Librairie internationale (p. 18-62).

CHAPITRE II

Quand M. de Maurignan et sa fille pénétrèrent dans la chambre de la marquise, ils la trouvèrent à demi couchée sur son ottomane de satin bleu. Elle se leva pour venir à leur rencontre ; mais elle paraissait brisée, et sa pâleur, l’éclat étrange de ses yeux, les frappa.

« Qu’éprouves-tu ? demanda le père avec inquiétude.

— Une lassitude profonde, répondit-elle avec un sourire des lèvres et un trait amer du regard.

— Qu’en pense ton médecin ?

— Je ne le lui ai pas demandé. »

M. de Maurignan insista pour que le médecin fût consulté dès le lendemain. Elle promit, sans paraître y attacher d’importance.

Mme de Chabreuil devait avoir une dizaine d’années de plus qu’Aline ; elles se ressemblaient de traits, mais différaient de physionomie, au point de rendre la ressemblance peu frappante au premier coup d’œil.

Cette expression intelligente et calme, qui, chez Aline, recouvrait la profondeur de sentiments inéprouvés, se changeait en passion chez la marquise, et la douce fierté qui résidait sur le front de la jeune fille était devenue chez sa sœur une puissante énergie ajoutée à cette passion.

Belle de tout le développement de ses charmes, la lèvre amère, ironique, ardente, l’œil sombre, traversé de flammes, déjà Mme de Chabreuil semblait renfermer dans son sein gonflé, soulevé par une respiration irrégulière, les épreuves de toute une vie. Ce cercle bruni sous l’œil avait reçu plus d’une larme, et ce beau front aux lignes bombées avait sa ride entre les sourcils.

Après avoir enlacé d’une vive et fiévreuse étreinte son père et sa sœur, elle était retombée sur les coussins, toute pâle.

M. de Maurignan était trop observateur, et d’ailleurs trop averti, pour attribuer à une simple indisposition l’état de sa fille ; aussi fit-il des demi-questions, que gracieusement elle éluda. Était-ce une de ces créatures fiévreuses que tout agite ? ou bien su. bissait-elle une violente crise intérieure, dont elle ne pouvait contenir l’ébranlement ?

Femme du monde, quoi qu’il en fût, elle n’abandonna pas le soin d’être aimable, et soutint la conversation avec une verve un peu saccadée, mais en même temps avec une effusion de tendresse qui se révélait moins par ses paroles que par ses regards, et leur donnait une puissance magnétique extraordinaire. On eût dit que son cœur se versait en effluves. Évitant, contre le gré de ses interlocuteurs, de parler d’elle-même, elle maintenait l’entretien sur eux seuls, sur leurs projets, sur leurs espérances, et cependant répondait à peine à ce qui était dit de Germain, comme si ce sujet lui eût inspiré quelque répugnance.

Souvent, et même plus volontiers, elle parla de choses indifférentes, mais c’était en leur disant des yeux constamment : « Amis, je vous aime, je vous aime bien, et ce m’est une douceur immense de vous voir. » On sentait derrière tout cela quelque chose d’intense, d’âpre, de terrible, qui finit par pénétrer le père et la sœur d’une terreur vague. Aline se leva ; elle étouffait.

« Où vas-tu, ma chérie ? demanda Suzanne en la couvrant d’un long regard.

— Chercher ton fils. Où est-il ?

— Chez son précepteur, dit Suzanne d’une voix rauque. Il vient tout à l’heure de me quitter, et je n’ai pu obtenir de le garder plus longtemps. Réclame-le au nom de son grand-père. On étouffe cette jeune vie sous le poids de langues et de civilisations mortes. Un enfant de dix ans ne doit pas travailler le soir, n’est-ce pas mon père ? »

Aline sortit.

« On a toujours imposé l’instruction de manière à écraser l’enfance plutôt que l’instruire, dit M. de Maurignan ; mais nous étions plus robustes autrefois, et votre génération étiolée, dorlotée, nerveuse, est incapable de supporter à d’aussi hautes doses l’ennui et l’immobilité. Il faudrait faire comprendre cela au précepteur de Gaëtan.

— Vous oubliez, reprit la jeune femme avec une profonde amertume, qu’une mère n’a aucun droit sur l’éducation de son fils. M. de Chabreuil approuve le précepteur en toutes choses, et cela suffit. Cependant Gaëtan est si frêle… »

Quelque chose comme un sanglot comprimé lui coupa la voix.

« Je puis en parler à Chabreuil et voir si mes droits de grand-père seront mieux respectés que les tiens. Le désires-tu, mon enfant ? »

En même temps M. de Maurignan quitta son fauteuil, et, s’asseyant sur l’ottomane auprès de sa fille, il l’enlaça d’un bras et la pencha sur lui.

« J’aurais besoin de te voir plus heureuse, » dit-il en soupirant.

Ces tendres paroles, cette douce pression, vainquirent la réserve de la jeune femme, et ses larmes, coulant avec abondance, inondèrent l’habit du vieillard et ses mains.

« Mon enfant chérie, dit-il d’une voix altérée, que se passe-t-il donc ? D’où te vient cette nouvelle souffrance ? Parle ; confie-moi tout. Je t’aime et suis indulgent.

— Père, murmura-t-elle, pouvez-vous me rendre l’espérance morte ?

— Hélas !… peut-être. Avec du courage et du calme, on attend et la vie change. Nous, du moins, nous changeons…

— Non, reprit Mme de Chabreuil, j’ai vu le fond de la vie et de l’âme humaine, et quand les lèvres ont touché cette lie…, la soif de tout breuvage passe à jamais.

— Partons ensemble, veux-tu ? dit le père. Allons tous les trois à Florence, à Constantinople, où tu voudras.

— Vous êtes bon, père, mille fois bon, et j’en veux à ma destinée, non-seulement pour ce qu’elle m’a fait souffrir, mais pour le mal qu’elle vous fait par moi.

— Tes ennuis intérieurs, dit M. de Maurignan avec un peu d’hésitation, cette absence d’autorité dans ta propre maison, ta gêne, tout cela est le résultat inévitable de ta mésintelligence avec ton mari, et s’il était possible de rétablir quelque union entre vous… »

Suzanne se releva brusquement, quittant l’épaule de son père, où elle était appuyée.

« Ah ! vous pensez ? dit-elle avec une inflexion de voix stridente, méprisante, amère.

— Que veux-tu, ma fille ? Cet homme a contre toi toute puissance et…

— Je le sais, » dit-elle d’un ton sec et ferme.

Aline rentrait avec son neveu.

« Nous reprendrons cette conversation demain, » dit à demi-voix M. de Maurignan à Suzanne.

Celle-ci ne répondit pas. Elle s’était rejetée de l’autre côté, sur son siége, et travaillait par un violent effort à se calmer. Bientôt ses yeux redevinrent secs et brûlants.

Tout joyeux d’être délivré de l’étude, Gaëtan se jetait dans les bras de son grand-père.

« Quel ours que ce précepteur ! murmura Aline à l’oreille de la marquise.

— Tu venais de ma part, » dit celle-ci.

L’enfant justifiait assez par son apparence débile les craintes de sa mère. C’était un garçon d’une dizaine d’années, joli, fin, les yeux pleins de malice et de vivacité ; mais pâle, fluet, la poitrine creuse, le dos arrondi. Il ne lui eût fallu pour le moment d’autre étude celle qui se prend à la volée dans les champs, semence divine d’ailleurs, et, même pour l’esprit, autrement féconde que l’analyse éternelle d’outils humains délaissés. Avide de mouvement, après s’être laissé caresser quelque temps avec nonchalance, il s’arracha des bras de sa mère, qui l’avait attiré sur ses genoux, et se mit à jouer avec les objets rangés sur une étagère.

Devant l’enfant, la conversation fut tantôt superficielle, tantôt remplie de mots soulignés, de sous-entendus. À dix heures précises, le précepteur envoya chercher Gaëtan. Mme de Chabreuil le prit alors dans ses bras, et, muette, le tint longtemps serré sur sa poitrine. Mais les enfants n’aiment pas les longues caresses. Gaëtan se dégagea, alla gaiement souhaiter le bonsoir à son grand-père et à sa jeune tante, et sortit en gambadant.

Malgré ses efforts, Mme de Chabreuil devenait morne. Ses paroles se traînaient, sa voix était sourde.

« Tu as besoin de te reposer, ma fille, » dit M. de Maurignan.

Et se levant, il l’embrassa en disant :

« À demain. »

La jeune femme retrouva pour ces adieux toute son énergie. Au sortir de son étreinte convulsive, Aline, pénétrée d’une vague terreur, s’écria :

« Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Suzanne !… je ne veux pas te quitter ! »

La marquise attacha sur elle un regard ardent :

« Tu as raison, dit-elle. Oui, reste avec moi. »

Et se tournant vers M. de Maurignan, qui hésitait :

« Mon père, laissez-moi ma sœur pour cette nuit.

— À quoi bon ? » dit M. de Maurignan.

Mais, agité, lui aussi, d’une sourde inquiétude, il ajouta presque aussitôt :

« À condition que vous ne passerez pas toute la nuit en conversations.

— Je vous le promets, répondit Suzanne. Je vais faire préparer pour Aline la chambre à côté de la mienne et l’y enverrai bientôt.

— Alors, je viendrai vous chercher demain toutes les deux, et nous ferons une excursion à la campagne. Au revoir, mes enfants. »

Il sortit.

Il était onze heures environ. Mme de Chabreuil sonna, donna des ordres, fit ranimer le feu et s’assit, avec sa sœur, près du foyer. Enfoncée dans sa bergère, le front sur sa main, elle gardait le silence et semblait plongée dans une rêverie profonde.

Une question, retenue par un pudique embarras, errait sur les lèvres de la jeune fille et animait ses regards. Se glissant enfin hors de son fauteuil, elle se laissa tomber sur le tabouret, aux pieds de sa sœur, et lui prenant les mains, d’une voix douce et timide :

« Tu souffres de quelque grand malheur, dit-elle ; je le sens. Ne puis-je t’aider ?

— Non, » répondit Suzanne.

Ce « non » était si décisif qu’il glaça le cœur d’Aline.

« Mais, reprit la jeune femme, j’hésite si je ne dois pas t’aider, moi, en t’éclairant »

Aline fixa sur sa sœur des yeux étonnés, interrogateurs

« J’hésite et c’est folie… Tombée dans le piége avant toi, ne dois-je pas t’avertir… C’est un mot d’ordre universel que se passent les siècles, que de cacher aux jeunes filles la vérité sur la vie. Et ce mot d’ordre, celles mêmes qui en ont été victimes le respectent, par un lâche consentement, et laissent les illusions de leurs sœurs, de leurs filles aboutir au même dénoûment fatal. Préjugé ?… sottise ?… pudeur ?… que sais-je ?… Moi-même animée par le désir de te sauver, je frémis pourtant comme sous l’impression d’un sacrilége.

« Elles sont, en effet, sacrées, vos ignorances…

« Mais faut-il donc à ce rêve sacrifier la vie entière ? Et quand une main brutale s’apprête à le violer, vous perdre… pour le conserver quelques heures de plus ? — Non, la réserve poussée à ce point devient imbécile. Aline ! le mariage est un antre que voile un rideau de théâtre peint de guirlandes et d’amours, mais derrière lequel est une chute immense. Je t’en parlerai, si tu veux m’entendre. Pour préserver ta pudeur, pour guider ta liberté, je t’offre ma cruelle expérience. La veux-tu ? »

En écoutant ces paroles, Aline avait rougi. À cette dernière question, elle devint pâle et resta quelque temps muette. Son cœur se serrait d’appréhensions ; sa pudeur s’alarmait de l’explication offerte… Elle pensa aussi que ce serait mal, à cause de Germain. Cependant Suzanne était chaste et fière ; Aline s’en savait tendrement aimée…

Tout à coup, il lui vint l’idée que cette confidence, qui devait être l’histoire des déceptions et des chagrins de sa sœur, indiquerait sans doute quelque moyen de consolation, de salut. Aline savait depuis longtemps que sa sœur était malheureuse ; mais elle l’avait appris seulement par ces demi-mots qu’on laisse échapper en famille, et dont la réticence marquée interdit toute demande d’explication. Elle détestait sur la foi d’autrui M. de Chabreuil, sans bien savoir de quoi il était coupable. Mais, restée près de sa sœur comme consolatrice, comme aide, ce rôle lui imposait d’être forte, et par conséquent d’étouffer toute susceptibilité personnelle, dans l’espoir d’être utile. Elle n’hésita plus :

« Parle, ma sœur, dit-elle.

— Ah ! dit Suzanne en serrant convulsivement les mains de la jeune fille et en la baisant au front, je te sais courageuse, et c’est pourquoi l’idée m’est venue de te faire cette révélation, et même de te confier un secret terrible… qui vieillira ce jeune front. Mais quand je reproche si amèrement à ceux qui m’ont élevée de m’avoir jetée, un bandeau sur les yeux, dans le gouffre de la vie, je ne veux pas me rendre complice de ce même crime envers toi. Intelligente, sensible, pure, la destinée en ce monde est de souffrir. J’avance l’épreuve pour la rendre moins amère, voilà tout. Maintenant, écoute :

« J’avais dix-huit ans à peine quand j’épousai M. de Chabreuil. Je savais la musique, l’histoire superficielle du passé, fort peu de la nature, et rien de la vie. J’acceptai le mariage, parce que l’opinion l’impose ; M. de Chabreuil, parce que mon père me le présenta. J’étais une enfant, et toute mon éducation avait eu pour but de me laisser telle. Mineure, incapable de disposer de mes biens, on me fit disposer de moi-même et de ma vie tout entière. La loi qui nous régit a de ces vides de sens moral, effrayants par leur profondeur.

L’habitude, toutefois, c’est-à-dire l’irréflexion, atténue en ce monde la responsabilité de bien des crimes. Je pardonne à notre cher père. Il est de ces esprits vifs, brillants, généreux, qui font de telles excursions dans le champ de l’idéal que cela suffit à les satisfaire. Pour innover, d’ailleurs, et surtout en éducation, il faut des résolutions exceptionnelles. Donc, élevée, comme toutes les jeunes filles du grand monde, dans ces serres chaudes où croissent uniquement le lis et la fleur de l’oranger, soigneusement tenue à part de tout contact des réalités vulgaires, l’esprit orné de légendes, en guise d’instruction, nourrie de parfums, enivrée d’idéal, bercée de rêves, — une nuit, sans m’avoir dit où j’allais, à la suite d’un bal, on me jeta dans le lit d’un homme, d’un débauché. J’étais marquise de Chabreuil.

« … Mon enfant chérie, il est des images que deux honnêtes femmes ne peuvent évoquer entre elles, des confidences auxquelles leur langue et leurs oreilles se refusent. Ce que je puis te dire seulement est ceci : la nuit des noces est le réveil le plus horrible et le plus brutal de ce rêve que, grâce aux perfidies de notre éducation, nous composons de sublimités et de poésies. Ce fiancé respectueux et discret dont le plus grand privilége était de baiser notre main, cet amant présenté par un père et dont la recherche emprunte à l’approbation de la famille un caractère chaste, grave et pieux…, cet homme, type de noblesse, de convenance, de cœur, le masque tombé, n’est plus qu’un satyre. Au rebours des contes de fées, ce n’est pas la bête, spirituelle et bonne, qui se change en un beau prince… hélas ! non ; c’est le beau prince qui se change en bête. »

Mme de Chabreuil s’arrêta en regardant sa jeune sœur, qui, la tête penchée, les yeux baissés, frémissante, mais muette, semblait s’entourer de silence et d’immobilité comme d’un voile. Les traits de Suzanne exprimèrent une pitié profonde, et d’un ton de voix plus tendre et plus doux, elle reprit :

« Chère Aline, il faut le dire, nous apportons aussi nos torts dans cette douloureuse épreuve ; car c’est folie que de rejeter sa propre nature et de s’élever contre les conditions inévitables de sa propre vie. Cette terre ne contient probablement pas le dernier mot de notre destinée ; mais du moment où elle nous a enfantés, nourris, nous sommes faits pour elle ; nous lui appartenons par des liens suffisants, réels, et dont il est faux de rougir.

« Donc, à quoi bon ce mystère, qui doit si promptement être dévoilé ? À quoi bon ce haut vol, pour aboutir à cette chute ? Pourquoi chercher des ruses contre l’inévitable ? Pourquoi séparer comme ennemies la chasteté et la vérité ? Si l’on élève les filles pour le cloître, à la bonne heure ; mais si pour la vie, de quoi servent ces fausses notions et cette ignorance, laborieusement tramée ? Si j’avais été mère d’une fille, mère véritable, c’est-à-dire libre d’élever moi-même mon enfant, je lui aurais simplement et chastement enseigné la réalité. En éducation, comme en toute chose, il n’y a d’utile et de bienfaisant que le vrai. Elle eût senti dans la nature l’innocence des lois éternelles, qui se transforme en chasteté dans l’amour humain, par l’intelligence et la liberté. Elle ne se fut pas soumise avec honte, mais se fut donnée avec orgueil et bonheur.

« Car l’esprit humain, vois-tu, est le créateur de la vie. Il peut souiller le devoir aussi bien que purifier la fange. Il s’élève au sublime, appuyé sur le vrai ; mais l’abandonne-t-il sous prétexte de voler plus haut encore, il tombera d’autant plus bas. Ces ailes d’ange chrétien qu’on vous attache au dos, pauvres filles, c’est pour la prostitution qu’elles vous enlèvent à l’amour !

« Le lendemain de mon mariage je haïssais mon mari. Tombée du haut de cette royauté d’innocence faite à la jeune fille, et entourée de tant de faux respects, dans l’abîme de la dernière humiliation, ma douleur, si stupéfiante qu’elle fût, se mêlait d’un profond ressentiment. Je ne songeai d’abord qu’à briser cette horrible chaîne. Que pouvais-je cependant ? Quand mon courage, à dix-huit ans, se fût élevé jusqu’à braver la peur du scandale, quand j’aurais accepté de vouer ma vie, à peine commencée, aux tristesses de l’isolement, pour quels motifs aurais-je pu demander une séparation ? Alléguer mon âge, mon ignorance, mon erreur, et demander protection pour ma pudeur contre… mon mari ! Quel plaisant procès ! et comme en eussent ri les juges eux-mêmes ! Ah ! c’est une chose bien immonde que cette opinion publique à laquelle on sacrifie tout !

« Oui, j’avais contre moi la société tout entière, ma famille elle-même. Notre père vit ma souffrance et n’eut pour elle qu’un sourire. Longtemps, silencieuse dans ma honte, je roulai en moi des projets de mort ou de fuite ; mais le courage me manqua pour me tuer, et seule, sans ressources suffisantes, je ne pouvais fuir. Ma dot et moi nous appartenions à cet homme, et ma vie était rivée à la sienne, de par la force des choses et par la loi.

« On me forçait d’être lâche, je le fus. La vie, dans la jeunesse, a de si puissantes attaches, qu’elle se reprend au moindre support. L’obligation d’aller dans le monde me fut une distraction forcée. Peu à peu je connus la vie telle qu’elle est, et, tout en la méprisant, je me crus moins le droit d’enfreindre des lois si universellement consenties. Mon mari, fier de moi, me comblait de soins. Lasse de ma résistance vaine, je finis par me résigner à cette existence, comme un prisonnier se résigne à sa chaîne et à sa prison. Après avoir reconnu que je subissais le sort général et que les autres hommes ressemblaient plus ou moins à M. de Chabreuil, cessai de lui en vouloir, et je tombai dans une apathie morale qui eût pu devenir bien profonde…, mais à laquelle la naissance de mon fils m’arracha. Ne pouvant être épouse, au moins je fus mère, et d’autant plus passionnée. J’insistai pour le nourrir, et, aidée de mon médecin, je l’emportai dans cette lutte contre la volonté du marquis.

Oublieuse alors de tout autre objet que mon fils, je me plongeai dans ces joies maternelles, si pures, si charmantes, où je retrouvais mon âme, au spectacle de la renaissance de cette âme d’enfant. J’étais reconnaissante à mon mari de m’avoir donné ce trésor ; je l’en aimais presque et l’appelais à jouir avec moi des progrès de Gaëtan. Mais il avait bien autre chose à faire ; de telles joies étaient trop au-dessous de lui ; il en souriait avec cette pitié dont l’importante sottise des hommes seule a le secret, et baisant dédaigneusement l’enfant, par grâce, il courait retrouver les maîtresses, auxquelles, disait-il, les fantaisies maternelles de sa femme l’avaient renvoyé. Il avait repris son ancienne vie. Je l’ignorai d’abord ; puis mes soupçons furent excités ; je voulus savoir, j’eus des preuves et les lui montrai, le pensant remplir de confusion. Mais il ne fit que se moquer de mes reproches, disant qu’une femme d’esprit ne devait jamais s’apercevoir de semblables choses, ou n’en tenir compte que pour lutter de séductions avec ses rivales.

« M’ayant donné cette leçon avec une aisance parfaite et une dignité magistrale, il voulut bien prendre un ton plus doux, se déclarer flatté de ma jalousie, et me complimenter sur l’éclat de mon teint… Mais je le priai de retourner à ses maîtresses avec une telle sincérité de dégoût, qu’il me sentit invincible et, de ce moment, me prit en haine. Trop incapable de comprendre le respect de soi pour ne pas attribuer de secrets motifs à ma résistance, il me surveilla. Je me vis en butte aux plus vils soupçons.

« Que m’importait ? Je vivais de mon fils, je l’adorais, j’en faisais un Dieu, et je méprisais les hommes. Je me réfugiais en lui de toute souffrance ; il me rendait mes caresses et me saluait de cris de joie. J’étais alors tout pour lui, sa Providence ; il m’appartenait tout entier… Pour lui, je refis mon éducation ; j’étudiai, je comparai, je réfléchis beaucoup ; je voulais être son institutrice, en faire un homme nouveau, un homme pur et juste. Je caressai ce rêve que mon fils ne serait l’agent de la dégradation d’aucune femme, qu’il ne chercherait point ses joies dans l’injustice et resterait digne d’un grand amour. Ce rêve et la chère réalité du bel ange que j’élevais dans mes bras me suffisaient alors ; après tant de contrainte, l’abandon de mon mari m’était une joie, et je me sentais renaître avec l’enfant.

« Peu à peu, cependant, je sentis qu’un enfant ne peut remplir toute la vie et qu’à côté de l’amour maternel, fût-il immense, il reste une place vide dans le cœur de celle qui n’a point aimé. Mais je le sentais presque sans désir et me gardais de toute recherche.

« Trompée si cruellement par l’ignorance où l’on m’avait retenue, mon esprit désormais s’était appliqué d’autant plus activement à bien voir. L’âpreté de ma désillusion avait rendu ma vue plus perçante et mes jugements plus décidés. J’avais des hommes en général une défiance profonde, un puissant dédain. Je ne pus cependant refuser mon estime à certains d’entre eux, doués de qualités éminentes, qui voulurent bien rechercher ma société. Ils se dirent mes amis. Ah ! mon enfant, quelle énorme réticence contient cette déclaration d’amitié d’un homme pour une femme, quand cette femme a quelque jeunesse et quelque beauté ! Je les perdis successivement, et leur affection mensongère ne m’apporta quelques douceurs que pour me faire sentir plus amèrement l’absence de cet épanouissement suprême du cœur, vaine promesse de l’amitié, que l’amour seul s’offrait à remplir.

« J’y renonçais, à l’amour, et cependant j’y croyais encore au fond de l’âme, tout en me disant qu’il était peut-être sans objet possible sur cette terre. Et quand l’exception eût existé, que m’importait ? Je n’étais pas libre. Ce bonheur n’eût été pour moi qu’un malheur. J’en écartais ma pensée.

« Mon fils atteignit ses huit ans. Occupée de lui pendant tous les instants que je pouvais dérober au monde, je cherchais en lui l’être que j’y rêvais. Mais j’éprouvais à cet égard une désillusion nouvelle et qu’il me fallut chaque jour m’avouer plus nettement cet enfant, dont je voulais faire un héros, montrait une nature mobile, impressionnable, tendre quelquefois, mais le plus souvent égoïste. Aucune des qualités principales que je désirais trouver en lui, — cette probité surtout de la conscience, nécessaire pour réagir contre l’opinion, ne se montrait native dans ce caractère naïvement personnel.

« Folle que j’étais ! En pouvait-il être différemment ? Comment avais-je pu rêver dans le fils du marquis de Chabreuil, dans ce fruit d’une telle union, un être pur, héroïque, sincère ? Le pauvre cher enfant pouvait être fortifié par une éducation ferme et saine ; mais lui demander plus était inutile.

« Je repris donc un courage nouveau, plus dévoué encore, mais plus triste. Gaëtan, du moins, était fort intelligent ; il saisissait vivement les rapports des choses ; le vrai, le juste, sont mathématique aussi bien que sentiment.

« Oui. Mais connaître n’est pas vouloir. L’intelligence humaine n’est pas un flambeau qui rayonne de tous côtés elle se projette surtout dans une direction donnée ; et combien, au temps où nous sommes, prouvent qu’il ne suffit pas d’être intelligent pour être juste, et que tout dépend du mobile : conscience ou intérêt.

« Enfin, je me vouais avec amour, avec ardeur, à cette tâche difficile ; j’y eusse consacré ma vie. Tu sais, Aline, ce qui arriva : Gaëtan me fut enlevé. M. de Chabreuil décida que l’héritier de sa maison ne devait pas rester plus longtemps aux mains des femmes. Il me l’enleva pour le remettre à un homme que je ne connaissais pas, et qui reçut contre moi le mot d’ordre de sa haine.

« Désormais, je ne pus voir mon enfant qu’à ses courtes récréations, obligée de disputer son attention à ses jouets, intimidée par la crainte de l’importuner, désespérée des fausses directions imprimées à son esprit, de la brutale inintelligence d’un système qui, sans pitié, froissait les besoins les plus légitimes de l’enfant, et compromettait sa santé.

« Tout ce que j’avais souffert jusque-là n’était rien devant cette violation de mon droit le plus sacré, le plus cher. Mais M. de Chabreuil agissait légalement. Les femmes ont reçu de la loi qui nous régit le droit de faire des enfants, mais non celui d’être mères !… »

La voix s’arrêta dans la gorge de Suzanne, et ses traits prirent une expression d’indignation et de haine si puissante, qu’Aline en frémit. Elle se jeta dans les bras de sa sœur.

« Ah ! lui dit-elle, je n’avais pas compris encore toute l’amertume de ton malheur ! Mais est-il possible ? Les lois sont-elles à ce point odieuses ? Les fils de la femme ont-ils pu violer ainsi la maternité ?

— Oui, reprit la marquise, cela est ainsi. D’abord je me dis comme toi : « C’est impossible ! » Non ! cet être formé par moi de mon sang et de mon âme, enfanté dans la douleur et au risque de ma vie, mon enfant !… nourri de mon lait, de mes veilles, de tant d’amour !… salut de mon naufrage, mon seul avenir désormais, et ma seule joie !… non, cela n’est pas possible qu’on puisse me le prendre, à moi, pour le donner à cet homme, qui, en cherchant un plaisir, l’a créé sans le savoir !

« Je me rendis chez un célèbre légiste, décidée à tout pour reconquérir mon fils. Mais là j’obtins seulement confirmation de l’absolu pouvoir de M. de Chabreuil, et comme je refusais d’y croire et laissais éclater mon indignation et ma douleur : « Vous êtes injuste, me dit le jurisconsulte, la loi française protége éminemment la femme, et nul autre code… En est-il de plus iniques ? m’écriai-je épouvantée. — Madame, reprit-il d’un ton doctoral, il en est de plus sévères. La loi stipule en France des garanties… — Lesquelles ? demandai-je, me rattachant à cette espérance. Grâce à elle vos biens sont en sûreté… à moins que votre mari ne soit insolvable. »

« Je sortis de chez cet homme folle de douleur. Que me restait-il ? Je n’avais jamais été épouse, je ne pouvais plus être mère. La vie n’offre aux femmes, en dehors de la famille, aucune ambition, aucun but. Il me fallait vivre de néant, ou me consoler comme tant d’autres…

« Et l’on s’indigne de l’adultère !…

« Mais comprenez donc : en imposant à la femme un maître, vous lui avez conféré les droits de l’esclave. La ruse, chez le faible, correspond légitimement au despotisme chez le fort. En lui imposant un maître, vous lui avez laissé, remarquez-le bien, la possession tout entière de ce for intérieur, inviolable refuge que la confiance et l’amour seuls peuvent ouvrir, et où tout autre pouvoir expire. Vous avez annulé vous-même le contrat ; car il n’y a de contrat valable qu’entre majeurs et égaux. Il n’y a point, d’ailleurs, de valable contrat qui abdique l’inaliénable.

« Hélas ! dans cette œuvre fragile, fausse, tourmentée, qui ne persiste que par ce que la nature lui prête de force éternelle, l’inconséquence est telle que, donnant à la femme pour seul domaine l’amour on a chassé l’amour du mariage. Ce don suprême, cet échange libre, incessant, de la faculté la plus éminemment spontanée de l’être, le sentiment, peut-il exister entre l’esclave et le maître ? Ainsi, avec la liberté, l’âme est enlevée de toutes choses pour la femme. Réduite à vivre de sensualités grossières et de miettes intellectuelles, chassée de toutes les carrières ouvertes à l’activité humaine, si elle n’accepte pas ce néant, que lui reste-t-il ? elle à qui l’on a dit, à qui l’on répète sans cesse : « Aime, c’est ton seul lot. » — Il lui reste l’adultère, l’amour choisi, donné ; persécuté, mais d’autant plus cher ; l’amour volontaire et libre. Vienne donc ce consolateur, il sera le bienvenu ; car à cette créature humiliée, abattue, dépossédée, il rend non-seulement l’idéal, la liberté, son rang d’être humain et l’exercice de ses droits… mais il la venge !…

Suzanne, dit Aline avec ces grands yeux ouverts qui cherchent à comprendre, qui parle ainsi ?

— Moi, dit la marquise, dont le regard s’emplit d’audace et de défi.

— Toi ! ma sœur, oh ! c’est impossible ! L’adultère ! — En prononçant ce mot ses lèvres frémirent, c’est un crime !

— Enfant ! et la violation du droit de l’être aimant et libre, n’est-ce pas un crime aussi ? Pourquoi donc celui-ci reste-t-il inattaqué, impuni, quand les anathèmes pleuvent sur l’effet dont il est la cause ? La justice gémit depuis tant de milliers de siècles, qu’à tous ces esprits mort-nés que mène l’habitude, ses gémissements semblent faire partie intégrante de l’harmonie universelle. Trop lasse enfin, vient-elle à rugir… scandale ! Elle a manqué aux saintes convenances !… On est l’idéal, ou on ne l’est pas… Le droit doit être patient — Mais on l’oublie. N’a-t-il pas l’éternité ?

« Que le despotisme, au contraire, frappé à son tour, crie… quelle indignation ! — Eh quoi ! misérable opprimé, vous frappez ! On me mettait sur la roue. — Qu’importe ? vous y deviez rester fidèle à vos principes. Vous avez mal agi, et serez de ce fait roué plus longtemps, outre que désormais, si vous parlez encore de justice, on fera semblant d’entendre pillage, échafaud. Que les puissants frappent, tuent, pillent, rouent, égorgent, tout cela ne peut étonner : l’habitude est prise ; on leur saura même gré d’y mettre un peu de modération ; mais leur chair à eux est sacrée, ils ont le droit d’avoir tort : vous n’avez que celui d’avoir raison.

« Eh bien ! je n’accepte pas, moi, cette morale de courtisan, qui exige tout du faible et accorde tout au fort, qui excuse les vices du puissant et à l’opprimé ne pardonne rien. La résignation vis-à-vis de la tyrannie est une erreur coupable, qui s’en fait complice. Aimer le bien, c’est haïr le mal, et de toutes ses forces lutter contre lui. Ceux qui gardent pour lui de lâches complaisances, qui le ménagent et consentent de vivre avec lui, c’est qu’ils ont l’âme trop faible pour que les nobles ressorts de l’indignation et de la haine y trouvent leur appui, assez vile pour confondre encore le respect avec la crainte. L’adultère ! Ne laisse pas ce mot troubler ta raison. Sans doute, s’il implique partage, c’est l’acte naturellement vil d’un être avili ; mais l’être avili malgré soi, qui proteste, et ressaisit sa liberté volée, celui-là ne fait qu’user de son droit.

« Non, non ! J’étais la victime et non la femme de cet homme ; je ne pouvais permettre à un fait purement charnel de lier mon âme à jamais, ni donner ma vie tout entière en expiation d’une erreur commise dans l’enfance, et dont mes parents seuls étaient responsables. Si les obligations contractées par des mineurs sont déclarées nulles par la loi quand il s’agit de cet intérêt suprême, l’argent, — le seul que l’esprit élevé du législateur ait entouré de vraies garanties, — mon mariage aussi devait être nul ; et moi, je le déclare tel dans ma conscience !

« Qu’on fasse du mariage un acte libre, sérieux, sincère, alors on pourra condamner celui ou celle qui abjure son propre choix et enfreint un devoir sacré. Mais tant que la vanité, la cupidité, l’impudeur, feront du mariage leur œuvre et leur instrument, fi des pudeurs de convention et des indignations hypocrites ! Insensées, ou méprisables, elles ne sauraient m’humilier.

« Je n’ai donc point commis d’adultère, ma sœur, ou, si l’on appelle de ce nom le sentiment sublime qui dans l’abîme où j’étais me saisit un jour, et, m’emportant sur ses ailes, me fit habiter les sommets de l’amour et de la foi, je me glorifierai de cet adultère, et mépriserai du haut de ses souvenirs le marais infect auquel on donne les noms de mariage légitime et de vertu !… »

La voix de Mme de Chabreuil éclatait en intonations tantôt sifflantes et âpres, tantôt graves et brisées ; son sein haletait ; ses yeux ardents lançaient à ce passé, qui l’avait si cruellement blessée, des regards de défi, de haine et d’insulte. Elle s’arrêta, mit la main sur son cœur et se rejeta dans son fauteuil en fermant les yeux, s’efforçant d’apaiser une agitation dont sa volonté n’était plus maîtresse. Un silence eut lieu, pendant lequel on n’entendit que les crépitements du chêne dans l’âtre — où se jouait la flamme sur d’admirables chenets de bronze verdi, représentant des troncs et des feuillages — et deux respirations inégales, mais également oppressées. Quand Mme de Chabreuil, rouvrant les yeux, les fixa sur sa sœur, elle la vit toute pâle, les paupières baissées, et les joues couvertes de larmes qui roulaient une à une, pures, silencieuses et brillantes, sous la lumière adoucie des globes d’opale.

« Ah ! murmura-t-elle, pleure, toi qui sais encore pleurer. Pleure ta Suzanne et ne maudis pas ses joies. Elle a duré peu cette exaltation. Mon bonheur était un mensonge ; car je l’avais fondé, vois-tu, sur la base la plus fragile qui soit en ce monde, l’amour d’un homme. Sur cet alliage de sensualité, d’égoïsme, d’orgueil et de lâcheté, j’avais bâti le rêve d’une adoration folle et d’un dévouement sans limites. Aline, écoute bien ! écoute ! car tout ceci n’est pas un vain épanchement, ce n’est pas même la confidence d’une amie : c’est une leçon. — Ma vie, hélas ! est celle de bien d’autres — C’est une leçon dont je voudrais te faire recueillir le fruit, que je voudrais pouvoir faire entendre à toutes celles qui sont encore libres.

« Si je me suis donnée, tu le peux croire, ce n’est qu’entraînée par l’admiration qu’inspire un grand caractère et vaincue par la reconnaissance due à l’amour le plus délicat et le plus ardent. Et cela était vrai : Il était sincère. Pour me posséder, Il a souffert, attendu, sacrifié beaucoup ; Il a répandu à mes pieds des trésors de sentiment, accompli des miracles de persévérance, d’adresse, d’audace, de prudence, héroïque et tendre à la fois. Ces inspirations, cet enthousiasme, toutes ces puissances, la passion qui les leur donne, en se retirant les emporte. Sont-ils assouvis, tout cela n’est plus… Aline, écoute bien : Celui que je croyais un héros parmi les hommes, aux bras duquel, moi, rendue plus fière par les hontes subies, je me suis livrée ; celui à qui je disais, dans le fanatisme d’une foi-sans bornes : « Je crois en toi seul… » le jour où je lui appris que nous avions un enfant et lui proposai de fuir… ce jour-là, il me rappela mes devoirs de famille et mon honneur !…

« Oui, ce passionné, ce délicat, cet amant sublime ne vit autre chose à faire que sauver les apparences. À quel prix, il ne le dit pas ; mais sa peur faisait céder tout scrupule. Ses yeux, troubles, éperdus, errant d’une infamie à un crime, n’osaient se fixer sur l’un ou sur l’autre ; mais ce qu’il osait moins encore, c’était d’accepter pour lui-même les conséquences de sa faute. Mon cœur, en le voyant si lâche, se souleva, et, par une convulsion horrible, rejeta cet amour, qui avait été mon culte et ma vie…

« Que reste-t-il d’un être d’où sont retranchés l’amour et la foi ? Tu parles à une morte. Je ne vis plus que par la douleur de ce déchirement… par l’inquiétude pour ceux que j’aime. Pour mon fils, je ne puis rien ; pour toi, j’ai cru te devoir la vérité. N’approche pas de l’écueil où je me suis brisée ; reste libre. Se marier, c’est prendre un maître, souvent infâme. Se confier à l’amour d’un homme, c’est vouloir périr dans la plus épouvantable agonie, le cœur en lambeaux, abreuvée de fiel. Ce que je souffre, des mots ne le sauraient dire. Hélas ! et ta jeune espérance ne le pressentira pas. Mais rappelle-toi constamment le récit de ma cruelle vie. Applique-s-en le souvenir aux êtres, aux faits qui se présenteront à toi, et, si tu as le moindre souci de ta dignité, de ton bonheur, attends du moins, observe, réfléchis, garde-toi !… »

Depuis un moment, elle s’était levée, et tout en parlant allait et venait çà et là, avec des mouvements fébriles et irréguliers, comme ceux d’un oiseau blessé qui, en expirant, se débat. Pâle et presque sans souffle, la jeune fille gisait immobile dans son fauteuil, repliée sur elle-même, et comme écrasée sous de telles révélations. Pourtant, elle se leva aux derniers mots de sa sœur, et, marchant à elle, les mains jointes :

« Ô Suzanne ! laisse-toi ranimer par des affections plus pures et plus fidèles ! Mon père et moi, nous te sauverons. Nous t’emmènerons loin d’ici ; ton enfant sera le mien.

— Ce serait perdre ta vie, et que me resterait-il, à moi ? Ne sens-tu pas, chère Aline, qu’il est aussi dans l’ordre moral des déserts où l’on meurt faute d’aliment ?

— Tu veux mourir ! cria Mlle de Maurignan, frappée tout à coup de cette crainte.

— Je suis morte ! » murmura doucement, avec un sourire funèbre, la jeune femme, qui, enlaçant d’un bras la taille de sa sœur, la fit asseoir près d’elle sur l’ottomane, au fond de la chambre.

Aline, alors, se jetant sur le sein de Mme de Chabreuil, éclata en sanglots, mêlés de ces paroles entrecoupées :

« Ô ma sœur ! ton malheur est grand ! Mon cœur en est rempli d’épouvante… et de pitié ! Mais… espère encore. D’autres joies… Suzanne, moi, je t’aime, et je voudrais pouvoir partager avec toi mes espérances et ma force !

— Aline, comprends-tu ? Lui, dont j’avais fait un demi-dieu, grand à me faire mépriser la terre, à me remplacer le ciel !… lui que j’aimais de toutes les intimités, de toutes les tendresses de mon être, quand je viens à lui, après une lutte cruelle entre deux maternités rivales, après lui avoir immolé mon fils aîné… et que, pour ne point altérer sa joie, refoulant ma tristesse, mes remords… émue du bonheur qu’il va ressentir, pénétrée de la puissance de ce nouveau lien… »

Elle voulait achever ; mais, seul, un son rauque sortit de sa gorge ; un spasme de douleur la saisit et la renversa en arrière, muette, mais navrante d’attitude et de regard. Aline, sous son front pur, eut un regard terrible.

« Ma sœur, dis-moi le nom de cet homme.

— Qu’en feras-tu ?

— Je dois le connaître. Puis-je être exposée à le traiter en ami, ou seulement en indifférent ?

— Ernest de Vilmaur.

— Ah ! s’écria la jeune fille en frémissant, un homme à qui j’ai parlé, que j’estimais !…

— Enfant ! ils sont tous ainsi ; tous ceux qui t’entourent, à qui tu souris, confiante, qui se courbent devant toi avec d’hypocrites respects et de délicates paroles… Aline, il n’en est pas un de ceux-là qui n’ait perdu plusieurs femmes…, à moins qu’il ne se soit contenté de femmes perdues. Gante bien tes petites mains, va, si tu as peur du contact de l’adultère, du débauché, du trompeur. Écarte d’eux tes sourires ; tu ne sais pas sur quelles fanges ils iraient tomber. Leur regard est une insulte, leur hommage est un mensonge, leurs serments sont des parjures ! leur âme ne renferme que la brutale férocité d’un égoïsme avide et sensuel.

— Tous ! non pas assurément, dit Aline.

— Tous ! plus ou moins. Ah ! tu crois à l’exception. C’est ce qui perd L’exception admise pour un seul… Leurre éternel de chaque femme ! L’exception est un miracle, et l’amour le fait quelquefois ; mais ce miracle n’est que passager.

— C’est dans ton malheur que tu puises l’amertume de tels jugements, dit la jeune fille. Non, tous les hommes ne sont pas semblables à ceux par lesquels tu as souffert… »

La marquise eut un fatal sourire :

« Germain Larrey, dit-elle, est un des meilleurs, je le crois. Mais ce que sont les meilleurs, le sais-tu ? »

Sous le regard qu’elle attachait sur Aline, celle-ci fut troublée.

« Ma sœur, j’arracherai de tes yeux tout voile, dût-il en tomber sanglant. Les meilleurs, tels que Germain Larrey, sont ceux qui n’ont eu que deux ou trois maîtresses, avant de songer au mariage ; qui, par délicatesse, au lieu de partager avec d’autres des courtisanes, ont séduit des filles pauvres, dont ils ont convenablement payé l’honneur ; qui, las de bonne heure enfin de ces plaisirs illicites, font succéder bientôt dans leurs bras à ces maîtresses une jeune héritière telle que toi, ignorante et chaste.

— Que prouvent contre lui de telles généralités ? dit Aline avec un trouble où l’irritation perçait.

— Le secret a été bien gardé vis-à-vis de toi, reprit Mme de Chabreuil, ou tu t’es refusée à le pénétrer ; car la plupart des jeunes filles qui se marient n’ont aucun doute à l’égard des faits que je te révèle, et s’en accommodent admirablement. Eh bien ! je t’ai promis toute la vérité, la voici : j’ignore la conduite antérieure de M. Larrey, mais il était l’amant de Mme de Rennberg il y a trois mois à peine ; il a brisé ce lien pour t’épouser, et c’est de son abandon que date l’incurable mélancolie de la comtesse.

— Lui ! Germain ! » cria la jeune fille en se levant.

Elle joignit les mains, jetant autour d’elle des yeux éperdus.

« C’est impossible ! Non, Suzanne ! on t’a trompée. Ah ! pourquoi le calomnier ainsi ?

— Mon enfant, c’est un de ces faits devenus publics, dont nul ne doute et que mon père sait aussi bien que moi.

— Mon père ! lui qui estime tant Germain !

— Eh ! son estime n’en est point gênée. Ce n’est là qu’un de ces épisodes d’une jeunesse dorée, qui posent poétiquement un homme. Quelques bonnes âmes plaignent la comtesse de Rennberg ; le plus grand nombre l’insulte et la raille ; mais pour Germain, cette passion adultère est un triomphe. J’en sais même qui, à ce propos, ont loué ses mœurs. Car, lui aussi, sans doute, après avoir séduit et possédé cette femme, l’a abandonnée par respect pour ses devoirs. Il aura joint, lui aussi, l’hypocrisie à l’inconstance, et se sera retiré en lui jetant une leçon pour adieu, drapé dans l’inaltérable supériorité qui leur fait traverser le crime et la fange sans en garder de souillure. »

La marquise parlait ainsi de son ton amer, de sa voix stridente, debout, la main crispée sur le bord d’une table d’ébène, et de courtes larmes, qui s’arrêtaient à ses paupières, les brûlaient. Frappée au cœur, Aline, en serrant ses mains crispées, marcha jusqu’à l’autre extrémité de la chambre, revint sur ses pas en murmurant des paroles confuses, et se laissa tomber, éplorée, dans un fauteuil.

Mme de Chabreuil se rapprocha d’elle et lui prit les mains :

« Pardonne-moi, lui dit-elle, chère sœur, l’épreuve que je t’impose en ce moment, afin de te préserver d’une souffrance plus irrémédiable. Tu n’aurais pu qu’au fond du gouffre mesurer sa profondeur : je t’amène au bord, et d’en haut te le fais voir. Maintenant, tu es libre de n’y pas descendre, ou de n’y descendre qu’en sachant bien où tu vas. Ton fiancé, ma sœur, n’est ni un criminel, ni un dieu : c’est un homme, né dans les préjugés inséparables de tout privilége, et qui probablement y mourra.

— Il est généreux ! dit Aline, il est sincère ! je ne puis douter du moins à mon égard…

— Crois-tu donc, mon enfant, à l’amour de l’égalité chez les princes ? Vois-tu, chacun vit dans son préjugé comme au sein d’une atmosphère où les rayons du vrai ne pénètrent qu’obliquement. L’homme, chef de la femme, de toute barbarie et de toute antiquité, croit à son empire et le veut garder. Tout l’ordre qu’il a bâti repose sur cette base, et il y tient comme un roi à son royaume, comme un mandarin à son bouton, comme tout être qui ne se sent pas une valeur propre, suffisamment déterminée, tient à la fonction extérieure qui lui crée et lui formule une valeur toute faite. Né sur le trône de la suprématie masculine, l’homme a le vice, l’infirmité secrète de la souveraineté ; il peut déclamer sur la liberté des discours sublimes, il peut écrire sur l’égalité des traités superbes, il redevient despote en rentrant chez lui.

« Va, j’ai pénétré dans la conscience de plus d’un, et des réformateurs même. S’il en est de sincères assez pour déposer le pouvoir, au moins ne se croient-ils pas simplement justes, mais héroïques, et pour votre droit qu’ils vous ont rendu vous demandent un culte en retour. Car ce sont, vois-tu, malgré tout, des naïfs de premier ordre, et parfois ils feraient sourire, s’ils ne faisaient tant souffrir !…

« Que de peines ils se donnent pour dorer notre chaîne et nous persuader de la chérir ! Dans la prison qu’ils nous ont construite, que de moulures et d’astragales ! que de paradoxes et d’étais ! C’est un autre système constitutionnel à tenir en équilibre, et, la base manquant, cela donne du mal. Aussi, adorent-ils le faux, étant dans l’injuste, et recherchent-ils l’ingénieux, de peur du vrai.

« Plus la lumière s’étend dans le monde, plus s’affirme le droit humain, plus de classes et plus de races entrent dans l’égalité, — plus leurs craintes s’éveillent au sujet de ce dernier fort de l’esclavage, leur foyer. En ces temps de démocratie, jamais entendit-on affirmer plus souvent la sujétion nécessaire de la femme à l’homme ? Jamais railla-t-on plus universellement et à tout propos la prétention des femmes de s’appartenir à elles-mêmes ? C’est que le danger devient menaçant : partout le droit de la force recule devant l’équité ; on vient d’affranchir les nègres ; le plus imbécile bouvier donne sa voix au conseil des affaires humaines, et les femmes n’ont encore pour elles qu’une loi Grammont, qui, pour coups et sévices, les ôte à leur maître ; mais sans couper la laisse, dont le bout reste en sa main.

« Après tout, cependant, elles sont la moitié de l’espèce humaine, et si elles voulaient… Jamais guerre civile plus générale ne menaça. Il s’agit donc avant tout de persuasion et de rhétorique. Et les livres sur la femme abondent, écrits par des hommes qui s’y connaissent bien. Quelle touche ! quelle délicatesse ! que de fleurs ! que d’encens ! que de guirlandes et de petits vers ! Eh quoi ! ces auteurs prétendent que la grâce, le maniéré, l’ingéniosité, le caquetage, l’arbitraire, le faux jugement, le lieu commun, sont le partage exclusif des femmes ! Ô modestie ! Générosité ! Mais c’est que la chose est grave et demande des sacrifices. Il faut faire la part au feu, séparer le domaine de la femme de celui de l’homme, soigneusement distinguer, lui donner les petites choses et garder les grandes… Or, de quel droit ? puisqu’à présent il s’agit de droit partout en ce monde. — Du droit d’une supériorité naturelle ; il ne peut y en avoir d’autre. La femme sera donc une inférieure, une enfant.

« Celui-là, mieux, en fera une malade, et de l’amour une pharmacopée à soulever le cœur de dégoût. Car, en dépit de tous ces parfums brûlés, de toutes ces finesses de sentiment, de toutes ces jonchées de fleurs, il s’exhale de là-dessous une odeur fétide. Cela sent l’immonde. Tendresses malsaines et fausses, amour sans pudeur, griffes sous le velours, onction de prêtre, flatteries jésuitiques, platitude morale, qui s’étend de l’être avili par le pouvoir à l’être avili par l’obéissance…

« Non, ma sœur, crois-moi, il n’existe ni amour, ni justice, ni dignité, ni entente possible, partant nul bonheur, entre celui qui se croit roi par la grâce divine et l’être qu’il prétend ranger à sa loi. Il n’y a de possible entre eux que la douleur et la haine. L’homme ne comprend pas comme nous l’amour. Pour lui, ce n’est pas un échange, c’est une conquête. À ses yeux, la femme, infériorisée, est bien moins un être qu’un objet. Aussi éveille-t-elle en lui l’idée du plaisir plutôt que celle du devoir. Écoute chez les poëtes, — ces idéalisateurs, dit-on, — le langage de l’amour dans tous les siècles. Toujours l’érotisme grec, rien de plus. La femme, c’est la beauté ; l’amour, c’est le plaisir. Les qualités de l’épouse, celles des sujets en tout lieu, sont le silence, le travail et la modestie. Depuis qu’un sauvage, se voyant le plus fort, chargea de son fardeau les épaules de sa compagne, il en est ainsi, et l’habitude continue la force, de toutes parts détrônée.

« Te croirais-tu donc le pouvoir, Aline, de changer d’un mot, fût-il celui même de la justice, un système vivant dans les êtres depuis un nombre inconnu de milliers de siècles ? Non, quel que soit l’homme que tu aimes, tu trouveras en lui un égoïste, c’est-à-dire un despote, qui acceptera ton dévouement comme un hommage-lige, et partira du même sentiment pour s’affranchir envers toi de tout devoir. Ne sais-tu pas cette monstrueuse coutume acceptée que le mensonge est permis vis-à-vis des femmes, que les serments n’engagent point, faits à elles, que leur déshonneur est la gloire de leurs séducteurs ? Ouvre donc les yeux devant cette preuve éclatante. Nous sommes hors la loi de justice ; nous sommes une proie de chasse, et l’homme est notre ennemi.

« C’est ainsi que le traitent ces femmes clairvoyantes, qui à leur tour le trompent et le dévorent. Celles-là seulement sont fortes, mais à sa manière, et ne valent pas mieux.

« Ennemi, soit ! mais il existe, même dans la guerre, un droit des gens, quelque honneur. Et cependant, non content de nous opprimer au nom de sa force, l’homme nous attaque surtout par la trahison. Rampant à nos pieds tant que nous sommes libres, il attend pour nous frapper et nous insulter que nous nous soyons données par confiance et par amour.

« Mettant de côté toute vergogne, ce soi-disant fort fait du mariage une vente aux enchères et s’adjuge à la plus riche. Jeune homme, on s’amusait du déshonneur des filles pauvres ; homme, on vit d’une belle dot, et l’on en peut, vieilli, payer les maîtresses qu’autrefois suffisaient à gagner de faux serments.

« En un mot, instrument de plaisir en tant qu’amante, instrument de richesse en tant qu’épouse, la femme, toutes leurs paroles, tous leurs actes le proclament, n’a d’autre raison d’être que l’utilité de l’homme. Les plus avancés en sont là.

« Daignent-ils lui accorder l’instruction, leur grand argument c’est qu’elle est appelée à l’honneur d’élever leurs fils ; ils mettent sans cesse en avant son titre de mère ; son titre de personne humaine, jamais !

« Dans tout cela, trouve du respect, cherche de l’amour. Non. Résigne-toi donc simplement à la vérité : l’amour n’est que le titre menteur de l’exploitation effrénée, honteuse, de notre jeunesse, de notre cœur, de tous les avantages que par l’esprit, la fortune, l’affection et la beauté, nous pouvons fournir à l’homme en ce monde.

« N’entre pas, Aline, dans cet abîme, d’où l’on ne sort plus. Garde ta liberté ! Mieux vaut la tristesse de la solitude qu’une douleur mêlée de si poignante amertume et de telles hontes. Ou si tu veux absolument connaître ce qu’on nomme l’amour, prends un amant plutôt, ne prends pas un maître !

« Tu me regardes avec effroi ? J’aurais tort sans doute si le mariage était une union vraie et chaste. Mais tel qu’il est, tu ne ferais, en le repoussant, — au contraire des autres femmes, — que le sacrifice de ta réputation à ta dignité.

« Ah ! si j’étais libre encore !… avec quelle haine et quel orgueil resterais-je libre !… Et comme à mon tour je garderais à moi, à moi seule, mon enfant, en chassant loin de moi le despote sans âme qui ose attenter à mes droits de mère ! Aline, les femmes ignorent leur puissance. Elles ont perdu leur âme dans l’esclavage, et se jettent, aveuglées, les unes au-devant du joug, les autres à corps perdu dans la honte. Comment l’amour maternel ne les rend-il pas à lui seul capables de la révolte et dignes de la soutenir ?… Alors, il est vrai, déjà enchaînées, prises par l’enfant même, ce doux être frêle, qu’on redoute tant de meurtrir… Et moi aussi, moi aussi ! je ne possède plus d’autre force que celle de mon invincible protestation ! Le mariage pèse sur moi comme la pierre d’une tombe… Je ne puis agir, à quoi bon penser ? je ne puis aimer, à quoi bon vivre ?…

« Ma sœur, j’ai rompu vis-à-vis de toi le silence insensé que gardent les femmes les plus malheureuses vis-à-vis de leurs propres filles. Tu es avertie, garde-toi ! Plus tu es intelligente, fière et tendre, plus tu souffriras. Dans ce duel, si ancien déjà, de la liberté et du despotisme, au sein de nos civilisations fières de leurs progrès, le mariage est la forme la plus absolue et la plus complète de ce viol de l’être qui se nomme la tyrannie ! »

Épuisée de ce long discours, prononcé avec une extrême véhémence, Mme de Chabreuil se jeta dans un fauteuil, près de sa sœur, et le silence un moment régna dans cette chambre.

Aline, pâle et les yeux rougis, le front sombre, le regard fixe, toute frémissante, semblait contempler le tableau terrible que sa sœur venait de lui présenter. Deux heures sonnèrent. Les yeux de Mme de Chabreuil s’attachèrent sur la jeune fille avec une profonde expression de tendresse et de pitié.

« Je t’ai bien fatiguée, chère enfant, dit-elle. Va prendre un peu de repos, ou du moins t’étendre sur ton lit.

— Tu me parles de repos, répondit Aline, et le trouble vient d’entrer en moi pour toujours ! Accorde-moi du moins une satisfaction qui m’apaise ; laisse-moi te sauver, toi et ton enfant. Mon dévouement y parviendra. Oui, même, si tu l’exiges, à l’insu de mon père. J’essayerai… Je réussirai, j’en suis sûre ! Nous partirons pour un grand voyage, et tu choisiras, — ou de revenir ici reprendre ta place près de Gaëtan, ou de fuir à jamais la France et la maison de M. de Chabreuil, si tu préfères les joies d’une vraie maternité dans l’exil. Moi, ma sœur, quel que soit ton choix, j’adopte le délaissé.

— Ô chère et courageuse fille ! s’écria la marquise en entourant sa sœur de ses bras, que je te voudrais heureuse ! Pourquoi ne puis-je que te montrer la voie où tu souffriras le moins ?

— Laisse-moi ne penser qu’à toi, reprit Mlle de Maurignan. En ce qui me concerne, j’éprouve un grand trouble, une confusion douloureuse, immense ; mais pour toi, un malheur certain, hélas ! t’a frappée. Ne nous occupons que de toi. »

Alors, elle exposa les pensées les plus réalisables qui venaient de lui traverser l’esprit ; et d’une voix à laquelle, au milieu de telles préoccupations, un accent particulier d’innocence et de pureté donnait un grand charme, elle fit à sa sœur le tableau d’une vie cachée, dans quelque chalet suisse, ou en Italie, avec l’enfant, dont l’avenir deviendrait celui de sa mère.

Mme de Chabreuil, un sceptique sourire aux lèvres, les yeux desséchés, le visage ardent, écoutait ce rêve sans y prendre part. Le seul doux sentiment qu’il y eût en elle se montrait dans l’attendrissement de son regard, attaché sur sa sœur, qu’elle tenait toujours embrassée.

« Il te restera sans doute d’amers regrets, dit Aline en terminant, mais ta vie, du moins, aura un but, et relativement sera calme. Je te porterai des nouvelles… N’avais-tu pas accepté déjà d’abandonner Gaëtan ? »

Une larme qui brûla le front d’Aline fut la réponse de la marquise à ce mot. Elle répéta, en caressant du bout de ses doigts les bandeaux de la jeune fille :

« Comme je t’ai fatiguée, ma pauvre enfant !

— Je te quitte, puisque tu le veux, répondit Aline ; mais dis-moi que tu acceptes les offres de mon amitié.

— Je les accepte, oui, chère fille, et les garde au cœur. Nous verrons… plus tard. Sois bénie ! et, s’il est possible, repose-toi. »

Suzanne enlaça en même temps sa jeune sœur d’une étreinte ardente, longue, comme éternelle, par la profondeur du sentiment qu’elle y épancha. Et tandis qu’Aline traversait la chambre, et jusqu’au moment où la porte se referma sur elle, Mme de Chabreuil, immobile à sa place, la suivit des yeux.

Quelque repos, ou du moins la solitude, après une secousse aussi violente, n’était pas inutile à Mlle de Maurignan. À peine entrée dans la chambre qui lui avait été préparée, elle se jeta dans un fauteuil, pressa de ses mains son front et se mit à verser des larmes abondantes.

Quel réveil pour son rêve de fiancée ! Germain !… Lui qu’elle admirait avec une estime si douce, était-il possible qu’il fût ce despote grossier que Suzanne affirmait se trouver au fond de toute âme d’homme ?

La jeune fille ne le pouvait croire et se reprochait même ce doute ; mais pourtant, au sujet des relations de Germain avec la comtesse de Rennberg, mille vraisemblances lui revenaient à l’esprit et s’accumulaient, jusqu’à prendre l’ampleur d’une certitude.

D’autres faits, d’autres figures, en même temps, surgissaient dans son souvenir, sans cause apparente, mais qui se rapportaient tous à l’accusation terrible portée par Mme de Chabreuil contre les mœurs et l’esprit des hommes.

Rassemblant tous les indices pour les comparer à l’explication qui venait de lui être donnée ; attachant sur la vie, dont elle n’avait connu jusque-là que les surfaces, un œil investigateur, la jeune fille s’efforçait d’en pénétrer les secrets. Certains mots qu’elle n’avait pas autrefois compris, de mystérieux sourires, des réticences, traversant comme des éclairs son esprit, lui révélaient des situations qu’elle n’avait pas soupçonnées et peuplaient de figures connues le monde égoïste et brutal dépeint par Suzanne.

En voyant de telles réalités envahir le milieu honnête et paisible où jusque-là elle avait cru vivre, Aline se sentait pénétrée d’effroi. Par moments aussi, lorsqu’elle songeait à ce que sa sœur lui avait dit du mariage, une vive rougeur montait à son front, et son ignorance, à demi éclairée, s’épouvantait. Mais, tout à coup, au milieu de ces préoccupations personnelles, le sentiment de la situation de Suzanne lui revenait, et elle se sentait remplie, outre sa douleur, d’une stupeur profonde.

L’adultère ! quoi ! ce monstre, dont elle savait l’existence, — comme celle des dragons de la fable, — mais qu’elle eût pensé ne jamais rencontrer devant ses pas, il était là, près d’elle ! Et dans le sein d’un être qu’elle chérissait, de sa propre sœur ! Et Suzanne, au lieu de pleurer sa faute, en rejetait le tort sur des lois insensées, coupables ! Suzanne accusait d’infamie ce contrat, qu’honore l’opinion comme la base de l’ordre moral !…

Ce n’était cependant pas une âme toute neuve, ni un esprit irréfléchi que frappaient de telles surprises. Le milieu intellectuel où vivait cette jeune fille, et la propre nature de sa raison, lui avaient fait déjà franchir ce grand pas de la mise en question des choses établies. Elle ne s’arrêta donc pas longtemps à l’épouvante que pareille aventure cause aux esprits incultes. Elle se promit seulement avec fermeté de tout suspendre dans sa destinée, de ne s’engager qu’en toute sûreté, et en attendant elle ne voulut s’occuper que du malheur de Suzanne, malheur si désespéré, si profond !… Elle se promit de sauver sa sœur, et, coupable ou non, de la consoler par sa tendresse. Le plan qu’elle avait déjà formé saisit de nouveau sa pensée, et, le coude ployé sur le bras de son fauteuil, la tête appuyée sur sa main, creusant les possibilités d’exécution, elle s’y absorba…

Quatre heures sonnèrent. La lampe baissait ; le feu s’était éteint. La jeune fille en frissonnant releva sa tête brisée ; elle était saisie de froid et ressentait dans tout son corps les meurtrissures d’une chute. Elle se dit que le lendemain son père, la trouvant pâle et défaite, regretterait de l’avoir laissée près de Suzanne, et elle voulut essayer de dormir un peu.

Elle se coucha ; ses yeux, fatigués de larmes, se fermèrent ; mais elle ne pouvait dormir. Un monde d’idées et d’images se pressait dans son cerveau. Elle voyait sans cesse défiler, soit groupés, soit l’un après l’autre, les acteurs innombrables de la comédie humaine, et chacun d’eux, après avoir théâtralement débité de beaux sentiments comme un rôle, partait d’un éclat de rire et murmurait de grossiers lazzis à l’oreille de ses compères. Germain lui apparut à son tour, mais sous deux aspects bien différents : ici, doux et triste, regardant Aline d’un air de reproche ; là, renversé dans les bras de la comtesse de Rennberg et choquant son verre avec de fous compagnons.

Elle vit aussi la figure, désormais détestée, d’Ernest de Vilmaur, portant sur ses lèvres un odieux sourire ; et tous les détails de la première entrevue de cet homme avec Suzanne se retracèrent à elle. C’était chez M. de Maurignan qu’ils s’étaient connus. Ernest de Vilmaur arrivait alors d’Amérique, et il n’était bruit que de son aventureux voyage, des renseignements inédits qu’il rapportait, des dangers qu’il avait courus. Interrogé par M. de Maurignan, il se laissa aller à des récits dramatiques, pleins de charme. Les yeux de Suzanne exprimaient un vif intérêt, une émotion naissante…

M. de Vilmaur avait passé plusieurs mois parmi les tribus sauvages. Il s’en était fait aimer et donnait sur leurs langues, leurs coutumes, leurs caractères, des détails curieux. Il avait rapporté des armes, des vêtements, des ustensiles, et ce fameux poison, le curare, dans lequel les Indiens trempent leurs flèches et qui donne la mort instantanément. Il promit à Mme de Chabreuil et à sa sœur de leur montrer quelques-uns de ces objets…

Aline ouvrit les yeux en tressaillant. Il faisait grand jour, et elle ne put savoir si elle avait rêvé de ces choses, ou les avait simplement retracées à sa mémoire. Il n’était que neuf heures ; mais sous le flot d’impressions cruelles qui revenaient plus vives l’envahir, M¹le de Maurignan ne put rester immobile. Elle sonna, et sut de la femme de chambre que Mme la marquise n’avait pas appelé depuis la veille. « Que ferait sa douleur de soins étrangers ? se dit-elle. Moi seule puis lui faire un peu de bien. »

Elle se leva, tordit ses épais cheveux sur sa nuque, lissa à la hâte ses bandeaux, et, passant une robe, alla frapper à la porte de sa sœur.

Ne recevant point d’abord de réponse, elle frappa une seconde fois, mais plus doucement encore. « Elle dort, » se disait-elle.

Cependant elle éprouvait un besoin impérieux de revoir sa sœur. Pressant le bouton de la porte, qui s’ouvrit, elle entra.

Dans ce nid de satin bleu, tout maintenant respirait la paix. Une tiède atmosphère le remplissait, ainsi qu’un doux silence ; le soleil printanier, se glissant par les persiennes, projetait dans la chambre ses lamelles d’or, et derrière les rideaux de satin bleu et de dentelle étendait une rose lueur. Dans cette aube, tout semblait sourire : les portraits et les tableaux, une aïeule couronnée de roses et un chevalier à cordon bleu, les Moissonneurs de Robert et la Kermesse de Rubens, les guirlandes mobiles qui pendaient du lustre et les guirlandes peintes du plafond. La molle épaisseur du tapis reçut sans bruit les pas d’Aline. Arrivée en face de l’alcôve, entre les rideaux, elle vit se dessiner sur le lit la forme onduleuse de la jeune femme.

« Comme elle dort paisiblement ! se dit-elle ; quel heureux sommeil ! »

Elle s’avança, et de tout près n’entendant nul bruit, nul souffle, ne percevant nul effet de vie, elle eut au cœur un saisissement, et sentit une sensation de froid l’envelopper ; instinctivement elle fit un pas en arrière. Mais elle se dit :

« Suis-je folle ! »

Et, se penchant sur le lit, elle toucha sa sœur et la trouva froide et morte.

Alors toute réalité s’effaça pour elle dans un chaos où l’informe, l’horrible, l’abîme, se croisaient sous une pluie de feux, où sa propre vie, foudroyée, ne se rattachait qu’à des débris de cerveau qu’avec une douleur intense elle voyait passer. Le sens de la durée de même lui échappa, jusqu’au moment où elle se retrouva debout à la même place et porta la main à sa tête, sentant violemment tiraillées toutes les fibres de son cerveau. Ses yeux, en même temps, se reportèrent sur le lit, sur Suzanne toujours immobile, et elle reçut au cœur un coup violent et faillit tomber. Cependant, par un effort, elle se retira de quelques pas, et alla tomber sur l’ottomane. Là, elle rassembla ses esprits : Suzanne s’était tuée !… le curare !… son rêve lui revint. Leur père allait venir !… et Gaëtan !… elle avait le secret de sa sœur en garde ! Comment le défendre ? Que fallait-il faire ?… Incapable encore de marcher, d’agir, elle ne voulait pas appeler ; elle attendit le retour de ses forces en raffermissant sa pensée.

Les yeux d’Aline se fixèrent enfin sur un guéridon placé tout près de la porte, et qu’elle aurait dû heurter en entrant. Il y avait sur ce guéridon une lettre. Elle vint à bout de se lever et de se traîner, tremblante, jusque-là. Comment n’avait-elle pas vu cette lettre ? L’adresse portait : À Aline de Maurignan.

Deux lignes seulement sur la première page :

« Chère Aline, je dors. N’essaye pas de m’éveiller. Entre dans ta chambre, et, seule, toute seule, tourne le feuillet. »

Suzanne avait essayé d’éviter à sa jeune sœur une secousse trop douloureuse. Aline lut les pages suivantes, couvertes d’une écriture fine, tracée à la hâte par une main nerveuse :

« Chère amie, je l’ai dit mon désespoir ; mais tu es trop jeune, et tu as trop peu vécu, pour le bien comprendre. Tu attends encore la vie ; moi je l’ai connue et je la rejette avec horreur. Ne me condamne pas, chère enfant ; ne prononce pas trop tôt sur moi. L’amour m’a trompée ; l’injustice m’écrase. Quand l’amour et la justice me sont refusés, de quoi veux-tu que je vive ?

« Forcée au silence et à l’inactivité, privée de ma liberté, je ne puis rien, ni pour ma défense, ni pour celle des autres. Vivre pour voir sous mes yeux mon fils devenir semblable à son père !… Ne crois pas que j’eusse pu détourner ce malheur. Libre, armée de tous les pouvoirs d’une mère et de toutes les ressources d’une incessante persuasion, peut-être eussé-je échoué, — car l’égoïsme, vois-tu, est la grande passion de l’être humain, et la conscience est trop peu forte contre le plaisir et l’orgueil, lorsqu’à leurs sollicitations se joignent et la force de l’exemple et l’influence de l’opinion. Pour l’autre, c’était une fille peut-être… Que sa mort donc soit bénie ! Quel que soit cet enfant, c’est avec tendresse que je l’emporte de ce monde avant qu’il ait pu mal faire ou souffrir.

« Laisse nos profonds moralistes objecter que j’aurais dû respecter sa vie, eux qui acceptent si facilement la perpétuité de ce tribut de tant de milliers de victimes que paye chaque année à la débauche l’enfance délaissée. Les champs de bataille aussi témoignent du respect de l’humanité pour la vie humaine ! Va ! perce les ballons de cette rhétorique bouffonne, dans laquelle se plaisent nos dupeurs et nos dupés. Sois plus forte que moi, et plus heureuse. Sois vraie. Garde-moi, chère et pure enfant, un peu de tendresse jusque dans ma mort. Aline, vivre en soi n’est rien. Aimer, croire, est tout. Je ne croyais plus.

« Si tu le peux, cache ce suicide à mon père ; sa douleur en serait plus grande. Le médecin croira, je l’espère, à un épanchement au cœur. Le poison que j’ai pris ne laisse pas de traces. E. m’avait donné d’avance le remède à sa trahison.

« Fais pour Gaëtan ce que j’aurais fait moi-même, bien peu sans doute, ce que tu pourras. Console notre père. Ne te remets jamais au pouvoir d’aucun homme. Adieu, ma sœur, à mon fils et à toi, de mon âme, ce qu’elle vous pourra garder.

« Suzanne. »

Aline relisait cette lettre quand un bruit dans l’antichambre la fit tressaillir, et elle se leva, prête à défendre de toutes les énergies de son cœur et de son esprit le secret de sa chère morte. Elle retourna dans l’alcôve, déposa un baiser sur le front glacé de Suzanne et la contempla dans sa mort, belle encore d’une étrange beauté, les traits empreints d’un calme qu’elle n’avait point goûté dans la vie. La main fortement appuyée sur sa poitrine, les yeux fixes, toute palpitante d’émotions inexprimables, puisant sa force dans l’exaltation de sa douleur, Aline resta là quelque temps, parlant du cœur à celle qui n’était plus.

S’arrachant enfin à cet entretien funèbre, elle sonna, envoya chercher le médecin de la marquise, ordonna des soins, qu’elle savait bien être inutiles, écrivit à son père, — afin d’amortir le coup de cette mort, — un billet plein de tristes prévisions, et alla chercher Gaëtan pour qu’il donnât à sa mère le dernier baiser. Le médecin, ainsi que Suzanne l’avait pensé, crut à un épanchement au cœur et enleva tout espoir au malheureux père, accouru dès la réception du billet. Quant au marquis de Chabreuil, il n’était pas rentré cette nuit-là. On le trouva chez Mlle V…, du Palais-Royal. Ce fut Aline qui ensevelit sa sœur, aidée de miss Dream, dont le dévouement vainquit les terreurs.

Cette mort subite d’une des femmes les plus charmantes de Paris fut un événement de huit jours et défraya bien des conversations, mais sans trop de médisance. La liaison de Mme de Chabreuil avec Ernest de Vilmaur était restée secrète.