeux de casse-cou, où Léon voulait entraîner Ali ; ou bien, aux passages difficiles, Paul imposait à l’enfant le secours de son bras, et Léon avait beau railler cette sollicitude, en des termes qui eussent indigné tout autre imberbe et l’eussent porté à rejeter, même au péril de sa vie, une telle humiliation. Ali, chose merveilleuse à son âge, avait plus de cœur que d’amour-propre apparemment ; car il supportait sans embarras les moqueries de Léon, et dans le regard que ses yeux noirs attachaient sur Paul à ces moments-là, on n’eût pu lire qu’une tendre reconnaissance.

Tout cela en peu de jours. Malgré la réserve naturelle à toute âme sérieuse, et que fortifie l’éducation, il y aura toujours de ces intimités subites entre certains êtres, surtout dans la jeunesse, où l’être intérieur, moins chargé d’expérience, de prudence et d’habitude, transparaît mieux.

Le cinquième jour après leur arrivée à Grion, une excursion solitaire de Paul aux Mélèzes rendit Ali triste et préoccupé.

Le jour de la fête, ils partirent ensemble de bonne heure les deux magistrats de la République, — ainsi Léon nommait-il M. de Maurion et Donato, — chacun sur sa mule, et les trois jeunes gens à pied. Au sortir de Grion, la route se présentait sous la forme d’un mont verdoyant, aux pentes raides, qui s’élevait pendant une lieue jusqu’à de pittoresques plateaux. Des montagnards en habit de fête, marchant de leur pas calme et majestueux, jalonnaient le sentier. Le ciel, aussi gai que la terre, souriait d’azur sous ses nuages blancs. L’air vif de la montagne tempérait la chaleur. Sous les rayons du soleil, les sapins qui bordent le précipice répandaient leur âpre et saine odeur, et d’en bas le gémissement du torrent brisé sur les rochers montait, s’affaiblissant aux oreilles des voyageurs, à mesure qu’ils pénétraient des couches d’air nouvelles. Léon babillait, chantait, sifflait aux merles. Paul, non moins gai, lui répondait. Ali, vainement stimulé par ses compagnons, restait rêveur ; tandis qu’entre les deux magistrats de la République les destinées de l’Italie s’agitaient.

Parvenus sur le plateau, en face d’un horizon prodigieux de cimes blanches, des pics de l’Oberland aux ballons du Jura, M. de Maurion, sous prétexte de se délasser du train de sa monture, mit pied à terre et força Ali de le remplacer.

« Papa Donato, s’écria Léon, voici l’occasion d’un de ces combats de générosité où se complaît ta grande âme. Imite l’exemple qui t’est donné : mets pied à terre, et triomphe de ma résistance à accepter le don de ton coursier. »

Donato ne fit que rire du conseil et prit les devants avec Ali. Ils atteignirent bientôt après un groupe, composé de trois ou quatre jeunes filles parmi lesquelles se trouvait Louise, et sur-le-champ le galant Donato mit sa mule au petit pas.

« Vous allez donc aussi à la fête, mon joli modèle ? cria-t-il à la jeune fille. Sommes-nous près d’arriver ?

— Oh ! dans une petite heure à peine, répliqua Louise. Est-ce que vous allez à Tavaïannaz pour danser, monsieur ?

— Oui, pour danser avec vous, surtout s’il est permis d’embrasser sa danseuse. Mais la plante de vos pieds, ma belle, sera trop attendrie si vous marchez jusque-là. Montez en croupe derrière moi, et je vous promets de vous transporter à Tavaïannaz saine et sauve, pourvu que vos bras m’entourent fortement. »

Louise refusa, mais de façon à se faire prier davantage, et le jeune Ali, à qui cette rencontre semblait déplaire, lança tout à coup sa monture à droite, vers un mamelon pittoresquement découpé sur le ciel, et du haut duquel on devait jouir d’aspects nouveaux et encore plus vastes. De là, il put voir aussi Donato rejoint par ses amis, et les deux groupes réunis entrer dans un bois que traversait le chemin, et où commençait l’infléchissement du plateau. Alors, comme s’il eût tout à coup regretté de s’être séparé d’eux, il voulut prendre le galop pour les rejoindre ; mais la mule, peu habituée à de telles allures, opposa à l’impatience de son cavalier une force d’inertie indomptable, et, avec l’obstination propre aux grands caractères, se maintint au petit trot.

Dans le bois, la difficulté du chemin, qui devenait de pente assez rude, autorisa même la mule rebelle prendre le pas, et le jeune homme désespérait de rejoindre ses compagnons, quand l’accent d’une voix le fit tressaillir ; un instant après, au détour du chemin, il se trouvait en face de Paul Villano, qui tenait Louise enlacée, et lui parlait de si près que chaque mouvement des lèvres était l’effleurement d’un baiser.

Sous le choc des rênes brusquement tirées en arrière, la mule se cabra ; Paul, atteint du regard qui jaillit des yeux de son jeune ami, tressaillit, et laissa Louise s’échapper, confuse, de ses bras. Quant au jeune de Maurion, après la vivacité de ce premier mouvement, il avait baissé la tête, fort pâle, et, rendant les rênes, il passa devant le couple pétrifié sans leur adresser un nouveau regard. Un peu plus loin, il dépassait les compagnes de Louise et rejoignait son père, qui, marchant d’un pas ralenti, jetait souvent les yeux en arrière. Donato était occupé de se défendre contre les railleries de Léon, qui le plaignait de s’être laissé, lui cavalier, enlever sa belle par un simple fantassin. Quelques minutes après, Paul, tout haletant de sa course, vint se placer près d’eux.

« Il sait vaincre, dit Léon, mais non profiter de la victoire. Je m’attendais, Paolo, à te voir arriver à la danse en tenant sous ton bras la fille aux yeux bleus.

— J’ai voulu seulement lui donner le conseil de se défier de Donato, » répondit Paul, qui masquait sous un sourire affecté une préoccupation assez vive, et qui chercha vainement le regard d’Ali.

Tavaïannaz était sous leurs pieds, vaste et gracieuse enceinte de verdure, dans un cercle de cimes escarpées, la plupart inaccessibles, dont les bases reposaient ailleurs, en des vallées plus profondes. Au centre à peu près de l’entonnoir, on apercevait rangés en demi-cercle les chalets, près desquels des flots myrmidoniens s’agitaient en sens divers. Quelques sons aigus, fendant, comme de petites flèches, l’espace, venaient, perceptibles à peine, mourir dans l’oreille. À mesure que l’on descendait, musique, bourdonnements, cris, foule, banderoles, chalets, tout devenait plus distinct ; les vêtements colorés des femmes éclataient sur le fond des habits de bure brune que portent les paysans vaudois ; les ailes des grands chapeaux de paille d’Italie, ornés de rubans, flottaient ; on distinguait, à côté de la croix blanche sur fond rouge arborée au sommet des tentes, le pavillon vert et blanc du canton de Vaud, et les sons argentins des clochettes attiraient l’attention sur les héroïnes de la fête, les belles vaches, éparses dans la prairie, qui, le cou tendu, regardaient en rêvant cette fourmilière d’êtres humains s’agiter au milieu de leur pâturage, et chercher vainement à remplir de leurs faibles cris le majestueux silence de la haute vallée.

À la table du chalet, Paul vint s’asseoir près d’Ali Celui-ci restait muet, dans une attitude passive, empreinte d’autant de douceur que de tristesse ; était-ce bien sa faute à cet enfant si de son innocence et de sa pureté émanait une sévérité si douloureuse, si involontaire ? Attaché sur lui, le regard de Paul, d’abord un peu mécontent et ironique, devint ému, et sur la fin du frugal repas, que défrayaient seuls le lait, la crème et le fromage du chalet :

« Ali, dit-il, voulez-vous venir aux danses avec moi ?

— Non, je préfère me promener d’un autre côté.

— Moi, je veux surtout me promener avec vous. »

Ali se leva sans répondre ; ils sortirent ensemble et se dirigèrent du côté désert de la prairie.

« Enfant, dit Paul en prenant le bras de son ami, que vous êtes sévère !

— Comment ? dit Ali en rougissant.

— Vous me jugez très-mal, je le vois, et vous pensez peut-être que je me suis vanté à vous, l’autre jour, d’un sacrifice dont je serais incapable ? C’est que vous ignorez encore la puissance de l’occasion et ce qu’elle peut faire soudainement de nos résolutions les meilleures ; Louise…

— Et que m’importe ? interrompit Ali avec une vivacité amère. Je ne prétends ni vous juger, ni vous adresser des reproches, et je n’ai dû qu’au hasard et à votre bon plaisir la connaissance, très-involontaire, de vos amours alpestres.

— Mille pardons, monsieur de Maurion ; je vous parlais en ami »

Ali ne répondit pas, et Paul Villano, blessé, allait s’éloigner, quand il vit une grosse larme rouler sur la joue du jeune homme. Étonné, vivement ému, il saisit les mains d’Ali, qui se détournait, et s’écria :

« Quel étrange garçon vous êtes ! Quoi ! j’ai pu vous fâcher, vous affecter à ce point ? Voyons, parlons franchement, dites-moi toute votre pensée ; je saurai l’entendre, et je tiens à la connaître. Dès le premier jour, vous m’aviez inspiré un vif intérêt, je vous l’ai dit, une confiance toute spontanée. Je suis comme cela, moi, dans mes amours, dans mes haines, dans mes amitiés, trop prompt bien souvent ; mais vis-à-vis de vous je suis sûr déjà de ne m’être pas trompé. Nous avons, pendant ces quatre ou cinq jours, vécu en frères, et le cœur va vite dans ces excursions en pleine nature, où l’être s’épanche en pleine vérité. Eh bien, Ali, tout cela, pour vous, est-ce fantaisie d’esprit, intimité d’occasion, de hasard, ou sommes-nous amis réellement, pour toujours ? »

Ali semblait trop ému pour répondre ; mais avec un vif et affectueux regard, il prit la main de Paul et la serra fortement dans les siennes. Aussitôt, d’un élan de cœur, dont tout son visage rayonna, Paul saisit et pressa dans ses bras son jeune ami.

« À la bonne heure ! Je savais que vous deviez me répondre ainsi. Eh bien, nous sommes amis ! à la vie, à la mort ! c’est chose jurée ! Et c’est pour cela, parce que nous sommes amis, parce qu’il me faut votre estime, que je voulais tout à l’heure, que je veux encore, me justifier près de vous. Louise n’est pas l’enfant pudique et naïve que j’avais cru trouver en elle l’été dernier. Ses coquetteries, tranchons le mot, ses provocations, m’ont enlevé tout scrupule ; car, à supposer qu’elle soit pure encore, si elle ne succombe pas avec moi, ce sera avec Donato, ou avec tout autre. Et voilà pourquoi je me suis laissé allé hier à un rendez-vous aux Mélèzes, pourquoi, ce matin, un peu excité par les prétentions de Donato sur cette jolie fille, j’ai profité de sa bonne volonté à rester en arrière, et l’ai retenue dans ce tête-à-tête que vous êtes venu surprendre Je veux bien respecter l’innocence, mais je ne vais pas, comme Joseph, jusqu’à me faire arracher mon manteau. »

Une vive rougeur couvrait les joues et le front d’Ali. Ses traits exprimaient la douleur et l’indignation ; en détournant les yeux, il s’écria :

« Et vous ! Et vous-même ! Votre honneur, à vous, n’existe-t-il point ? Avez-vous si peu le respect de vous que, parce qu’une femme serait méprisable, vous la trouviez bonne à presser sur votre cœur ? »

À ces paroles, succéda le silence. Tout tremblant de l’impression qu’il venait d’exprimer si vivement, Ali s’était arrêté ; Paul avait pâli.

« Vous êtes rude, Ali, dit-il enfin d’une voix émue. Vous frappez en puritain, sans crainte de blesser… Mais je vous montrerai que mon âme a pourtant assez de ressort pour se relever sous un outrage… mérité. Ali, je vous le jure, ma main ne touchera plus celle de Louise. Vous pouvez donc, étrange enfant, me donner la vôtre. Mais, cher Ali, entre vous et la vie réelle, il y a véritablement un abîme. »

Ali avait reçu la main de son ami dans la sienne qui tremblait. Son émotion était extrême.

« Les hommes, dit-il avec la même expression de susceptibilité douloureuse, les hommes accusent la vie, et ce sont eux qui la font. Cet abîme qui, dites-vous, sépare une vie pure de la vie réelle, votre volonté, Paul, est assez grande et assez noble pour le combler quand elle le voudra.

— Vous avez raison, répondit Paul avec sa vive franchise. Nous sommes élevés, je le reconnais, dans des habitudes d’esprit qui suppriment en nous, sur ce point, tout respect de nous-mêmes. Parfois, je l’ai senti… sans m’y arrêter. Mais si l’exemple perd, l’exemple aussi nous élève. Près de toi, mon jeune héros, on respire moralement un air aussi pur que celui de ces montagnes. Nous sommes amis, et je me promets que désormais tu n’auras plus à rougir de ton ami. »

Ils se prirent alors par le bras et continuèrent de marcher dans la prairie, en s’entretenant sur le même sujet, d’une manière plus paisible et tout intime, — du côté de Paul avec une ardeur sincère de sentiment, de la part d’Ali avec une grande élévation de pensées.

« Si jeune ! disait Paul, émerveillé de la pure philosophie de son jeune ami, qui vous a pu faire de telles pensées ? Qui vous a composé une telle force de réaction contre l’abrutissement de nos mœurs ? À vous dire le vrai, moi aussi, d’abord, j’ai rougi, j’ai souffert dans ma conscience ; mais, ébranlé par l’exemple, à demi persuadé par l’opinion, la passion m’a trouvé sans force. Êtes-vous donc, vous, Ali, de nature si haute, que vous soyez même au-dessus des tentations ?

— J’ai eu ce bonheur, répondit simplement le jeune homme, de vivre dans un milieu pur, jusqu’à l’âge où mes sentiments de justice et ma raison avaient acquis assez de développement pour que le spectacle des choses viles et injustes ne m’inspirât que douleur et dégoût. Mon éducation a été solitaire et chaste. C’est beaucoup ; c’est tout peut-être. Le système prépondérant, qui consiste à jeter l’enfance, au hasard des plus tristes camaraderies, dans la vie réelle, détruit en germe le bien au profit du mal. Il me semble, Paul, que tout être non vicieux qui, en s’occupant de fortifier son esprit, a grandi dans une sainte ignorance, ne peut être que révolté dans son cœur et dans sa raison en voyant l’homme souiller les sources de sa propre vie et joindre à cet égard l’inconséquence la plus absurde à l’égoïsme le plus barbare.

« Car en ce temps où tout le monde, plus ou moins, parle d’égalité, qu’est-ce que ce droit de l’homme aux amours faciles ? N’est-ce pas la création d’une caste de parias, condamnés à la honte et à la misère ? — ou bien la famille, œuvre sacrée de la nature même, sera-t-elle flétrie et détruite ? La logique seule, au défaut de l’honneur et de la justice, prononcerait contre de telles mœurs. Elle s’étonne de cette imbécillité morale qui prétend mépriser chez une autre les faiblesses que l’on glorifie en soi.

— Tu es un apôtre, et je me fais ton disciple ! s’écria Paul, tout rayonnant de cet enthousiasme généreux qui seyait si bien à ses nobles traits et semblait élargir encore son large front. Tu es aussi beau que Jésus et, quoique plus jeune, aussi divin ; et, comme Jean a suivi Jésus, je veux te suivre ! Volontiers je plierais le genou devant toi, en t’appelant maître… Tu ne le veux pas ? Laisse-moi te répéter que je suis fier d’être ton ami, et que je vaux mieux par toi ! »

En même temps il passa le bras autour d’Ali et le serra contre sa poitrine. Ils étaient en ce moment à peu de distance des chalets, et M. de Maurion, qui, du seuil, les observait, ne put retenir un mouvement, et vint à eux d’un air étrange et sévère.

Huit jours se passèrent en excursions nouvelles aux environs, à Bovonnaz, en traversant l’Avençon du Moveran, qui roule, blanc d’écume, au milieu d’énormes rochers ; sur les bords de la Grionne, à Chamossaire, aux Ormonts, aux Plans.

La rustique Bovonnaz est un énorme bastion de pâturages et de bois, couronné d’un plateau de verdure, sur lequel sont bâtis les chalets. On cueille sur ces pentes, avec des framboises d’une saveur exquise, l’ancolie, les gentianes, les cyclamens, l’aconit, les digitales, l’arnica, sorte d’aster jaune et odorant, qui fournit le vulnéraire du même nom : toute l’abondante flore de montagne. La rose des Alpes aussi croît sur ce plateau, d’où l’on découvre un paysage magique.

C’est, en face, le Grand Moveran avec son glacier, demi-cercle immense, région immobile, froide, étrange, d’où tombe le torrent de l’Avençon, tandis qu’aux pieds du spectateur, à une profondeur vertigineuse, s’allonge une vallée verte, riante, sur le fond de laquelle, çà et là, des points noirs, roux ou blanchâtres, indiquent les troupeaux, où le joli village du Plan de Frénières se montre, réduit aux proportions d’un jouet d’enfant, le tout vaporeux et lumineux comme un rêve.

Les charmes de ce nid alpestre, le dégoût des courses officielles, à émotions prévues et tarifées, qui s’imposent en lieux fréquentés, et les plaisirs d’une intimité de plus en plus précieuse, retenaient à Grion, de jour en jour, nos touristes. Paul Villano même ouvrit l’avis de continuer cette aimable association pendant tout le temps du voyage dans les autres parties de la Suisse, à quoi M. de Maurion avait affectueusement répondu, mais d’une manière évasive ses affaires, d’un moment à l’autre, pouvant, dit-il, le rappeler à Paris.

Un jour, cependant, ayant reçu des lettres, non de Paris, mais de Florence, il avait repris lui-même la proposition de Paul, et il avait été convenu qu’on visiterait ensemble l’Oberland, les petits cantons, Zurich et Bâle, puis qu’on redescendrait par le Jura jusqu’à Neuchâtel. On se pressa dès lors d’accomplir les dernières excursions projetées, entre autres celle d’Anzeindaz, grand pâturage situé près des sources de l’Avençon et au pied des Diablerets, dont on devait le même jour tenter l’ascension.

Aux deux tiers environ du chemin de Grion à Anzeindaz, après avoir franchi le torrent, au sortir d’une forêt de sapins, on pénètre dans un étroit vallon où se trouvent deux chalets abandonnés. C’est un lieu sauvage, un peu triste, dont tout l’horizon se compose du massif énorme des Diablerets, et des effets d’ombre et de soleil qui se jouent sur le front d’Argentine. Argentine, la plus coquette et la plus jolie des crêtes de montagnes qui entourent Grion. Du moins un montagnard parlerait ainsi ; car ces grandes masses, que depuis l’enfance il connaît, pour lui sont vivantes et possèdent chacune leur personnalité distincte. Tour à tour propices, menaçantes, capricieuses, riantes, elles ont leur caractère, leurs intentions, leurs malices ; il les traite à l’occasion, tantôt en amies et tantôt en ennemies ; et ce langage imagé recouvre un sentiment difficile à sonder, inavoué de celui qui l’éprouve, mais où se cachent encore, peut-être, bien au fond, les vieilles traditions des esprits de la montagne.

Afin de ménager leurs forces pour l’ascension, chacun des touristes avait sa monture. Deux guides conduisaient l’expédition, et derrière M. de Maurion, Ali et Paul, devenus inséparables, fermaient la marche. Une même impression les arrêta l’un et l’autre au seuil du vallon dont nous venons de parler, et ils se plurent à le contempler.

« Comment nommez-vous ce lieu ? demanda Paul à l’un des guides, homme de cinquante ans, à figure honnête et intelligente, appelé Favre.

— Ça, monsieur, c’est le pâturage de Sollalex. On y garde parfois les troupeaux un temps, quand le froid force à descendre d’Anzeindaz. Autrefois, il y avait trois chalets ; mais le troisième a été emporté par l’avalanche. Tenez, voyez-vous cette fente, là-haut ? C’est là qu’elle passe tous les printemps ; mais cette année-là il y en eut deux.

— Quelle douce et sérieuse retraite ! quelle paix ! dit Ali en contemplant les deux cabanes et l’étroit vallon.

— Et quels bruits, et quels bouleversements ! s’écria Paul en étendant la main vers la montagne, à la débâcle des neiges, au printemps ! Imaginez-vous, Ali, d’ici, de là-bas, de tous côtés, les tonnerres, les chutes, les ouragans, les gémissements des vents et leurs ravages, les torrents et les ruisseaux se précipitant, l’avalanche, et toutes ces voix répercutées par les échos réveillés des cavernes !… Quel théâtre pour les grands spectacles de la nature ! et comme ces deux loges me feraient envie, un jour de grande représentation !… Ali ! voulez-vous que nous revenions ici ensemble au printemps prochain ?

— Très-volontiers, répondit le jeune homme.

— Hum ! ça se peut, dit après un instant de réflexion le guide, qui les écoutait. Seulement, ça serait difficile pour y transporter les bagages, à cause de la neige. Il y en a joliment de pieds par ici, au mois de mars.

— Avec des mulets ?

— Oh dame, ça se pourrait, je vous dis ; mais ça vous coûterait cher.

— Vous vous en chargeriez ?

— Pourquoi pas ? Comme aussi de rester avec vous pour vous servir. Il y a bien l’avalanche ; mais ça n’est arrivé qu’une fois.

— Eh bien, mon brave, dit Paul avec le sérieux soudain que prenait parfois sa fantaisie, nous ferons cela peut-être, et, en ce cas, je compterais sur vous. »

Au sortir de Sollalex, le chemin gravit une pente raide sur les rocher dans le bois, sous l’abri du formidable rempart des Diablerets. Au bord du sentier, dans le gazon, couraient d’adorables petites roses blanches, mousseuses. Enfin, après avoir traversé de nouveau le torrent, sur un pont formé de troncs de sapins, l’on atteignit le haut du plateau. À droite, un groupe de cabanes ; en face, un immense pâturage ; à gauche, immédiatement, la masse rugueuse, écrasante, énorme, des Diablerets ; au large, à l’entour, d’autres cimes ; c’était Anzeindaz.

On alla boire du lait et se reposer aux chalets ; puis on se remit en marche pour visiter l’éboulement.

Il y a plus d’un siècle, une partie du sommet des Diablerets se brisa, et, tombant dans la vallée, la combla en partie de ses débris. C’était à la fin de l’été. Des chalets d’alpage existaient sur ce point de la montagne. Aux bruits qui précédèrent l’ébranlement, quelques armaillis s’enfuirent ; les autres furent ensevelis, et probablement écrasés. Un homme se trouva enfoui dans son chalet, sans autre mal que l’horreur d’une longue agonie. Compté au nombre des morts, sa famille le pleura et lui fit au village des obsèques imaginaires.

Six semaines après, un dimanche, à la sortie de l’église, où l’on venait de prier encore pour les âmes des victimes, une sorte de squelette, couvert de lambeaux, pâle, hâve, et cependant gardant encore la ressemblance d’un des trépassés, apparaît. On s’écrie, on fuit ; car la réforme, quoi qu’on en dise, a conservé bon nombre des superstitions catholiques. Le malheureux qui arrivait, exténué de fatigue et de privations, plein d’une joie suprême, frappe vainement à sa porte des cris d’épouvante et des exorcismes lui répondent. Tombé sur le seuil, presque évanoui de faim et de froid, on le reconnut enfin ; on le recueillit. Pendant ces six semaines, tout en travaillant à sa délivrance, il avait vécu de fromage et de petit lait ; il s’était frayé un chemin, au hasard, entre les blocs éboulés, creusant la terre et la neige, puis revenant à son gîte prendre des aliments et quelque repos ; enfin, il avait reçu au visage le souffle libre du vent dans l’espace, il avait revu la lumière bénie du soleil. « Oui, ce fut là un événement qui fit grand bruit dans le pays, et partout, jusqu’en France et en Allemagne, et qu’on mit partout dans les gazettes. Et bien que Grion soit à trois lieues, on y ressentit l’éboulement si fort, au dire des anciens, que les contrevents se fermèrent et que toutes les vitres volèrent en éclats. »

Ainsi raconta le guide Favre, assis près des voyageurs, sur le terrain même de l’événement, au col de Cheville, route du Valais. Par-dessus les chalets engloutis et les blocs brisés, depuis cent ans, les petites herbes avaient entre-croisé leurs racines, et de paisibles vaches broutaient la cime éboulée, qu’avait recouverte autrefois la neige éternelle.

« Eh bien, dit Paul en se levant, commençons-nous l’escalade ?

— C’est bien haut ! répliqua le paresseux Donato, qui, tout de son long étendu sur l’herbe, contemplait amoureusement le paysage de la vallée et des monts voisins.

— En marche ! descendant dégénéré des maîtres du monde, s’écria Léon. Cette montagne superbe autrefois a reçu tes lois. Il faut que tu poses encore aujourd’hui ton pied sur sa tête. De là-haut, le soleil couchant posera pour toi.

— Il a fait du brouillard ce matin, dit Favre, ça glissera.

— Ce sera bien fatigant peut-être ? dit Ali en regardant son père.

— Mais, répondit le vieillard en se levant, je me sens fort dispos. »

On partit. L’heure était déjà trop avancée pour qu’on pût atteindre les sommets, dont l’accès d’ailleurs est difficile ; on se proposait d’aller du moins au bout des gazons, peut-être même sur l’arête, selon le temps que durerait l’ascension. Des points de vue toujours nouveaux, la douceur de l’air, la beauté du jour et la bonne humeur de tous abrégèrent la route.

De plus en plus, cependant, la montée devenait âpre, et, comme l’avait annoncé Favre, humide et glissante. Mal en prit au beau Donato, qui, le cigare aux lèvres, en se retournant pour riposter à Léon, perdit l’équilibre et tomba dans une terre jaune détrempée. L’accident provoqua les rires de la troupe, y compris ceux du patient, qui, tiré de son apathie par une sainte colère, se prit corps à corps avec la montagne, de manière à devancer tout le monde et à provoquer même l’admiration de Léon.

Ali, se rapprochant de son père, lui offrit son bras.

« Quel vaillant tu fais ! dit le vieillard avec un sourire où l’orgueil paternel se fondait dans une tendresse profonde. Eh quoi, tu veux me protéger ! Peut-être cependant un peu plus de barbe te serait-il nécessaire ? Va, je prendrai au besoin le bras du guide ; va rejoindre Paolo.

— Ah ! père, est-ce un reproche ? demanda Ali en rougissant.

— Non, j’aime Paolo. Et toi ?

— Moi aussi, répondit le jeune homme avec une rougeur nouvelle.

— Et commences-tu à le connaître en frère ?

— Oui. »

L’approche de Léon fit cesser l’entretien, mais Ali s’obstina à rester près de son père jusqu’au moment où le sentier devenant plus difficile, M. de Maurion prit le bras d’un des guides et confia son fils à l’autre. On entendit alors, à l’avant-garde, une exclamation de Donato qui, du haut d’une roche, faisait des gestes d’admiration passionnée.

« Suivons notre Antée ! » s’écria Léon.

Ils furent bientôt réunis sur le sommet de la roche, d’où s’offrait aux regards un de ces admirables spectacles qui, réservés d’ordinaire aux poëtes de l’air, sont pour quelque chose sans doute, dans la beauté de leurs chants.

C’était comme un océan de montagnes, aux vagues immobiles, éblouissantes de cet éclat que prennent, sous le soleil, les neiges immaculées C’étaient les régions du silence, de l’inhabitable et de l’éternel, se déroulant de toutes parts, sans autres limites que celles de la vue humaine. — Il y avait seulement la goutte bleue du Léman, tout au fond, là-bas, avec ses bords vaporeux, marqués de lignes blanches.

On entendit un bruit sourd, suivi d’un cri déchirant, et toutes ces merveilles, s’effaçant aux yeux de ceux qui les contemplaient, furent remplacées par des impressions tout autres, celles de l’effroi et de la pitié. Ébloui, fatigué sans doute, M. de Maurion avait glissé du haut de la roche et gisait renversé quelques pieds plus bas. Son fils, déjà descendu près de lui, relevait la tête du vieillard évanoui.

Paul aussi fut bientôt sur l’étroit espace qui, heureusement, avait préservé M. de Maurion d’une chute plus terrible. Une légère blessure au front, quelques gouttes de sang, étaient les seules marques apparentes de l’accident. On remonta le vieillard sur la plate-forme, et Paul s’empressa de pratiquer une saignée. En voyant le peu de sang qui vint sur sa lancette, il pâlit. L’évanouissement durant toujours, il fallut s’occuper de descendre le malade ; les châles de voyage, déchirés et noués, formèrent une sorte de litière que portèrent, en se relayant, tantôt les deux guides, tantôt Paul et Donato.

Quant à Léon, il prit les devants, se laissant glisser aux pentes, avec le bonheur de l’imprudence ou de la folie, pour aller préparer des secours et envoyer chercher jusqu’à Bex les médicaments que demandait Paul. Ali suivait ou précédait le cortége, obtenant rarement sa part du cher fardeau, que lui disputait la pitié de ses compagnons, et si pâle que l’énergie seule de la douleur devait soutenir ses forces.

La descente ne s’accomplit qu’avec des fatigues inouïes. Au bas de la montagne, un des guides se trouva mal. Heureusement arrivaient deux armaillis envoyés par Léon et qui transportèrent le malade jusqu’à Anzeindaz. Là, dans le chalet le plus confortable, au milieu des soins que lui prodiguaient son fils et Paul, M. de Maurion ouvrit les yeux. Son regard, vague d’abord, erra, cherchant avec peine ; il sentit sa main tendrement pressée, et ses yeux, s’attachant enfin sur le visage désolé d’Ali, prirent une expression de tendresse ardente, suprême ; puis il chercha encore, jusqu’à ce qu’il eût reconnu Paul Villano.

Alors un nouveau rayon éclaira ses yeux mourants. Il regarda son fils : un espoir, un désir, une prière, se peignirent éloquemment sur ses traits. Il voulut parler et ne put qu’agiter les lèvres. Mais il était compris ; Paul s’écria :

« Père, je te le promets : je serai le frère dévoué d’Ali ! »

Un sourire d’une douceur infinie effleura les lèvres du vieillard. Puis ses yeux se fermèrent, et bientôt après ses lèvres pâlirent. La congestion cérébrale achevait son œuvre, et l’heure qui suivit ne fut plus qu’une sourde agonie, où nulle manifestation de pensée ne se fit jour. Ali refusait encore de croire à son malheur, quand il se sentit pressé dans les bras de Paul, qui lui répétait en pleurant :

« Ali, nous sommes frères ! »

Cette parenté du cœur, la première de toutes, fut bien nécessaire à ce malheureux enfant, étourdi par un coup si dur, si brusque, et devenu, par cette mort, orphelin. Cependant, le premier besoin d’une grande douleur est de fuir toute consolation. Un tel amour, une telle confiance, unissaient ce père mort et ce fils resté vivant, séparés désormais par l’affreux peut-être, tout au moins par l’infranchissable ! Tant de qualités élevées, tant de charmes d’esprit, tant d’adorable bonté distinguaient ce vieillard ! et surtout pour celui qu’il avait le plus aimé !…

La douleur d’Ali eut un caractère sauvage, morne, insensé, que Paul respecta. Par lui furent épargnées à son jeune ami ces tortures qu’imposent les consolations, également hors de ton, des indifférents et des amis tièdes. Il n’usa d’aucune contrainte ni d’aucune importunité, et, rassuré par une promesse, laissa l’enfant s’abîmer dans sa douleur, seul, près du mort adoré.

Il fut son appui silencieux, mais toujours prêt, et son intermédiaire fidèle vis-à-vis du monde extérieur. Sur un mot d’Ali, tout se prépara par les soins de Paul. Il fit venir de Genève les médecins chargés d’embaumer le cadavre, commanda le convoi funèbre, et monta dans la voiture près d’Ali.

Aucun parent du défunt ne s’était présenté, et la seule lettre qu’Ali eût écrite portait pour suscription :

« À miss Helen Dream, rue de l’Université, à Paris. »

Le train de Genève, qui ramenait le corps de M. de Maurion, venait de s’arrêter à Culoz, où se trouve l’embranchement du chemin de fer de Lyon et de celui d’Italie.

Ali prit la main de son compagnon :

« J’ai à te demander, lui dit-il, un nouvel acte d’affection et de confiance : descends, prends la route de l’Italie, et laisse-moi rentrer seul à Paris.

— Seul ! dit Paul étonné. Quoi ! tu n’as plus besoin de ton ami ?

— J’aurai toujours besoin de toi désormais, Paul, et, je te le jure, nous nous reverrons prochainement. Seulement, il faut que nous nous séparions aujourd’hui.

— Cher mystérieux ! Et pourquoi ?… Je n’ai donc point ta confiance ?

— Ô Paul ! toute la confiance, toute la reconnaissance, toute la tendresse que peut contenir une âme, je les ressens pour toi ! »

En parlant ainsi, les yeux d’Ali se mouillaient de larmes. Il reprit :

« Je t’en supplie, cède à ma prière sans m’interroger. »

Le front de Paul se couvrit de tristesse.

« Où te reverrai-je ? demanda-t-il.

— À Florence.

— Quand ?

— Bientôt. Je te l’écrirai. »

Ils échangèrent leurs adresses.

Une contrariété sérieuse, une vive peine, se peignaient sur le noble visage de Paul. Il considérait avec émotion ce frère adopté, cet enfant malheureux et chéri, qu’il n’eût pas voulu quitter si tôt, et malgré lui son regard s’emplit de reproche.

« À bientôt, Paul, dit Ali, dont le regard humide, sincère et tendre, affirmait plus éloquemment encore cette promesse. À bientôt ! »

La vapeur sifflait. Paul pressa dans ses bras son ami et sauta hors du wagon.