Aline-Ali/9
CHAPITRE IX
C’est dans l’Anjou, sur un coteau qui domine la Loire, que s’étend le domaine de la Chesneraie.
Le château offre ce luxe d’espace et de matériaux qui distingue les constructions d’autrefois : style massif du temps de Louis XIV, toits pointus, fenêtres sculptées, vastes corridors et salles immenses. On voit encore au jardin quelques ifs taillés ; mais des massifs de goût moderne s’épanouissent devant la maison. Le parc est tracé dans un magnifique bois de chênes qui garnit le versant et vingt hectares du plateau.
Du premier étage et des mansardes, on jouit d’une vue admirable sur le cours de la Loire, en cet endroit toute parsemée d’îles et de bancs de sable, et sur laquelle de temps en temps passe lentement une barque, chargée de pierres ou de bois. Dans l’étendue de ce riant bassin, borné du côté de la Chesneraie par de hauts coteaux, et qui s’étend de l’autre, en plaine ondulée, jusqu’à l’horizon bleuâtre, plusieurs villages ressortent dans la verdure, avec leurs façades blanches et leurs toits bleus ; là se dresse, étrange et triste, un donjon féodal ; un vieux clocher branlant découpe sur le ciel bleu ses ogives et son beffroi vide, tandis que de la cage d’ardoise des sveltes clochers modernes s’échappent dans l’air lumineux des sons argentins.
Ce large et beau fleuve, ce terrain propre et sablonneux, ces rochers, ces murs garnis de feuillages, la verdure et la vie, de toutes parts exubérantes, emplissent les yeux de fraîcheur et de gaieté ; au sein d’un tel luxe de la nature, la misère humaine, si le souvenir importun en peut même frapper l’esprit, semble un mal réservé à d’autres contrées.
Là aussi pourtant, sous ce manteau d’abondance et de grâce, elle se cache. Elle se cache, et même s’enfouit. Sous le terrain nourricier, formé par la chute des feuilles et des hommes, — car ce gracieux et fertile Anjou est un champ de bataille séculaire, — s’étend comme assise le calcaire tendre appelé tuf, qui, facilement détaché de la carrière en blocs taillés au ciseau, durcit à l’air, et s’emploie à la construction des maisons blanches, dont sont bâtis ces riants villages. Mais le hameau, la ferme, la cabane elle-même, manquent au paysage. D’un village à l’autre, au milieu de terres soigneusement cultivées, de beaux vergers, par des chemins fréquentés, parmi tous les signes d’une vie rurale active, on traverse de longs espaces, sans apercevoir que rarement les centres naturels de cette activité, c’est-à-dire des habitations humaines.
Les noyers, les ormes, de grands chênes au port majestueux, semblent par moments les seuls maîtres de ces campagnes ; et cependant voici l’attelage rustique, chargé de foin ou de gerbes. Où se rend-il ? Des travailleurs passent, la bêche ou le râteau sur l’épaule, et de petits enfants se montrent, poussins dont la cage ne saurait être bien loin… Alors, au bout d’un champ, vous rencontrez, végétation étrange, une cheminée qui perce le sol. On entend par là des voix monter. Sont-ce des lutins, des gnomes, génies d’un foyer souterrain ? — Arrêtez !
Ces sureaux, ces églantiers et ces chèvre-feuilles, enroulés en demi-cercle, bordent une chute de trente ou quarante pieds, et nous irions visiter les gnomes par un trop dangereux chemin. Suivons cette pente rapide. La ferme que vous cherchiez vainement est là, au fond d’une cour creusée devant la maison, creusée elle-même dans la pierre, ainsi que toutes ses étables et dépendances. Portes et fenêtres ont été pratiquées dans la façade par le ciseau, et malgré tout ne suffisent pas à éclairer les profondeurs de ce logement obscur. Le paysan angevin serait-il l’homme des cavernes primitives ? Non ; mais ici comme partout le travailleur est pauvre et ne produit pas pour lui. Cette habitation est la carrière d’où l’on a retiré les matériaux de l’habitation plus heureuse qui doit s’étaler en plein soleil ; celui qui l’a creusée ne la possède pas même ; ces trous se louent, et le capital, lierre aux innombrables rameaux qui enlace le monde, plonge ses racines jusque là.
Le soir, quand on erre dans les chemins qui montent et descendent, au gré des inflexions du sol, on voit au fond de ces entonnoirs briller des lumières, et l’aboiement d’un chien, le beuglement d’une vache, s’élèvent de la souterraine demeure.
Mai suspendait aux buissons toutes ses guirlandes et semait dans les bois ses fleurs, quand Paul Villano arriva à la Chesneraie. Traversant la grande cour verte, il rencontra sur le seuil du château miss Dream, fort émue, qui, en lui tendant la main, le salua du titre de cousin, et à laquelle, en souriant, il donna l’accolade nécessaire pour prouver sa parenté aux yeux des témoins de cette rencontre. Sur les pas de l’institutrice, et avec un indicible battement de cœur, il traversa le grand corridor dallé de pierre, et vit s’ouvrir la porte du salon, — où, dans la vaste embrasure d’une haute fenêtre, était assise une jeune femme, qui à son entrée se leva et vint au-devant de lui.
Ils s’étaient serré la main, s’étaient assis en face l’un de l’autre, et ils échangeaient, en balbutiant, des phrases banales sur le voyage, la chaleur et le beau temps, qu’ils ne s’étaient encore vus qu’au travers d’un nuage. L’un et l’autre, d’avance, étaient doublement émus de cette rencontre. Comme d’autres rougissent d’être vues sous le vêtement masculin, Aline était confuse de ce vêtement de femme, sous lequel Paul la voyait pour la première fois ; elle savait bien qu’il la rendait plus belle.
Sans doute la femme a non-seulement une autre beauté, mais plus de beauté que l’homme. Toutefois, l’opinion générale, très-affirmative sur ce point, ne tient pas compte en ceci de ce que l’art ajoute à la nature. Idolâtre de la beauté féminine, l’homme lui a cédé tout ce qui la peut rehausser : grâce des formes, éclat et variété des parures ; et l’on peut remarquer dans le travestissement en femme d’un adolescent l’effet de tels avantages.
À force de simplicité, la toilette d’Aline était sévère ; mais la coupe de sa robe n’en révélait pas moins et la ligne admirable des épaules et les contours délicats et harmonieux du sein. Ses cheveux, relevés autour du front en masses ondoyantes, retenues par un étroit ruban noir, découvraient par derrière le cou blanc et pur, au bord duquel se roulaient des boucles follettes. La tresse épaisse, autrefois coupée, lors du changement en jeune homme de la jeune fille, dissimulait, roulée par derrière, le peu de longueur de la chevelure. Un simple col de batiste bordait la robe montante autour du cou ; une manchette pareille bordait le poignet ; une ceinture toute ronde entourait la taille ; mais toutes ces choses semblaient l’exacte mesure de la grâce même, et, bien que de ce costume toute coquetterie individuelle eût été bannie, bien qu’aucun ornement n’ajoutât plus d’éclat à cette jeune beauté, plus de transparence à ce teint pur, les seules coquetteries de la mode, en forçant les chastes perfections de ce beau corps à se révéler, ajoutaient au charme du visage un charme plus pénétrant, une harmonie toute-puissante.
Peu à peu, le nuage qui couvrait les yeux de Paul se dissipa. Il put la voir, il osa la regarder.
La présence de miss Dream contenait toute effusion, et sur l’ardent a parte qui en l’un et en l’autre avait lieu, une conversation banale continua de dérouler, assez lentement, son tissu de phrases toutes faites. Mais, ainsi que des paroles vulgaires accompagnent souvent un chant magnifique, tandis que Paul racontait, sans presque s’entendre, comment il s’était guidé sur la route, dans ses yeux éclatait cet hymne qui, parole, musique, lumière ou couleur, est le jet de l’admiration et de l’enthousiasme. Aux joues d’Aline, des nuances roses montaient et disparaissaient tour à tour.
Miss Dream enfin sortit. Loin de se sentir plus libre, Paul se troubla. Mais la jeune fille, se levant d’un élan spontané, vint prendre les deux mains de son ami :
« Ô Paolo ! que je suis heureuse de te revoir ! »
Des larmes troublaient ses yeux, brillants de tendresse ; une seconde, penchée vers lui, elle parut attendre le baiser du retour, qu’ils ne s’étaient pas donné… Il n’osa pas ; devant elle ainsi transformée, il subissait toute l’influence de l’être féminin. Ce n’était plus l’ami d’autrefois qu’il avait sous les yeux ; c’était l’amante de son rêve le plus idéal, l’être divinisé dont la vue éblouit, dont le toucher brûle, dont le prestige étreint le cœur. Il se trouva trop près d’elle, et se rassit, presque défaillant.
Après quelques soins donnés au voyageur, ils allèrent, suivis de miss Dream, visiter le jardin, la ferme, le pare, où, dès l’entrée, miss Dream, tirant discrètement un livre de sa poche, s’assit, laissant les deux amis continuer leur promenade. Au-dessus d’eux, les grands arbres, recourbés en voûte, ne laissaient voir que par échappées un ciel d’une admirable pureté. Le merle, dans les branches, jetait sa note claire, incisive ; les passereaux froissaient les feuillages en gazouillant ; sur le gazon fin, mêlé de mousse, le pied glissait, et la robe d’Aline, qui ondulait en plis charmants derrière elle, au doux mouvement de sa marche, courbait sur son passage les herbes grêles et les petites fleurs de l’allée. Une ronce qui rampait hors du bois saisit cette robe ; Paul se précipita pour la dégager :
« Arrêtez ! dit-il, votre robe…
— Nous sommes seuls, s’écria-t-elle, et tu me dis vous !
— Ah ! pardon, balbutia-t-il.
— Ami, cher ami, reprit Aline, c’est nous, les mêmes que là-bas, à Solalex. Donne-moi ton bras et laisse-moi te raconter quelles ont été mes pensées en ton absence, quand je ne songeais pas trop à toi.
« Un jour que je revenais d’une de ces habitations creusées sous la terre, songeant, et contemplant les choses de ce monde, je me vis, moi, seule, riche et instruite, au milieu de ces pauvres ignorants, et il me sembla que je représentais encore, et presque aussi durement, la châtelaine d’autrefois. Ces gens me servaient, ils travaillaient pour moi, qui restais oisive. Ils manquent souvent du nécessaire, et l’abondance règne autour de moi ! Cependant, en apparence, ils ne peuvent m’adresser aucun reproche ; leur liberté n’est à moi qu’indirectement, par la faim, par le désir des biens dont je dispose. Plus de corvées ni de redevances ; mais du fruit de leur travail à moi seule je prends la moitié, et pour mes seuls besoins, sans compter l’argent placé, je partage avec dix familles. N’est-ce pas odieux ?
— Vendons nos biens, dit-il ; donnons tout aux pauvres, et laisse-moi travailler pour toi. Je le veux de tout mon cœur. »
Elle sourit :
« Mon ami, les pauvres que nous ferions riches auraient tout de suite des métayers.
— Ah ! sans doute !… Mais nous n’avons jusqu’ici que des solutions économiques bien lentes et bien incertaines. L’abolition de la première féodalité n’a été qu’un pas d’enfant dans la voie de la justice. Un obstacle visible et tangible existait, on l’a brisé ; mais le mal persiste ; il est dans l’air, dans le sol, dans la nature humaine actuelle. Au fond, le servage n’est et n’a jamais été que la pauvreté. Comment détruire ? À l’attaquer, parfois on se heurte contre le bouclier sacré de la liberté. On parle d’association ; là, je crois, est le remède ; mais on est encore aux tâtonnements, et je ne sais…
— Moi non plus, je ne sais, reprit Mlle de Maurignan ; mais ce qu’un seul ignore, et seul chercherait toujours peut-être, tous ensemble le peuvent trouver. Au fond, c’est l’ignorance qui, à tous ses degrés, est la source du mal en ce monde, et surtout chez ces déshérités de toutes richesses, qui ne savent pas même gagner leur pain noir, et qui pourtant, dans leur foi stupide, considèrent la science comme inutile et même dangereuse. J’ignore par quels moyens on pourrait établir une répartition équitable ; mais ce dont je suis sûre, c’est qu’en attaquant l’ignorance, j’attaque la cause de tout mal ; c’est là que se porteront mes efforts. Toute châtelaine doit faire l’aumône ; moi, c’est de la lumière qu’au lieu d’or je prétends donner.
— Et ton aumône sera mille fois plus féconde ! s’écria Paul, en contemplant avec une adoration indicible sa compagne, sur laquelle se jouaient, comme des sylphes amoureux, les rayons tamisés à travers le feuillage. — Tu as raison, ajouta-t-il ; oui, c’est bien là ce qu’il faut faire. Tu vas au bien et au vrai de toi-même, et tu es la créature de ce monde la mieux faite pour les accomplir. Tu peux régénérer cette contrée. Nomme-moi ton maître d’école. Ce sera ma raison d’être près de toi… puisqu’il m’en faut une. »
L’amour, l’enthousiasme, poussés jusqu’à l’idolâtrie, éclataient dans ses yeux, dans tous ses traits, dans sa voix. Émue, rêveuse, Aline, avec un embarras un peu triste, laissait errer ses yeux autour d’elle, évitant ceux de son amant. Et, tandis qu’avec insistance elle ramenait l’entretien sur les généralités sérieuses, où ils aimaient autrefois à confondre leurs pensées, lui, ne voyant qu’elle, entendant surtout sa voix, s’enivrait des poésies qui les entouraient, et dont elle doublait pour lui l’influence. Attentif à ses moindres gestes, adorant tout sans choisir, il saisissait tout prétexte de la servir, inquiet des caresses de l’air, des baisers du soleil, de la rudesse de la terre, au fond ne tendant qu’à l’envelopper de lui-même et qu’à l’absorber en lui ; situation charmante, quand la joie d’être adorée répond secrètement à ce besoin d’adorer ; mais désormais, dans cet attachement si vrai, si profond, existait une secrète discordance. En amour, sous cet émoi qu’on nomme pudeur, la passion se cache, et les paupières ne se baissent que pour la voiler. C’était sur une expression de souffrance que s’abaissaient les paupières d’Aline, et cette ivresse que tout révélait en lui semblait, au lieu de charmer la jeune fille, lui causer une irritation secrète.
À l’une des extrémités du parc, sous un bocage d’ormes et de bouleaux, ils entrèrent dans un pavillon composé d’une seule pièce très-simple, et presque rustique, sans autres meubles qu’un vieux divan, quelques chaises, une table, une petite bibliothèque.
« C’est ici, dit Aline, qu’en ton absence, je venais m’isoler, t’écrire, ou rêver, mieux qu’ailleurs, de Solalex.
— Ah ! murmura-t-il, Solalex !… mais à la Chesneraie on est plus heureux encore !… »
Elle ne répondit pas, et s’assit, pensive, sur le divan.
Apercevant sous la table un coussin, il courut le prendre, et le mit sous les pieds de la jeune fille. Mais elle éloigna le coussin dédaigneusement, et, se levant presque aussitôt, elle sortit. Au seuil du pavillon, une bouffée de parfums l’arrêta.
« Des violettes ! » dit-elle.
Et, s’agenouillant près des bancs épais de feuilles sombres qui croissaient à l’ombre du pavillon, elle cueillit, aidée de Paolo, un bouquet, et, après en avoir savouré le parfum, le plaça entre deux boutons de son corsage. Mais les tiges sans lien, trop peu pressées par la robe, se séparèrent, et, tremblant à chaque pas de la jeune fille, une à une, les violettes glissèrent sur le sol. Une à une aussi, Paul les recueillait. Aline sourit :
« On ne peut causer avec toi, dit-elle en prenant le bras de son ami. Laisse là ces violettes ; il y en a d’autres au jardin.
— Alors, donne-les-moi, » dit-il, et il pressa les fleurs de ses lèvres.
Mlle de Maurignan eut un geste de vive impatience et de dédain.
« Ah ! dit-elle, de tels enfantillages !… entre nous !
— Je suis humble, tu le vois.
— Trop ! mille fois trop !… ramasser à terre des fleurs tombées… toi qui possèdes tout mon cœur !… Du rôle d’ami, descendre à celui d’esclave ! Ah ! si tu comprenais combien ces servilités…
— Pardonne-moi, dit-il, j’ai besoin de t’adorer.
— Et moi, reprit-elle vivement, j’ai besoin de ne pas être adorée !… »
Elle avait fait quelques pas rapides. Il resta en arrière, jusqu’au moment où il la vit baisser la tête avec accablement et porter la main à son front. Il courut à elle alors, lui prit la main : elle pleurait, et pencha la tête sur l’épaule de Paolo.
« Ah ! s’écria-t-il d’un ton amer, tu as raison. Être heureux comme nous pourrions l’être, ce ne serait pas humain. Il faut bien nous faire souffrir.
— Peut-être ai-je tort, dit-elle, mais tout ce qui, de près ou de loin, rappelle… J’ai ressenti la honte et le dégoût de ces faux respects dont l’homme nous accable et nous joue. J’ai vu que tant d’honneurs n’étaient que des ruses pour nous soumettre ; qu’on ne nous mettait à part que pour nous limiter mieux, et toute ma fierté est devenue de la haine contre ces choses. L’estime réciproque de deux êtres qui se connaissent bien… Qu’est-il de plus haut ?
— Rien, répondit-il, que l’amour. »
Ils continuèrent de marcher en silence, puis elle dit, en pressant le bras de son ami :
« Tâchons de nous comprendre. Je ne suis ni dure ni fantasque, et je t’aime uniquement. Je tends à notre accord avec la même ardeur, la même volonté que toi. Seulement… élevés, hélas ! en des milieux différents, nous avons à nous composer des impressions, des habitudes communes… Tout a roulé jusqu’ici dans le vieux cycle despotisme et servilité ; tout garde cette marque immonde. Le sentiment lui-même a besoin de formes et d’inspirations nouvelles… Ah ! si tu savais quel orgueil j’ai pour notre amour !…
En entendant ce mot prononcé par elle, il sentit sa respiration suspendue et ne put répondre. Ils rentrèrent dans la grande allée du parc, et Mlle de Maurignan s’attacha bientôt à détourner l’entretien. Elle consulta Paul sur des améliorations qu’elle projetait vis-à-vis de ses métayers, et qu’elle eût appliquées déjà, si elle n’eût été gênée par le caractère de son régisseur, homme dont toutes les conceptions se réduisaient aux données vulgaires de l’égoïsme, et dont toute la morale se résumait en cette habileté rusée qui s’applique à tirer à soi le plus qu’elle peut.
« Un pareil agent, dit-elle, rendrait tous mes efforts vains, et malgré la protection que lui accorde miss Dream, je suis décidée à le remplacer. »
À ce moment, comme ils approchaient de l’entrée du parc, ils virent au détour d’une allée le régisseur et miss Dream assis sur un banc. Miss Dream ne lisait plus ; le régisseur, penché vers elle, lui parlait de fort près ; et l’on pouvait, même à cette distance, voir les joues de miss Dream briller du plus vif éclat.
En apercevant Mlle de Maurignan et son hôte, le régisseur se hâta de mettre une distance plus convenable entre lui et son interlocutrice ; puis il se leva et fit quelques pas, humblement courbé, en s’arrêtant toutefois à distance respectueuse, comme un homme qui ne veut que protester d’une servilité dévouée. Me de Maurignan se contenta de le saluer et passa. Miss Dream, un peu confuse, suivit son élève, et Paul les ayant quittées près de la maison :
« J’aime à croire, mademoiselle, dit miss Dream en soupirant et les yeux baissés, que vous n’avez pas jugé mal tout à l’heure de ma conversation avec M. Anatole Rongeat ?
— Il ne m’est pas si facile, chère miss Hélen, de juger mal de vous. Mais auriez-vous quelque affection pour cet homme ?
— Il faut bien vous l’avouer, mademoiselle, M. Rongeat m’a déclaré ses sentiments, et… je ne puis vous dissimuler que j’en suis touchée.
— Vous l’épouseriez ? demanda Aline avec vivacité.
— Pourquoi pas ? mademoiselle, c’est un garçon rangé, travailleur, honnête… »
Elle parla longuement à l’avantage de M. Rongeat, tandis qu’Aline se livrait à des réflexions moins bienveillantes.
« Permettez-moi une question, miss Hélen, ou plutôt pardonnez-la-moi ; mais je la crois nécessaire. Est-ce avant, ou depuis le don que je vous ai fait de la métairie des Ourles, que M. Rongeat vous a déclaré ses intentions ? »
Miss Dream rougit extrêmement.
« Oh ! mademoiselle ! quelle pensée ! Vous croyez, je le vois, qu’on ne peut m’aimer pour moi-même ?
— Non, chère Hélen, assurément non, dit Aline en prenant les deux mains de la pauvre institutrice, vous méritez d’être aimée, et vous devriez l’être d’un homme de cœur ; mais M. Rongeat me paraît fort calculateur et… peu digne de vous. »
Une discussion eut lieu sur le caractère de M. Rongeat, à la fin de laquelle Hélen Dream, fondant en larmes, s’écria qu’elle voyait bien qu’on voulait l’empêcher d’être heureuse.
« Heureuse, dit Aline, puissiez-vous l’être ! mais je vous l’avoue, ce choix m’étonne. M. Rongeat a reçu peu d’éducation, il est bien plus jeune que vous…
— Oh ! huit ans seulement, mademoiselle, il en a eu trente le mois passé. C’est moi plutôt qui suis un peu vieille, mais c’est pourquoi il est bien temps de me décider. »
Cette réflexion naïve arrêta toute nouvelle objection sur les lèvres de M¹le de Maurignan et la jeta dans la rêverie : cette pauvre femme, lasse de solitude, voulait la vie, la vie de l’amour maternel et conjugal, et tandis qu’Aline au sentiment exalté de sa pudeur, de sa dignité, sacrifiait ces joies éternelles, Hélen, leur cédant tout, se sacrifiait elle-même aveuglément.
« C’est d’ailleurs ainsi qu’agissent toutes les femmes, se dit Aline. Au delà de ce joug qu’on leur impose, elles voient l’enfant, la famille, la vie humaine, si rapetissée qu’elle soit, et pour obtenir ces biens elles courbent la tête. Il y a là sans doute cette absence de force, de raison, de respect de soi, suites de l’ignorance et de l’oppression ; mais n’y a-t-il pas aussi un entraînement touchant vers ces grandes sources de la vie, où, par l’amour, l’être se développe et se retrempe ? Ah ! maudits ceux qui les ont empoisonnées !… Qui de nous deux a raison, elle ou moi ? ou qui de nous deux erre le moins ? » Elle y songea longtemps ; et ce qui l’occupait avant tout, plus qu’elle-même, c’était son amant. C’était pour lui surtout qu’elle doutait de ses propres impressions et travaillait à les vaincre.
Leur intimité malgré tout se rétablit, douce, charmante, à peu près telle qu’autrefois, à l’exception des fraternelles caresses qu’ils n’échangeaient plus, et sauf l’élément nouveau qui, bien que latent et contenu, jetait dans les yeux de Paul sa flamme, et sur les joues d’Aline ses roses lueurs. À côté de cette préoccupation secrète, ils cherchaient ensemble avec ardeur la solution du problème qui venait à chaque instant, dans les faits journaliers les plus simples, se poser devant eux, interroger leur conscience et faire appel à leur probité : le rapport équitable du travail produit avec le travail à produire, la fusion du droit ancien et du droit nouveau ; en d’autres termes, l’accord du passé et de l’avenir dans le présent ; la pacification de cette lutte éternelle entre droits de même nature et de même race, qui fait de la vie un champ de bataille, où toute moisson ne croît qu’arrosée de sang. C’était en suivant de près les travaux exécutés sur le domaine par les domestiques et les journaliers, en visitant les paysans pauvres, en observant leurs mœurs, en pénétrant leurs idées, en dégageant sans cesse le droit du fait, et le fait produit par l’erreur du fait naturel, qu’ils s’éclairaient dans cette étude et cherchaient une base à des réformes justes et pratiques.
Souvent leurs observations étaient de celles que les esprits impatients, ou superficiels, déclarent décourageantes, et donnaient beau jeu à M. Rongeat, affirmant, quoique fils de paysan, que ces gens-là, pleins d’entêtement, de préjugés et de vices, ne méritaient aucun intérêt, et sauraient déjouer eux-mêmes le bien qu’on leur voulait faire. Cela pouvait, cela même devait être ainsi ; mais nos chercheurs n’étaient pas de ceux auxquels ce qui est cache ce qui doit être, et qui taillent à la mesure du présent l’avenir. Dans ces hommes défiants, avides, chez lesquels souvent la misère étouffe la nature ; dans ces femmes écrasées par les fatigues, avilies par un traitement brutal, forcément inintelligentes et vulgaires, ils discernaient les rudiments, quelquefois très-développés, de ces aptitudes qui font la grandeur et le charme de l’être humain.
Ces études étaient fertiles pour eux en observations touchantes ; ces images, ces problèmes de vie intime, les pénétraient souvent d’un attendrissement profond. Si pauvre soit-elle et abaissée, l’humanité se relève, aussi bien que la nature, sous ce beau soleil de mai, qui enlumine toutes choses de sa poésie. De petits pieds nus sur la mousse des bois ou des chaumes sont toujours charmants, et quand la lumière à son déclin pend de toutes parts aux arbres et aux buissons, déchiquetée par l’ombre, le haillon même devient pittoresque et tient fièrement sa place dans le tableau.
Dans leurs excursions, ils rencontraient, tantôt au bord d’un champ quelque femme assise, le sein nu, allaitant son joufflu nourrisson, avec cette chasteté de l’orgueil maternel que tous, parmi ces grossiers, comprennent et respectent ; ou bien des groupes d’enfants, beaux quelquefois d’une véritable beauté, que le travail et les privations n’avaient pas encore altérée, et qui, sérieux, ébouriffés, de leurs yeux noirs arrondis, regardaient passer la dame et le monsieur, êtres étranges, dont la vue les pétrifiait. Souvent Aline et son ami, s’arrêtant près de ces petits sauvages, riaient du grave émoi de leurs figures enfantines, et s’efforçaient de les faire causer, n’y parvenant qu’à grand’peine.
Mais, la confiance une fois gagnée, le babil devenait abondant, presque intarissable, et l’on apprenait de la sorte bien des choses sur ces existences resserrées de tous côtés par la misère et par l’ignorance, où le berceau même de l’enfant est dur, et trop souvent solitaire. Aline, en touchant ces petites mains rouges, ces bras potelés, en considérant ces fronts naïfs, songeait aux tortures qu’inflige à l’enfant, et surtout à celui-ci, né plus directement de l’air et du sol, l’étude abstraite, sèche, aride, l’étude du chiffre et du mot, dans une salle fermée, sur des bancs mornes ; elle songeait aux moyens d’attirer l’enfant vers la science par la curiosité, si vive chez lui, et mûrissait le plan d’un jardin-école dans la donnée de Frobel.
Ces projets, qui les remplissaient tous deux de la sainte ivresse des nobles créations, voilaient, mais en la laissant transparaître sans cesse, la question personnelle qui les agitait. Si ardents fussent-ils de bien faire, une autre émotion donnait à celle-là plus de charme et d’intensité. Ils portaient partout avec eux l’amour, comme une atmosphère enivrante et lumineuse, qui transfigurait tout à leurs yeux, leur rendait l’espoir plus certain, la nature plus belle, et gonflait leurs cours de tendresses inexprimables.
Bien que Paolo se fût imposé la loi de respecter les réserves d’Aline, et qu’il redoutât de les offenser, ce n’était pas une nature expansive et ardente comme la sienne qui pouvait tenir bien strictement une pareille résolution. L’amour n’avait pas besoin de paroles pour s’exhaler de ses lèvres, de ses yeux, de sa main tremblante ; non l’amour d’autrefois, calme et pur, sous l’alpe blanche, mais une passion mêlée, comme l’air de la plaine, d’émanations fiévreuses et de menaces d’orage. Constamment soumise à l’influence de cette volonté secrète, mais active, enveloppée de ces effluves, Aline en semblait parfois pénétrée et ne s’en défendait pas.
Depuis longtemps, ils s’étaient soustraits à l’obligation, d’abord acceptée, de prendre miss Dream pour compagne de leurs promenades. On se croit, à la campagne, facilement seul, bien qu’on le soit moins que partout ailleurs ; puis, tout sentiment vif tient difficilement compte de ce qui est en dehors de lui. La voix publique, respectueuse d’ailleurs, les maria. On les aimait, tout en les trouvant bizarres ; leur bonté s’était fait comprendre.
Un jour, dans leurs explorations à travers les fermes et hameaux environnants, ils trouvèrent ce qu’ils ne cherchaient point : un marmot reproduisant assez exactement les traits remarquables de M. Rongeat, et une fille abusée qui pleurait son délaissement et sa misère.
À côté de l’impression pénible que ce fait lui causa, Mlle de Maurignan ne put s’empêcher de se réjouir du coup mortel, pensa-t-elle, qu’une pareille découverte allait porter à M. Rongeat dans l’esprit de sa fiancée. Le jour même, au jardin, éloignant Paul d’un coup d’œil, et passant le bras affectueusement autour de la taille de miss Hélen, Aline, avec ménagements, mais sans réticences, conta l’aventure. Miss Hélen d’abord se récria, s’en prit à la calomnie ; puis, accablée de preuves, montra le désespoir le plus vif. Touchée de ses larmes, Aline s’efforça tendrement de la consoler.
« Combien il est heureux pourtant, lui dit-elle, que vous soyez éclairée à temps sur cet homme ! qu’il ne soit pas trop tard pour rompre avec lui !
— Rompre ! s’écria l’institutrice, rompre ! Ah ! je le savais bien, que vous ne pouviez souffrir M. Rongeat !
— En vérité ! reprit Mlle de Maurignan, vous pourriez pardonner une telle conduite ?…
— C’est la faute de cette créature, s’écria miss Hélen en colère. De pareilles malheureuses n’ont que ce qu’elles méritent… »
Poussée par un élan d’indignation, Aline se leva et sortit du bosquet où venait de se passer la dernière partie de l’entretien. Elle aimait son institutrice et souffrait de se voir contrainte à la mépriser. Marchant d’un pas rapide, le cœur serré, les yeux gros de larmes, elle atteignit bientôt l’entrée du parc, où elle trouva Paul, qui, par un autre chemin, s’était hâté de la rejoindre. Elle prit son bras sans parler ; mais, en la voyant si émue, il l’interrogea.
« Oh ! dit-elle, tu m’as souvent entendue accuser les hommes ; en ce moment, c’est la femme que je méprise.
— Pauvre fille ! elle veut, malgré tout, aimer, n’est-ce pas ? dit Paul.
— Aimer ! Un mot qui sert de prétexte aux lâchetés ! Aimer un tel homme ! sanctionner un tel abandon, Ah ! si tu savais quelle rougeur me monte au visage, quelle honte me saisit le cœur, de les voir, elles, premières victimes de ces trahisons, les absoudre ; flétrir la femme trahie, rejeter l’enfant abandonné ; se faire, par une lâcheté aussi insensée que honteuse, valets de leurs propres bourreaux !…
— Eh ! dit-il, c’est le même préjugé qu’elles partagent, voilà tout, plus aveugles que coupables. Le monde n’est point encore né à cette religion de l’amour que tu portes, chère prêtresse, en ton sein. Tu oublies qu’on ne peut demander la fierté ni la justice à l’être nourri dans l’esclavage. Tout despotisme a toujours eu pour premiers soutiens ses propres victimes. »
Il lui prit les mains avec émotion.
« Ne l’accuse pas trop, va ; malgré l’injustice et l’aveuglement de cette pauvre fille, il y a quelque chose qui me touche en elle, moi, profondément : c’est qu’elle veut aimer à tout prix, c’est qu’elle sent bien qu’une vie sans amour n’est pas la vie, et qu’elle consent à se perdre, et même à être coupable, plutôt que d’achever sa vie sans avoir aimé ! »
Les yeux de Paul brillaient de larmes ; Aline serra fortement le bras de son ami. Ils allèrent s’asseoir à quelque distance, et, comme autrefois, appuyant sa tête sur l’épaule de Paul, elle se mit à pleurer abondamment.
« Hélas ! dit-elle, pourquoi souffré-je ainsi, moi, tandis que tant d’autres… Oui, ces choses me déchirent et m’épouvantent ! Le mal involontaire, les fléaux qui nous déciment, sont peu de chose à mes yeux, en comparaison de ces sacriléges… de ces violations de la nature, de l’humanité, par l’homme !… Ah ! je t’adore ainsi, dit-il, et cependant… n’immole pas ton Dieu sur son propre autel ! ne sacrifie pas au culte de l’amour l’amour même ! »
Elle rougit, s’efforça de se calmer, et, reprenant sa marche au bras de Paul dans l’allée, elle s’efforça d’égayer le front triste de son amant ; elle remarquait le geai qui passait avec son aile bleue, le rosier sauvage qui s’entrelaçait aux charmilles, l’insecte qui bourdonnait autour d’eux. Il faisait une chaleur étouffante depuis quelques jours, et Mlle de Maurignan avait dû modifier la sévérité première de son costume ; elle portait une robe blanche et bleue, flottante, retenue à la taille par une ceinture à longs bouts, et dont les manches, entr’ouvertes, laissaient voir les rondeurs de l’avant-bras. Elle avait oublié son chapeau dans le jardin, et le soleil, qui, par les jours du feuillage, dardait sur ses cheveux bruns, en faisait jaillir des reflets dorés. Ses pieds n’étaient chaussés que de fines pantoufles de cuir brun, avec lesquelles elle glissait sur la mousse des allées, entre les rayons, comme une fée des bois, les joues empourprées, un sourire un peu indécis aux lèvres, et dans les yeux ces feux voilés qui succèdent aux larmes. Paul, qui tout en marchant la contemplait, s’enivrait d’elle en silence.
Ils allèrent ainsi jusqu’au bout du parc, vers la Loire. De ce côté, les murs s’affaissaient en brèches, couvertes de lierre, qu’Aline défendait de relever, parce qu’à ces murs éboulés se rattachaient mille souvenirs de ses escapades et jeux d’enfant, et que par là on découvrait le paysage et le fleuve. Animée, légère, Aline, prenant sa course, monta par une de ces brèches sur le mur. Au-dessous, le coteau s’avalait par une pente rapide, où croissaient, à différentes hauteurs, des noyers, entre des rochers couverts de vigne sauvage. D’en bas, des fumées bleues montaient. Il se trouvait là-dessous, au bord de la Loire, une carrière, des habitations, et l’on voyait des tas de pierres taillées, attendant les barques. Le soleil était ardent, l’air miroitait, la cime des peupliers ondulait à peine et le fleuve étincelait. Arrivé près d’elle, sur le mur tremblant, Paul, avec un peu d’inquiétude, entoura de son bras la jeune fille.
« Ne suis-je pas Ali ? dit-elle en souriant.
— Laisse-moi cette chère illusion de croire que je puis te protéger un peu.
— Les hommes, dit-elle, souriant encore, mettent tant de vanité dans l’amour !
— Ingrate ! c’est de la tendresse.
— Pas toujours.
— Pas toujours peut-être, mais en ce moment ?
— Oh ! en ce moment… »
Et le regard qu’elle jeta dans les yeux de Paul fut si doux, que par un mouvement irrésistible il resserra son bras autour d’elle et se pencha pour lui donner un baiser ; mais elle sauta par terre, en poussant un éclat de rire, et courut quelques pas, en dehors de la ligne d’ombre formée par les feuillages du parc. Bientôt, sentant sur sa tête nue l’ardeur du soleil, elle croisa sur son front en guise de coiffure ses deux mains blanches. Paul ôta son chapeau et le lui mit sur la tête.
« Non, et toi ? dit-elle en rentrant dans l’ombre.
— Je vais te faire une coiffure de feuillages, dit Paul. »
Comme il cassait des branches de lierre, toute une guirlande suivit sa main, et, s’allongeant de plus en plus tandis qu’il s’éloignait en riant, s’arracha du mur, laissant une trouée dans le feuillage. Il se mit alors, après avoir trié le plus beau de la guirlande, à en entourer la tête d’Aline, et il s’arrêtait par intervalles pour la regarder avec amour. Sous ce chapeau de feuillages, ses beaux traits, fins, doux et purs, s’idéalisaient encore. En réponse aux regards charmés de son amant, elle demanda tout à coup :
« Si j’étais laide, m’aimerais-tu de même ?
— Oui, » répondit-il sans hésiter.
Elle sourit et devint rêveuse.
Depuis un moment, quelque chose rompait le charme de cette vaste et insaisissable mélodie qui régnait autour d’eux. C’était comme l’accent d’une détresse ; au ramage avait succédé le cri. Aline perçut la première ces notes plaintives, et comme elle en cherchait la cause, en jetant les yeux autour d’elle, elle aperçut deux oiseaux à gorge rouge qui se croisaient en voletant, et près du mur un nid renversé, dont les petits, rougeauds encore et tout pantelants, gisaient sur la mousse. Toute émue, se précipitant vers eux, elle les replaça dans leur nid, en cherchant des yeux d’où ce nid avait pu tomber. Évidemment, ce devait être du lierre arraché.
« Oh ! dit-elle, quelle chose odieuse nous avons faite là, Paolo ! »
Et, d’avance émue, des larmes vinrent à ses yeux. Paul trouva dans les entre-croisements du lierre une base pour le nid, qu’il consolida artistement, en ayant soin qu’il fût abrité par les feuillages. Puis ils se retirèrent, et, allant s’asseoir assez loin de là, · sur une roche plate qu’ombrageait un bouquet de bois, ils surveillèrent anxieusement les mouvements des bouvreuils. Ceux-ci, quelque temps encore, crièrent, voletèrent, tout en se rapprochant du nid ; ils se glissèrent enfin entre les lierres, et l’on n’entendit plus leurs cris.
Un soupir de soulagement s’exhala de la poitrine des deux amants, qui en même temps se regardèrent ; deux gouttes qui brillaient aux paupières d’Aline, se détachant, roulèrent sur sa joue : confuse et souriante, elle détournait son visage, mais lui, sérieux, l’entourant de ses bras, but ces larmes d’un long baiser. Elle ne le repoussa point ; leurs regards profonds se pénétrèrent ; elle prit la main de Paul dans les siennes, et pencha la tête sur l’épaule de son ami.
Ils se sentaient le cœur gonflé d’une émotion religieuse et tendre, à la fois intime et universelle, qu’ils n’eussent pas bien su définir, et qui, si elle venait du nid renversé, des harmonies de ce jour, et de cette heure, venait de plus loin encore, et surtout de leur propre cœur.
Ils revinrent à petits pas, silencieux. Près de la sortie du bois, Paul, rapprochant de lui sa compagne, lui dit à l’oreille d’une voix émue :
« Tu le sens bien, n’est-ce pas ? L’amour, c’est la vie, et la vie est sainte, même chez les plus humbles.
— Oui », dit-elle en courbant son front pensif.
Mais au bout de quelques pas elle ajouta :
« Oui, excepté dans le monde humain. »
Ce jour même, deux nouvelles hôtesses arrivèrent à la Chesneraie : l’une faible et âgée, l’autre belle et jeune, qui se jeta dans les bras d’Aline en pleurant. C’étaient Metella et sa mère, venues pour diriger le jardin d’enfants que Mlle de Maurignan voulait établir chez elle.
On commençait les moissons, et pendant ces durs travaux, auxquels beaucoup de femmes prennent part, les enfants restent la plupart abandonnés, de l’aube à la nuit.
Une salle du château, pourvue de hamacs pour la sieste et qui ouvrait sur les jardins, fut consacrée aux nouveaux écoliers. D’abord tout sérieux, un peu tremblants, leurs fronts s’éclairèrent bien vite à l’aspect de jeux divers, d’images splendides, et d’un bon repas qu’au milieu du jour on leur servit. Il y eut musique, rondes ; la fête fut complète ; les bambins en rêvèrent, et s’éveillèrent le lendemain en demandant à partir pour le château.
Les lettres de l’alphabet furent enseignées par un jeu d’adresse, où l’on gagnait des pastilles, plus ou moins, selon le cas, ce qui apprit à compter. La maîtresse lut tout haut un conte d’une page fort amusant. On montra dans la lanterne magique les animaux de divers pays, avec l’arbre et la plante près desquels ils vivent. Chaque élève eut sa boîte de cubes, pour bâtir à son choix huttes ou palais ; mais on ne contraria personne, et ceux qui préféraient gratter dans le sable furent laissés à leur passion dominante, jusqu’au moment où les cris de triomphe des constructeurs les appelèrent à contempler les merveilles créées, et leur inspirèrent le désir d’en faire autant.
Entre Aline, qui se consacra régulièrement plusieurs heures par jour à cette tâche, et Metella, il était bien convenu qu’aucune exigence ne serait imposée aux enfants, excepté celle de remettre en ordre eux-mêmes leurs jouets chaque soir ; qu’on s’attacherait à ne point leur laisser soupçonner qu’ils étaient là pour s’instruire, mais seulement pour vivre la vie humaine, leur naturel souci en ce monde, et la vivre au large, non à l’étroit, comme dans leur demeure obscure.
« Point d’école, disait Aline, puisqu’on a gâté le mot. Ce que nous avons à faire est tout simplement de donner à nos enfants cette éducation des familles intelligentes et aisées, où, par la seule influence du milieu, l’enfant développe ses facultés, apprend sans étude et ne demande qu’à savoir. Il faut écarter de notre Eden, si loin qu’on n’y puisse même soupçonner son existence, l’odieux magister en lunettes, père de la férule et du pensum, vieux tourmenteur de l’intelligence humaine, cet épouvantail de l’enfance. Pas d’impatience, pas de hâte ! Sachons perdre le temps pour en gagner. Ici, nous sommes nous-mêmes des élèves, étudiant pour notre compte, et demandant à la nature ses leçons, à l’intelligence enfantine ses secrets. »
Metella se donnait à sa tâche avec une joie religieuse. Dans ses grands yeux, d’un noir sombre, se lisait le désir ardent de se venger à ses propres yeux, par une vie utile et pure, de l’outrage dont le souvenir incessant vivait en elle. Souvent, dans ses jugements sur les hommes, la haine perçait. Une hostilité sourde, peu profonde sans doute, mais pénible, s’établit entre elle et Paolo. L’Italienne, qui adorait Aline, voyait avec inquiétude près d’elle cet amant, pouvoir inconnu, menaçant peut-être dans l’avenir. Paul, malgré la sympathie que, dans son âme juste, il éprouvait pour Metella, redoutait en elle les souvenirs qu’elle représentait, l’influence de son sentiment, qui secondait trop celui d’Aline, et surtout peut-être sa présence, qui lui enlevait Aline trop souvent. Chaque jour, de plus en plus, son inquiétude, ses amertumes, s’accusaient par une âpreté de paroles et une inégalité d’humeur qui n’étaient pas dans son caractère, et qui parfois étendaient un voile humide sur les yeux de Mlle de Maurignan.
De son mieux il se défendait, pourtant, contre l’égoïsme amoureux qui l’envahissait. Il aidait puissamment son amie dans l’élaboration de ses plans d’éducation populaire ; il préparait des instructions, qu’il devait faire aux adultes aussitôt que la fin des grands travaux les rendrait possibles ; il étudiait les conditions du travail, et se proposait d’établir aussi dans ses propres domaines de sérieux moyens d’émancipation pour le pauvre. Mais il ne songeait point à les aller appliquer.
Un mois s’était écoulé depuis l’arrivée de Paul à la Chesneraie. La situation restait la même. Nulle intimité ne pouvait être plus complète, plus ardente et plus profonde ; mais, quant à la réalisation de cette union dans le mariage, par la famille, lorsque Paul cherchait à se rendre compte des progrès accomplis, il ne recueillait que doute. Si grands que fussent à ce sujet son inquiétude, son chagrin, il ne pouvait accuser Aline. Elle ne laissait percer ni ressentiment du passé, ni craintes farouches ; elle était avec lui simple, bonne, confiante, aussi tendre qu’elle croyait pouvoir l’être sans danger. Elle semblait parfois céder sa volonté même, et désirer avec lui ce qu’il rêvait. Malgré tout, Paul sentait sur ce point quelque chose de sourd, de fatal, d’inexorable peut-être, qui le dominait, ou plutôt qui les dominait tous deux. C’était une furtive rougeur à certains mots, un silence, un pli de la lèvre, une terreur qui traversait le regard, une glace invisible qui tout à coup se faisait sentir.
La présence de cette belle jeune fille avait par degrés presque effacé l’image d’Ali de Maurion, ce frère chéri, pour y substituer, dans toute sa force, l’influence de la femme aimée. De plus en plus ce charme pénétrait Paul, et souvent, avec des frémissements de cœur, il se disait que jamais amour ne pouvait être plus complet. Il y sentait par des liens indissolubles toute sa vie attachée. À considérer tous les motifs qu’il avait de croire en elle, de l’aimer, de l’admirer… éperdu, il eût désiré posséder de nouvelles puissances d’aimer. Il ne pouvait s’empêcher de se prosterner devant elle comme devant la plus pure et la plus charmante incarnation de la bonté, de l’intelligence, de l’idéal ; à ses yeux, le charme qui s’épanchait d’elle, de tous ses mouvements et de toutes ses paroles, était infini, sans pareil au monde, et quand il la voyait fâchée, presque affligée de cette idolâtrie, il n’y pouvait et n’y voulait rien, que d’en contenir, par égard pour elle, l’expression. Il espérait et désespérait tour à tour avec une passion de plus en plus vive.
En vain essayait-il parfois de conformer son désir à celui d’Aline, de suspendre à un peut-être sa plus chère volonté, de soumettre à une attente indéfinie ce besoin irrésistible où s’absorbaient toutes ses facultés, d’écarter tout obstacle, toute distance, entre elle et lui, de l’avoir à lui tout entière et pour la vie ; en vain, de son côté, Mlle de Maurignan, abandonnant le soin de sa réputation et ses résolutions les plus intimes, se livrait-elle volontairement à l’influence constante de ce brûlant amour, l’écart entre eux devenait chaque jour plus grand. Dans ce tête-à-tête continuel, au milieu de cette solitude enchantée, Paul bientôt ne se sentit plus ni la force de partir, ni celle de supporter une intimité si chère. Il n’osa se faire comprendre, mais il devint irritable et malheureux.
Toute passion qui grandit finit par couvrir de son ombre et enlacer nos facultés les plus indépendantes. S’avouant enfin que son séjour prolongé à la Chesneraie devait compromettre Me de Maurignan, Paul ne se dit autre chose, sinon qu’une prompte solution était nécessaire, et qu’il devait, par respect même pour Aline, l’exiger. Au fond, il ne voulait plus attendre. Il se savait aimé trop fortement pour que ses craintes allassent jusqu’à une rupture. Il se répétait que, s’adorant l’un et l’autre, et libres, il n’existait point de raisons, point de chimères, qui pussent empêcher leur union.
Le jour où s’ouvrit la moisson à la Chesneraie, Mlle de Maurignan, suivie de Paul, se rendit dans le champ où les travailleurs, après la collation prise à l’ombre, sous une haie, se remettaient à l’ouvrage. Parmi ces moissonneurs se trouvaient plusieurs femmes qui, vêtues seulement d’une chemise de toile grossière et d’une jupe de coton bleu, toutes rouges et ruisselantes de sueur, coupaient aussi chacune son sillon. Le champ brûlait au soleil ; sous la faucille étincelante, la paille se rompait avec un bruit sec ; l’haleine embrasée de la terre, qui miroitait au-dessus des blés, retournait se mêler à l’ardente chaleur versée d’en haut, et le ciel, éblouissant, lourd, immobile, semblait se refermer autour de la terre comme un couvercle étouffant.
Couché à l’ombre d’un orme épais, sur un tertre dominant la plaine, le régisseur surveillait le travail, et de temps en temps, lançant un mot bref ou quelque lourde plaisanterie, stimulait les paresseux et intimidait les bavards.
Aline et Paul apportaient quelques bouteilles de vin frais aux moissonneurs. Devant ce spectacle de l’oisif commandant à l’aise un si dur labeur, ils s’arrêtèrent, saisis de la même pensée :
« Assurément, dit Paul, nègres et planteur, ou salariés et surveillant, le travail sous cette forme est bien toujours l’esclavage !
— Oui, dit-elle, cette révolution, que tant de gens considèrent comme achevée, n’est réellement qu’une ébauche, le premier soulèvement de l’instinct. Quelques rois de moins sont bien peu de chose, et c’est inutilement qu’on décapitera des Louis XVI et qu’on chassera des Charles X, tant que la monarchie sociale gardera ses bases. Le vrai monarque de ce monde, c’est l’oisif. Impôts, dîmes, fainéantise, pompe, courtisans, préjugés, rien ne lui manque. Détrôné, autrement dit ramené au droit commun, le travail, l’autre souverain, son représentant hiérarchique, aura du même coup cessé d’exister.
— Mais, hélas ! nous en sommes, nous, de ces monarques !
Aussi, répondit-elle, rachèterons-nous ce crime en travaillant à nous détrôner nous-mêmes. »
Elle s’avança d’un pas rapide vers les travailleurs. Les hommes commençaient le rang, qui s’achevait à gauche par les femmes ; ce fut du côté de celles-ci que Mlle de Maurignan se trouva.
« Je suis venue vous apporter un peu de la fraîcheur des caves du château », dit-elle.
Les moissonneuses s’arrêtant, souriantes, essuyèrent leurs fronts. Une seule, malgré la présence de la jeune maîtresse, continua de brandir d’un bras fiévreux sa faucille et de couper son sillon ; des seins gonflés soulevaient sa rude chemise, et à l’autre bout du champ, sous la haie, retentissaient des cris d’enfant.
« Eh quoi ! dit Mlle de Maurignan, une nourrice ! ici !
— Dame, répondit l’une des femmes, elle n’a pas de mari qui lui gagne son pain ni le lait du petit gars. C’en est une qui s’est laissée tromper par un homme. »
Aline versa le premier verre et le porta elle-même à la pauvre mère, qui le but d’un trait, puis revint aux autres moissonneuses ; mais la première à qui elle s’adressa, montrant les travailleurs mâles, dit timidement :
« Après eux, mam’zelle, si vous voulez.
— Après eux ! pourquoi ? dit la jeune fille, commencez. »
La femme obéit, et tout en remplissant les verres Aline s’informa du salaire que chacune gagnait ainsi à travailler de trois heures du matin jusqu’à la nuit, sauf l’heure de la méridienne.
« C’est vingt-cinq sous, mam’zelle », dirent-elles simplement, comprenant si peu le mouvement de la jeune maîtresse à cette réponse qu’elles ajoutèrent :
« C’est de la dure ouvrage, voyez-vous.
— Et combien gagnent les hommes ? dit Aline, qui ne s’en était point encore inquiétée. Eux, c’est trois francs.
— Avancent-ils beaucoup plus que vous ?
— Dame ! faut ben que nous arrivions en même temps qu’eux au bout du sillon, et ça nous donne rudement de peine ; mais ensuite c’est eux qui chargent les gerbes sur les charrettes et qui engrangent le soir.
— C’est pas que nous nous reposions pendant ce temps-là, dit une autre, qui semblait n’avoir point la langue épaisse ; il nous faut alors courir vitement chez nous, emportant seulement un morceau de pain pour notre souper, afin de faire la soupe aux enfants, les faire manger, les coucher, laver quelquefois leurs vêtements, la vaisselle, mettre tout en ordre. Il y a longtemps que l’homme ronfle quand nous nous mettons au lit, et c’est pour nous lever encore une demi-heure plus tôt que lui, à l’aubette.
— Assurément, dit Mlle de Maurignan, la fatigue est grande ; le travail me semble pareil, vous supportez également la chaleur du jour : votre salaire doit, par conséquent, être le même. »
Elle passa, laissant les femmes ébahies.
« As-tu compris, toi, ce qu’elle a dit ?
— Dame, elle a dit que nous devions gagner autant que les hommes.
— C’est bon à dire, ça ; mais crois-tu point qu’elle va nous donner plus cher qu’elle n’est obligée ? Ça n’est pas comme ça que les choses se font.
— Vous vous trompez, dit en riant Paul, resté par derrière, tout ce que dit Mlle de Maurignan, elle le fait. »
Et il rejoignit Aline, qu’il voyait engagée dans un colloque avec un des moissonneurs.
C’était un homme de haute taille, de ce type gaulois, énergique et fier, qui s’est conservé surtout dans le centre de la France. Les premiers mots qu’il avait adressés à la jeune châtelaine, quand elle lui avait tendu le verre, plein jusqu’aux bords du rouge liquide, avaient été ceux-ci :
« Pas vrai, mam’zelle, quand le maître est une femme, c’est par les femmes qu’on doit commencer ?
— Peu importe que l’on commence par les femmes ou par les hommes, dit la jeune fille ; quand le travail des uns vaut celui des autres, il faut que la récompense soit égale.
— Mam’zelle veut rire : le travail d’une femme ne vaut pas celui d’un homme.
— Pas toujours sans doute, mais ici… Probablement c’est au prix de plus de fatigue, mais elles font leur sillon comme vous. Aussi je veux leur donner un prix égal, car il serait injuste que, faisant le même travail, elles fussent payées près de deux fois moins.
— S…… ! s’écria-t-il, si c’était vrai, je f…… ma faucille sur mon épaule, et je m’en irais chez nous.
— Le bien des autres vous ferait-il mal ? demanda Paul, qui, voyant le ton colère et arrogant de cet homme, intervint.
— Ça serait trop fort, que les femmes seraient payées comme nous », répéta le paysan.
Sans répondre davantage, Aline passa, offrant à boire aux autres moissonneurs, et Paul, resté près de l’obstiné, chercha vainement à le convaincre. Avec l’entêtement particulier à certains cerveaux populaires, qui, n’écoutant pas même les arguments qu’on leur présente, répètent invariablement celui qui s’est logé dans leur esprit et l’obstrue, le moissonneur continua de répéter que ce serait une honte de voir les femmes payées autant que les hommes, et qu’alors il faudrait donc apparemment que ce fussent les hommes qui fissent le ménage et qui élevassent les enfants.
« Ce n’est pas nous qui sommes allés chercher les femmes pour les amener dans ce champ, objecta Paul, elles y sont venues d’elles-mêmes, probablement pour de bonnes raisons. Puisqu’elles travaillent, laissez payer leur ouvrage ce qu’il vaut.
— Comme ça, dit l’homme en se croisant les bras, je vas me laisser nourrir par ma femme, alors ?
— Vous ne seriez pas le premier, objecta Paul en souriant. Mais, dites-moi, toutes ces femmes qui sont là sont-elles mariées ?
— Non ; il y en a une veuve, une autre vieille fille, et une autre qui n’est ni veuve ni fille, et qui a un petiot à nourrir, pas moins.
— Vous voyez que celles-là ne peuvent compter sur l’homme pour en recevoir aucun bien, et puis…
— Tout ça, monsieur, ça ne me regarde pas. Je dis que les femmes sont les femmes, et les hommes les hommes, et que, si elles étaient payées comme nous, ça serait la fin du monde, quoi… et comme ça, ça ne se peut pas. »
Il n’y eut pas moyen d’en tirer davantage ; évidemment, il y allait pour lui de l’honneur. Ses compagnons, prêchés par lui, n’eurent pas de peine à partager le même sentiment, et le soir, le régisseur, grave, mais triomphant en dessous, vint dire à Mlle de Maurignan que tous les hommes faisaient menace de se retirer l’on ne conservait pas entre leur salaire et celui des femmes la même différence.
« Je porterai leur journée à quatre francs, dit la jeune maîtresse, à cause de la peine qu’ils ont d’engranger ; mais la journée des femmes sera de trois francs cinquante centimes.
— Je doute qu’une différence aussi faible satisfasse l’amour-propre des travailleurs mâles, dit M. Rongeat, et que mademoiselle me permette de lui observer qu’il ne nous resterait, en ce cas, que des moissonneuses. Elles se présenteront en grand nombre, cela est certain ; mais, n’étant plus forcées au travail par l’exemple des hommes, elles travailleront peu et mal, et le prix de façon sera doublé. En outre, si les hommes refusent leurs services, nous manquerons bientôt de laboureurs.
« Il ne faut pas croire, ajouta-t-il d’un ton fin, qu’il soit aisé de changer le train ordinaire des choses. À mesure qu’on pénètre les difficultés…
Monsieur, je céderais volontiers si les prétentions dont il s’agit n’étaient pas injustes. Mais je soutiendrai cette étrange lutte, à mon détriment s’il le faut. »
M. Rongeat sortit, d’un air qui montrait suffisamment qu’il ne pouvait être dans cette affaire un agent de persuasion, et Mlle de Maurignan regretta plus vivement que jamais de ne pouvoir, par amitié pour miss Dream, le remplacer par un autre.
L’incident occupa toute la conversation au dîner. Aline s’étonnait et s’attristait de tels obstacles ; Paul faisait remarquer que toute innovation en doit rencontrer, car aucun ordre de choses ne peut exister qui n’ait ses intérêts, ses passions, ses préjugés, son organisme enfin, destiné à le soutenir, à le perpétuer s’il est possible, et à le défendre en cas d’attaque.
« C’est en raison, disait-il, de cette puissance multiple et infinie de création en tous sens, que possède la vie, que le monstre a sa force aussi bien que l’ange, et que le faux, l’informe, l’injuste, ne cèdent pied qu’après combat. Aussi faut-il, pour accomplir toute réforme, outre l’amour du bien, une invincible résolution.
— Nous l’aurons », dit Aline.
Miss Dream, partageant les idées de M. Rongeat, alléguait la difficulté, le danger, l’imprudence…, tandis que Metella, enthousiaste des résolutions d’Aline, s’écriait :
« Que vous êtes heureuse de vouloir et de pouvoir ! d’aimer le bien et d’être forte et libre !
— Cela est si rare pour une femme ! soupira la mère de Metella.
— Oh ! reprit vivement la jeune Italienne en regardant Aline, si noble front serait trop à l’étroit sous un joug… »
Elle s’arrêta naïvement, et plus naïvement encore jeta les yeux sur Paul Villano.
« Les jeunes filles parlent toujours mal du mariage, observa aigrement miss Dream.
— Elles ont raison, dit Paul.
— Ah ?… vous trouvez ? demanda un peu malignement Metella.
— Certainement. Le mariage actuel est un joug aussi humiliant qu’injuste. Il est en contradiction flagrante avec le droit nouveau, avec les idées nouvelles, et, bien que la force même des choses en adoucisse la sauvage brutalité, cependant, nul être humain soucieux de sa dignité ne peut accepter ni prononcer sans honte le serment qu’il exige. »
Ces paroles causèrent quelque étonnement, et les grands yeux de Metella se fixèrent sur Mlle de Maurignan. Celle-ci paraissait émue. Avec un peu d’embarras elle dit :
« Le vrai contrat, le seul, est celui de deux consciences qui s’entendent. »
Et, comme on avait fini de dîner, elle se leva.
« Sans doute, reprit Paul ; mais un tel contrat ne doit pas s’abriter secrètement sous les formes de l’injustice. Ces hypocrisies sont coupables, car elles éternisent le mal chez les irréfléchis et les faibles, en lui donnant l’approbation apparente des forts. On ne combat l’erreur qu’en rompant avec elle. »
Il s’approcha d’une fenêtre ouverte qui donnait sur les jardins ; le soleil se couchait ; les nuages étaient splendides ; une brise qui récoltait ensemble les parfums des bois, des herbes séchées et des clématites, s’élevait, ravivant l’air, jusque-là si lourd.
La conversation continua quelque temps entre les dames, puis elles se rendirent au jardin, et Paul, de la fenêtre, vit Aline rêveuse s’isoler. Il la rejoignit et l’entraîna vers le parc, leur promenade habituelle. Dès qu’ils furent seuls sous ces grands ombrages, où le jour s’éteignait :
« Ce que je déclarais tout à l’heure à l’égard du mariage, dit Paul, n’est pas une attaque vaine, mais un plan médité. J’ai profondément réfléchi depuis quelques jours à tout ce qui devait, fière et noble comme tu l’es, te rendre le mariage odieux et même impossible. Je me suis mis à ta place, et j’ai frémi de colère en présence du serment que la loi dicte à la femme. Non, ce n’est pas toi qui peux jurer une abdication aussi immorale, aussi honteuse. »
Elle pressa la main de son amant avec un regard de reconnaissance.
« Tu as su comprendre, lui dit-elle, ce que l’habitude voile aux yeux mêmes de beaucoup de penseurs. Nous sommes à une époque où la conscience vacille, et souvent trébuche, dans l’écart énorme qui se fait chaque jour plus grand entre le fait et l’idée, entre la formule et l’acte.
— L’habitude ! s’écria-t-il, elle règne sur nous à ce point qu’il m’a peut-être été nécessaire de te connaître d’abord sous le nom d’Ali pour accepter sans restriction, et dans toute sa plénitude, l’égalité de tes droits. La différence des formes, des usages, trompe si bien les yeux des hommes, qu’il en est peu, à cet égard, qui ne s’épuisent et ne se fourvoient en ingénieuses distinctions. Mais ta fierté est la mienne ; ton orgueil m’est aussi cher que le mien. Écoute :
« Les esprits les plus indépendants de ce temps, ceux qu’on désigne sous le nom de libres-penseurs, et parmi lesquels j’ai nombre d’amis en Europe, rejettent le mariage religieux comme contraire à leur conscience et à leur honneur. Ils ont raison : car la dernière des lâchetés est l’hypocrisie, et chacun doit aux autres comme à lui-même d’affirmer ce qu’il croit, de rejeter ce qu’il ne croit pas. Cependant, par une inconséquence étrange, causée d’ailleurs chez beaucoup d’entre eux par l’inconséquence de leur doctrine à l’égard des femmes, ils acceptent le mariage civil, et en font la base même sur laquelle s’appuie leur protestation.
« Qu’est-ce pourtant que le mariage civil, sinon l’esprit et la formule du mariage religieux, transportés de la bouche du prêtre dans celle de l’officier public ? Ne voient-ils pas, ou ne veulent-ils pas voir, que l’autorité du prêtre, celle du roi et celle du mâle, — comme disent si noblement les éloquents de ce siècle, — ont une seule et même origine, et dérivent toutes également de cette invention sublime, qui se perd dans la nuit des théocraties : la délégation faite par le ciel à certains élus d’ici-bas, institués ses représentants nécessaires.
« L’heure est venue pourtant où il faut choisir entre le système céleste des hiérarchies, qui a jusqu’ici fondé l’ordre de ce monde sur l’inégalité, l’arbitraire, la violence, — et l’ordre humain, fondé par le droit de l’individu sur l’égalité, autrement dit la justice. Et ceux qui repoussent l’œuvre de l’Église courberaient la tête sous cette œuvre de soldat, qui doubla les brutalités chrétiennes et bibliques du culte de la force, de la haine de l’idée, de l’absence de tout sens moral ! Non, qui rejette l’une par raison doit rejeter l’autre par pudeur !
— C’est vrai, dit-elle ; et cependant l’absence de toute loi…
— Attends. Ce qu’on nomme le mariage libre t’effraye ? Tu as raison. Le mariage est trop grand pour que la liberté même le puisse contenir tout entier. Il appartient à la conscience humaine dans ce qu’elle a de plus haut et de plus universel ; il appartient à la société par l’enfant, et il est bon, il est juste, il est vrai, qu’un tel acte s’appuie sur le témoignage d’autres consciences, qu’il tienne dans une communion, si restreinte soit-elle, son rôle naturel de dogme social.
« Eh bien ! si la conscience générale à cet endroit est encore obtuse et muette, pourquoi ne pas s’adresser à ceux dont le sentiment et la foi sont pareils aux nôtres, et, les prenant pour témoins, pour société, pour patrie, inscrire, édifier en eux son serment, recevoir les leurs, créer ainsi dans ce groupe le point d’appui dont toute créature humaine, si forte et supérieure soit-elle, a besoin ?
« Je crois comme toi fermement à l’indissolubilité naturelle du mariage par le nœud vivant et indénouable de l’enfant. Je crois à la liberté, à l’égalité, sans fausses réserves ni distorsions ingénieuses. Laissant l’athéisme en morale aux défenseurs des religions, je crois de toute ma raison, de tout mon cœur, à l’unité du vrai, au mariage secret du bonheur et de la vertu ; je crois à l’accord des volontés, à la durée des sentiments, et ces forces humaines, ces vérités saintes, je nie la possibilité de leur existence entre l’esclave et le maître, entre l’inférieur et le supérieur !
« Je crois à la puissance féconde, éternelle, créatrice, de l’association, aux miracles de l’amour, au renouvellement du monde par la justice !… Je t’aime ! Veux-tu faire de notre bonheur un acte de foi ? le premier contrat au registre du droit nouveau ? »
Ces paroles prononcées par Paul d’une voix vibrante, tandis que ses mains pressaient ardemment celles d’Aline, la flamme de son regard, tant d’amour, de sincérité, d’enthousiasme, qui éclataient sur son visage, troublèrent Me de Maurignan jusqu’au fond de l’âme.
Ils se trouvaient en ce moment à l’endroit du parc le plus solitaire, près du pavillon. Sous les arbres épais, le jour baissait ; les derniers rayons s’éteignaient çà et là dans les feuillages, et les oiseaux, avant leur couchée, remplissaient le bocage de chants étourdissants.
« Que tu es noble et vrai ! » dit Aline d’une voix altérée.
Elle s’appuya plus fortement sur le bras de Paul, et sa tête, s’inclinant sous le poids de son émotion, jusqu’à effleurer l’épaule de son amant, ajouta par ce doux geste, plus éloquemment que par des mots : « Combien je t’aime ! »
« Je suis à toi ! lui dit-il ; je te veux, je t’ai choisie pour ma vie la plus haute et la plus chère ; mais en dehors même, s’il se pouvait, de ma volonté, je serais à toi. C’est un lien indestructible. Tu es pour moi tout le frère, l’ami, la femme adorée, l’idéal et la vie, toutes les affections, tous les charmes. Oh ! puisque tu m’aimes aussi, puisque mon bonheur est aussi le tien, dis-moi toi-même par quelles persuasions je te puis toucher, par quel baiser je pourrais t’enflammer de l’amour qui me consume, et dont il faut, vois-tu, que je vive ou que je meure : car, en dehors de toi, rien ne me touche plus… »
Toujours penchée sur son épaule, d’une voix douce comme un léger souffle :
« Paul ! dit-elle, moi aussi, je t’aime uniquement. J’espère, je désire être ta femme… Je suis à toi d’âme, de volonté… seulement… »
Il n’entendit pas ce dernier mot, prononcé plus bas encore. Les premières paroles d’Aline, leur accent d’amour, l’agitation visible de la jeune fille, l’avaient enivré ; ses oreilles tintaient. Il crut au bonheur enfin, et, pris de délire, il la saisit et l’emporta dans le pavillon… Elle ne résistait pas… Mais il la vit tout à coup affreusement pâle ; il la sentit se glacer entre ses bras… Il jeta un cri terrible, et, la repoussant, il s’enfuit.
Il faisait nuit quand Aline revint au château. Après quelques minutes d’une conversation entrecoupée, dans laquelle, indirectement, elle sut que Paul n’était pas rentré, elle dut avouer à ses amies qu’elle n’était pas bien, et monta dans sa chambre. Là, renfermée, elle laissa de nouveau éclater ses pleurs, son désespoir. Où allaient-ils ainsi ? Que voulait-elle ? Comment tout cela pouvait-il finir ?
— Par le malheur et la mort de son amant, sans doute.
— N’était-elle donc pas à lui de toute son âme ? Avait-elle un bonheur plus cher que le sien ? une autre vie que la sienne ? Seule, en pensant à lui, n’avait-elle pas le cœur étreint par les élans de la tendresse la plus profonde, la plus passionnée ? N’était-il pas juste dans ses désirs, noble, grand, dans toutes ses pensées ?…
Elle sentait en elle-même la douleur de Paul ; des gémissements lui échappèrent ; elle l’appela par de grands élans de cœur, et, s’il eût été là, elle se serait jetée à ses genoux en pleurant…
— Mais alors encore, peut-être…
— Oh ! toujours ces odieux fantômes viendront-ils donc se placer entre elle et lui ? répandre en elle ce froid mortel, ces sucs empoisonnés sur ses lèvres, arrêter son cœur ?…
Les souvenirs ne peuvent-ils être effacés ? Ne saura-t-elle jamais arracher ceux-là de sa mémoire ? Ce monde vain de l’image est-il si solide ? La trace des êtres sur le sable ne dure qu’un instant ; des villes, des nations, des siècles, sont anéantis ; la croûte terrestre est faite de tombes oubliées, de choses évanouies, de joies, de crimes, d’actes, de désirs, d’agents inconnus ; et de ce petit espace du cerveau ne pourrait s’effacer l’impression produite par des actes étrangers !…
Non ! C’est en vain qu’elle maudit, repousse et vomit ces hontes. Elles restent là, cramponnées à sa mémoire, et ne s’en vont pas.
Elle en a été atteinte trop profondément dans l’humanité, sa mère et son être même. Ses entrailles ont tressailli des cris de l’enfant abandonné ; elle a vu fouler aux pieds ses dieux dans la boue ; elle a rougi des insultes jetées à d’autres ; en voyant ce qu’on avait fait de l’amour, de la beauté, elle s’est trouvée honteuse d’être femme.
Une à une, tant d’infamies, qui ont amassé en elle tant de dégoûts, défilent impitoyablement devant elle ; elle pleure, elle souffre ; elle met sa main sur ses yeux pour ne pas voir, elle ferme ses oreilles pour ne pas entendre ; mais en vain, et de tous ces souvenirs, le dernier, le plus odieux, le monstre que surtout elle redoute, et devant lequel sa pensée défaillante recule, ainsi qu’un enfant devant le spectre de sa peur, — celui-là vient à son tour, l’atteint et la glace de son étreinte… Elle entend ces paroles d’amour prononcées pour une autre qu’elle, les mêmes, ô honte ! que tout à l’heure… et derrière la vitre lui apparaît encore ce visage, où elle ne reconnaît qu’avec horreur un être adoré.
En proie à des souffrances nerveuses, éplorée, haletante, dans l’atmosphère encore lourde qui avait succédé aux chaleurs du jour, elle détacha sa robe, Ôta son corset et se jeta dans un fauteuil, près de la fenêtre ouverte, où de légers souffles, agitant les rideaux de mousseline, apportaient du jardin la senteur des pois parfumés et des chèvre-feuilles. Elle pencha sa tête brûlante sur son beau bras nu ; sous la batiste bordée de dentelle, son jeune sein s’élevait et s’abaissait tour à tour, par les spasmes irréguliers de ses sanglots et de ses soupirs. Une larme de temps en temps, se détachant des cils, roulait sur sa joue. Par l’entrebâillement des rideaux, qu’écartait la brise, on apercevait sous le ciel étoilé, dans le jardin, de sombres masses de verdure endormies ; le regard d’Aline s’y attachait vaguement, sondant l’inconnu, l’espace, et se répétant sans cesse une seule question : Où est-il ?
De plus en plus, cette inquiétude la dévorait, quand tout à coup, avec la finesse d’ouïe particulière à ceux qui attendent, elle entendit un pas sur les dalles du corridor, à l’autre bout, où se trouvait la chambre de Paul. C’était le sien. Elle frémit de joie. Puis, mille sentiments nouveaux l’agitèrent. De tout son cœur elle désirait lui parler, et n’osait plus. Elle sentait le besoin de le consoler et…
« Ah ! trêve d’enfantillages ! se dit-elle, en se levant tout à coup. Veux-je le sauver ou le perdre ? L’aimé-je ou non ? Je l’aime ; il souffre ; et ma volonté ne serait pas supérieure à tout !… Je veux qu’il soit heureux, et il le sera, dussé-je être mille fois plus forte que moi-même ! »
Onze heures sonnaient. Tout dormait dans le château ; d’un pas rapide, Aline traversa la chambre… et tout à coup, devant une glace, elle s’arrêta brusquement à se voir dans ce désordre, ces belles épaules nues, ce sein à demi voilé, ce visage éclatant par tant d’émotions, d’une beauté splendide, elle éprouva un frémissement, un émoi mêlé de honte et d’orgueil, et ses paupières se baissèrent. Mais presque aussitôt elle les releva :
« Il a raison, se dit-elle ; cela est sublime, la beauté ! Ne suis-je pas heureuse d’être belle… pour lui ? »
Et cependant, tandis qu’elle passait à la hâte, et d’un mouvement fébrile, un long peignoir blanc, elle semblait frémissante encore ; des ombres et des lueurs se succédaient sur ses traits. Elle appuya fortement une main sur son front, l’autre sur son cœur ; puis, d’un visage empreint de résolution, elle ouvrit la porte et sortit. Un pâle crépuscule régnait dans le vaste corridor, où, sans lumière, elle glissait d’une démarche ferme et majestueuse, avec aussi peu de bruit que sa blanche robe sur les dalles. Elle arriva ainsi jusqu’à la chambre de Paul, et doucement, sans frapper, entr’ouvrit la porte.
Il n’y avait pas de lumière ; un silence complet régnait ; Aline poussa tout à fait la porte, entra, et la renferma derrière elle.
« Paul », dit-elle d’une voix faible et douce.
Mais il ne répondit pas. Le cœur saisi d’une terreur vague, Aline chercha sur la table à tâtons, trouva des allumettes, éclaira la chambre. Paul n’y était point, et ce qui la terrifia davantage au premier coup d’œil fut le désordre d’objets comme pour un départ… Elle vit une lettre et faillit s’évanouir. Mais cette lettre indiquait sans doute le moyen de le rejoindre : elle s’en saisit.
« J’ai pu rassembler enfin mes pensées, chère bien-aimée, et j’ai tout compris. Je te demandais l’impossible ; ta volonté me l’accordait ; mais quelque chose de plus fort que ta volonté me condamne. Je ne t’accuse pas ; tout brisé que je suis, je t’adore et te bénis. Mais je serais un lâche de t’imposer de nouveau ce triste amour que tu ne peux partager, et de forcer ton front pur à rougir en me revoyant. Je pars. Où je vais, je n’en sais rien. Je m’abandonne à cette fatalité qui me chasse d’auprès de toi. Ne t’afflige pas trop. Quoi qu’il arrive, nous nous reverrons. Vivant ou mort, entre nous, toute séparation ne peut être que factice et passagère.
« À toi de tout mon être.
Ce pas entendu était celui du départ ! Combien y avait-il de cela ? — Une demi-heure peut-être ?… elle ne savait : le temps que mit à se produire et à s’affirmer une volonté qui changeait toute leur destinée… Mais il fuyait !…
Aline courut à sa chambre, revêtit à la hâte son amazone et descendit aux écuries. Les deux chevaux de selle s’y trouvaient : Paul était parti à pied. Aline sella elle-même Brillant, le plus doux, qui léchait ses mains, le conduisit dehors, sauta en selle… et sur le point de le lancer, incertaine, s’arrêta. De quel côté ?… Saumur ?… Angers ?… Suivait-il un chemin ? Errait-il sans but ? Dans le crépuscule de cette nuit, comment le voir ? Où l’atteindre ? Tout d’abord, la force dominatrice, qui, dans les moments suprêmes, saisit le commandement et impose silence aux passions, avait en elle comme suspendu la douleur ; mais, cette force arrêtée, la douleur fit irruption et lui remplit l’âme à flots. Rendant les rênes, la tête penchée sur son sein, elle laissa Brillant prendre de lui-même, à petits pas, le chemin qu’il voulut suivre.
Eh quoi ! de deux êtres si ardemment tendus l’un vers l’autre, d’un tel courant d’amour, de douleur, de pensée constante, aucune étincelle ne jaillira ? Ce lien qui les unit, si réel, si vivant, si indissoluble, quoique invisible, ne devrait-il pas les attirer l’un vers l’autre dans l’espace ?
Du fond du cœur, elle jeta un appel, un-cri, puis écouta… Mais le doute, hélas ! en elle écoutait aussi. Elle n’entendit qu’une réponse timide, indécise, que d’autres vinrent contredire : ce n’étaient évidemment que les hôtes habituels de son propre esprit, au lieu de la chère inspiration invoquée. Dans l’âme humaine, comme ces belles plantes des jardins qui ne souffrent point autour d’elle les plantes sauvages, ainsi la connaissance étouffe l’instinct.
Aline se dit qu’étant à pied, Paul, selon toute probabilité, aurait gagné la ville la plus proche. Elle courut donc vers Saumur, qui n’était qu’à deux ou trois lieues, et pendant trajet, regardant sur la route et cherchant à percer le crépuscule, elle s’arrêtait de temps en temps en face d’une ombre indécise, jetait au vent quelque note émue, écoutait, et reprenait son chemin.
Elle arriva dans la petite ville avant l’aube, y resta jusqu’au départ de la diligence, et ne vit point celui qu’elle cherchait. Sous prétexte d’un parent qu’elle attendait, elle visita les hôtels, interrogea, ne trouva nulle trace, et reprit désespérée le chemin de la Chesneraie. Maintenant, il était trop tard pour atteindre Paul du côté d’Angers. Attendre une lettre ?… Son adieu n’en faisait point espérer. Elle espéra cependant ; elle subit quelques jours d’une attente mortelle, puis, n’y pouvant tenir plus longtemps, elle partit pour l’Italie.