Librairie internationale (p. 142-183).

CHAPITRE V

Deux mois après, en novembre, un jeune homme d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, de tournure élégante, vêtu de deuil, frappait à la porte d’une des plus jolies villas de Florence, près des Cascine. En italien, mais avec l’accent français, il demanda il signor Paolo Villano. Le domestique ayant répondu que il signor Paolo Villano était absent, le jeune homme se retirait d’un air vivement désappointé, quand à deux pas il s’entendit saluer de cette apostrophe joyeuse :

« Viva ! Ali de Maurion ! »

C’était Donato Bancello, dont Ali dut recevoir une chaleureuse accolade, et qui, passant le bras sous celui du jeune Français, lui fit faire volte-face et l’entraîna dans sa direction à lui.

« Paolo, dit-il avec un sourire équivoque, n’est jamais chez lui dans la journée. Vous le trouverez seulement ce soir, à l’heure où les divinités de théâtre commencent à préparer leur fard et leurs toilettes, à l’heure où les ombres descendent sur cette terre du postiche et de l’illusion. Mais vous allez, en attendant, m’accompagner chez Léon, où je me rendais, et qui sera charmé de vous voir. Ce bon Paolo ! je l’ai vu tout chagrin de votre séparation, un peu brusque, je crois ? Il s’est réellement attaché à vous, et va être bien heureux… Mais, c’est égal : si douce nous soit l’amitié, le maître des dieux et des hommes est toujours l’amour. »

Par une de ces réserves naturelles aux délicats et aux susceptibles, Ali, bien que vivement affecté de ces paroles, n’en demanda pas l’explication. Sérieux, un peu pâle, il avait les traits marqués de cette empreinte que laisse la souffrance. Il se laissa entraîner chez Léon Blondel, qui habitait avec son journal le rez-de-chaussée d’un vieux palais.

Ils trouvèrent Léon en compagnie de deux ou trois employés qui allaient et venaient dans son cabinet, et d’une jeune femme voilée qui, le front penché, humble, triste, assise devant lui, écoutait un discours dont les nouveaux venus saisirent seulement l’accent bourru, et qu’interrompit leur arrivée.

Ce fut alors, pendant quelque temps, un échange de congratulations, de questions et de réponses.

L’inconnue, qui s’était levée, restait là, embarrassée de sa contenance, partagée peut-être entre un faible espoir et la honte d’être importune, ou d’être oubliée. Cependant, aux regards qu’elle jetait vers la porte on devinait qu’elle serait sortie, si Donato, qui l’observait sournoisement et cherchait ses traits sous son voile, n’eût gardé le passage.

Ali se rappela bientôt qu’il avait interrompu l’entretien de Léon et de l’étrangère, et, s’excusant, il voulut se retirer.

« Non pas ! s’écria Léon, vous n’êtes jamais de trop, mon cher. Au surplus, j’avais déjà dit à mademoiselle tout ce que j’avais à lui dire. »

L’inconnue s’ébranla d’un pas et d’une voix douloureuse :

— « Alors, monsieur, vous refusez… Cependant… si vous vouliez avoir la bonté de lire…

— Quoi ! refuser sans lire, s’écria Donato, voilà qui n’est pas galant.

— Mais… j’ai parcouru.. j’en ai vu assez…, reprit Léon en faisant un geste du visage qui équivalait à un haussement d’épaules. Et pour être franc, mademoiselle, votre titre m’a suffi : De l’usage et des principes. Ce titre révèle suffisamment que vous traitez de matières philosophiques et politiques tout à fait en dehors des capacités de votre sexe. Vous m’eussiez apporté un roman… je ne dis pas… Et encore, à vous avouer toute ma pensée, je considère le rôle d’écrivain comme le plus triste de tous ceux qu’une femme peut choisir. Vous me semblez, malgré ce voile jaloux, assez peu dénuée d’autres avantages pour que je puisse hardiment traiter d’erroné le mobile qui vous pousse vers les lettres, et je n’hésite pas à vous conseiller de rester dans la simple voie qui convient aux femmes, surtout aux femmes jeunes et belles. »

D’un vif mouvement, l’inconnue marcha vers la porte ; mais là elle fut arrêtée par un salut obséquieux de Bancello.

« Mademoiselle, permettez ; j’ai quelque influence sur ce barbare, et si vous voulez m’autoriser… »

Mais Ali déjà réclamait de son côté :

« Léon, vos arguments ne sont que des préjugés. Il serait digne de vous d’examiner l’œuvre qu’on vous apporte, sans considérer qui l’a faite. Vous donnez d’ailleurs à mademoiselle un conseil….. bien vague, et qui peut être impossible ou mauvais à suivre.

— Vous le voyez, mademoiselle, reprit Donato, vous avez ici deux amis. Veuillez laisser votre adresse ; nous allons plaider votre cause.

— Mon adresse ! balbutia la jeune fille.

— Sans doute, puisque vous désirez une réponse. »

Elle hésita, rougit, et finit par tirer un petit carnet de poche, sur lequel elle écrivit, et, déchirant le feuillet, le remit à Donato.

Après cela, elle s’enfuit presque éplorée.

« Comment pouvez-vous, s’écria Donato, la traiter ainsi, Léon ? Cette femme a des yeux superbes !

— Dois-je mettre en tête de l’article : Écrit par une femme qui a de beaux yeux ? dit Léon.

— Pourquoi pas ? C’est une raison connue, sinon avouée.

— Ma foi, ce n’est pas mon genre. Le bas-bleu me crispe les nerfs.

— Pourquoi cela ? dit Ali — qui s’était emparé du manuscrit apporté par la jeune fille et le parcourait, tandis que Donato, sans prendre congé, s’échappait.

— Pourquoi ?… Vous ne sentez pas cela, vous ? Est-il rien de plus détestable qu’une femme qui se mêle d’écrire ?

— Je n’en sais rien. Pourquoi ?

— Mon cher, vous êtes agaçant. La chose va de soi.

— Je crois que tout sentiment gagne à être raisonné.

— Croyance toute mâle ! dit Léon, et vous me fournissez ici une justification de ma répugnance. La femme, créature arbitraire, ne faisant rien que par caprice et par sentiment, est incapable d’aborder les hauteurs de la pensée.

— Mais qui vous prouve ce défaut ?

— Qui le prouve ? Parbleu, les faits.

— Pour moi, je n’en sais rien, reprit le jeune de Maurion, si ce n’est que certains phraseurs l’ont dit. Ce que je me crois en droit d’affirmer, c’est que l’article que voilà est remarquable.

— Bah ! croyez-vous ? »

Léon reprit le manuscrit des mains d’Ali, en lut quelques lignes, les critiqua, les disséqua, les mit en menus morceaux, et finit par jeter le papier, en s’écriant que cela était ridiculement femme, et qu’il ne pouvait compromettre la Liberta par de pareilles billevesées, dans le but de satisfaire une fantaisie de jeunes gens, ces jeunes gens fussent-ils ses meilleurs amis.

Ali reprit l’article, comme par distraction, le tourna dans ses mains quelque temps, et finit par le glisser dans sa poche.

Un instant après il se leva.

« Où allez-vous ? s’écria Léon ; attendez un peu. Paolo n’est pas encore de retour. On ne le trouve jamais avant quatre heures. La belle Rosina l’absorbe tout entier… Vous savez sa liaison ? poursuivit-il tout en corrigeant une épreuve et sans voir qu’Ali pâlissait. Il a dû vous écrire cela.

— Quelques mots seulement, balbutia le jeune homme.

– Oh ! c’est un amour absorbant, éperdu, lyrique, d’autant plus qu’il s’adresse à l’une des reines du chant. — Ah çà, qu’avez-vous ?

— Une migraine affreuse que m’a causée le voyage… En ce moment surtout…

— Le fait est que vous semblez près de vous trouver mal. Que vous faut-il ? »

Et Léon sonna.

Ali prit un verre d’eau, but quelques gorgées et se remit un peu.

« Ce n’est rien maintenant, dit-il bien qu’il fût encore d’une extrême pâleur j’eusse mieux fait de me reposer à l’hôtel ; mais le désir de voir Paul et de le surprendre…

— Ah ! s’il ne comptait pas sur votre arrivée… Je vous l’ai dit, on ne le voit plus, et notre égoïsme s’en plaint… bien que son bonheur, après tout, nous soit précieux.

— Quelle est cette femme ? demanda le jeune de Maurion avec effort.

— Comment ! il ne vous a pas écrit des pages là-dessus ? Il est vrai que c’est tout récent. N’avez-vous pas entendu parler de la Rosina ?

— Une cantatrice ?

— Oui, c’est elle. Une délicieuse femme, belle à ravir, artiste éminente, et, selon moi, coquette endiablée ; mais il ne faudrait pas dire cela devant Paolo. Ce qu’il y a de bon, c’est qu’autrefois il n’aimait pas les femmes de théâtre, les disait bonnes à voir de loin, et déclarait ne pas comprendre ces publiques amours. Quand la Rosina parut à Florence, avec une réputation déjà faite, et méritée, toute notre jeunesse en raffola. Pour ma part, un mot de critique, lâché par esprit de contradiction, et pourtant bien léger, me faillit attirer plusieurs affaires. On l’applaudissait avec fureur au théâtre ; aux Cascine, on l’entourait ; les salons se la disputaient. Elle, calme et souriante au milieu de tous ces hommages, ne se pressait pas de faire un choix, et au lieu de prendre un maître régnait sur toute notre ville.

« Le duc de Viberti cependant, le plus magnifique seigneur de Florence, paraissait être le préféré, ou du moins avoir des chances, quand un soir, dans un salon, les regards de Rosina tombèrent sur Paolo, qui ne s’était point fait présenter à elle, et qui se tenait à l’écart dans un groupe dont moi-même j’étais. Ce n’était sans doute pas la première fois qu’elle remarquait ce beau réfractaire, dont elle avait dû entendre parler avec éloge ; car tout Florence aime et considère Paolo. Comme il arrive toujours, elle se sentit attirée vers lui par l’indifférence même qu’il témoignait pour elle. Je sais qu’elle demanda son nom à Viberti, quoiqu’elle le sût fort bien, et Viberti lui ayant dit gauchement que Paolo n’aimait pas les actrices, elle vint droit à nous. Elle me connaissait ; j’avais obtenu ma grâce, à condition d’être le trompette de sa gloire ; il y avait là aussi Donato. Donc, elle lia conversation avec nous, et Paolo, qui n’est pas un sauvage, se garda bien de se retirer. Il est certain qu’elle n’avait jamais eu tant d’esprit ni de grâce charmante. Elle mit dans ses discours de la bonté, du sentiment, de la délicatesse, que sais-je, tous les parfums capables d’enivrer la raison la plus solide, et tout cela brûlé ostensiblement en l’honneur de notre ami.

« Ennuyés de notre sot rôle, au bout de quelque temps nous les laissâmes ensemble, sans renoncer à les observer de loin. Je la vois encore sur le divan, où elle s’était assise près de lui, dans une pose où le diable et le bon Dieu, je ne sais comment, s’entendaient, l’enlaçant de ses regards, le pénétrant de ses paroles, à la fois enivrantes et chastes, — car elle s’est faite chaste pour lui. En le quittant, au bout d’une heure, qui fut mortelle pour ses soupirants, elle se leva languissante, rêveuse, abandonnant son bouquet. Paolo le lui rapporta.

« — Acceptez-en du moins cette fleur, lui dit-elle, comme souvenir d’un entretien qui me laisse, moi, plus qu’un souvenir. »

« Que devait faire Paolo ? Lui porter le lendemain, en échange de la fleur, un autre bouquet. C’est ce qu’il fit, à l’heure où elle recevait tout le monde, et en se promettant de rendre sa visite courte. Cependant il resta jusqu’au soir ; il y retourna le lendemain, et maintenant cette femme le possède tout entier ; il n’entend, il ne voit qu’elle, et n’existe plus pour ses amis. Aux heures même si rares où il se donne à nous, il est distrait, il répond à peine. Foin de l’amour qui nous absorbe à ce point ! je le préfère plus léger et plus aimable. »

Quatre heures étaient sonnées. Affaissé dans son fauteuil, pâle et défait, Ali semblait ne plus songer à partir. La porte s’ouvrit tout à coup, et Paolo, entrant avec impétuosité, se jeta dans les bras de son ami.

« Quelle douce et chère surprise ! Mais pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Je t’aurais reçu à l’arrivée ; je serais allé au devant de toi ! Ton premier pas dans ma ville n’eût pas été solitaire. Ah ! cher enfant, comme tu es pâle ! Et ta main tremble ! Tu t’es consumé de tristesse là-bas, seul ! Mais te voici dans la belle Florence et près d’un ami ; tu vas revenir à la santé, aux joies de la jeunesse… »

Ému, tremblant, Ali répondait à peine ; il se laissa entraîner par son ami, et dans la rue se remit un peu. Tandis qu’au bras de Paolo il marchait silencieux, s’efforçant de sourire, balbutiant de temps en temps quelque réponse, des lèvres de Paolo s’épanchait comme un hymne d’allégresse.

« Enfin te voilà !… je t’ai retrouvé, je te garde ! tu me manquais ! Ah ! si tu savais !… Je te dirai tout maintenant. De loin j’hésitais… Mais nous saurons nous comprendre, noble et cher ami ! Tu viens compléter l’harmonie. Je suis heureux !… Depuis que j’ai senti sous ta douce parole, derrière ce front pur, vivre une âme si vraie, si élevée, si charmante, il me faut t’entendre et te voir pour que la vie résonne en moi pleine et forte, harmonieuse, et, pour mieux dire, grande, complète… Tu es pour moi la plus haute octave du grand clavier. J’ai l’air de te dire des folies ; c’est que tout est chant depuis quelque temps en moi. La musique, vois-tu, est la plus haute expression de l’âme humaine… Mon âme déborde de poésies et d’enchantements. Tu sauras pourquoi… Viens, renfermons-nous, et causons enfin cœur à cœur. »

Ils pénétrèrent dans la maison, et Paolo conduisit Ali dans un petit salon dont les fenêtres donnaient sur le cours et sur l’Arno, et dont le luxe consistait surtout en détails artistiques d’un goût charmant. Là, il le fit asseoir sur une causeuse, près de la cheminée, où brûlait un lent feu de hêtres, et, s’asseyant près de lui, l’entourant d’un de ses bras et le regardant avec tendresse, il continua d’épancher la joie qu’il éprouvait de revoir son jeune ami.

En écoutant cette voix franche et vibrante, en revoyant ce noble visage, où l’être intérieur se révélait par des expressions supérieures à la beauté, mais en accord avec elle, Ali retrouvait tout le charme de cette affection qui, depuis quelques mois, avait créé dans sa vie un splendide foyer de chaleur et de lumière.

Peu à peu l’expression de souffrante réserve qui affectait ses traits se détendit, et, en réponse à une effusion nouvelle de Paolo, à son tour il passa le bras autour du cou de son ami et fondit en larmes sur son sein.

« Ami ! cher ami ! dit Paolo, ta douleur est-elle donc toujours la même ? Ah ! laisse-moi espérer que mon amitié comblera un peu le vide d’une si grande perte ! Souffrir ainsi pour celui qui t’aimait tant, qui te voulait tant heureux, ce n’est point le satisfaire. Au nom de ce cher mort lui-même, il faut reprendre courage, te consoler. »

Enfin les sanglots d’Ali s’apaisèrent ; il fit un effort pour se calmer, et, se rejetant sur le dossier de la causeuse, pour toute réponse il dit :

« Parle-moi de ton bonheur. »

Un embarras plein de douces émotions se peignit sur le visage de Paolo.

« Ah ! dit-il, pardonne-moi d’abord le silence que j’ai gardé à ce sujet depuis quinze jours vis-à-vis de toi. Je t’attendais et n’ai pu me résoudre à t’écrire ce que je voulais t’avouer face à face, comme en ce moment, afin de saisir tes impressions, de rectifier les préventions qui pourraient s’élever en toi, de t’expliquer tout, de te dire enfin ce que l’écrit ne peut dire. Et surtout, mon ami, tu la verras, tu l’entendras, et dès lors tu comprendras tout…

« Déjà tu l’as deviné, mon Ali, j’aime, et il ne s’agit pas ici d’un vulgaire amour. J’aime un être aussi plein de grandeur que de charme, et qui m’élève à des puissances nouvelles. Si ardent que soit cet amour, n’en conçois aucune crainte pour notre amitié. Le véritable amour ne stérilise pas, il féconde, et mon cœur, plus vaste et plus tendre, ne t’en aime que mieux. C’est au point, vois-tu, que parfois ma joie déborde !… Je me sens trop heureux, et, pensant alors à tous les souffrants de ce monde, surtout à ceux qui vivent sans amour, je me dis : — Qu’ai-je fait pour être ainsi comblé de bonheur et pour vivre dans cette lumière, tandis qu’ils vivent dans cette ombre ? — Et je voudrais les consoler tous et souffrir pour eux. Je n’ai jamais été si bon, je te jure. Bénis-la donc avec moi ! C’est une de ces femmes contre lesquelles vous avez en France encore des préjugés, mais qui, dans notre Italie, sont prêtresses du Dieu vivant, de l’art éternel. Sa voix prend nos cœurs et les élève. Tout le monde ici l’adore. Tu as entendu son nom déjà célèbre ? la Rosina !

— Oui, dit faiblement Ali.

— Je ne regrette qu’une chose, l’éclat même de cet amour envié de tous ; car plus le sentiment est profond, plus il aime à s’envelopper de voiles. Ce public enthousiaste, j’en suis jaloux ; la voudrais toute à moi… Mais je me dis ensuite que ce serait un crime de placer mon égoïsme entre ce brillant flambeau et les âmes qu’il embrase et illumine. N’est-ce pas ? — Maintenant, ami, parle ; dis-moi ta pensée. Me blâmes-tu ?

— Pourquoi te blâmerais-je, dit Ali d’une voix brisée, si ton amour est pur et fidèle ?

— Il l’est, je te le jure. C’est pour la vie que je l’aime, et elle, si vraie, si passionnée, je ne puis croire qu’elle cesserait de m’aimer, tant que je resterai digne d’elle. Pauvre âme déçue ! plus d’une fois meurtrie déjà par la vie, mais insatiablement altérée d’amour !

— Elle a pu en aimer d’autres que toi, Paolo ?

— Ah ! s’écria-t-il en se levant, eh bien ?… Serais-tu donc impitoyable pour des erreurs ?… Toi, tu en aurais le droit, soit ; mais d’autres… Moi je ne l’ai pas. Comme elle, je me suis trompé ; j’ai fait pis. Elle, toute jeune, seule, ainsi exposée, pouvait-il en être autrement ? Elle n’a péché que par sainte confiance. Et je la condamnerais, moi, pour une faute dont je m’absous ! Non, ces choses-là se trouvent dans le vocabulaire de votre Prudhomme ; elles ne sont pas dans la conscience… Toi-même, Ali, si, malgré de semblables erreurs, tu m’estimes, tu n’as pas le droit de l’honorer moins.

— Tu es en toutes choses bon et juste, murmura le jeune de Maurion en penchant son front sur l’épaule de Paolo, afin de lui dérober son visage.

— Et tu pleures toujours, enfant ! pourquoi ? Mon bonheur semble t’attrister encore. J’espérais te le faire partager un peu.

— Laisse-moi verser quelques larmes… aujourd’hui… j’aurai plus de courage ensuite.

— Oui, mon enfant chéri, pleure ; mais ne refuse pas d’être consolé. Si tu aimais, Ali ?… Le bonheur est dans l’amour.

— Il est aussi dans l’amitié, Paul. Désormais… elle sera tout pour moi. »

Ils revinrent ensuite sur le temps de leur séparation et s’épanchèrent en mille détails, se donnant l’un à l’autre ce bonheur, compris seulement par ceux qui aiment, d’entendre son ami parler de lui-même. Cependant, en voyant les yeux de Paul se porter sur la belle pendule en bronze florentin qui garnissait la cheminée, le front d’Ali s’assombrit.

« Je t’ai retenu bien longtemps, dit-il, et tu devrais déjà sans doute être près d’elle. Je te quitte. À demain.

— Tu vas me suivre. Elle te connaît ; elle te recevra en ami, et quelle joie pour moi de te présenter à elle ! »

Mais les traits d’Ali exprimèrent une sorte d’effroi.

« Non ! pas ce soir, Paul ! Non ! pas ce soir ! Plus tard.

— Et pourquoi ?

— Je succombe à la fatigue. Il me faut du repos. Demain. »

Ils eurent alors un vif débat sur la question du logement d’Ali. Paul voulait garder chez lui son ami ; mais, alléguant son besoin d’indépendance et de solitude, le jeune homme fut inflexible.

Peu de jours après, il quittait l’hôtel où il était descendu, pour s’installer dans un appartement proche de celui de Paul. Présenté par celui-ci à tous ses amis, le jeune Français fut aimable et cordial, mais plein de réserve. Il répondit aux invitations en alléguant son deuil récent. Deux ou trois jeunes gens parurent attirer plus particulièrement ses sympathies ; mais ses relations avec eux se bornèrent à les accompagner parfois aux Cascine, à entrer avec eux, mais rarement, au café, à leur offrir chez lui, plus rarement encore, des rafraîchissements et des cigares. Pour lui, il ne fumait que du bout des lèvres, et en compagnie des autres seulement. Il voyait Paolo tous les jours, aux heures où son ami n’était pas chez la Rosina, et le reste du temps il se tenait renfermé chez lui, ou se promenait à cheval dans la campagne, ou fréquentait les bibliothèques et les musées.

Dès le lendemain de son arrivée, conduit au théâtre par Paolo, il avait entendu la prima donna. C’était réellement une voix magnifique, et, mieux, inspirée ; elle avait surtout dans la passion des accents incomparables. Comédienne en même temps que cantatrice, contre l’habitude des Italiennes, ses traits mobiles et le vif naturel de ses gestes ajoutaient à l’émotion causée par sa voix. La salle tout entière frémissait de sa jalousie, tremblait de ses fureurs, palpitait de ses amours.

Belle d’ailleurs, elle charmait par toutes sortes de puissances, et il était impossible d’échapper à la fascination qu’elle exerçait, quand surtout, de plus près, on découvrait chez cette merveilleuse créature l’esprit le plus vif et le plus charmant ; il est vrai, tout prime-sautier, mais qui ne laissait point désirer plus de culture. Elle était grave à ses heures. Elle était tour à tour tout ce qu’on peut être, et quelque chose de plus qui était elle-même, l’incomparable Rosina. Elle accueillit Ali d’une façon ravissante et l’embrassa dès l’abord.

« De celui-là, tu ne peux être jaloux, » dit-elle à Paolo.

Et contemplant le jeune Français :

« Che delicioso giovanne ! E Cherubino a vinti anni ! Vous n’entendez pas l’italien, monsieur de Maurion ? Si !… Ah !… quelle indiscrétion ! Désormais je ferai mes remarques in petto. »

Et toute la soirée, au souper, elle s’occupa de lui avec tant de naturel et de grâce, qu’il ne sut discerner si elle avait pour but de le charmer lui-même ou de satisfaire Paolo.

« Ma che tristezza ! disait-elle à demi-voix à son amant en contemplant d’un air attendri son jeune hôte.

— Ce garçon-là est malade de solitude, dit Bancello à la prima donna. Vous devriez chercher remède à son mal.

— Chercher ne signifie rien, dit-elle, jetant un vif regard à Paolo ; trouver est tout. »

Malgré ce bon accueil, Ali retourna peu souvent chez la Rosina, et quand Paolo lui en adressait des reproches, il répondait :

« Tu n’as pas besoin de moi près d’elle.

— Tu te trompes, disait Paul en souriant. Je suis un avare, j’aime à réunir mes trésors. »

Ali n’avait pas oublié la jeune fille rencontrée au bureau du journal et si mal reçue par Léon. Il retournait chez celui-ci quelques jours après son arrivée, et le priait en souriant de vouloir bien accueillir de sa prose, si toutefois il n’écrivait pas trop mal l’italien. Paul Villano étant le principal actionnaire et le soutien dévoué de la Liberta, le jeune débutant était d’avance assuré d’un accueil favorable. En effet, Léon reçut l’article avec empressement, et après l’avoir lu en fit l’éloge avec enthousiasme. Il s’agissait : De la logique dans la vie.

« Mon cher, vous écrivez et vous pensez en maître, dit Léon. C’est merveilleux ! Et comment pouvez-vous manier avec autant de pureté une langue qui n’est point la vôtre ? Mon journal sera trop heureux de vous compter au nombre de ses rédacteurs.

— Je craignais, dit Ali modestement, une autre réponse. Depuis que vous m’avez appris qu’il existe un style masculin et un féminin, je ne sais pourquoi j’ai toujours peur de tomber dans ce dernier.

— Vous ? allons donc ! vous raillez.

— Mais, si cela dépend de la forme corporelle, je ne suis guère taillé en Hercule, et cette jeune et svelte personne que vous avez si rudement accueillie l’autre jour est aussi grande que moi pour le moins.

— Quelle plaisanterie ! Vous vous moquez ! La différence, vous le savez bien, consiste, non dans la force même, mais dans le principe mâle qui est en vous, comme cet article en fournit la preuve irrécusable. Ce n’est point une femme qui eût produit de tels aperçus, et les eût exprimés avec cette logique, avec cette force de déduction. Vous auriez un pied de moins, mon cher, vous seriez encore plus pâle, plus délicat, plus imberbe, que vous n’en seriez pas moins homme, comme vous l’êtes, de la tête aux pieds. Cela se voit et se sent, parbleu ! on ne peut pas s’y tromper, et c’est par esprit de contradiction et de malice que vous me dites tout cela. — Mais, à ce propos, avez-vous retrouvé ce jeune bas-bleu pour l’amour duquel vous me cherchez querelle en ce moment, et qui a paru vous intéresser beaucoup ?

— Non ; Donato, à qui j’ai demandé son adresse, m’a dit l’avoir perdue. »

Léon fit une grimace de doute.

« Donato perdre l’adresse d’une jolie femme, dit-il, impossible ! Il vous a trompé ; et ma foi, si j’étais à votre place, je saurais la découvrir, ne fit-ce que pour lui enlever sa belle et lui jouer un bon tour.

— Eh quoi ! dit Ali, vous supposez qu’il aurait poursuivi cette femme, non pour la servir, car elle paraissait malheureuse, mais dans l’intention… »

Léon éclata de rire.

« Si vous demandez cela, c’est que vous ne connaissez pas encore Donato.

— Ce serait indigne !

— Indigne ! Ah çà, d’où venez-vous donc ? Avez-vous été élevé par des béguines ? Et encore, on reçoit ces éducations-là, mais on se garde d’en profiter. Franchement, vous êtes, à ma connaissance, le seul garçon de votre âge qui ne tienne pas à honneur d’avoir une maîtresse… ou deux.

« Toutefois, mon cher, je ne vous conseillerai pas ce dernier parti. C’est difficile en diable et trop absorbant… comme j’ai le bonheur, ou le malheur, de m’en apercevoir en ce moment. Ah ! mon cher, cependant… un souhait de roi, la brune et la blonde ; et si vous les connaissiez… Vous détournez la tête ?… Il faudrait pourtant sortir de cet état de sagesse, ridicule et insensé. Sur ce point, vous n’êtes pas un homme. Tenez, je vous conseille fort de dépister le bas-bleu, puisque l’espèce ne vous déplaît pas. »

Ali resta quelque temps sans répondre.

« Veuillez m’aider alors dans cette recherche, dit-il enfin ; mon inexpérience a besoin de vous. »

Un rire bruyant fut la première réponse de Léon, qui, se frottant joyeusement les mains :

« À la bonne heure ! allons donc ! Je savais bien que vous en viendriez là. Mon cher, la femme est le philtre nécessaire à l’achèvement de notre vigueur, de nos facultés même, et c’est rester hors de la vie que de ne s’en point enivrer. Ma foi oui, je tâcherai de découvrir votre inconnue ; je ferai parler Donato. »

Et Léon continua de s’égayer sur ce sujet, malgré le silence et la répugnance visible de son interlocuteur, jusqu’au moment où celui-ci le quitta.

Entre sa maîtresse et son ami, Paul était l’homme le plus heureux de la terre. Après les délices de la passion, il goûtait avec Ali les charmes d’une intimité qui devenait de jour en jour plus profonde. Son bonheur avec Rosina, toutefois, n’était pas exempt d’orages. Elle était trop passionnée pour être égale, même pour être juste. Un jour, peu de temps après l’arrivée du jeune de Maurion, Paul était revenu désespéré près de son ami. Une demi-heure après, il est vrai, Rosina le rappelait par une lettre délirante, et le lendemain, plus enthousiaste que jamais, Paul déclarait que cette femme était sa vie même, et qu’avant de la connaître il n’avait encore ni aimé, ni vécu.

À partir de ce moment, toutefois, ces épreuves, de temps en temps, se renouvelèrent. Elles jetaient Paul dans un désespoir affreux. Cette forte et loyale nature ne comprenait rien à ces ébranlements sans cause, à ces malentendus si clairs, à ces colères sans raison.

Confident de ces crises, Ali n’en était pas moins étonné. Mais dans sa délicate réserve il s’abstenait de tout commentaire sur le caractère et les actes de Rosina, et ne consolait son ami que par sa tendresse.

Pour lui, sa mélancolie restait la même. Il ne rencontrait cependant de toutes parts qu’aimable accueil. Peu à peu, et pour répondre à d’instantes prières, il se laissa entraîner à voir quelques familles amies de Paolo, des plus considérables de Florence, et en même temps des plus opposées au régime de la domination autrichienne.

Sur le fond de cette société élégante, aristocratique, oisive, qui se vengeait, au fond assez paisiblement, par une guerre de mots, de la tranquille tyrannie qu’elle subissait, se détachaient quelques figures sombres, énergiques, méditant la lutte. Parmi eux se faisait remarquer surtout le colonel Pisacane, ami de Paolo, et qui, pour le voir, était venu passer quelques jours à Florence. Plus d’une fois Ali assista entre eux à d’âpres discussions que leur estime profonde et leur amitié l’un pour l’autre empêchaient seules de dégénérer en querelles. Irrité par l’oppression, nourri de traditions révolutionnaires, absorbé dans la contemplation des entreprises et des souffrances des martyrs italiens, ami de Mazzini, Pisacane plaçait tout son espoir dans les coups hardis tentés sous l’invocation de la fortune bien plus que de la prudence.

Paolo répondait qu’assez de sang généreux s’était déjà répandu en pure perte ; que de tels sacrifices n’avaient d’autre résultat que de servir les rois en les débarrassant de leurs ennemis les plus redoutables ; que pour combattre avec succès la royauté, c’est dans l’ignorance et la misère du peuple, ses vraies bases, qu’il faut l’attaquer. Lent travail, sans doute, mais seul fructueux.

Il raillait ces aristocraties impatientes, amoureuses de liberté, mais pour elles seules, et qui, oublieuses des besoins populaires, se trouvaient prises au piége qu’elles avaient forgé ; esclaves d’un maître appuyé sur cette force aveugle et brutale dont elles avaient trouvé bon de faire le marche-pied de leurs richesses et de leurs honneurs. Il montrait l’aristocratie maîtresse d’éclairer le peuple dans ses domaines par le triple moyen de l’instruction, de concessions économiques, et d’un meilleur système d’exploitation du sol. Avant de rêver une révolution durable, disait-il, faites des citoyens.

Paolo avait tenté lui-même dans ses terres quelques réformes, et se reprochait, emporté par sa jeunesse vers les jouissances de l’art, de l’amour et des voyages, de ne pas se livrer davantage à cette œuvre.

« Oh ! s’écriait-il parfois en s’adressant à Ali, je voudrais t’emmener avec moi dans ma belle terre de Neri ; là, nous pêcherions, nous chasserions, nous fonderions des écoles, nous ferions du bien à tout le monde. Ils m’adorent là-bas, parce qu’ils sentent bien que je les aime, et pourtant je n’ai rien fait… Mais je ne puis arracher aux Florentins ma diva, — qui, hélas ! est aussi la leur, — et je puis encore moins m’éloigner d’elle. »

Devant ce rêve, si vite effacé, la joue d’Ali se colorait un moment ; son regard brillait d’un éclat humide, puis, troublé par le regret, se cachait bientôt sous ses paupières abaissées.

Son air de grande jeunesse, qui, à vingt ans, au premier abord, lui en faisait attribuer seulement dix-huit, et de plus près, dans la conversation, une expression de jugement et de sensibilité d’une maturité étrange, un tact exquis, et cette touchante empreinte de tristesse, tout cela excitait généralement l’intérêt ; mais surtout celui des femmes, qui raffolèrent de ce beau et délicat gentilhomme. Les coquettes cependant y perdaient leur temps. Il n’avait pas même vis-à-vis d’elles ce ton et ces formules de galanterie banale qui malgré tout leur plaisent ; il était respectueux tout de bon, presque fraternel, et d’une façon si vraie et si peu douteuse, que cette haute estime qu’elles avaient d’abord professée pour lui s’atténua d’une manière sensible et devint chez la plupart de l’indifférence, même un peu dédaigneuse. Mais la jolie comtesse de B…, qu’il distinguait des autres, et avec laquelle il causait fréquemment, s’y prit le cœur. De malins amis d’un côté, des jaloux de l’autre, suivirent ces amours, qui se terminèrent, au grand étonnement de la galerie, de cette étrange façon : À force de naïves imprudences, le secret de la jeune comtesse avait fini par être compris d’Ali de Maurion lui-même. Un soir, chez les Mauletti, ils causèrent ensemble deux longues heures dans une embrasure de fenêtre, où l’on respecta leur tête-à-tête ; pourtant, des oreilles curieuses voulurent s’assurer du sujet de l’entretien, et voici, par quelques paroles saisies, ce qu’on devina :

Ce dont parlait ce jeune homme avec tant de chaleur à cette charmante femme c’était, le croirait-on ? de la sainteté du mariage et des hontes de l’adultère ! C’était d’enfance et d’éducation, ce pauvre fou ! tandis que la comtesse, de sa jolie main dégantée (pour des baisers peut-être), écrasait une à une, sur sa joue, les larmes qui, malgré ses efforts, coulaient. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dès le lendemain, elle partit pour la campagne avec ses enfants, auxquels, à partir de ce jour, elle voulut se consacrer.

Cette aventure, qui amusa bien des gens, en indigna beaucoup d’autres. Donato s’en mit en colère. Le souvenir de M. de Maurion le père lui inspirait des sentiments de protection pour le fils, et il ne pouvait, ce peintre des amours et des grâces, admettre une jeunesse sans amours, pas plus, et bien moins, qu’un printemps sans roses. Il blâmait donc vivement le mysticisme où s’enfonçait, disait-il, ce jeune homme, et attribuait sa tristesse à son isolement. Persuadé qu’au fond la réserve d’Ali tenait surtout à une timidité secrète, il ne lui répugna point, même, de l’aider à franchir le premier pas, de lui ménager des rencontres avec l’occasion et de l’arrêter pour lui. Ali d’abord eut peine à comprendre ; mais sur une preuve évidente, il rompit toute relation directe avec Donato et cessa de lui adresser la parole autrement qu’avec répugnance. Le peintre en conçut un ressentiment qu’il laissait parfois échapper en railleries pleines d’aigreur.

On était aux fêtes de janvier. Léon donnait un repas à ses amis, souper de garçons où la fleur des jeunes gens de Florence devait être réunie. Ali, d’abord, déclina l’invitation qui lui fut adressée ; mais Léon s’en fâcha très-fort, parla d’amitié méconnue, de sauvagerie étrange, et finit par dire :

« Ah çà, mon cher, donnant, donnant. J’ai depuis ce matin votre adresse, et la voici ; mais seulement contre la promesse de venir ce soir.

— Vous eussiez dû me laisser promettre avant de poser des conditions, dit Ali en souriant.

— Allons, je compte sur vous, » dit Léon ; et il lui remit un papier.

C’était l’adresse de la jeune personne rencontrée au journal et suivie par Donato. L’air décent et noble de cette inconnue, son chagrin du refus qu’elle subissait, et la manière brutale dont il l’avait vue traitée en sa présence, avaient inspiré à Ali le désir de lui être utile. Il se rendit le soir même à l’adresse indiquée, dans un faubourg de la ville, et demanda la signora Metella Marti. Ce fut Metella elle-même qui vint ouvrir. À l’aspect d’un étranger, elle attendit, triste, un peu hautaine.

« Mademoiselle, dit Ali, depuis longtemps je vous cherche, afin de vous remettre le prix de votre article de la Liberta. »

Elle rougit.

« Cet article a donc été imprimé ?

— Oui, avec modification du titre et de quelques phrases. Le voici. »

Elle le prit et lut.

« On m’a donc trompée ? dit-elle.

— Comment ?

— Un ami de M. Blondel m’avait affirmé que je n’avais rien à espérer de ce côté.

— Il faut bien vous avouer que je n’ai fait recevoir cet article qu’en m’en déclarant l’auteur. C’est une ruse par laquelle j’essaye de vaincre le préjugé qui vous repousse. Mais voici ma déclaration signée que tous les articles imprimés sous cette initiale sont de vous ; car je vous engage à m’en fournir plusieurs autres avant de produire cette déclaration. »

La jeune fille frappa dans ses mains avec désespoir.

« Oh ! dit-elle, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? Mais vous aussi, peut-être… À quelle cause, monsieur, dois-je l’intérêt que vous me montrez ? »

Elle se prit à regarder Ali durement et avec défiance.

« Je viens à vous en frère, je vous le jure, » dit Ali.

Elle joignit les mains de nouveau et fondit en larmes.

« En frère ! En frère !… C’est ce que j’ai cherché, mais n’ai trouvé nulle part. Je n’ai trouvé que l’infamie, nulle part la fraternité. Ah ! vous seul m’avez fait entendre cette parole ! Soyez béni pour cela. Mais, hélas ! vous venez trop tard ! »

Elle pleurait, se tordait les mains avec un tel désespoir, qu’Ali insista pour connaître le sujet de sa peine.

Le regardant encore profondément, tout à coup, avec une soudaineté d’Italienne, elle lui raconta que, fille d’un professeur, la mort de son père l’avait laissée, avec sa mère, sans ressources. Vouée par goût l’enfance à l’étude, ayant reçu une solide instruction, elle avait naturellement cherché dans l’enseignement ou dans les lettres l’emploi de ses facultés les plus caractérisées. Mais elle avait à grand’peine trouvé deux ou trois leçons que bientôt la maladie de sa mère l’avait forcée d’abandonner, et c’est alors qu’elle était allée s’adresser au rédacteur de la Liberta.

« Vous savez, poursuivit-elle avec un regard étincelant, comment il me rappela que j’étais femme, c’est-à-dire bonne seulement à vivre par la grâce d’un homme, en recevant la nourriture de sa main. Aucun de ces protecteurs prétendus, cependant, n’était venu m’offrir un amour honnête ; mais plusieurs déjà m’avaient offert de payer ma honte d’un morceau de pain. Quand je sortis de ce bureau, j’étais folle ; je ne savais plus où m’adresser ; l’emploi de mes facultés m’était refusé ; ma mère se mourait faute de secours ! Un de ceux qui étaient avec vous m’avait suivie ; en me voyant pleurer, il m’offrit ses services… J’ai accepté…, je suis sa maîtresse, et je le méprise et le hais !… Ô vous, qui seul êtes venu en frère, vous êtes venu trop tard ! »

Les larmes s’étaient arrêtées dans ses yeux brûlants ; elle contenait sa voix en montrant la porte de la chambre où sans doute reposait sa mère ; mais ses regards et son geste avaient quelque chose de terrible dans leur énergie.

« Rompez cette horrible chaîne ! lui dit Ali vivement ému. Je continuerai de présenter vos travaux sous mon nom quelque temps encore ; je vous chercherai d’autres ressources ; mais quoi qu’il arrive, au lieu des subsides de ce misérable, acceptez mon secours désintéressé. Voici mon adresse. Fiez-vous à moi ; je ne viendrai plus vous voir. »

Dans un élan de reconnaissance, elle se jeta à genoux devant lui, les mains jointes. Il sortit de là bouleversé.

Comme il rentrait chez lui en passant près de la demeure de Léon, il rencontra celui-ci qui lui cria :

« Eh bien ! d’où venez-vous ? Je vous attends. C’est juré !

Ah ! c’est juste ! » dit le jeune de Maurion, qui avait oublié le souper.

Il s’y rendit.

L’amphitryon offrait le luxe et la bonne chère ; les convives apportaient l’entrain et la gaieté. Dans la salle, tout riait : cristaux, fleurs, visages, et tout d’abord, sans être bruyante, la conversation fut animée. Tous ces hommes, compagnons habituels de fêtes, de travaux, se connaissaient plus ou moins ; Ali seul n’avait de rapports d’intimité avec aucun d’eux. Il se trouvait placé en face de Donato, entre un homme d’âge mûr et un tout jeune homme de vingt ans à peine, dont les manières hardies et le ton tranchant contrastaient avec l’attitude réservée du jeune Français Paolo, arrivé tard, fut placé fort loin, à l’autre bout de la table.

La conversation, en se généralisant, tomba promptement sur les deux sujets qui défrayent d’ordinaire les entretiens des hommes entre eux : la politique et les femmes. C’est au second que Donato, selon son habitude, s’en tenait, et il le traitait peut-être avec plus de cynisme qu’à l’ordinaire, en portant fréquemment ses regards sur Ali de Maurion.

« Je bois, s’écria-t-il en levant son verre, à la santé, non pas de l’amour, mais des amours. Foin des préjugés absurdes qui jettent sur la vie le froid manteau de l’austérité ! L’amour unique est un dieu solennel, prétentieux, barbare, mystique et grincheux. Je bois aux amours païens, à ces beaux enfants ailés, potelés et souriants, qui tiennent, couronnée de pampres, la coupe de l’ivresse. Qui me fait raison ? »

Autour de son verre, les verres s’entrechoquèrent, et dans le nombre ceux de deux hommes mariés, ce qui excita les rires.

« Bravo ! leur cria Donato, pas de joug, pas d’hypocrisie ! et vive l’amour libre à côté de l’amour légal !

— Pourquoi ne pas porter un toast à l’adultère ? » dit Ali en réponse à son jeune voisin, qui lui reprochait de n’avoir pas tendu son verre.

« Ah ! ah ! s’écria Donato, voici M. de Maurion, messieurs, qui entre en lice comme champion de la continence. »

Ali rougit un peu, en disant :

« J’ai protesté contre vos principes !

Nos principes ! reprit Donato d’un air ébahi. Ce jeune homme parle de principes ! Qui est-ce qui a des principes ici ? Moi je n’en ai pas. »

Il y eut une explosion de rires.

« Nous avons laissé cela au vestiaire, dit le jeune voisin d’Ali.

Parlez pour vous, s’écria Paolo du bout de la table. Les miens ne me sont pas un habit. »

D’autres aussi, mais plus doucement, protestèrent.

« Messieurs, entendons-nous, dit Léon. Un principe, c’est la chose d’où l’on vient et où l’on va. J’ai des principes, nous en avons tous. Nous venons de la femme et nous allons à la femme. Vivent les principes ! »

Nouveaux rires. Lancée par l’hôte sur ce ton, la conversation redevint licencieuse. Ali se tut.

Mais Donato revint à l’attaque.

« Oui, la femme est la joie de l’homme, son nectar, son ambroisie. Les Grecs, nos maîtres en tout, n’estimaient point un jeune homme qui n’avait pas passé par les mains des courtisanes ; entendez-vous cela, monsieur de Maurion ? Les femmes achèvent l’homme après l’avoir fait. Socrate fut l’ami d’Aspasie. Et c’est de cette femme célèbre, aussi bien que des Laïs et des Phryné, qu’Athènes reçut le don qui l’a rendue par le monde un éternel flambeau de goût, d’atticisme, d’art, de vie supérieure, tandis que Sparte, d’où la courtisane était proscrite, nourrissait un peuple dur, sans grâce, haïssable et malheureux. Cessez donc, ô triste jeune homme ! de sacrifier à l’absurde, et portez avec nous un toast à Vénus.

— Ainsi, répondit Ali, à vos yeux la courtisane remplit une fonction utile dans l’ordre social ?

— Incontestablement.

— Pourquoi feignez-vous alors de les mépriser, et honorez-vous faussement les femmes honnêtes ?

— Question d’enfant ! Ne faut-il pas à celles-ci quelques compensations ? Quand cette pauvre vertu veut bien se contenter de couronnes, il serait trop cruel de les lui refuser ?

— Supprimer partout la chasteté, si elle est une erreur, serait plus juste et plus simple, dit Ali.

— Pas du tout s’écria l’un des hommes mariés qui se trouvaient là. Pas du tout ! Il nous faut chez nos femmes de la vertu. Elles sont les prêtresses du devoir, et les courtisanes celles du plaisir.

— Dans le temple de l’athéisme moral, dit avec mépris le jeune de Maurion. L’arrangement à coup sûr est admirable, puisqu’il vous fait recueillir à la fois les jouissances du vice et les avantages de la vertu ; mais il a un grand défaut.

— Lequel ? demanda-t-on.

— De n’être qu’un joujou de fantaisie, un château de cartes, bâti sur une pointe d’aiguille, et qui va crouler le jour où les femmes s’apercevront que votre intérêt n’est pas le leur.

— Bah ! les femmes sont aveugles, s’écria-t-on en riant.

— Oui, jusqu’ici. Mais le jour n’est pas loin où va tomber la taie qui couvre leurs yeux. La foi aux vieux dogmes, vous le savez bien, se meurt, et si les habitudes d’illogisme qu’elle a imprimées à leur esprit durent encore, elles ne sauraient durer bien longtemps. Eh quoi ! vous êtes viveurs, égoïstes, débauchés, et, contre toute loi de nature, vous prétendez procréer des anges épris d’abnégation, de dévouement et de duperie ? C’est insensé. Vos filles vous ressemblent. Ne voyez-vous pas que chez elles aussi bien que chez vous la boîte crânienne s’aplatit, s’épate ? Calculatrices contre calculateurs, égoïstes contre égoïstes, elles répondront demain à vos ingénieux systèmes d’inégale répartition des devoirs que la plaisanterie a trop duré, et que les contes bleus ont fait leur temps. Alors il faudra choisir, quoi que vous fassiez, entre la courtisane et la femme honnête, entre l’ordre véritable dans la justice, avec la pudeur et la licence universelle et sans frein.

— En ce cas, à la licence universelle ! et à son prophète Ali ! cria Donato en levant son verre. Il a raison le plaisir est la loi de tous les êtres. La vertu est un martyre insensé. La chasteté chrétienne, si la vie pouvait mourir, eût tué la vie. En attendant, elle a déformé l’homme, enlaidi la femme, attristé la terre ; elle y a semé l’épine à la place des fleurs ; elle a rétréci l’âme en condamnant l’expansion, loi sacrée de l’être et de la nature. C’est elle qui a créé le mystique, ce fanatique de la chimère, qui tient la privation pour vertu, le renoncement pour joie, le néant pour vie. Les païens, du moins, ne plaçaient Tantale qu’en enfer, et Tantale n’était qu’une ombre. Image, après tout, bien affaiblie de ce Tantale chrétien en chair et en os, martyr volontaire, misérable ascète, qui repousse l’amour, le plaisir, le vin, la bonne chère et la beauté, pour se repaître de visions creuses. — Ainsi donc buvons à cet heureux temps, prédit par M. de Maurion, où nous ne trouverons plus de cruelles, où la bacchante sous les pampres et Galathée derrière les saules ne fuiront plus nos baisers ; au règne des temps d’Ovide sur toute la terre !

— Non ! dit Ali : Au règne de l’amour libre et pur ! au règne des joies qui élèvent, non des plaisirs qui abaissent ! à l’éternelle pudeur ! »

Ainsi debout, tenant son verre, éclairé par les feux tombant du lustre, beau, jeune, pur, les yeux et le front rayonnants d’un suprême éclat, il parut sublime.

Il y eut des murmures, des applaudissements, et chez la plupart des convives, des regards et des sourires d’étonnement. De la place où il était, Paul Villano, en applaudissant des mains, cria :

« Bravo ! bien-aimé Ali !

— Amour libre et pur ! s’écria Donato d’un ton persifleur, que signifie cela ? Buvons, s’il vous plaît, à l’oiseau bleu de vos rêves, mais non pas à un non-sens.

— Et pourquoi l’amour libre ne saurait-il être pur ? dit Ali en se rasseyant, tandis qu’à son pâle visage montait une lueur pourprée. Est-il donc pur l’amour né de la contrainte ? Et même peut-il exister ? L’amour ne sera pur que lorsqu’il sera libre. Et l’amour libre sera pur si la liberté est l’aile qui nous emporte sur les sommets, et non le poids qui nous attire à la fange. À vous de nier ce que j’affirme, soit. La vérité ne vit, du moins en ce monde, que par l’homme. Les esclaves l’abaissent, les races libres la relèvent.

— La liberté grecque fit l’amour païen, allégua Donato.

— La liberté grecque est une des outres enflées de l’histoire. Couronné de fleurs, l’éloquence aux lèvres, mais un pied posé sur la poitrine de l’esclave, elle tient la clé du gynécée dans sa main. Or, partout où la femme n’est pas libre, l’amour ne peut être que licencieux.

— Et l’amour chrétien ? lui demanda-t-on.

— C’est un compromis, il n’existe pas. En conservant l’esclavage par la loi d’obéissance, en condamnant la vie, le christianisme n’a fait que joindre les abjections de l’hypocrisie aux fureurs de la licence.

— Si vous n’êtes ni pour Dieu ni pour le diable, s’écria le peintre, au nom de quoi, s’il vous plaît, condamnez-vous le plaisir ?

— Vous voulez dire son exclusive recherche ? Au nom de la dignité humaine, au nom de jouissances plus vraies, qui résultent de l’accord de toutes les puissances de l’être, et de leur expansion vers la justice et la vérité. Ni le paganisme, que le christianisme enchaîna, mais ne tua point, et qui lutte encore, tout vieux qu’il est, contre son vainqueur ; ni le christianisme, expirant à cette heure, n’ont respecté l’unité de l’être humain. Ce que vous nommez le plaisir n’est point la vie ; l’idéal chrétien ne l’est pas non plus. La vraie vie, sérieuse et forte, tissée tout ensemble de joies, de devoirs, de douleurs, de travaux, d’aspirations, est l’exercice harmonique de toutes nos forces et de toutes nos facultés. Le plaisir seul abrutit ; la douleur seule tue. Le bonheur est sur les sommets courageusement gravis ; c’est la fleur embaumée de toute œuvre qui, plongeant dans le sol de fortes racines, s’épanouit sous le ciel, trop haut pour être aperçue de ceux qui rampent.

— Mots ! aspirations vaines ! répliqua Donato.

— Ali, cria Paolo, qui, penché, de loin écoutait, Ali, tu dis vrai.

— Après tout, observa un des interlocuteurs d’Ali, si ramper nous plaît ? Il n’y a de mal à mon sens que dans ce qui nuit aux autres.

— Et ne sentez-vous pas, reprit Ali, qui après ses dernières paroles s’était affaissé comme sous le poids d’une lassitude profonde, mais qui, sur ce mot, releva la tête, — ne sentez-vous pas que l’amour sans attachement et sans pudeur produit du même coup trois abaissements : celui de la femme, celui de l’homme, et, par l’enfant, celui de la race elle-même ? Vous faites du plaisir le but de l’amour ; il n’en est que le moyen, où malheureusement s’arrête, depuis des milliers de siècles, l’humanité encore instinctive. Le but, c’est l’enfant, produit vivant et sacré, mais incomplet, qui doit s’achever par l’éducation, et dont le parfait développement exige pendant vingt années le double dévouement de ceux qui l’ont créé. L’amour (dont vous faites la débauche), l’amour, par la loi même de notre nature, est la famille, autrement dit l’union de sens, de cœur et d’esprit de deux êtres dans une œuvre sainte, l’œuvre même de Prométhée, la création de l’homme-dieu ! »

En achevant ces mots, qu’on avait écoutés en silence, le jeune orateur, qui rappelait si courageusement à la pudeur cette assemblée d’hommes, se rejeta de nouveau en arrière et pencha la tête sur sa poitrine, avec l’épuisement qui suit un effort douloureux. Quelques applaudissements, où résonnait l’accent de poitrines loyales, éclatèrent, mais noyés sous des applaudissements plus bruyants, où l’ironie faisait entendre son timbre acide et son rire heurté.

Paolo, s’élançant de sa place, vint serrer la main d’Ali.

Puis, sur ces sujets et sur d’autres, les propos se croisèrent, vifs, lourds, alertes, graves, acérés, licencieux, humoristiques. Chacun dit son mot à son tour. Enfin, on servit le dessert ; les vins mousseux pétillèrent, et de plus en plus s’échauffèrent tous ces esprits, plus ou moins réfléchis, plus ou moins légers, qu’entraînaient l’impulsion donnée et le mot d’ordre de la réunion : Joie, ivresse. On n’avait guère abandonné le chapitre des amours ; on en vint à lancer des allusions personnelles, à se féliciter à mots couverts… de la gaze la plus transparente. Les images des maîtresses absentes remplirent la salle, et chacun eut à cœur de rendre visible le fantôme gracieux qui l’obsédait. Les aveux erraient sur toutes les lèvres ; des indiscrétions provoquées s’échappèrent ; on avouait en niant. Quelques doutes malins irritant les vanités, les dernières réticences tombèrent : les noms de nobles Florentines se heurtèrent à des noms de courtisanes, et d’infâmes récits, les dépouillant de tout voile, les exposèrent aux regards.

Ali seul n’avait point vidé son verre. Jusque-là il avait gardé la même attitude affaissée ; à ce moment il se leva, ivre aussi, mais de dégoût. À l’autre bout de la table, Paolo Villano et deux ou trois autres exprimaient énergiquement leur blâme et cherchaient à refréner cette orgie, tandis que la plupart des convives, et entre autres Donato, couvraient ces remontrances d’éclats de rire. Ali se retirait en silence, quand certains de ces rieurs signalèrent à grands cris son départ.

« Monsieur de Maurion ! monsieur de Maurion ! où allez-vous ?

— L’ange quitte Sodome !

— L’innocence est en fuite !

— Au moins, secouez vos sandales.

— Messieurs, dit Léon, n’accusez pas M. de Maurion. Je ne saurais dire où il va ; mais je tiens à le réhabiliter à vos yeux. Je lui ai donné ce matin même l’adresse d’une jolie fille, qu’il cherchait depuis un mois. »

De fous rires éclatèrent à cette révélation, et ce furent des battements de mains étourdissants.

Toute l’horreur de la destinée de Métella revint à ce moment peser sur le cœur d’Ali, et, se retournant, avec des regards d’où jaillirent les flammes de la colère, il s’écria :

« Vous êtes des lâches ! »

À cette parole, tous ces hommes bondirent. À l’aise tout à l’heure dans la chose et s’y vautrant, le mot, comme il est d’usage, les rendait furieux. Ils vinrent entourer le jeune homme avec des exclamations de rage, et vingt provocations lui furent adressées à la fois. Au milieu de ce tumulte, lui, restait immobile, silencieux, et son regard seul, fier, méprisant, triste, attaché sur cette foule, parlait. Des mains se levèrent contre lui ; mais un protecteur déjà le couvrait de son corps et de la force plus puissante de son autorité morale. Paolo, enlaçant d’un bras son ami, de l’autre tenant en respect les agresseurs, s’écria :

« Du silence, messieurs ! notre banquet va-t-il finir par une rixe, comme l’orgie d’une populace ? M. de Maurion a eu tort ; mais il a été provoqué ; tout le monde ici a eu tort. Cependant, je suis certain que mon ami va rétracter un mot trop vif, échappé à l’indignation. »

D’une voix plus basse, émue par ses craintes, il ajouta immédiatement à l’oreille d’Ali :

« Je t’en supplie, rétracte ce mot de lâches. Veux-tu te battre contre la ville entière ? »

En même temps, Léon imposait son autorité pour apaiser les colères, et Donato, renonçant un peu tard à son rôle agressif, disait :

« Ce n’est qu’un enfant nourri de chimères. Laissons-le. »

Mais au milieu du silence qui attendait la rétractation, Ali répondit :

« Je ne puis rétracter ce qui est vrai ; et cependant je ne me battrai point, Paolo. Le meurtre me fait horreur, aussi bien que l’impudeur et la trahison, et je rejette, pour ma part, ce vieil héritage d’animalité et de barbarie auquel s’attache un amour-propre imbécile. Qu’ils me méprisent, ou croient me mépriser, peu m’importe ; je me retire d’avec eux. »

De nouveaux cris, de nouvelles insultes répondirent.

« Si vous ne voulez pas vous battre, vous serez battu, mon petit monsieur, » dit, en s’approchant la main levée, le comte Mélina, jeune seigneur napolitain connu dans Florence pour ses débauches.

Mais sa main fut relevée par une autre main, et il rencontra devant ses yeux les yeux étincelants de Paolo.

« Monsieur le comte, j’ai voulu rétablir la paix ; mais, en somme, je ne désapprouve pas mon ami et je le défendrai contre tous. Lui seul ici est resté parfaitement noble et digne. Que ceux qui sont incapables de le comprendre s’écartent au moins devant lui ! »

Son regard impérieux, son geste puissant, en imposèrent à plusieurs, et grâce à l’aide que lui prêtèrent, avec Léon, les plus raisonnables de l’assemblée, on lui livra passage ; il sortit, entraînant son ami, qu’il tenait toujours embrassé.

Ce fut chez Ali qu’ils se rendirent. Maintenant, revenu de l’emportement irrésistible où l’avait jeté l’indignation, Ali regrettait vivement une scène dont les conséquences pouvaient retomber sur son ami. Ces duels refusés, Paolo ne les accepterait-il point ? résisterait-il au désir de venger les propos lancés à cette occasion contre Ali ? De son côté, Paolo craignait pour son ami les ressentiments qu’il venait d’exciter, et, à défaut du duel, la bastonnade ou l’assassinat.

« Dois-je quitter Florence ? demanda, au sortir d’une méditation pénible, le jeune de Maurion.

— Non, répliqua vivement Paolo, tu ne dois pas fuir. Je le devine, c’est pour moi que tu partirais. Mais tu te trompes : toi présent, je ne te ferai pas l’injure de prendre pour mon compte les duels que tu refuses. J’approuve ta résolution et m’y associe. Dans ton absence, au contraire, libre de ma colère, je te défendrais contre tout propos fâcheux. Pour ta sûreté, je préférerais te voir partir ; mais je t’aime trop pour ne pas te laisser risquer ce que je risquerais moi-même à ta place, la vie pour l’honneur.

— Je resterai, dit Ali en serrant la main de son ami.

— Promets-moi seulement de ne pas sortir sans moi. Je le viendrai prendre chaque jour.

— Est-ce bien plus brave que de partir ? demanda Ali en souriant.

— Un homme attaqué par une foule a le droit de se faire défendre par ses amis et de parer aux embûches. »

Cette scène du banquet fit grand bruit dans Florence. On prit parti pour et contre le jeune Français, et il eut ses enthousiastes, mais en petit nombre. Les femmes qu’il avait défendues, même, pour la plupart, eussent désiré qu’il se fût battu. Il eût été pour elles, à ce prix seulement, un héros complet, bien digne qu’on essayât de le rendre infidèle à cette vertu, qu’il avait si admirablement défendue. Car, il faut le reconnaître, le christianisme n’a rien détrôné, et Mars et Vénus s’entendent comme au temps du vieil Homère. Union pleine d’affinités de la violence et de la débauche. Dans un ordre social basé sur la guerre, la courtisane répond au soldat.

Sous la protection de Paolo, qu’entouraient ses propres amis, Ali, pendant les jours qui suivirent, supporta convenablement sarcasmes, sourires, défis nouveaux. Paolo Villano exerçait dans Florence une influence d’autant plus sérieuse qu’elle résultait moins de sa fortune et de ses relations de famille que de son caractère. Aimé des uns, craint des autres, il n’était à personne indifférent. L’opinion publique, étonnée d’abord, pencha cependant en leur faveur.

Ali reçut vingt lettres de femmes, quelques lettres d’hommes pleines d’estime et d’approbation, et des bouquets à foison, muet hommage de sympathies inconnues. Mais de tous les suffrages, le plus enthousiaste fut celui de Rosina. Elle accourut avec Paolo dès le lendemain chez Ali et l’accabla des plus vifs témoignages d’une admiration exaltée. Il dut l’accompagner aux Cascine dans sa voiture, où cette reine de Florence prit plaisir à l’accabler d’hommages publics.

Les nouvellistes même prétendirent qu’Ali supplanterait Paolo. Mais celui-ci, trop loyal pour être accessible à la jalousie, ne fut qu’heureux de l’honneur rendu à son ami par celle qu’il aimait.

Au bout de trois jours, afin de laisser aux esprits le temps de se calmer sur cette aventure, la belle cantatrice eut la prudence d’emmener Ali et Paolo à la campagne, où, sous prétexte d’une fièvre qu’elle voulut avoir et qu’affirma complaisamment le médecin du théâtre, ils passèrent huit jours. Après tout, le médecin avait peu menti. L’état fiévreux était fréquent chez cette femme à l’imagination ardente, qui, par état aussi bien que par nature, vivait dans la fiction comme dans une réalité.

Quand ils rentrèrent à Florence, après ces huit jours d’excursions champêtres, de conversations sentimentales et artistiques, d’émotions intimes, avaient presque oublié leurs préoccupations précédentes. Cependant, au seuil du théâtre, un soir, Ali fut insulté et menacé par deux des anciens convives de Léon. Il ne parla point à Paul de cet épisode, mais sortit le lendemain avec une dague ostensiblement placée à sa ceinture, sans quitter pour cela l’air pensif et doux qui lui était habituel et l’avait fait surnommer Nemorino par le peintre. Dans la rue, il rencontra le comte Melina, qui vint droit à lui.

« Eh bien, avez-vous choisi, mon petit monsieur ?

— Quoi ?

— Vous battre ? ou être battu ?

— Je me suis promis de ne point accepter de combat, mais de me défendre.

— Fort bien. Alors, voici ce qu’on doit aux insolents sans courage. »

Et la main du comte s’abattit sur la joue d’Ali. Mais à l’instant le comte s’abattait lui-même sur le pavé, frappé au ventre d’un coup de dague. Quelques personnes, attroupées par le ton élevé du comte, et qui avaient tout vu, relevèrent le blessé. On remarqua l’émotion et la tristesse du jeune Français, qui, loin de s’enfuir, donna les premiers soins à son adversaire, et ne reprit couleur qu’après avoir entendu un médecin, appelé en hâte, assurer que la blessure n’était pas mortelle. La fermeté d’une telle défense, appuyant la fermeté de son refus, acheva la victoire d’Ali. Ses ennemis renoncèrent à l’inquiéter. Ses partisans l’admirèrent davantage.

« Si jeune et si grand ! » disait Rosina, qui ne parlait que de lui.

Elle eût voulu chaque jour l’avoir à dîner, et grondait Paolo quand il venait sans Ali. Ce n’était point la faute pourtant de Paolo ; mais le jeune de Maurion se refusait le plus possible à ce rôle de tiers intime, de confident inséparable, que lui voulaient imposer les deux amants.

Sa réserve datait surtout du séjour à la campagne, où, témoin constant de leurs amours, sa délicatesse en avait souffert peut-être.

Il y avait en ce jeune homme des pudeurs que la Rosina n’était faite ni pour ménager, ni pour comprendre. On eût dit, au contraire, parfois, qu’elle mettait une sorte de volonté, instinctive ou réfléchie, à initier aux ardeurs de la passion l’innocence ou le calme de son hôte.

Bien souvent, quand il s’écartait pour être seul, elle le rappelait, et, s’emparant de son bras, le plaçait entre eux, comme pour le brûler au passage des regards qu’elle échangeait avec son amant. Couchés tous les trois à l’ombre des saules et devisant, elle, ne parlait que d’amour, y ramenait sans cesse l’entretien, provoquait Paolo par de langoureuses coquetteries, se jetait dans ses bras et baisait ses lèvres.

Elle était, d’ailleurs, dans ce rôle d’amante, la volupté même, et ce qu’une autre eût pu faire chastement recevait d’elle un tout autre caractère. Très-belle de formes, tous ses gestes semblaient avoir pour but de révéler cette beauté, par une habitude acquise sans doute et devenue presque naturelle. Dans quelques entretiens qu’elle eut seule avec Ali, elle sut lui faire d’étranges confidences.

Le jeune homme cependant restait calme, imperturbable ; mais au tressaillement presque imperceptible de sa lèvre, à l’abaissement subit de sa paupière, un observateur plus expert que Rosina eût deviné le froissement intérieur.

Après l’affaire du comte Melina, l’affection de la cantatrice pour Ali s’exalta de mille inquiétudes. Elle voulut que Paolo ne le quittât plus dans la rue ; elle exigea qu’Ali vînt chaque jour la rassurer par sa présence ; une ou deux fois elle courut chez lui. Tout cela très-ouvertement et d’une innocence bruyante. Naturellement très-expansive, elle embrassait volontiers, hommes ou femmes, ceux qui vivaient dans son intimité. Elle embrassait donc Ali souvent, et même fréquemment le tutoyait. Ces familiarités, qui de toute autre eussent paru suspectes, étaient dans les allures de cette nature libre, soudaine, passionnée, qui n’était cultivée et spirituelle qu’à ses heures de raffinement.

Cependant, cette amitié devenait de plus en plus vive et particulière. Pour avoir le droit d’appeler Ali : mon enfant et de passer la main dans les beaux cheveux du jeune homme, Rosina avoua trente ans.