Actes et paroles, volume 7

J Hetzel (p. --tdm).


VICTOR HUGO

ACTES ET PAROLES

DEPUIS L’EXIL


1876-1880





PARIS


J. HETZEL & Cie
18, rue jacob
MAISON QUANTIN
rue saint benoit, 7


1876

I

POUR LA SERBIE

Il devient nécessaire d’appeler l’attention des gouvernements européens sur un fait tellement petit, à ce qu’il paraît, que les gouvernements semblent ne point l’apercevoir. Ce fait, le voici : on assassine un peuple. Où ? En Europe. Ce fait a-t-il des témoins ? Un témoin, le monde entier. Les gouvernements le voient-ils ? Non.

Les nations ont au-dessus d’elles quelque chose qui est au-dessous d’elles, les gouvernements. À de certains moments, ce contre-sens éclate : la civilisation est dans les peuples, la barbarie est dans les gouvernants. Cette barbarie est-elle voulue ? Non ; elle est simplement professionnelle. Ce que le genre humain sait, les gouvernements l’ignorent. Cela tient à ce que les gouvernements ne voient rien qu’à travers cette myopie, la raison d’état ; le genre humain regarde avec un autre œil, la conscience.

Nous allons étonner les gouvernements européens en leur apprenant une chose, c’est que les crimes sont des crimes, c’est qu’il n’est pas plus permis à un gouvernement qu’à un individu d’être un assassin, c’est que l’Europe est solidaire, c’est que tout ce qui se fait en Europe est fait par l’Europe, c’est que, s’il existe un gouvernement bête fauve, il doit être traité en bête fauve ; c’est qu’à l’heure qu’il est, tout près de nous, là, sous nos yeux, on massacre, on incendie, on pille, on extermine, on égorge les pères et les mères, on vend les petites filles et les petits garçons ; c’est que, les enfants trop petits pour être vendus, on les fend en deux d’un coup de sabre ; c’est qu’on brûle les familles dans les maisons ; c’est que telle ville, Balak, par exemple, est réduite en quelques heures de neuf mille habitants à treize cents ; c’est que les cimetières sont encombrés de plus de cadavres qu’on n’en peut enterrer, de sorte qu’aux vivants qui leur ont envoyé le carnage, les morts renvoient la peste, ce qui est bien fait ; nous apprenons aux gouvernements d’Europe ceci, c’est qu’on ouvre les femmes grosses pour leur tuer les enfants dans les entrailles, c’est qu’il y a dans les places publiques des tas de squelettes de femmes ayant la trace de l’éventrement, c’est que les chiens rongent dans les rues le crâne des jeunes filles violées, c’est que tout cela est horrible, c’est qu’il suffirait d’un geste des gouvernements d’Europe pour l’empêcher, et que les sauvages qui commettent ces forfaits sont effrayants, et que les civilisés qui les laissent commettre sont épouvantables.

Le moment est venu d’élever la voix. L’indignation universelle se soulève. Il y a des heures où la conscience humaine prend la parole et donne aux gouvernements l’ordre de l’écouter.

Les gouvernements balbutient une réponse. Ils ont déjà essayé ce bégaiement. Ils disent : on exagère.

Oui, l’on exagère. Ce n’est pas en quelques heures que la ville de Balak a été exterminée, c’est en quelques jours ; on dit deux cents villages brûlés, il n’y en a que quatrevingt-dix-neuf ; ce que vous appelez la peste n’est que le typhus ; toutes les femmes n’ont pas été violées, toutes les filles n’ont pas été vendues, quelques-unes ont échappé. On a châtré des prisonniers, mais on leur a aussi coupé la tête, ce qui amoindrit le fait ; l’enfant qu’on dit avoir été jeté d’une pique à l’autre n’a été, en réalité, mis qu’à la pointe d’une bayonnette ; où il y a une vous mettez deux, vous grossissez du double ; etc., etc., etc.

Et puis, pourquoi ce peuple s’est-il révolté ? Pourquoi un troupeau d’hommes ne se laisse-t-il pas posséder comme un troupeau de bêtes ? Pourquoi ?… etc.

Cette façon de pallier ajoute à l’horreur. Chicaner l’indignation publique, rien de plus misérable. Les atténuations aggravent. C’est la subtilité plaidant pour la barbarie. C’est Byzance excusant Stamboul.

Nommons les choses par leur nom. Tuer un homme au coin d’un bois qu’on appelle la forêt de Bondy ou la forêt Noire est un crime ; tuer un peuple au coin de cet autre bois qu’on appelle la diplomatie est un crime aussi.

Plus grand. Voilà tout.

Est-ce que le crime diminue en raison de son énormité ? Hélas ! c’est en effet une vieille loi de l’histoire. Tuez six hommes, vous êtes Troppmann ; tuez-en six cent mille, vous êtes César. Être monstrueux, c’est être acceptable. Preuves : la Saint-Barthélemy, bénie par Rome ; les dragonnades, glorifiées par Bossuet ; le Deux-Décembre, salué par l’Europe.

Mais il est temps qu’à la vieille loi succède la loi nouvelle ; si noire que soit la nuit, il faut bien que l’horizon finisse par blanchir.

Oui, la nuit est noire ; on en est à la résurrection des spectres ; après le Syllabus, voici le Koran ; d’une Bible à l’autre on fraternise ; jungamus dextras ; derrière le Saint-Siège se dresse la Sublime Porte ; on nous donne le choix des ténèbres ; et, voyant que Rome nous offrait son moyen âge, la Turquie a cru pouvoir nous offrir le sien.

De là les choses qui se font en Serbie.

Où s’arrêtera-t-on ?

Quand finira le martyre de cette héroïque petite nation ?

Il est temps qu’il sorte de la civilisation une majestueuse défense d’aller plus loin.

Cette défense d’aller plus loin dans le crime, nous, les peuples, nous l’intimons aux gouvernements.

Mais on nous dit : Vous oubliez qu’il y a des « questions ». Assassiner un homme est un crime, assassiner un peuple est « une question ». Chaque gouvernement a sa question ; la Russie a Constantinople, l’Angleterre a l’Inde, la France a la Prusse, la Prusse a la France.

Nous répondons :

L’humanité aussi a sa question ; et cette question la voici, elle est plus grande que l’Inde, l’Angleterre et la Russie : c’est le petit enfant dans le ventre de sa mère.

Remplaçons les questions politiques par la question humaine.

Tout l’avenir est là.

Disons-le, quoiqu’on fasse, l’avenir sera. Tout le sert, même les crimes. Serviteurs effroyables.

Ce qui se passe en Serbie démontre la nécessité des États-Unis d’Europe. Qu’aux gouvernements désunis succèdent les peuples unis. Finissons-en avec les empires meurtriers. Muselons les fanatismes et les despotismes. Brisons les glaives valets des superstitions et les dogmes qui ont le sabre au poing. Plus de guerres, plus de massacres, plus de carnages ; libre pensée, libre échange ; fraternité. Est-ce donc si difficile, la paix ? La République d’Europe, la Fédération continentale, il n’y a pas d’autre réalité politique que celle-là. Les raisonnements le constatent, les événements aussi. Sur cette réalité, qui est une nécessité, tous les philosophes sont d’accord, et aujourd’hui les bourreaux joignent leur démonstration à la démonstration des philosophes. À sa façon, et précisément parce qu’elle est horrible, la sauvagerie témoigne pour la civilisation. Le progrès est signé Achmet-Pacha. Ce que les atrocités de Serbie mettent hors de doute, c’est qu’il faut à l’Europe une nationalité européenne, un gouvernement un, un immense arbitrage fraternel, la démocratie en paix avec elle-même, toutes les nations sœurs ayant pour cité et pour chef-lieu Paris, c’est-à-dire la liberté ayant pour capitale la lumière. En un mot, les États-Unis d’Europe. C’est là le but, c’est là le port. Ceci n’était hier que la vérité ; grâce aux bourreaux de la Serbie, c’est aujourd’hui l’évidence. Aux penseurs s’ajoutent les assassins. La preuve était faite par les génies, la voilà faite par les monstres.

L’avenir est un dieu traîné par des tigres.

Paris, 29 août 1876.

II

AU PRÉSIDENT DU CONGRÈS DE LA PAIX
À GENÈVE

Paris, 10 septembre 1876.
Mon honorable et cher président,

Je vous envoie mes vœux fraternels.

Le Congrès de la paix persiste, et il a raison.

Devant la France mutilée, devant la Serbie torturée, la civilisation s’indigne, et la protestation du Congrès de la paix est nécessaire.

C’est à Berlin qu’est l’obstacle à la paix ; c’est à Rome qu’est l’obstacle à la liberté. Heureusement le pape et l’empereur ne sont pas d’accord ; Rome et Berlin sont aux prises.

Espérons.

Recevez mon cordial serrement de main.

Victor Hugo.

III

LE BANQUET DE MARSEILLE

Victor Hugo, invité au banquet par lequel les démocrates de Marseille célèbrent le grand anniversaire de la République, et ne pouvant s’y rendre, a écrit la lettre suivante :

Paris, 22 septembre 1876.
Mes chers concitoyens,

Vous m’avez adressé, en termes éloquents, un appel dont je suis profondément touché. C’est un regret pour moi de ne pouvoir m’y rendre. Je veux du moins me sentir parmi vous, et ce que je vous dirais, je vous l’écris.

L’heure où nous sommes sera une de celles qui caractériseront ce siècle.

En ce moment la monarchie fait à sa façon la preuve de la république. De tous les côtés, les rois font le mal ; la querelle des trônes et flagrante ; de pape à empereur, on s’excommunie ; de sultan à sultan, on s’assassine. Partout le cynisme de la victoire ; partout cette espèce d’ivrognerie terrible qu’on appelle la guerre. La force s’imagine qu’elle est le droit ; ici, on mutile la France, c’est-à-dire la civilisation ; là, on poignarde la Serbie, c’est-à-dire l’humanité. À cette heure, il y a un gouvernement, qui est un bandit, assis sur un peuple, qui est un cadavre.

Certes les monarchies ne le font pas exprès, mais elles démontrent la nécessité de la république.

La monarchie impériale aboutit à Sedan ; la monarchie pontificale aboutit au Syllabus. Le Syllabus, je l’ai dit et je le répète, c’est toute la quantité de bûcher possible au dix-neuvième siècle. Au moment où nous sommes, ce qui sort de l’autel, ce n’est pas la prière, c’est la menace ; l’oraison est coupée par ce hoquet farouche : Anathème ! anathème ! Le prêtre bénit à poing fermé. On refuse aux cercueils ce qui leur est dû ; on ajoute à la violation du respect la violation de la loi ; on méconnaît ce qu’il y a de mystérieux et de vénérable dans la volonté du mourant ; on choisit, pour insulter la philosophie et la raison, l’instant où la liberté de la conscience s’appuie sur la majesté de la mort.

Qui fait ces choses audacieuses ? Le vieil esprit sacerdotal et monarchique. Ici la conquête, là le massacre, là l’intolérance ; le mensonge épousant la nuit, la haine de trône à trône engendrant la guerre de peuple à peuple, tel est le spectacle. Où la démocratie dit : Paix et liberté ! le despotisme dit : Carnage et servitude ! De là les crimes qui aujourd’hui épouvantent l’Europe. Admirons la manière dont les monarchies s’y prennent pour montrer les beautés de la république : elles montrent leurs laideurs.

Tant que les fanatismes et les despotismes seront les maîtres, l’Europe sera difforme et terrible. Mais espérons. Que prouvent les carcans et les chaînes ? qu’il faut que les peuples soient libres. Que prouvent les sabres et les mitrailles ? qu’il faut que les peuples soient frères. Que prouvent les sceptres ? qu’il faut des lois.

Les lois, les voici : liberté de pensée, liberté de croyance, liberté de conscience ; liberté dans la vie, délivrance dans la mort ; l’homme libre, l’âme libre.

Célébrons donc ce rassurant anniversaire, le 22 septembre 1792. Il y a une aurore dans l’humanité, comme il y en a une dans le ciel ; ce jour-là le ciel et l’homme ont été d’accord, les deux aurores ont fait leur jonction. Lux populi, lux Dei.

La généreuse ville de Marseille a raison de vénérer ce jour suprême ; elle fait bien ; je m’associe à sa patriotique manifestation.

Cet anniversaire vient à propos.

Il y a quatre vingt-quatre ans, à pareil jour, au milieu des plus redoutables complications, en présence de la coalition des rois, l’immense énigme humaine étant posée, une bouche sublime, la bouche de la France, s’est ouverte et a jeté aux peuples ce cri qui est une solution : République ! Il y a dans ce cri une puissance d’écroulement qui ébranle sur leur base les tyrannies, les usurpations et les impostures, et qui fait trembler toutes les tours des ténèbres. L’écroulement du mal, c’est la construction du bien.

Répétons-le, ce cri libérateur République !

Répétons-le d’une voix si ferme et si haute qu’il ait raison de toutes les surdités. Achevons ce que nos aïeux ont commencé. Soyons les fils obéissants de nos glorieux pères. Complétons la révolution française par la fraternité européenne, et l’unité de la France par l’unité du continent. Établissons entre les nations cette solide paix, la fédération, et cette solide justice, l’arbitrage. Soyons des peuples d’esprit au lieu d’être des peuples stupides. Échangeons des idées et non des boulets. Quoi de plus bête qu’un canon ? Que toute l’oscillation du progrès soit contenue entre ces deux termes :

Civilisation, mais révolution.

Révolution, mais civilisation.

Et, convaincus, dévoués, unanimes, glorifions nos dates mémorables. Glorifions le 14 juillet, glorifions le 10 août, glorifions le 22 septembre. Ayons une si fière façon de nous en souvenir qu’il en sorte la liberté du monde. Célébrer les grands anniversaires, c’est préparer les grands événements.

Mes concitoyens, je vous salue.

1877

I

LES OUVRIERS LYONNAIS

Le dimanche 25 mars, une conférence a lieu dans la salle du Château d’Eau pour les ouvriers lyonnais.

Victor Hugo et Louis Blanc y prennent la parole.

Voici le discours de Victor Hugo :

Les ouvriers de Lyon souffrent, les ouvriers de Paris leur viennent en aide. Ouvriers de Paris, vous faites votre devoir, et c’est bien. Vous donnez là un noble exemple. La civilisation vous remercie.

Nous vivons dans un temps où il est nécessaire d’accomplir d’éclatantes actions de fraternité. D’abord, parce qu’il est toujours bon de faire le bien ; ensuite, parce que le passé ne veut pas se résigner à disparaître, parce qu’en présence de l’avenir, qui apporte aux nations la fédération et la concorde, le passé tâche de réveiller la haine. (Applaudissements).

Répondons à la haine par la solidarité et par l’union.

Messieurs, je ne prononcerai que des paroles austères et graves. Avoir devant soi le peuple de Paris, c’est un suprême honneur, et l’on n’en est digne qu’à la condition d’avoir en soi la droiture. Et j’ajoute, la modération. Car, si la droiture est la puissance, la modération est la force.

Maintenant, et sous ces réserves, trouvez bon que je vous dise ma pensée entière.

À l’heure où nous sommes, le monde est en proie à deux efforts contraires.

Un mot suffit pour caractériser cette heure étrange. À quoi songent les rois ? À la guerre. À quoi songent les peuples ? À la paix. (Applaudissements prolongés.)

L’agitation fiévreuse des gouvernements a pour contraste et pour leçon le calme des nations. Les princes arment, les peuples travaillent. Les peuples s’aiment et s’unissent. Aux rois préméditant et préparant des événements violents, les peuples opposent la grandeur des actions paisibles.

Majestueuse résistance.

Les populations s’entendent, s’associent, s’entr’aident.

Ainsi, voyez :

Lyon souffre, Paris s’émeut.

Que le patriotique auditoire ici rassemblé me permette de lui parler de Lyon.

Lyon est une glorieuse ville, une ville laborieuse et militante. Au-dessus de Lyon, il n’y a que Paris. À ne voir que l’histoire, on pourrait presque dire que c’est à Lyon que la France est née. Lyon est un des plus antiques berceaux du fait moderne ; Lyon est le lieu d’inoculation de la démocratie latine à la théocratie celtique ; c’est à Lyon que la Gaule s’est transformée et transfigurée jusqu’à devenir l’héritière de l’Italie ; Lyon est le point d’intersection de ce qui a été jadis Rome et de ce qui est aujourd’hui la France. — Lyon a été notre premier centre. Agrippa a fait de Lyon le nœud des chemins militaires de la Gaule, et ce procédé péremptoire de civilisation a été imité depuis par les routes stratégiques de la Vendée. Comme toutes les cités prédestinées, la ville de Lyon a été éprouvée ; au deuxième siècle par l’incendie, au cinquième siècle par l’inondation, au dix-septième siècle par la peste. Fait que l’histoire doit noter, Néron, qui avait brûlé Rome, a rebâti Lyon. Lyon, historiquement illustre, n’est pas moins illustre politiquement. Aujourd’hui, entre toutes les villes d’Europe, Lyon représente l’initiative ingénieuse, le labeur puissant, opiniâtre et fécond, l’invention dans l’industrie, l’effort du bien vers le mieux, et cette chose touchante et sublime, — car l’ouvrier de Lyon souffre, — la pauvreté créant la richesse. (Mouvement.) Oui, citoyens, j’y insiste, la vertu qui est dans le travail, l’intuition sociale qui connaît et qui réclame sans relâche la quantité acceptable des révolutions, l’esprit d’aventure pour le progrès, ce je ne sais quoi d’infatigable qu’on a quand on porte en soi l’avenir, voilà ce qui caractérise la France, voilà ce qui caractérise Lyon. Lyon a été la métropole des Gaules, et l’est encore, avec l’accroissement démocratique. C’est la ville du métier, c’est la ville de l’art, c’est la ville où la machine obéit à l’âme, c’est la ville où dans l’ouvrier il y a un penseur, et où Jacquard se complète par Voltaire. (Applaudissements.) Lyon est la première de nos villes ; car Paris est autre chose, Paris dépasse les proportions d’une nation ; Lyon est essentiellement la cité française, et Paris est la cité humaine. C’est pourquoi l’assistance que Paris offre à Lyon est un admirable spectacle ; on pourrait dire que Lyon assisté par Paris, c’est la capitale de la France secourue par la capitale du monde. (Bravos.)

Glorifions ces deux villes. Dans un moment où les partis du passé semblent conspirer la diminution de la France, et essayent de détrôner le chef-lieu de la révolution au profit du chef-lieu de la monarchie, il est bon d’affirmer les grandes réalités de la civilisation française, c’est-à-dire Lyon, la ville du travail, et Paris, la ville de la lumière. (Sensation. Bravos répétés.)

Autour de ces deux capitales se groupent toutes nos illustres villes, leurs sœurs ou leurs filles, et parmi elles cette admirable Marseille qui veut une place à part, car elle représente en France la Grèce de même que Lyon représente l’Italie.

Mais élargissons l’horizon, regardons l’Europe, regardons les nations, et, en même temps que nous démontrons la solidarité de nos villes, constatons, citoyens, au profit de la civilisation, tous les symptômes de la concorde humaine.

Ces symptômes éclatent de toutes parts.

Comme je le disais en commençant, à l’heure troublée où nous sommes, les phénomènes inquiétants viennent des rois, les phénomènes rassurants viennent des peuples.

Au-dessous du grondement bestial de la guerre déchaînée il y a sept ans par deux empereurs, au-dessous des menaces de carnage et de dévastation à chaque instant renouvelées, quelquefois même réalisées en partie, témoin l’assassinat de la Bulgarie par la Turquie, au-dessous de la mobilisation des armées, au-dessous de tout ce sombre tumulte militaire, on sent une immense volonté de paix.

Je le répète et j’y insiste, qui veut la guerre ? Les rois. Qui veut la paix ? Les peuples.

Il semble qu’en ce moment une bataille étrange se prépare entre la guerre, qui est la volonté du passé, et la paix, qui est la volonté du présent. (Applaudissements.)

Citoyens, la paix vaincra.

Ce triomphe de l’avenir, il est visible dès aujourd’hui, il approche, nous y touchons. Il s’appellera l’Exposition de 1878. Qu’est-ce en effet qu’une Exposition internationale ? C’est la signature de tous les peuples mise au bas d’un acte de fraternité. C’est le pacte des industries s’associant aux arts, des sciences encourageant les découvertes, des produits s’échangeant avec les idées, du progrès multipliant le bien-être, de l’idéal s’accouplant au réel. C’est la communion des nations dans l’harmonie qui sort du travail. Lutte, si l’on veut, mais lutte féconde ; éblouissante mêlée des travailleurs qui laisse derrière elle, non la mort, mais la vie, non des cadavres, mais des chefs-d’œuvre ; bataille superbe où il n’y a que des vainqueurs. (Longs applaudissements.)

Ce spectacle splendide, il est juste que ce soit Paris qui le donne au monde.

1870, c’est-à-dire le guet-apens de la guerre, a été le fait de la Prusse ; 1878, c’est-à-dire la victoire de la paix, sera la réplique de la France.

L’Exposition universelle de 1878, ce sera la guerre mise en déroute par la paix.

Ce sera la réconciliation avec Paris, dont l’univers a besoin.

La paix, c’est le verbe de l’avenir, c’est l’annonce des États-Unis de l’Europe, c’est le nom de baptême du vingtième siècle. Ne nous lassons pas, nous les philosophes, de déclarer au monde la paix. Faisons sortir de ce mot suprême tout ce qu’il contient.

Disons-le, ce qu’il faut à la France, à l’Europe, au monde civilisé, ce qui est dès à présent réalisable, ce que nous voulons, le voici : les religions sans l’intolérance, c’est-à-dire la raison remplaçant le dogmatisme ; la pénalité sans la mort, c’est-à-dire la correction remplaçant la vindicte ; le travail sans l’exploitation, c’est-à-dire le bien-être remplaçant le malaise ; la circulation sans la frontière, c’est-à-dire la liberté remplaçant la ligature ; les nationalités sans l’antagonisme, c’est-à-dire l’arbitrage remplaçant la guerre (mouvement) ; en un mot, tous les désarmements, excepté le désarmement de la conscience. (Bravos répétés.)

Ah ! cette exception-là, je la maintiens. Car tant que la politique contiendra la guerre, tant que la pénalité contiendra l’échafaud,tant que le dogme contiendra l’enfer, tant que la force sociale sera comminatoire, tant que le principe, qui est le droit, sera distinct du fait, qui est le code, tant que l’indissoluble sera dans la loi civile et l’irréparable dans la loi criminelle, tant que la liberté pourra être garrottée, tant que la vérité pourra être bâillonnée, tant que le juge pourra dégénérer en bourreau, tant que le chef pourra dégénérer en tyran, tant que nous aurons pour précipices des abîmes creusés par nous-mêmes, tant qu’il y aura des opprimés, des exploités, des accablés, des justes qui saignent, des faibles qui pleurent, il faut, citoyens, que la conscience reste armée. ( Applaudissements prolongés.)

La conscience armée, c’est Juvénal terrible, c’est Tacite pensif, c’est Dante flétrissant Boniface, c’est-à-dire l’homme probe châtiant l’homme infaillible, c’est Voltaire vengeant Calas, c’est-à-dire la justice rappelant à l’ordre la magistrature. (Sensation. Triple salve d’applaudissements.) La conscience armée, c’est le droit incorruptible faisant obstacle à la loi inique, c’est la philosophie supprimant la torture, c’est la tolérance abolissant l’inquisition, c’est le jour vrai remplaçant dans les âmes le jour faux, c’est la clarté de l’aurore substituée à la lueur des bûchers. Oui, la conscience reste et restera armée, Juvénal et Tacite resteront debout, tant que l’histoire nous montrera la justice humaine satisfaite de son peu de ressemblance avec la justice divine, tant que la raison d’état sera en colère, tant qu’un épouvantable væ victis régnera, tant qu’on écoutera un cri de clémence comme on écouterait un cri séditieux, tant qu’on refusera de faire tourner sur ses gonds la seule porte qui puisse fermer la guerre civile, l’amnistie ! (Profonde émotion. — Applaudissements prolongés.)

Cela dit, je conclus. Et je conclus par l’espérance.

Ayons une foi absolue dans la patrie. La destinée de la France fait partie de l’avenir humain. Depuis trois siècles la lumière du monde est française. Le monde ne changera pas de flambeau.

Pourtant, généreux patriotes qui m’écoutez, ne croyez pas que je pousse l’espérance jusqu’à l’illusion. Ma foi en la France est filiale, et par conséquent passionnée, mais elle est philosophique, et par conséquent réfléchie. Messieurs, ma parole est sincère, mais elle est virile, et je ne veux rien dissimuler. Non, je n’oublie pas que je parle aux hommes de Paris. La responsabilité est en proportion de l’auditoire. Une seule chose est à la taille du peuple, c’est la vérité. Et dire la réalité, c’est le devoir.

Eh bien, la réalité, c’est que nous traversons une heure redoutable. La réalité, c’est que, si la nuit complète se faisait, il y aurait des possibilités de naufrage. Les crises succèdent aux catastrophes. J’espère cependant.

Je fais plus qu’espérer. J’affirme. Pourquoi ? Je vais vous le dire, et ce sera mon dernier mot.

La marche du genre humain vers l’avenir a toutes les complications d’un voyage de découvertes. Le progrès est une navigation ; souvent nocturne. On pourrait dire que l’humanité est en pleine mer. Elle avance lentement, dans un roulis terrible, immense navire battu des vents. Il y a des instants sinistres. À de certains moments, la noirceur de l’horizon est profonde ; il semble qu’on aille au hasard. Où ? à l’abîme. On rencontre un écueil, l’empire ; on se heurte à un bas-fond, le Syllabus ; on traverse un cyclone, Sedan (mouvement ) ; l’année de l’infaillibilité du pape est l’année de la chute de la France ; les ouragans et les tonnerres se mêlent ; on a au-dessus de sa tête tout le passé en nuage et chargé de foudres ; cet éclair, c’est le glaive ; cet autre éclair, c’est le sceptre ; ce grondement, c’est la guerre. Que va-t-on devenir ? Va-t-on finir par s’entre-dévorer ? En viendra-t-on à un radeau de la Méduse, à une lutte d’affamés et de naufragés, à la bataille dans la tempête ? Est-ce qu’il est possible qu’on soit perdu ? On lève les yeux. On cherche dans le ciel une indication, une espérance, un conseil. L’anxiété est au comble. Où est le salut ? Tout à coup, la brume s’écarte, une lueur apparaît ; il semble qu’une déchirure se fasse dans le noir complot des nuées, une trouée blanchit toute cette ombre, et, subitement, à l’horizon, au-dessus des gouffres, au delà des nuages, le genre humain frissonnant aperçoit cette haute clarté allumée il y a quatre vingts ans par des géants sur la cime du dix-huitième siècle, ce majestueux phare à feux tournants qui présente alternativement aux nations désemparées chacun des trois rayons dont se compose la civilisation future : Liberté, Égalité, Fraternité. (Applaudissements prolongés.)

Liberté, cela s’adresse au peuple ; Égalité, cela s’adresse aux hommes ; Fraternité, cela s’adresse aux âmes.

Navigateurs en détresse, abordez à ce grand rivage, la République.

Le port est là. (Longue acclamation. Cris de : Vive la république ! Vive l’amnistie ! Vive Victor Hugo !)

II

LE SEIZE MAI


I

LA PROROGATION

Le 16 mai 1877, un essai préliminaire de coup d’état fut tenté par M. le maréchal de Mac-Mahon, président de la République. Brusquement il congédia, sur les plus futiles prétextes, le ministère républicain de M. Jules Simon, qui réunissait dans la chambre une majorité de deux cents voix. Le nouveau cabinet, sous la présidence de M. de Broglie, ne fut composé que de monarchistes.

Deux jours après, un décret du président de la République prorogeait le parlement pour un mois.

Aussitôt les gauches des deux chambres tinrent chacune leur réunion plénière et rédigèrent des déclarations collectives adressées au pays.

Dans la réunion des gauches du Sénat, Victor Hugo prit la parole :

Dans quelles circonstances l’événement qui nous préoccupe se produit-il ?

Laissez-moi vous le dire. Deux choses me frappent.

Voici la première :

La France était en pleine paix, en pleine convalescence de ses derniers malheurs, en pleine possession d’elle-même ; la France donnait au monde tous les grands exemples, l’exemple du travail, de l’industrie, du progrès sous toutes les formes ; elle était superbe de tranquillité et d’activité ; elle se préparait à convier tous les peuples chez elle ; elle prenait l’initiative de l’Exposition universelle, et, meurtrie, mutilée, mais toujours grande, elle allait donner une fête à la civilisation. En ce moment-là, dans ce calme fécond et auguste, quelqu’un la trouble. Qui ? Son gouvernement. Une sorte de déclaration de guerre est faite. À qui ? À la France en paix. Par qui ? Par le pouvoir. (Oui ! oui ! — Adhésion unanime.)

La seconde chose qui me frappe, la voici :

Si la France est en paix, l’Europe ne l’est pas. Si au dedans nous sommes tranquilles, au dehors nous sommes inquiets. Le continent prend feu. Deux empires se heurtent en orient ; au nord, un autre empire guette ; à côté du nord, une puissante nation voisine fait son branle-bas de combat. Plus que jamais, il importe que la France, pour rester forte, reste paisible. Eh bien ! c’est le moment qu’on choisit pour l’agiter ! C’est pour le pays l’heure de la prudence ; c’est pour le gouvernement l’heure des imprudences.

Ces deux grands faits, la paix en France, la guerre en Europe, exigeaient tous les deux un gouvernement sage. C’est l’instant que prend le gouvernement pour devenir un gouvernement d’aventure.

Une étincelle suffirait pour tout embraser ; le gouvernement secoue la torche. (Sensation profonde.)

Oui, gouvernement d’aventure. Je ne veux pas, pour l’instant, le qualifier plus sévèrement, espérant toujours que le pouvoir se sentira averti par l’énormité de certains souvenirs, et qu’il s’arrêtera. Je recommande au pouvoir personnel la lecture attentive de la constitution. (Mouvement.)

Il y a là sur la responsabilité plusieurs articles sérieux.

J’en pourrais dire davantage. Mais je me borne à ces quelques paroles. J’ai une fonction comme sénateur et une mission comme citoyen ; je ne faillirai ni à l’une ni à l’autre.

Vous, mes collègues, vous résisterez vaillamment, je le sais et je le déclare, aux empiétements illégaux et aux usurpations inconstitutionnelles. Surveillons plus que jamais le pouvoir. Dans la situation où nous sommes, souvenez-vous de ceci : toute la défiance que vous montrerez au nouveau ministère, vous sera rendue en confiance par la nation.

Messieurs, rassurons la France, rassurons-la dans le présent, rassurons-la dans l’avenir.

La république est une délivrance définitive. Espérance est un des noms de la liberté. Aucun piège ne réussira. La vérité et la raison prévaudront. La justice triomphera de la magistrature. La conscience humaine triomphera du clergé. La souveraineté nationale triomphera des dictatures, cléricales ou soldatesques.

La France peut compter sur nous, et nous pouvons compter sur elle.

Soyons fidèles à tous nos devoirs, et à tous nos droits. (Adhésion unanime. — Applaudissements prolongés.)

II

LA DISSOLUTION

La prorogation d’un mois expirée, le maréchal de Mac-Mahon adresse, le 17 juin, un message au sénat, lui demandant, aux termes de la constitution, de prononcer avec le président de la République, la dissolution de la chambre des députés.

La chambre des députés réplique aussitôt par un ordre du jour déclarant que « le ministère n’a pas la confiance de la nation ». Cet ordre du jour est voté par 363 voix contre 158.

Le 21 juin, les bureaux du sénat se réunissent pour nommer la commission chargée du rapport sur la demande de dissolution.

Dans le quatrième bureau, dont Victor Hugo fait partie, se passe l’incident suivant, rapporté ainsi par le Rappel.

Réunion dans les bureaux du Sénat.

« Il s’est produit, au 4e  bureau, un incident qui a causé une vive émotion.

« M. Victor Hugo fait partie de ce bureau. M. le vicomte de Meaux, ministre du commerce, en fait également partie.

« La discussion s’est ouverte sur le projet de dissolution.

« Après des discours de MM. Bertauld et de Lasteyrie contre le projet et de MM. de Meaux et Depeyre pour, la séance semblait terminée, lorsque M. Victor Hugo a demandé la parole.

« Il a dit :

J’ai gardé le silence jusqu’à ce moment, et j’étais résolu à ne point intervenir dans le débat, espérant qu’une question essentielle serait posée, et aimant mieux qu’elle le fût par d’autres que par moi.

Cette question n’a pas été posée. Je vois que la séance va se clore, et je crois de mon devoir de parler. Je désire n’être point nommé commissaire, et je prie mes amis de voter, comme je le ferai moi-même, pour notre honorable collègue, M. Bertauld.

Cela dit, et absolument désintéressé dans le vote qui va suivre, j’entre dans ce qui est pour moi la question nécessaire et immédiate.

Un ministre est ici présent. Je profite de sa présence, c’est à lui que je parle, et voici ce que j’ai à dire à M. le ministre du commerce.

Il est impossible que le président de la République et les membres du cabinet nouveau n’aient point examiné entre eux une éventualité, qui est pour nous une certitude : le cas où, dans trois mois, la chambre, dissoute aujourd’hui, reviendrait augmentée en nombre dans le sens républicain, et, ce qui est une augmentation plus grande encore, accrue en autorité et en puissance par son mandat renouvelé et par le vote décisif de la France souveraine.

En présence de cette chambre, qui sera à la fois la chambre ancienne, répudiée par le pouvoir personnel, et la chambre nouvelle, voulue par la souveraineté nationale, que fera le gouvernement ? quels plans a-t-il arrêtés ? quelle conduite compte-t-il suivre ? Le président fera-t-il simplement son devoir, qui est de se retirer et d’obéir à la nation, et les ministres disparaîtront-ils avec lui ? En un mot, quelle est la résolution du président et de son cabinet, dans le cas grave que je viens d’indiquer ?

Je pose cette question au membre du cabinet ici présent. Je la pose catégoriquement et absolument. Aucun faux-fuyant n’est possible : ou le ministre me répondra, et j’enregistrerai sa réponse ; ou il refusera de répondre, et je constaterai son silence. Dans les deux cas, mon but sera atteint ; et, que le ministre parle ou qu’il se taise, l’espèce de clarté que je désire, je l’aurai.

« Sur ces paroles, au milieu du profond silence et de l’attente unanime des sénateurs, M. de Meaux s’est levé. Voici sa réponse :

« La question posée par M. Victor Hugo ne pourrait être posée qu’au président de la République, et excède la compétence des ministres. »

« Une certaine agitation a suivi cette réponse. MM. Valentin, Ribière, Lepetit et d’autres encore se sont vivement récriés.

« M. Victor Hugo a repris la parole en ces termes :

Vous venez d’entendre la réponse de M. le ministre. Eh bien ! je vais répliquer à l’honorable M. de Meaux par un fait qui est presque pour lui un fait personnel.

Un homme qui lui touche de très près, orateur considérable de la droite, dont j’avais été l’ami à la chambre des pairs et dont j’étais l’adversaire à l’assemblée législative, M. de Montalembert, après la crise de juillet 1851, s’émut, bien qu’allié momentané de l’Élysée, des intentions qu’on prêtait au président, M. Louis Bonaparte, lequel protestait du reste de sa loyauté.

M. de Montalembert, alors, se souvenant de notre ancienne amitié, me pria de faire, en mon nom et au sien, au ministre Baroche, la question que je viens de faire tout à l’heure à M. de Meaux… (Profond mouvement d’attention.) Et le ministre d’alors fit à cette question identiquement la même réponse que le ministre d’aujourd’hui.

Trois mois après, éclatait ce crime qui s’appellera dans l’histoire le 2 décembre.

« Une vive émotion succède à ces paroles.

« Aucune réplique de M. de Meaux. Exclamations des sénateurs présents.

« Le président du bureau, M. Batbie, fait, tardivement, remarquer que les interpellations aux ministres ne sont d’usage qu’en séance publique ; dans les bureaux, il n’y a pas de ministre ; un membre parle à un membre, un collègue à un collègue ; et M. Victor Hugo ne peut pas exiger de M. de Meaux une autre réponse que celle qui lui a été faite.

« — Je m’en contente ! s’écrie M. Victor Hugo.

« Et les quinze membres de la gauche applaudissent. »
Séance publique du sénat.
12 juin 1877.
Messieurs,

Un conflit éclate entre deux pouvoirs. Il appartient au sénat de les départager. C’est aujourd’hui que le sénat va être juge.

Et c’est aujourd’hui que le sénat va être jugé. (Applaudissements à gauche.)

Car si au-dessus du gouvernement il y a le sénat, au-dessus du sénat il y a la nation.

Jamais situation n’a été plus grave.

Il dépend aujourd’hui du sénat de pacifier la France ou de la troubler.

Et pacifier la France, c’est rassurer l’Europe ; et troubler la France, c’est alarmer le monde.

Cette délivrance ou cette catastrophe dépendent du sénat.

Messieurs, le sénat va aujourd’hui faire sa preuve. Le sénat aujourd’hui peut être fondé par le sénat. (Bruit à droite. — Approbation à gauche.)

L’occasion est unique, vous ne la laisserez pas échapper.

Quelques publicistes doutent que le sénat soit utile ; montrez que le sénat est nécessaire.

La France est en péril, venez au secours de la France. (Bravos à gauche.)

Messieurs, le passé donne quelquefois des renseignements. De certains crimes, que l’histoire n’oublie pas, ont des reflets sinistres, et l’on dirait qu’ils éclairent confusément les événements possibles.

Ces crimes sont derrière nous, et par moments nous croyons les revoir devant nous.

Il y a parmi vous, messieurs, des hommes qui se souviennent. Quelquefois se souvenir, c’est prévoir. (Applaudissements à gauche.)

Ces hommes ont vu, il y a vingt-six ans, ce phénomène :

Une grande nation qui ne demande que la paix, une nation qui sait ce qu’elle veut, qui sait d’où elle vient et qui a droit de savoir où elle va, une nation qui ne ment pas, qui ne cache rien, qui n’élude rien, qui ne sous-entend rien, et qui marche dans la voie du progrès droit devant elle et à visage découvert, la France, qui a donné à l’Europe quatre illustres siècles de philosophie et de civilisation, qui a proclamé par Voltaire la liberté religieuse (protestations à droite, vive approbation à gauche) et par Mirabeau la liberté politique ; la France qui travaille, qui enseigne, qui fraternise, qui a un but, le bien et qui le dit, qui a un moyen, le juste, et qui le déclare, et, derrière cet immense pays en pleine activité, en pleine bonne volonté, en pleine lumière, un gouvernement masqué. (Applaudissements prolongés à gauche. Réclamations à droite.)

Messieurs, nous qui avons vu cela, nous sommes pensifs aujourd’hui, nous regardons avec une attention profonde ce qui semble être devant nous : une audace qui hésite, des sabres qu’on entend traîner, des protestations de loyauté qui ont un certain son de voix ; nous reconnaissons le masque. (Sensation.)

Messieurs, les vieillards sont des avertisseurs. Ils ont pour fonction de décourager les choses mauvaises et de déconseiller les choses périlleuses. Dire des paroles utiles, dussent-elles paraître inutiles, c’est là leur dignité et leur tristesse. (Très bien ! à gauche.)

Je ne demande pas mieux que de croire à la loyauté, mais je me souviens qu’on y a déjà cru. (C’est vrai ! à gauche.) Ce n’est pas ma faute si je me souviens. Je vois des ressemblances qui m’inquiètent, non pour moi qui n’ai rien à perdre dans la vie et qui ai tout à gagner dans la mort, mais pour mon pays. Messieurs, vous écouterez l’homme en cheveux blancs qui a vu ce que vous allez revoir peut-être, qui n’a plus d’autre intérêt sur la terre que le vôtre, qui vous conseille tous avec droiture, amis et ennemis, et qui ne peut ni haïr ni mentir, étant si près de la vérité éternelle. (Profonde sensation. Applaudissements prolongés.)

Vous allez entrer dans une aventure. Eh bien, écoutez celui qui en revient. (Mouvement.) Vous allez affronter l’inconnu, écoutez celui qui vous dit : l’inconnu, je le connais. Vous allez vous embarquer sur un navire dont la voile frissonne au vent, et qui va bientôt partir pour un grand voyage plein de promesses, écoutez celui qui vous dit : Arrêtez, j’ai fait ce naufrage-là. (Applaudissements.)

Je crois être dans le vrai. Puissé-je me tromper, et Dieu veuille qu’il n’y ait rien de cet affreux passé dans l’avenir !

Ces réserves faites, — et c’était mon devoir de les faire, — j’aborde le moment présent, tel qu’il apparaît et tel qu’il se montre, et je tâcherai de ne rien dire qui puisse être contesté.

Personne ne niera, je suppose, que l’acte du 16 mai ait été inattendu.

Cela a été quelque chose comme le commencement d’une préméditation qui se dévoile.

L’effet a été terrible.

Remontons à quelques semaines en arrière. La France était en plein travail, c’est-à-dire en pleine fête. Elle se préparait à l’Exposition universelle de 1878 avec la fierté joyeuse des grandes nations civilisatrices. Elle déclarait au monde l’hospitalité. Paris, convalescent, glorieux et superbe, élevait un palais à la fraternité des nations ; la France, en dépit des convulsions continentales, était confiante et tranquille, et sentait s’approcher l’heure du suprême triomphe, du triomphe de la paix. Tout à coup, dans ce ciel bleu un coup de foudre éclate, et au lieu d’une victoire on apporte à la France une catastrophe. (Vive émotion. — Bravos à gauche.)

Le 15 mai, tout prospérait ; le 16, tout s’est arrêté. On a assisté au spectacle étrange d’un malheur public, fait exprès. (Sensation.) Subitement, le crédit se déconcerte ; la confiance disparaît ; les commandes cessent ; les usines s’éteignent ; les manufactures se ferment ; les plus puissantes renvoient la moitié de leurs ouvriers ; lisez les remontrances des chambres de commerce ; le chômage, cette peste du travail, se répand et s’accroît, et une sorte d’agonie commence. Ce que cette calamité, le 16 mai, coûte à notre industrie, à notre commerce, à notre travail national, ne peut se chiffrer que par des centaines de millions. (Allons donc ! à droite. — Oui ! oui ! à gauche.)

Eh bien, messieurs, aujourd’hui que vous demande-t-on ? De la continuer. Le 16 mai désire se compléter. Un mois d’agonie, c’est peu ; il en demande quatre. Dissolvez la chambre. On verra où la France en sera au bout de quatre mois. La durée du 16 mai, c’est la durée de la catastrophe. Aggravation funeste. Partout la stagnation commerciale, partout la fièvre politique. Trois mois de querelle et de haine. L’angoisse ajoutée à l’angoisse. Ce qui n’était que le chômage sera la faillite ; ruine pour les riches, famine pour les pauvres ; l’électeur acculé à son droit ; l’ouvrier sans pain armé du vote. La colère mêlée à la justice. Tel est le lendemain de la dissolution. (Mouvement.)

Si vous l’accordiez, messieurs, le service que le 16 mai aurait rendu à la France équivaudrait au service vice que rend une rupture de rails à un train lancé à toute vapeur. (C’est vrai !)

Et j’hésite à achever ma pensée, mais il faut, sinon tout dire, au moins tout indiquer.

Messieurs, réfléchissez. L’Europe est en guerre. La France a des ennemis. Si, en l’absence des chambres, dans l’éclipse de la souveraineté nationale, si l’étranger…

(Bruit et protestations à droite. — À gauche : N’interrompez pas ! — M. le président : Faites silence ! — À gauche : C’est à la droite qu’il faut dire cela !)

… Si l’étranger profitait de cette paralysie de la France, si… je m’arrête.

Ici, messieurs, la situation apparaît tellement grave, que nous avons pu voir dans les bureaux du sénat des membres du cabinet faire appel à notre patriotisme et nous demander de ne pas insister.

Nous n’insistons pas.

Mais nous nous retournons vers le pouvoir personnel, et nous lui disons :

La guerre extérieure actuelle ajoutée à la crise intérieure faite par vous crée une situation telle que, de votre aveu, l’on ne peut pas même sonder ce qui est possible. Pourquoi alors faire cette crise ? Puisque vous avez le choix du moment, pourquoi choisir ce moment-ci ? Vous n’avez aucun reproche sérieux à faire à la chambre des députés ; le mot radical appliqué à ses tendances ou à ses actes est vide de sens. La chambre a eu le très grand tort, à mes yeux, de ne pas voter l’amnistie ; mais je ne suppose pas que ce soit là votre grief contre elle. (Sourires à gauche.) La chambre des députés a poussé l’esprit de conciliation et de consentement jusqu’à partager avec le sénat son privilége en matière d’impôts, c’est-à-dire qu’elle a fait en France plus de concessions au sénat que la chambre des communes n’en fait en Angleterre à la chambre des lords. (À gauche : C’est vrai !) La chambre des députés, à part les turbulences de la droite, est modérée, parlementaire et patriote ; seulement il y a entre elle, chambre nationale, et vous, pouvoir personnel, incompatibilité d’humeur ; vous avez, à ce qu’il parait, des théories politiques qui font mauvais ménage avec les théories politiques de la chambre des députés, et vous voulez divorcer. Soit. Mais il n’y a là aucune urgence. Pourquoi prendre l’heure la plus périlleuse ? Dissoudre la chambre en ce moment, c’est désarmer la France. (Mouvement.) Pourquoi ne pas attendre que le conflit européen soit apaisé ? Quand la situation sera redevenue calme, si votre incompatibilité d’humeur ne s’est pas dissipée, si vous persistez dans votre fantaisie théorique, vous nous en reparlerez, et, puisque nous sommes ce qu’en Angleterre on appelle la cour des divorces, nous aviserons. Nous choisirons entre la chambre et vous. Mais rien ne presse, attendez. En ce moment, soyons prudents, et n’ajoutons pas, de gaieté de cœur, à la complication extérieure, déjà très redoutable, une complication intérieure plus redoutable encore. (Très bien ! très bien ! à gauche.)

Nous disons cela, qui est sage.

Messieurs, une chose me frappe, et je dois la dire : c’est qu’en ce moment, dans l’heure critique où nous sommes, l’esprit de gouvernement est de ce côté (montrant la gauche), et l’esprit de révolution est du côté opposé (montrant la droite). (C’est vrai ! c’est vrai ! à gauche).

En effet, que veut-on de ce côté, du côté républicain ?

Le maintien de ce qui est, l’amélioration lente et sage des institutions, le progrès pas à pas, aucune secousse, aucune violence, le suffrage universel, c’est-à-dire la paix entre les opinions, et l’Exposition universelle, c’est-à-dire la paix entre les nations. Et qu’est-ce que cet ensemble de bonnes volontés tournées vers le bien ? Messieurs, c’est l’esprit de gouvernement. (Applaudissements à gauche.)

Et du côté opposé, du côté monarchique, que veut-on ?

Le renversement de la république, la paix publique livrée à la compétition de trois monarchies, le parti pris pour le pape contre notre alliée l’Italie, la partialité pour un culte allant jusqu’à l’acceptation d’une guerre religieuse éventuelle (Dénégations à droite. — À gauche : Oui ! oui !), et cela à une époque où la France ne peut et ne doit faire que des guerres patriotiques, le suffrage universel discuté, la force rompant l’équilibre de la loi et du droit, la négation de notre législation civile par la revendication catholique ; en un mot, une effrayante remise en question de toutes les solutions sur lesquelles repose la société moderne. (Applaudissements répétés à gauche.) Qu’est-ce que tout cela, messieurs ? c’est l’esprit de révolution. (Oui ! oui ! — Applaudissements.)

J’avais donc raison de le dire : oui, à cette heure, l’esprit de gouvernement est dans l’opposition, et l’esprit de révolution est dans le gouvernement !

Qu’est-ce que la dissolution ?

C’est une révolution possible. Quelle révolution ? La pire de toutes. La révolution inconnue. (Sensation. — Murmures à droite. — Vive adhésion, à gauche.)

Messieurs les sénateurs, croyez-moi. Oui, soyez le gouvernement. Coupez court à cette tentative. Arrêtez net cette étrange insurrection du 16 mai…

(Réclamations à droite ; cris : À l’ordre ! à l’ordre ! — Applaudissements prolongés à gauche. — M. le président : Les applaudissements par lesquels on soutient l’orateur n’empêcheront pas le président de faire son devoir : ce n’est pas assez d’avoir porté contre une partie de cette chambre des accusations d’opinions factieuses, vous appelez un acte qui n’est pas sorti de la légalité un acte révolutionnaire ; le président s’en étonne. — À gauche : Ce sont des préliminaires de révolution ! — M. Valentin : L’avertissement était nécessaire ! — M. le président : Monsieur Valentin, vous n’avez pas la parole ! — À gauche, à M. Victor Hugo : Continuez ! — À droite : Que l’orateur retire le mot « insurrection » ! — À gauche, unanimement : Non ! ne retirez rien ! — L’orateur ne retire rien et continue :)

Ayez, messieurs, une volonté, une grande volonté, et signifiez-la. La France veut être rassurée. Rassurez-la. On l’ébranle. Raffermissez-la. Vous êtes le seul pouvoir que ne domine aucun autre. Ces pouvoirs-là finissent par avoir toute la responsabilité. La chambre relève, de vous, vous pouvez la dissoudre ; le président relève de vous, vous pouvez le juger. Ayez le respect, je dis plus, l’effroi de votre toute-puissance, et usez-en pour le bien. Redoutez-vous vous-mêmes, et prenez garde à ce que vous allez faire. Des corps tels que celui-ci sauvent ou perdent les nations.

Sauvez votre pays. (Sensation. — Vifs applaudissements à gauche.)

Messieurs, la logique de la situation qui nous est faite me ramène à ce que je vous disais en commençant :

C’est aujourd’hui que la grave question des deux chambres, posée par la constitution, va être résolue.

Deux chambres sont-elles utiles ? Une seule chambre est-elle préférable ? En d’autres termes, faut-il un sénat ?

Chose étrange ! le gouvernement, en croyant poser la question de la chambre des députés, a posé la question du sénat. (Mouvement.)

Et, chose non moins remarquable, c’est le sénat qui va la résoudre. (Approbation à gauche.)

On vous propose de dissoudre une chambre. Vous pouvez vous faire cette demande : laquelle ! (Très bien ! à gauche.)

Messieurs, j’y insiste. Il dépend aujourd’hui du sénat de pacifier la France ou de troubler le monde.

La France est aujourd’hui désarmée en face de toutes les coalitions du passé. Le sénat est son bouclier. La France, livrée aux aventures, n’a plus qu’un point d’appui, un seul, le sénat. Ce point d’appui lui manquera-t-il ?

Le sénat, en votant la dissolution, compromet la tranquillité publique et prouve qu’il est dangereux.

Le sénat, en rejetant la dissolution, rassure la patrie et prouve qu’il est nécessaire.

Sénateurs, prouvez que vous êtes nécessaires. (Adhésion à gauche.)

Je me tourne vers les hommes qui en ce moment gouvernent, et je leur dis :

Si vous obtenez la dissolution, dans trois mois le suffrage universel vous renverra cette chambre.

La même.

Pour vous pire. Pourquoi ?

Parce qu’elle sera la même. (Sensation profonde.)

Souvenez-vous des 221. Ce chiffre sonne comme un écho de précipice. C’est là que Charles X est tombé. (Sensation.)

Le gouvernement fait cette imprudence, l’ouverture de l’inconnu.

Messieurs les sénateurs, vous refuserez la dissolution. Et ainsi vous rassurerez la France et vous fonderez le sénat. (Très bien ! à gauche.)

Deux grands résultats obtenus par un seul vote.

Ce vote, la France l’attend de vous.

Messieurs, le péril de la dissolution, ce pourrait être, ou de nous jeter avant l’heure, d’un mouvement éperdu et désordonné, dans le progrès sans transition, et dans ces conditions-là le progrès peut être un précipice ; ou de nous ramener à ce gouffre bien autrement redoutable, le passé. Dans le premier cas, on tombe la tête la première ; dans le second cas, on tombe à reculons. (Applaudissements à gauche, rires à droite.) Ne pas tomber vaut mieux. Vous aurez la sagesse que les ministres n’ont pas. Mais n’est-il pas étrange que le gouvernement en soit là de nous offrir le choix entre deux abîmes ! (Vive émotion.)

Nous ne tomberons ni dans l’un ni dans l’autre. Votre prudence préservera la patrie. On peut dire de la France qu’elle est insubmersible. S’il y avait un déluge, elle serait l’arche. Oui, dans un temps donné, la France triomphera de l’ennemi du dedans comme de l’ennemi du dehors. Ce n’est pas une espérance que j’exprime ici, c’est une certitude. Qu’est-ce qu’une coalition des partis contre la souveraine réalité ? Quand même un de ces partis voudrait mettre le droit divin au-dessus du droit public, et l’autre le sabre au-dessus du vote, et l’autre le dogme au-dessus de la raison, non, une arrestation de civilisation en plein dix-neuvième siècle n’est pas possible ; une constitution n’est pas une gorge de montagnes où peuvent s’embusquer des trabucaires ; on ne dévalise pas la révolution française ; on ne détrousse pas le progrès humain comme on détrousse une diligence. Nos ennemis peuvent se liguer. Soit. Leur ligue est vaine. Au milieu de nos fluctuations et de nos orages, dans l’obscurité de la lutte profonde, quelqu’un qu’on ne terrasse pas est dès à présent visible et debout, c’est la loi, l’éternelle loi honnête et juste qui sort de la conscience publique, et derrière la brume épaisse où nous combattons il y a un victorieux, l’avenir. (Vive sensation. — Applaudissements à gauche.)

Nos enfants auront cet éblouissement. Et, nous aussi, et avec plus d’assurance que les anciens croisés, nous pouvons dire : Dieu le veut ! Non, le passé ne prévaudra pas. Eût-il la force, nous avons la justice, et la justice est plus forte que la force. Nous sommes la philosophie et la liberté. Non, tout le moyen âge condensé dans le Syllabus n’aura pas raison de Voltaire ; non, toute la monarchie, fût-elle triple, et eût-elle, comme l’hydre, trois têtes, n’aura pas raison de la république. (Non ! non ! non ! à gauche.) Le peuple, appuyé sur le droit, c’est Hercule appuyé sur la massue.

Et maintenant que la France reste en paix. Que le peuple demeure tranquille. Pour rassurer la civilisation, Hercule au repos suffit.

Je vote contre la catastrophe.

Je refuse la dissolution.

(Acclamation unanime et prolongée à gauche. — Les sénateurs de gauche se lèvent, et M. Victor Hugo, en regagnant sa place, est chaleureusement félicité par tous ses collègues. — La séance est suspendue.)

RÉPONSE AUX OUVRIERS LYONNAIS

La dissolution est prononcée par 349 voix contre 130.

La nation est résolue, le pouvoir est agressif. Le maréchal de Mac-Mahon, après une revue passée le 1er  juillet, adresse à l’armée un ordre du jour, qui se termine ainsi :

« … Vous m’aiderez, j’en suis certain, à maintenir le respect de l’autorité et des lois dans l’exercice de la mission qui m’a été confiée, et que je remplirai jusqu’au bout. »

Une adresse de remerciement à Victor Hugo pour le discours sur les ouvriers lyonnais avait été votée par le comité d’initiative de Perrache, et envoyée, le 14 juillet, dans un album splendidement relié, contenant les noms de tous les signataires et portant sur la couverture : La Démocratie lyonnaise à Victor Hugo.

Victor Hugo répond :

Paris, 19 juillet 1877.
Mes chers et vaillants concitoyens,

Je reçois avec émotion votre envoi magnifique. J’avais déjà eu un bonheur, faire mon devoir, et le faire pour vous. Ce bonheur, vous le complétez. Je vous remercie.

Je continuerai ; vous vous appuierez sur moi et je m’appuierai sur vous.

L’heure actuelle est menaçante ; le temps des épreuves va recommencer peut-être. Ce que nous avons déjà fait, nous le ferons encore. Nous aussi, nous irons jusqu’au bout.

On nous fait, bien malgré nous, hélas ! une situation périlleuse. Puisqu’il le faut, nous l’acceptons. Quant à moi, je ne reculerai devant aucune des conséquences du devoir. Sortir de l’exil donne le droit d’y rentrer. Quant au sacrifice de la vie, il est peu de chose à côté du sacrifice de la patrie.

Mais ne craignons rien. Nous avons pour nous, citoyens libres de la France libre, la force des choses à laquelle s’ajoute la force des idées. Ce sont là les deux courants suprêmes de la civilisation.

Aucun doute sur l’avenir n’est possible. La vérité, la raison et la justice vaincront, et du misérable conflit actuel sortira, par la toute-puissance du suffrage universel, sans secousse et sans lutte peut-être, la république prospère, douce et forte.

Le peuple français est l’armée humaine, et la démocratie lyonnaise en est l’avant-garde. Où va cette armée ? à la paix. Où va cette avant-garde ? à la liberté.

Hommes de Lyon, mes frères, je vous salue.
LA PUBLICATION
de
L’HISTOIRE D’UN CRIME
1er  octobre 1877 —

Entre les « actes » de Victor Hugo, il faut noter à cette place un de ceux qui furent le plus efficaces et le plus salutaires, — la publication de l’Histoire d’un crime.

Les élections générales avaient été fixées par le gouvernement du 16 mai à la date du 14 octobre.

Le 1er  octobre, l’Histoire d’un crime parut, précédée de ces deux simples lignes :

Ce livre est plus qu’actuel, il est urgent.

Je le publie.

III

LES ÉLECTIONS

Discours pour la candidature de M. Jules Grévy.

Le pouvoir personnel s’était affirmé, dans les discours et manifestes du président de la république, par des paroles imprudentes : « Mon nom… ma pensée… ma politique… ma volonté. »

Le 12 octobre, avant-veille des élections, une réunion électorale eut lieu au gymnase Paz, pour soutenir, dans le neuvième arrondissement de Paris, la candidature de M. Jules Grévy, qui fut élu, le surlendemain, à l’immense majorité de 12,372 voix.

Victor Hugo prit la parole dans cette réunion, et dit :

Messieurs,

Un homme éminent se présente à vos suffrages. Nous appuyons sa candidature.

Vous le nommerez ; car le nommer c’est réélire en lui la chambre dont il fut le président.

Le pays va rappeler cette chambre si étrangement congédiée. Il va la réélire, avec sévérité pour ceux qui l’ont dissoute.

Nommer Jules Grévy, c’est faire réparation au passé et donner un gage à l’avenir.

Je n’ajouterai rien à tout ce qui vient de vous être dit sur cet homme qui réalise la définition de Cicéron : éloquent et honnête.

Je me bornerai à exposer devant vous, avec une brièveté et une réserve que vous apprécierez, quelques idées, utiles peut-être en ce moment.

Électeurs,

Vous allez exercer le grand droit et remplir le grand devoir du citoyen.

Vous allez nommer un législateur.

C’est-à-dire incarner dans un homme votre souveraineté.

C’est là, citoyens, un choix considérable.

Le législateur est la plus haute expression de la volonté nationale.

Sa fonction domine toutes les autres fonctions. Pourquoi ? C’est que c’est de sa conscience que sort la loi. La conscience est la loi intérieure ; la loi est la conscience extérieure. De là le religieux respect qui lui est dû. Le respect de la loi, c’est le devoir de la magistrature, l’obligation du clergé, l’honneur de l’armée. La loi est le dogme du juge, la limite du prêtre, la consigne du soldat. Le mot hors la loi exprime à la fois le plus grand des crimes et le plus terrible des châtiments. D’où vient cette suprématie de la loi ? C’est, je le répète, que la loi est pour le peuple ce qu’est pour l’homme la conscience. Rien en dehors d’elle, rien au-dessus d’elle. De là, dans les états bien réglés, la subordination du pouvoir exécutif au pouvoir législatif. (Vive adhésion.)

Cette subordination est étroite, absolue, nécessaire.

Toute résistance du pouvoir exécutif au pouvoir législatif est un empiétement ; toute violation du pouvoir législatif par le pouvoir exécutif est un crime. La force contre le droit, c’est là un tel forfait que le Dix-huit-Brumaire suffit pour effacer la gloire d’Austerlitz, et que le Deux-Décembre suffit pour engloutir le nom de Bonaparte. Dans le Dix-huit-Brumaire et dans le Deux-Décembre, ce qui a naufragé, ce n’est pas la France, c’est Napoléon.

Si je prononce en ce moment ce nom, Napoléon, c’est uniquement parce qu’il est toujours utile de rappeler les faits et d’invoquer les principes ; mais il va sans dire que ce nom tient trop de place dans l’histoire pour que je songe à le rapprocher des noms de nos gouvernants actuels. Je ne veux blesser aucune modestie. (Bravos et rires.)

Ce que je veux affirmer, et affirmer inflexiblement, c’est le profond respect dû par le pouvoir à la loi, et au législateur qui fait la loi, et au suffrage universel qui fait le législateur.

Vous le voyez, messieurs, d’échelon en échelon, c’est au suffrage universel qu’il faut remonter. Il est le point de départ et le point d’arrivée ; il a le premier et le dernier mot.

Messieurs, le suffrage universel va parler, et ce qu’il dira sera souverain et définitif. La parole suprême que va prononcer l’auguste voix de la France sera à la fois un décret et un arrêt, décret pour la république, arrêt contre la monarchie. (Oui ! oui ! — Applaudissements.)

Quelquefois, messieurs, cela se voit dans l’histoire, les factions s’emparent du gouvernement. Elles créent ce qu’on pourrait appeler des crises de fantaisie, qui sont les plus fatales de toutes. Ces crises sont d’autant plus redoutables qu’elles sont vaines ; la raison leur manque ; elles ont l’inconscience de l’ignorance et l’irascibilité du caprice. Brusquement, violemment, sans motif, car tel est leur bon plaisir, elles arrêtent le travail, l’industrie, le commerce, les échanges, les idées, déconcertent les intérêts, entravent la circulation, bâillonnent la pensée, inquiètent jusqu’à la liberté d’aller et de venir. Elles ont la hardiesse de s’annoncer elles-mêmes comme ne voulant pas finir, et posent leurs conditions. Leur persistance frappe de stupeur le pays amoindri et appauvri. On peut dire de certains gouvernements qu’ils font un nœud à la prospérité publique. Ce nœud peut être tranché ou dénoué : il est tranché par les révolutions ; il est dénoué par le suffrage universel. (Applaudissements.)

Tout dénouer, ne rien trancher, telle est, citoyens, l’excellence du suffrage universel.

Le peuple gouverne par le vote, c’est l’ordre, et règne par le scrutin, c’est la paix.

Il faut donc que le suffrage universel soit obéi. Il le sera. Ce qu’il veut est voulu d’en haut. Le peuple, c’est la souveraineté ; la France, c’est la lumière. On ne parle en maître ni au peuple, ni à la France. Il arrive quelquefois qu’un gouvernement, peu éclairé, semble oublier les proportions ; le suffrage universel les lui rappelle. La France est majeure ; elle sait qui elle est, elle fait ce qui convient ; elle régit la civilisation par sa raison, par sa philosophie, par sa logique, par ses chefs-d’œuvre, par ses héroïsmes ; elle a la majesté des choses nécessaires, elle est l’objet d’une sorte de contemplation des peuples et il lui suffit de marcher pour se montrer déesse. Qui que nous soyons, mesurons nos paroles quand nous avons l’immense honneur de lui parler. Cette France est si illustre que les plus hautes statures s’inclinent devant elle. Devant sa grandeur, les plus grands demeurent interdits. Montesquieu hésiterait à lui dire : « Ma politique », et, certes, Washington n’oserait pas lui dire : « Ma volonté ». (Rires approbatifs.)

Citoyens, le suffrage universel vaincra. Le nuage actuel s’évanouira. La France donnera ses ordres, et n’importe qui obéira. Je ne fais à personne l’injure de douter de cette obéissance. La victoire sera complète. Dès à présent nous sommes pleins de pensées de paix, et nous sentons quelque pitié. Nous ne pousserons pas notre victoire jusqu’à ses limites logiques, mais le triomphe du droit et de la loi est certain. L’avenir vaincra le passé ! (Assentiment unanime.)

Citoyens, ayons foi dans la patrie. Ne désespérons jamais. La France est une prédestinée. Elle a charge de peuples, elle est la nation utile, elle ne peut ni décliner ni décroître, elle couvre ses mutilations de son rayonnement. À l’heure qu’il est, sanglante, démembrée, rançonnée, livrée aux factions du passé, contestée, discutée, mise en question, elle sourit superbement, et le monde l’admire. C’est qu’elle a la conscience de sa nécessité. Comment craindrait-elle les pygmées, elle qui a eu raison des géants ? Elle fait des miracles dans l’ordre des idées, elle fait des prodiges dans l’ordre des événements ; elle emploie, dans sa toute-puissance, même les cataclysmes à fonder l’avenir ; et — ce sera mon dernier mot — oui, citoyens, on peut tout attendre de cette France qui a su faire sortir du plus formidable des orages, la révolution, le plus stable des

gouvernements, la république. (Applaudissements prolongés.)

III

ANNIVERSAIRE DE MENTANA

La lettre suivante, adressée par Victor Hugo au municipe de Rome, a été lue à la cérémonie funèbre de l’anniversaire de Mentana :

Versailles, 22 novembre 1877.

Un fils de la France envoie un salut aux fils de l’Italie. Mentana est une des hontes de Louis Bonaparte et une des gloires de Garibaldi. La fraternité des peuples proteste contre ce délit de l’empire, qui est un deuil pour la France.

Pour nous français, l’Italie est une patrie aussi bien que la France, et Paris, où vit l’esprit moderne, tend la main à Rome, où vit l’âme antique. Peuples, aimons-nous.

Paix aux hommes, lumière aux esprits.

IV

LE DÎNER D’HERNANI

Victor Hugo, touché de l’accueil fait par la presse unanime de toutes les opinions à la reprise d’Hernani, offrait, le 11 décembre 1877, au Grand-Hôtel, un dîner aux journalistes, et en même temps aux comédiens qui jouaient Hernani.

Victor Hugo avait à sa droite Mlle Sarah Bernhardt, et à sa gauche M. Perrin, administrateur général de la Comédie-Française.

En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, à droite duquel étaient Émile Augier, et à gauche M. Ernest Legouvé.

À la droite de Victor Hugo, après Mlle Sarah Bernhardt, étaient : MM. Émile de Girardin, Paul Meurice, Théodore de Banville, Maubant, Leconte de Lisle, Arsène Houssaye, Duquesnel, Henri de Pène, Alphonse Daudet, Blowitz, du Times, La Rounat, Jean-Paul Laurens, etc.

À sa gauche après M. Perrin, étaient : MM. Auguste Vacquerie, Paul de Saint-Victor, Bapst, Adrien Hébrard, Philippe Jourde, Texier, Grenier, Duportal, Magnier, Monselet, Émile Deschanel, Ernest Lefèvre, I. Rousset, Pierre Véron, Crawford, du Daily News, etc.

À la droite de Georges Hugo, après M. Émile Augier : MM. Worms, Caraguel, de Biéville, Hostein, de La Pommeraye, Larochelle, Calmann Lévy, Louis Ulbach, Catulle Mendès, etc.

À sa gauche, après M. Ernest Legouvé : MM. Lockroy, Spuller, Mounet-Sully, Ritt, Alexandre Rey, Émile Bayard, etc.

Le dîner a commencé à neuf heures. La table, dressée en fer à cheval et adossée à la cheminée monumentale de la salle du Zodiaque, occupait tout l’espace de la vaste rotonde, splendidement illuminée. Un admirable massif de plantes exotiques se dressait dans l’espace réservé du fer à cheval.

Au dessert, Victor Hugo s’est levé ; un profond silence s’est aussitôt établi. D’une voix émue, et qui pourtant se faisait entendre jusqu’aux extrémités de la salle, Victor Hugo a dit :

Je demande à mes convives la permission de boire à leur santé.

Je suis ici le débiteur de tous, et je commence par un remerciement. Je remercie de leur présence, de leur concours, de leur sympathique adhésion, les grands talents, les nobles esprits, les généreux écrivains, les hautes renommées qui m’entourent. Je remercie, dans la personne de son honorable directeur, ce magnifique théâtre national auquel se rattache, par ses deux extrémités, un demi-siècle de ma vie. Je remercie mes chers et vaillants auxiliaires, ces excellents artistes que le public tous les soirs couvre de ses applaudissements. (Bravos.)

Je ne prononcerai aucun nom, car il faudrait les nommer tous. Pourtant (Victor Hugo se tourne vers Mlle Sarah Bernhardt), permettez-moi, madame, une exception que votre sexe autorise. Je dis plus, commande.

Vous venez de vous montrer non seulement la rivale, mais l’égale des trois grandes actrices, Mlle Mars, Mme Dorval, Mlle Favart, qui vous ont précédée dans ce rôle de doña Sol.

Je vais plus loin ; j’ai le droit de le dire, moi qui ai vu, hélas ! la représentation de 1830 (Rires d’approbation), vous avez dépassé et éclipsé Mlle Mars. Ceci est de la gloire ; vous vous êtes vous-même couronnée reine, reine deux fois, reine par la beauté, reine par le talent.

Victor Hugo se penche et baise la main de Mlle Sarah Bernhardt en disant :

Je vous remercie, madame ! (Vifs applaudissements.)

Messieurs, qu’est-ce que cette réunion ? c’est une simple fête toute cordiale et toute littéraire ; ces fêtes-là sont toujours les bienvenues, même et surtout dans les jours orageux et difficiles.

Il ne sera pas dit ici une seule parole qui puisse faire une allusion quelconque à une autre passion que celle de l’idéal et de l’absolu, dont nous sommes tous animés.

Nous sommes dans la région sereine. Nous nous rencontrons sur le calme sommet des purs esprits. Il y a des orages autour de nous, il n’y en a pas en nous. (Applaudissements.)

Il est bon que le monde littéraire jette son reflet lumineux et sans nuage sur le monde politique. Il est bon que notre région paisible donne aux régions troublées ce grand exemple, la concorde, et ce beau spectacle, la fraternité. (Triple salve d’applaudissements.)

Je comptais m’arrêter ici, mais vos applaudissements m’encouragent à continuer ; je dirai donc quelques mots encore.

Messieurs, à mon âge, il est rare qu’on n’ait pas, qu’on ne finisse pas par avoir une idée fixe. L’idée fixe ressemble à l’étoile fixe ; plus la nuit est noire, plus l’étoile brille. (Sensation.)

Il en est de même de l’idée. Mon idée m’apparaît avec d’autant plus d’éclat que le moment est plus ténébreux. Cette idée fixe, je vais vous la dire : — C’est la paix.

Depuis que j’existe, dès les commencements de ma jeunesse jusqu’à cet achèvement qui est ma vieillesse, je n’ai jamais eu qu’un but, la pacification ; la pacification des esprits, la pacification des âmes, la pacification des cœurs. Mon rêve aurait été : plus de guerre, plus de haine ; les peuples uniquement occupés de travail, d’industrie, de bien-être, de progrès, la prospérité par la tranquillité. (Mouvement. Applaudissements.)

Ce rêve, quelles que soient les épreuves passées ou futures, je le continuerai, et je tâcherai de le réaliser sans me lasser jamais, jusqu’à mon dernier souffle.

Corneille, le vieux Corneille, le grand Corneille, se sentant près de mourir, jetait cette superbe aspiration vers la gloire, ce grand et dernier cri, dans ce vers :

Au moment d’expirer, je tâche d’éblouir.

Eh bien ! messieurs, si l’on avait droit de parler après Corneille, et s’il m’était donné d’exprimer mon vœu suprême, je dirais, moi :

Au moment d’expirer, je tâche d’apaiser.


(Applaudissements prolongés, profonde émotion.)

Telle est, messieurs, la signification, tel est le sens, tel est le but de cette réunion, de cette agape fraternelle, dans laquelle il n’y a aucun sous-entendu, aucun malentendu. Rien que de grand, de bon, de généreux. (Salve d’applaudissements. — Oui ! oui !)

Nous tous qui sommes ici, poètes, philosophes, écrivains, artistes, nous avons deux patries, l’une la France, l’autre l’art. (Vifs applaudissements.)

Oui, l’art est une patrie ; c’est une cité que celle qui a pour citoyens éternels ces hommes lumineux, Homère, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Horace, Juvénal, Dante, Shakespeare, Rabelais, Molière, Corneille, Voltaire… (Cri unanime : — … Victor Hugo !)

Et c’est une cité moins vaste, mais aussi grande, celle que nous pouvons appeler notre histoire nationale, et qui compte des hommes non moins grands : Charlemagne, Roland, Duguesclin, Bayard, Turenne, Condé, Villars, Vauban, Hoche, Marceau, Kléber, Mirabeau. (Applaudissements répétés.)

Eh bien, mes chers confrères, mes chers hôtes, nous appartenons à ces deux cités. Soyons-en fiers, et permettez-moi de vous dire, en buvant à votre santé, que je bois à la santé de nos deux patries : — À la santé de la grande France ! et à la santé du grand art !

Plusieurs salves d’applaudissements ont suivi le discours de Victor Hugo. Tous les convives étaient debout, saluant et acclamant le poète.

M. Émile Perrin s’est alors levé et a dit :

Messieurs,

Puisque cet honneur m’est réservé de répondre à l’hôte illustre qui nous a conviés, puisque je dois prendre la parole après la voix que vous venez d’entendre, devant vous, messieurs, qui représentez ici une des gloires de notre pays, une de ses forces les plus expansives, l’art dramatique en France, vous, ses auteurs, ses interprètes et ses juges, permettez-moi de parler au nom de la Comédie-Française. C’est au nom de tout ce qui constitue notre maison, au nom de ses souvenirs, de son présent, de son avenir, au nom de ses grands poètes qui ont fondé son existence et formé son patrimoine, au nom de cette longue suite d’artistes célèbres qui sont les ancêtres et les conseillers de ceux d’aujourd’hui, que je vous demande, messieurs, de porter ce toast à M. Victor Hugo. (Applaudissements.)

De cette vie si prodigieusement remplie, je ne veux ici retenir qu’un jour ; dans cette œuvre immense si multiple, si fortement mêlée à l’art de notre temps qu’elle en semble, à elle seule, l’expression vivante (bravos), je ne veux ici relever qu’une date.

Le 25 février 1830, il y aura bientôt quarante-huit ans, la Comédie-Française avait l’honneur de représenter pour la première fois Hernani. Un demi-siècle a passé sur cette œuvre d’abord si passionnément contestée et qui souleva tant de tempêtes. Aujourd’hui, elle est entrée dans la région sereine des chefs-d’œuvre. Elle est devenue classique à son tour, car la postérité a commencé pour elle, et la voilà à mi-chemin de son premier centenaire (Applaudissements.) Dans cinquante ans, aux jours des glorieux anniversaires, on jouera Hernani comme on joue le Cid et les Horaces. Ils sont tous trois d’une même famille, frères par la mâle fierté des sentiments, frères par l’incomparable splendeur du langage. (Bravos prolongés.)

Dans cinquante ans, messieurs, bien peu de nous pourront avoir le bonheur d’applaudir Hernani. Mais une génération nouvelle se chargera de ce soin ; elle s’y empressera comme ses aînées, et son cœur battra comme le nôtre, animé du même enthousiasme, de la même ardeur.

En portant ce toast à Victor Hugo, à l’auteur d’Hernani, je bois,

messieurs, à l’immortelle jeunesse du génie… (Bravos.)

M. de Biéville a pris ensuite la parole :

Très cher et très illustre poète,

C’est comme le plus ancien des critiques dramatiques que quelques-uns de mes confrères m’ont fait l’honneur de me désigner pour vous porter un toast.

Quel chemin nous avons fait depuis le jour mémorable de la première représentation d’Hernani ! Alors, cher grand poète, vous comptiez déjà d’ardents admirateurs parmi les critiques dramatiques, mais vous y trouviez aussi d’ardents détracteurs ; aujourd’hui, l’admiration nous a tous gagnés.

Au nom de la critique dramatique, je bois à l’auteur d’Hernani, au plus grand poëte de ce siècle, au fondateur de la liberté dramatique au Théâtre-Français. (Applaudissements.)

M. Théodore de Banville s’est levé à son tour, et, tourné vers M. Victor Hugo, lui a dit, avec une émotion qui se communiquait à tout l’auditoire :

Maître,

Depuis bien longtemps, on ne compte plus vos chefs-d’œuvre. Cependant, vous en avez fait un aujourd’hui qui passe tous les autres : c’est d’avoir assemblé cent cinquante parisiens animés d’une même pensée. On dit qu’en ces temps troublés nous ne nous entendons sur rien ; c’est une erreur, puisque nous n’avons tous qu’une seule âme pour fêter et acclamer votre gloire. Le génie a cela de divin, entre autres choses, qu’il aplanit les obstacles, fond les dissentiments, et emporte les esprits dans son sillon de lumière.

Oui, vous nous unissez tous dans un même sentiment de reconnaissance et de fierté, car c’est grâce à vous que la France est elle-même vis-à-vis de l’étranger, et que, douloureusement blessée, elle reste encore victorieuse. Elle le sera toujours, puisqu’elle porte à son front la clarté de l’idée, et qu’il faut bien la suivre, si l’on ne veut pas marcher dans la nuit noire. Elle a toujours eu ce privilège de ravir par l’intelligence, d’entasser les merveilles, et de faire croire à ses miracles à force de miracles. C’est en quoi, Maître, vous la représentez parfaitement, car vous avez stupéfait l’envie et l’admiration elle-même, par le prodige d’une création inépuisable, qui foisonne comme les feuilles de la forêt et les étoiles du ciel. L’univers est encore ébloui de votre dernière œuvre, que déjà vous l’avez oubliée depuis longtemps et que vous nous étonnez par une œuvre nouvelle. Ayant encore le frisson lyrique des Contemplations, nous sommes enchantés et charmés par la flûte des Chansons des rues et des bois.

Nous écoutons avidement le romancier, l’historien, le douloureux avocat des Misérables, quand mille poèmes nouveaux s’éveillent, ouvrant leurs ailes d’aigle ; et, après avoir offert au monde cette Légende des Siècles qui semble ne pouvoir jamais être égalée, vous réalisez ce fait inouï de lui donner une sœur qui la surpasse, et de vous montrer chaque jour pareil et supérieur à vous-même. Et ce qui fait la force de ce grand Paris que vous adorez, de cette France dont vous êtes l’orgueil, c’est qu’ils vous suivent, vous comprennent, et que, si haut que vous montiez, leur âme est à l’unisson de la vôtre. Le peuple qui se presse à Hernani jette dans la caisse du théâtre plus d’argent qu’elle n’en peut tenir, et, comprenant en artiste les beautés du poème, témoigne ainsi qu’il y a entre vous et lui une solidarité complète. Votre génie est son génie, et c’est pourquoi j’exprime la pensée de tous en confondant nos plus chers espoirs dans ce double vœu : Vive la France ! vive Victor Hugo !

Ce discours a été interrompu presque à chaque phrase par les applaudissements de la salle entière.

M. Henri de La Pommeraye s’est fait applaudir à son tour en portant ce simple toast qui a fait fondre en larmes de joie le petit Georges : « Aux petits-enfants de Victor Hugo ! » Et ce cri cordial a bien terminé

cette fête cordiale.


1878

I
INAUGURATION
du
TOMBEAU DE LEDRU_ROLLIN
— 24 février.


Les grandes dates évoquent les grandes mémoires. À de certaines heures, les glorieux souvenirs sont de droit. Le 24 février se reflète sur la tombe de Ledru-Rollin. Cette date et cette mémoire se complètent l’une par l’autre ; le 24 février est le fait, Ledru-Rollin est l’homme. Est-il le seul ? Non. Ils sont trois. Trois illustres esprits résument et représentent cette époque mémorable ; Louis Blanc en est l’apôtre, Lamartine en est l’orateur, Ledru-Rollin en est le tribun.

Personne plus que Ledru-Rollin n’a eu les dons souverains de la parole humaine. Il avait l’accent, le geste, la hauteur, la probité ferme et fière, l’impétuosité convaincue, l’affirmation tonnante et superbe. Quand l’honnête homme parle, une certaine violence oratoire lui sied et semble la force auguste de la raison. Devant les hypocrisies, les tyrannies et les abjections, il est nécessaire parfois de faire éclater l’indignation de l’idéal et d’illuminer la justice par la colère. (Applaudissements.)

Il y a deux sortes d’orateur, l’orateur philosophe et l’orateur tribun ; l’antiquité nous a laissé ces deux types ; Cicéron est l’un, Démosthène est l’autre. Ces deux types de l’orateur, le philosophe et le tribun, l’un majestueux et paisible, l’autre fougueux, s’entr’aident plus qu’ils ne croient ; tous deux servent le progrès qui à besoin du rayonnement continu et tranquille de la sagesse, mais qui a besoin aussi, dans les occasions suprêmes, des coups de foudre de la vérité. (Bravos répétés.)

De même qu’il a toutes les formes de l’éloquence, Ledru-Rollin a eu toutes les formes du courage, depuis la bravoure qui soutient la lutte jusqu’à la patience qui subit l’exil. Ne nous plaignons pas, ce sont là les lois de la vie sévère ; l’amour de la patrie s’affirme par l’acceptation du bannissement, la conviction se manifeste par la persévérance ; il est bon que la preuve du combattant soit faite par le proscrit. (Profonde sensation.)

Citoyens, c’est une grande chose qu’un grand tribun. C’était il y a quatrevingt-dix ans Mirabeau ; c’était hier Ledru-Rollin ; c’est aujourd’hui Gambetta. Ces puissants orateurs sont les athlètes du droit. Et, disons-le, dans le grand tribun, il y a un homme d’état.

Ledru-Rollin suffit à le démontrer.

Ici il importe d’insister.

Deux actes mémorables dominent la vie de Ledru-Rollin ; ce sont deux actes de haute politique : la liberté romaine défendue, le suffrage universel proclamé.

Ces deux actes considérables, si divers en apparence, ont au fond le même but, la paix. Je le prouve.

Prendre, dans un moment critique, la défense de Rome, c’était cimenter à jamais l’amitié de la France et de l’Italie ; c’était garder en réserve cette amitié, force immense de l’avenir. C’était accoupler, dans une sorte de rayonnement fraternel, l’âme de Rome et l’âme de Paris, ces deux lumières du monde. C’était offrir aux peuples ce magnifique et rassurant spectacle, les deux cités qui sont le double centre des hommes, les deux capitales-sœurs de la civilisation, étroitement unies pour la liberté et pour le progrès, faisant cause commune, et se protégeant l’une l’autre contre le nord d’où vient la guerre et contre la nuit d’où vient le fanatisme. (Acclamations.)

Nous traversons en ce moment une heure solennelle. Deux personnes nouvelles, un pape et un roi, font leur entrée dans la destinée de l’Italie. Puisqu’il m’est donné, dans un pareil instant, d’élever la voix, laissez-moi, citoyens, envoyer, au nom de ce grand Paris, un vœu de gloire et de bonheur à cette grande Rome. Laissez-moi dire à cette nation illustre qu’il y a entre elle et nous parenté sacrée, que nous voulons ce qu’elle veut (Oui ! oui !), que son unité nous importe autant qu’à elle-même, que sa liberté fait partie de notre délivrance, et que sa puissance fait partie de notre prospérité. Laissez-moi dire enfin qu’il y a, à cette heure, une bonne façon d’être patriote, c’est, pour un italien, d’aimer la France, et, pour un français, d’aimer l’Italie. (Vive l’Italie ! vive la France !)

Certes, Ledru-Rollin avait un magnanime sentiment du droit et en même temps une féconde pensée politique quand il prenait fait et cause pour Rome ; sa pensée n’était pas moins profonde quand il décrétait le suffrage universel. Là encore il travaillait, je viens de le dire, à l’apaisement de l’avenir. Qu’est-ce en effet que le suffrage universel ? C’est l’évidence faite sur la volonté nationale, c’est la loi seule souveraine, c’est l’impulsion à la marche en avant, c’est le frein à la marche en arrière, c’est la solution cordiale et simple des contradictions et des problèmes, c’est la fin à l’amiable des révolutions et des haines. (Bravos.) 1792 a créé le règne du peuple, c’est-à-dire la république ; 1848 a créé l’instrument du règne, c’est-à-dire le suffrage universel. De cette façon l’œuvre est indestructible, une révolution couronne l’autre, et le Droit de l’homme a pour point d’appui le Vote du peuple.

La loi d’équilibre est trouvée. Désormais nulle négation possible, nulle lutte possible, nulle émeute possible, pas plus du côté du pouvoir que du côté du peuple. Conciliation, telle est la fin de tout. C’est là un progrès suprême. Ledru-Rollin en a sa part, et ce sera son impérissable honneur d’avoir attaché son nom à ce suffrage universel qui contient en germe la pacification universelle. (Vive adhésion.)

Pacification ! Ô mes concitoyens, communions dans cette pensée divine ; que ce mot soit le mot du dix-neuvième siècle comme tolérance a été le mot du dix-huitième. Que la fraternité devienne et reste la première passion de l’homme. Hélas ! les rois s’acharnent à la guerre ; nous les peuples, acharnons-nous à l’amour.

La croissance de la paix, c’est là toute la civilisation. Tout ce qui augmente la paix augmente la certitude humaine ; adoucir les cœurs, c’est assurer l’avenir ; apaiser, c’est fonder.

Ne nous lassons pas de répéter parmi les peuples et parmi les hommes ces mots sacrés : Union, oubli, pardon, concorde, harmonie.

Faisons la paix. Faisons-la sous toutes les formes ; car toutes les formes de la paix sont bonnes. La paix a une ressemblance avec la clémence. N’oublions pas que l’idée de fraternité est une ; n’oublions pas que la paix n’est féconde qu’à la condition d’être complète et de s’appeler après les guerres étrangères Alliance, et après les guerres civiles Amnistie. (Acclamations prolongées.)

Je veux terminer ce que j’ai à dire par une parole de certitude et de foi, et j’ajoute, par une parole civique et humaine. Citoyens, j’en atteste le grand mort que nous honorons, la république vivra. C’est devant la mort qu’il faut affirmer la vie, car la mort n’est autre chose qu’une vie plus haute et meilleure. La république vivra parce qu’elle est le droit, et parce qu’elle sera la concorde. La république vivra parce que nous serons cléments, pacifiques et fraternels. Ici la majesté des morts nous environne, et j’ai, quant à moi, le respect profond de cet horizon sombre et sublime. Les paroles qui constatent le progrès humain ne troublent pas ce lieu auguste et sont à leur place parmi les tombeaux. Ô vivants, mes frères, que la tombe soit pour nous calmante et lumineuse ! Qu’elle nous donne de bons conseils ! Qu’elle éteigne les haines, les guerres et les colères ! Certes, c’est en présence du tombeau qu’il convient de dire aux hommes : Aimez-vous les uns les autres, et ayez foi dans l’avenir ! Car il est simple et juste d’invoquer la paix là ou elle est éternelle et de puiser

l’espérance là où elle est infinie. (Acclamation immense. Cris de : Vive l’amnistie ! vive Victor Hugo ! vive la république !)

II

LE CENTENAIRE DE VOLTAIRE

— 30 mai 1878. —

Il y a cent ans aujourd’hui un homme mourait. Il mourait immortel. Il s’en allait chargé d’années, chargé d’œuvres, chargé de la plus illustre et de la plus redoutable des responsabilités, la responsabilité de la conscience humaine avertie et rectifiée. Il s’en allait maudit et béni, maudit par le passé, béni par l’avenir, et ce sont là, messieurs, les deux formes superbes de la gloire. Il avait à son lit de mort, d’un côté l’acclamation des contemporains et de la postérité, de l’autre ce triomphe de huée et de haine que l’implacable passé fait à ceux qui l’ont combattu. Il était plus qu’un homme, il était un siècle. Il avait exercé une fonction et rempli une mission. Il avait été évidemment élu pour l’œuvre qu’il avait faite par la suprême volonté qui se manifeste aussi visiblement dans les lois de la destinée que dans les lois de la nature. Les quatrevingt-quatre ans que cet homme a vécu occupent l’intervalle qui sépare la monarchie à son apogée de la révolution à son aurore. Quand il naquit Louis XIV régnait encore, quand il mourut Louis XVI régnait déjà, de sorte que son berceau put voir les derniers rayons du grand trône et son cercueil les premières lueurs du grand abîme. (Applaudissements.)

Avant d’aller plus loin, entendons-nous, messieurs, sur le mot abîme ; il y a de bons abîmes : ce sont les abîmes où s’écroule le mal. (Bravo !)

Messieurs, puisque je me suis interrompu, trouvez bon que je complète ma pensée. Aucune parole imprudente ou malsaine ne sera prononcée ici. Nous sommes ici pour faire acte de civilisation. Nous sommes ici pour faire l’affirmation du progrès, pour donner réception aux philosophes des bienfaits de la philosophie, pour apporter au dix-huitième siècle le témoignage du dix-neuvième, pour honorer les magnanimes combattants et les bons serviteurs, pour féliciter le noble effort des peuples, l’industrie, la science, la vaillante marche en avant, le travail, pour cimenter la concorde humaine, en un mot pour glorifier la paix, cette sublime volonté universelle. La paix est la vertu de la civilisation, la guerre en est le crime (Applaudissements). Nous sommes ici, dans ce grand moment, dans cette heure solennelle, pour nous incliner religieusement devant la loi morale, et pour dire au monde qui écoute la France, ceci : Il n’y a qu’une puissance, la conscience au service de la justice ; et il n’y a qu’une gloire, le génie au service de la vérité. (Mouvement).

Cela dit, je continue.

Avant la Révolution, messieurs, la construction sociale était ceci :

En bas, le peuple ;

Au-dessus du peuple, la religion représentée par le clergé ;

À côté de la religion, la justice représentée par la magistrature.

Et, à ce moment de la société humaine, qu’était-ce que le peuple ? C’était l’ignorance. Qu’était-ce que la religion ? C’était l’intolérance. Et qu’était-ce que la justice ? C’était l’injustice.

Vais-je trop loin dans mes paroles ? Jugez-en.

Je me bornerai à citer deux faits, mais décisifs.

À Toulouse, le 13 octobre 1761, on trouve dans la salle basse d’une maison un jeune homme pendu. La foule s’ameute, le clergé fulmine, la magistrature informe. C’est un suicide, on en fait un assassinat. Dans quel intérêt ? Dans l’intérêt de la religion. Et qui accuse-t-on ? Le père. C’est un huguenot, et il a voulu empêcher son fils de se faire catholique. Il y a monstruosité morale et impossibilité matérielle ; n’importe ! ce père a tué son fils ! ce vieillard a pendu ce jeune homme. La justice travaille, et voici le dénouement. Le 9 mars 1762, un homme en cheveux blancs, Jean Calas, est amené sur une place publique, on le met nu, on l’étend sur une roue, les membres liés en porte-à-faux, la tête pendante. Trois hommes sont là, sur l’échafaud, un capitoul, nommé David, chargé de soigner le supplice, un prêtre, qui tient un crucifix, et le bourreau, une barre de fer à la main. Le patient, stupéfait et terrible, ne regarde pas le prêtre et regarde le bourreau. Le bourreau lève la barre de fer et lui brise un bras. Le patient hurle et s’évanouit. Le capitoul s’empresse, on fait respirer des sels au condamné, il revient à la vie ; alors nouveau coup de barre, nouveau hurlement ; Calas perd connaissance ; on le ranime, et le bourreau recommence ; et comme chaque membre, devant être rompu en deux endroits, reçoit deux coups, cela fait huit supplices. Après le huitième évanouissement, le prêtre lui offre le crucifix à baiser, Calas détourne la tête, et le bourreau lui donne le coup de grâce, c’est-à-dire lui écrase la poitrine avec le gros bout de la barre de fer. Ainsi expira Jean Calas. Cela dura deux heures. Après sa mort, l’évidence du suicide apparut. Mais un assassinat avait été commis. Par qui ? Par les juges. (Vive sensation. Applaudissements.)

Autre fait. Après le vieillard le jeune homme. Trois ans plus tard, en 1765, à Abbeville, le lendemain d’une nuit d’orage et de grand vent, on ramasse à terre sur le pavé d’un pont un vieux crucifix de bois vermoulu qui depuis trois siècles était scellé au parapet. Qui a jeté bas ce crucifix ? Qui a commis ce sacrilège ? On ne sait. Peut-être un passant. Peut-être le vent. Qui est le coupable ? L’évêque d’Amiens lance un monitoire. Voici ce que c’est qu’un monitoire : c’est un ordre à tous les fidèles, sous peine de l’enfer, de dire ce qu’ils savent ou croient savoir de tel ou tel fait ; injonction meurtrière du fanatisme à l’ignorance. Le monitoire de l’évêque d’Amiens opère ; le grossissement des commérages prend les proportions de la dénonciation. La justice découvre, ou croit découvrir, que, dans la nuit où le crucifix a été jeté à terre, deux hommes, deux officiers, nommés l’un La Barre, l’autre d’Étallonde, ont passé sur le pont d’Abbeville, qu’ils étaient ivres, et qu’ils ont chanté une chanson de corps de garde. Le tribunal, c’est la sénéchaussée d’Abbeville. Les sénéchaux d’Abbeville valent les capitouls de Toulouse. Ils ne sont pas moins justes. On décerne deux mandats d’arrêt. D’Étallonde s’échappe, La Barre est pris. On le livre à l’instruction judiciaire. Il nie avoir passé sur le pont, il avoue avoir chanté la chanson. La sénéchaussée d’Abbeville le condamne ; il fait appel au parlement de Paris. On l’amène à Paris, la sentence est trouvée bonne et confirmée. On le ramène à Abbeville, enchaîné. J’abrége. L’heure monstrueuse arrive. On commence par soumettre le chevalier de La Barre à la question ordinaire et extraordinaire pour lui faire avouer ses complices ; complices de quoi ? d’être passé sur un pont et d’avoir chanté une chanson ; on lui brise un genou dans la torture ; son confesseur, en entendant craquer les os, s’évanouit ; le lendemain, le 5 juin 1766, on traîne La Barre dans la grande place d’Abbeville ; là flambe un bûcher ardent ; on lit sa sentence à La Barre, puis on lui coupe le poing, puis on lui arrache la langue avec une tenaille de fer, puis, par grâce, on lui tranche la tête, et on le jette dans le bûcher. Ainsi mourut le chevalier de La Barre. Il avait dix-neuf ans. (Longue etprofonde sensation.)

Alors, ô Voltaire, tu poussas un cri d’horreur, et ce sera ta gloire éternelle ! (Explosion d’applaudissements.)

Alors tu commenças l’épouvantable procès du passé, tu plaidas contre les tyrans et les monstres la cause du genre humain, et tu la gagnas. Grand homme, sois à jamais béni ! (Nouveaux applaudissements.)

Messieurs, les choses affreuses que je viens de rappeler s’accomplissaient au milieu d’une société polie ; la vie était gaie et légère, on allait et venait, on ne regardait ni au-dessus ni au-dessous de soi, l’indifférence se résolvait en insouciance, de gracieux poëtes, Saint-Aulaire, Boufflers, Gentil-Bernard, faisaient de jolis vers, la cour était pleine de fêtes, Versailles rayonnait, Paris ignorait ; et pendant ce temps-là, par férocité religieuse, les juges faisaient expirer un vieillard sur la roue et les prêtres arrachaient la langue à un enfant pour une chanson. (Vive émotion. Applaudissements.)

En présence de cette société frivole et lugubre, Voltaire, seul, ayant là sous ses yeux toutes ces forces réunies, la cour, la noblesse, la finance ; cette puissance inconsciente, la multitude aveugle ; cette effroyable magistrature, si lourde aux sujets, si docile au maître, écrasant et flattant, à genoux sur le peuple devant le roi (Bravo !) ; ce clergé sinistrement mélangé d’hypocrisie et de fanatisme, Voltaire, seul, je le répète, déclara la guerre à cette coalition de toutes les iniquités sociales, à ce monde énorme et terrible, et il accepta la bataille. Et quelle était son arme ? celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre. Une plume. (Applaudissements.)

Avec cette arme il a combattu, avec cette arme il a vaincu.

Messieurs, saluons cette mémoire.

Voltaire a vaincu, Voltaire a fait la guerre rayonnante, la guerre d’un seul contre tous, c’est-à-dire la grande guerre. La guerre de la pensée contre la matière, la guerre de la raison contre le préjugé, la guerre du juste contre l’injuste, la guerre pour l’opprimé contre l’oppresseur, la guerre de la bonté, la guerre de la douceur. Il a eu la tendresse d’une femme et la colère d’un héros. Il a été un grand esprit et un immense cœur. (Bravos.)

Il a vaincu le vieux code et le vieux dogme. Il a vaincu le seigneur féodal, le juge gothique, le prêtre romain. Il a élevé la populace à la dignité de peuple. Il a enseigné, pacifié et civilisé. Il a combattu pour Sirven et Montbailly comme pour Calas et La Barre ; il a accepté toutes les menaces, tous les outrages, toutes les persécutions, la calomnie, l’exil. Il a été infatigable et inébranlable. Il a vaincu la violence par le sourire, le despotisme par le sarcasme, l’infaillibilité par l’ironie, l’opiniâtreté par la persévérance, l’ignorance par la vérité.

Je viens de prononcer ce mot, le sourire, je m’y arrête. Le sourire, c’est Voltaire.

Disons-le, messieurs, car l’apaisement est le grand côté du philosophe, dans Voltaire l’équilibre finit toujours par se rétablir. Quelle que soit sa juste colère, elle passe, et le Voltaire irrité fait toujours place au Voltaire calmé. Alors, dans cet œil profond, le sourire apparaît.

Ce sourire, c’est la sagesse. Ce sourire, je le répète, c’est Voltaire. Ce sourire va parfois jusqu’au rire, mais la tristesse philosophique le tempère. Du côté des forts, il est moqueur ; du côté des faibles, il est caressant. Il inquiète l’oppresseur et rassure l’opprimé. Contre les grands, la raillerie ; pour les petits, la pitié. Ah ! soyons émus de ce sourire. Il a eu des clartés d’aurore. Il a illuminé le vrai, le juste, le bon, et ce qu’il y a d’honnête dans l’utile ; il a éclairé l’intérieur des superstitions ; ces laideurs sont bonnes à voir, il les a montrées. Étant lumineux, il a été fécond. La société nouvelle, le désir d’égalité et de concession et ce commencement de fraternité qui s’appelle la tolérance, la bonne volonté réciproque, la mise en proportion des hommes et des droits, la raison reconnue loi suprême, l’effacement des préjugés et des partis pris, la sérénité des âmes, l’esprit d’indulgence et de pardon, l’harmonie, la paix, voilà ce qui est sorti de ce grand sourire.

Le jour, prochain sans nul doute, où sera reconnue l’identité de la sagesse et de la clémence, le jour où l’amnistie sera proclamée, je l’affirme, là-haut, dans les étoiles, Voltaire sourira. (Triple salve d’applaudissements. Cris : Vive l’amnistie !)

Messieurs, il y a entre deux serviteurs de l’humanité qui ont apparu à dix-huit cents ans d’intervalle un rapport mystérieux.

Combattre le pharisaïsme, démasquer l’imposture, terrasser les tyrannies, les usurpations, les préjugés, les mensonges, les superstitions, démolir le temple, quitte à le rebâtir, c’est-à-dire à remplacer le faux par le vrai, attaquer la magistrature féroce, attaquer le sacerdoce sanguinaire, prendre un fouet et chasser les vendeurs du sanctuaire, réclamer l’héritage des déshérités, protéger les faibles, les pauvres, les souffrants, les accablés, lutter pour les persécutés et les opprimés ; c’est la guerre de Jésus-Christ ; et quel est l’homme qui fait cette guerre ? c’est Voltaire. (Bravos.)

L’œuvre évangélique a pour complément l’œuvre philosophique ; l’esprit de mansuétude a commencé, L’esprit de tolérance a continué ; disons-le avec un sentiment de respect profond, Jésus a pleuré, Voltaire a souri ; c’est de cette larme divine et de ce sourire humain qu’est faite la douceur de la civilisation actuelle. (Applaudissements prolongés.)

Voltaire a-t-il souri toujours ? Non. Il s’est indigné souvent. Vous l’avez vu dans mes premières paroles.

Certes, messieurs, la mesure, la réserve, la proportion, c’est la loi suprême de la raison. On peut dire que la modération est la respiration même du philosophe. L’effort du sage doit être de condenser dans une sorte de certitude sereine tous les à peu près dont se compose la philosophie. Mais, à de certains moments, la passion du vrai se lève puissante et violente, et elle est dans son droit comme les grands vents qui assainissent. Jamais, j’y insiste, aucun sage n’ébranlera ces deux augustes points d’appui du labeur social, la justice et l’espérance, et tous respecteront le juge s’il incarne la justice, et tous vénéreront le prêtre s’il représente l’espérance. Mais si la magistrature s’appelle la torture, si l’église s’appelle l’inquisition, alors l’humanité les regarde en face et dit au juge : Je ne veux pas de ta loi ! et dit au prêtre : Je ne veux pas de ton dogme ! je ne veux pas de ton bûcher sur la terre et de ton enfer dans le ciel ! (Vive sensation. Applaudissements prolongés.) Alors le philosophe courroucé se dresse, et dénonce le juge à la justice, et dénonce le prêtre à Dieu ! (Les applaudissements redoublent.)

C’est ce qu’a fait Voltaire. Il est grand.

Ce qu’a été Voltaire, je l’ai dit ; ce qu’a été son siècle, je vais le dire.

Messieurs, les grands hommes sont rarement seuls ; les grands arbres semblent plus grands quand ils dominent une forêt, ils sont là chez eux ; il y a une forêt d’esprits autour de Voltaire ; cette forêt, c’est le dix-huitième siècle. Parmi ces esprits, il y a des cimes, Montesquieu, Buffon, Beaumarchais, et deux entre autres, les plus hautes après Voltaire, — Rousseau et Diderot. Ces penseurs ont appris aux hommes à raisonner ; bien raisonner mène à bien agir, la justesse dans l’esprit devient la justice dans le cœur. Ces ouvriers du progrès ont utilement travaillé. Buffon a fondé l’histoire naturelle ; Beaumarchais a trouvé, au delà de Molière, une comédie inconnue, presque la comédie sociale ; Montesquieu a fait dans la loi des fouilles si profondes qu’il a réussi à exhumer le droit. Quant à Rousseau, quant à Diderot, prononçons ces deux noms à part ; Diderot, vaste intelligence curieuse, cœur tendre altéré de justice, a voulu donner les notions certaines pour bases aux idées vraies, et a créé l’Encyclopédie. Rousseau a rendu à la femme un admirable service, il a complété la mère par la nourrice, il a mis l’une auprès de l’autre ces deux majestés du berceau ; Rousseau, écrivain éloquent et pathétique, profond rêveur oratoire, a souvent deviné et proclamé la vérité politique ; son idéal confine au réel ; il a eu cette gloire d’être le premier en France qui se soit appelé citoyen ; la fibre civique vibre en Rousseau ; ce qui vibre en Voltaire, c’est la fibre universelle. On peut dire que, dans ce fécond dix-huitième siècle, Rousseau représente le Peuple ; Voltaire, plus vaste encore, représente l’Homme. Ces puissants écrivains ont disparu, mais ils nous ont laissé leur âme, la Révolution. (Applaudissements.)

Oui, la Révolution française est leur âme. Elle est leur émanation rayonnante. Elle vient d’eux ; on les retrouve partout dans cette catastrophe bénie et superbe qui a fait la clôture du passé et l’ouverture de l’avenir. Dans cette transparence qui est propre aux révolutions, et qui à travers les causes laisse apercevoir les effets et à travers le premier plan le second, on voit derrière Diderot Danton, derrière Rousseau Robespierre, et derrière Voltaire Mirabeau. Ceux-ci ont fait ceux-là.

Messieurs, résumer des époques dans des noms d’hommes, nommer des siècles, en faire en quelque sorte des personnages humains, cela n’a été donné qu’à trois peuples, la Grèce, l’Italie, la France. On dit le siècle de Périclès, le siècle d’Auguste, le siècle de Léon X, le siècle de Louis XIV, le siècle de Voltaire. Ces appellations ont un grand sens. Ce privilège, donner des noms à des siècles, exclusivement propre à la Grèce, à l’Italie et à la France, est la plus haute marque de civilisation. Jusqu’à Voltaire, ce sont des noms de chefs d’états ; Voltaire est plus qu’un chef d’états, c’est un chef d’idées. Avec Voltaire un cycle nouveau commence. On sent que désormais la suprême puissance gouvernante du genre humain sera la pensée. La civilisation obéissait à la force, elle obéira à l’idéal. C’est la rupture du sceptre et du glaive remplacés par le rayon ; c’est-à-dire l’autorité transfigurée en liberté. Plus d’autre souveraineté que la loi pour le peuple et la conscience pour l’individu. Pour chacun de nous, les deux aspects du progrès se dégagent nettement, et les voici : exercer son droit, c’est-à-dire, être un homme ; accomplir son devoir, c’est-à-dire, être un citoyen.

Telle est la signification de ce mot, le siècle de Voltaire ; tel est le sens de cet événement auguste la Révolution française.

Les deux siècles mémorables qui ont précédé le dix-huitième l’avaient préparé ; Rabelais avertit la royauté dans Gargantua, et Molière avertit l’église dans Tartuffe. La haine de la force et le respect du droit sont visibles dans ces deux illustres esprits.

Quiconque dit aujourd’hui : la force prime le droit, fait acte de moyen âge, et parle aux hommes de trois cents ans en arrière. (Applaudissements répétés.)

Messieurs, le dix-neuvième siècle glorifie le dix-huitième siècle. Le dix-huitième propose ; le dix-neuvième conclut. Et ma dernière parole sera la constatation tranquille, mais inflexible du progrès.

Les temps sont venus. Le droit a trouvé sa formule : la fédération humaine.

Aujourd’hui la force s’appelle la violence et commence à être jugée, la guerre est mise en accusation ; la civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. (Mouvement.) Ce témoin, l’histoire, est appelé. La réalité apparaît. Les éblouissements factices se dissipent. Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin. (Applaudissements.) Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution, que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante (Rires et bravos) ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire (Applaudissements répétés) ; que les Tedeums n’y font pas grand’chose ; que l’homicide est l’homicide, que le sang versé est le sang versé, que cela ne sert à rien de s’appeler César ou Napoléon, et qu’aux yeux du Dieu éternel on ne change pas la figure du meurtre parce qu’au lieu d’un bonnet de forçat on lui met sur la tête une couronne d’empereur. (Longue acclamation. Triple salve d’applaudissements.)

Ah ! proclamons les vérités absolues. Déshonorons la guerre. Non, la gloire sanglante n’existe pas. Non, ce n’est pas bon et ce n’est pas utile de faire des cadavres. Non, il ne se peut pas que la vie travaille pour la mort. Non, ô mères qui m’entourez, il ne se peut pas que la guerre, cette voleuse, continue à vous prendre vos enfants. Non, il ne se peut pas, que la femme enfante dans la douleur, que les hommes naissent, que les peuples labourent et sèment, que le paysan fertilise les champs et, que l’ouvrier féconde les villes, que les penseurs méditent, que l’industrie fasse des merveilles, que le génie fasse des prodiges, que la vaste activité humaine multiplie en présence du ciel étoilé les efforts et les créations, pour aboutir à cette épouvantable exposition internationale qu’on appelle un champ de bataille ! (Profonde sensation. Tous les assistants sont debout et acclament l’orateur.)

Le vrai champ de bataille, le voici. C’est ce rendez-vous des chefs-d’œuvre du travail humain que Paris offre au monde en ce moment.

La vraie victoire, c’est la victoire de Paris. (Applaudissements.)

Hélas ! on ne peut se le dissimuler, l’heure actuelle, si digne qu’elle soit d’admiration et de respect, a encore des côtés funèbres, il y a encore des ténèbres sur l’horizon ; la tragédie des peuples n’est pas finie ; la guerre, la guerre scélérate, est encore là, et elle a l’audace de lever la tête à travers cette fête auguste de la paix. Les princes, depuis deux ans, s’obstinent à un contre-sens funeste, leur discorde fait obstacle à notre concorde, et ils sont mal inspirés de nous condamner à la constatation d’un tel contraste.

Que ce contraste nous ramène à Voltaire. En présence des éventualités menaçantes, soyons plus pacifiques que jamais. Tournons-nous vers ce grand mort, vers ce grand vivant, vers ce grand esprit. Inclinons-nous devant les sépulcres vénérables. Demandons conseil à celui dont la vie utile aux hommes s’est éteinte il y a cent ans, mais dont l’œuvre est immortelle. Demandons conseil aux autres puissants penseurs, aux auxiliaires de ce glorieux Voltaire, à Jean-Jacques, à Diderot, à Montesquieu. Donnons la parole à ces grandes voix. Arrêtons l’effusion du sang humain. Assez ! assez, despotes ! Ah ! la barbarie persiste, eh bien, que la philosophie proteste. Le glaive s’acharne, que la civilisation s’indigne. Que le dix-huitième siècle vienne au secours du dix-neuvième ; les philosophes nos prédécesseurs sont les apôtres du vrai, invoquons ces illustres fantômes ; que, devant les monarchies rêvant les guerres, ils proclament le droit de l’homme à la vie, le droit de la conscience à la liberté, la souveraineté de la raison, la sainteté du travail, la bonté de la paix ; et, puisque la nuit sort des

trônes, que la lumière sorte des tombeaux ! (Acclamation unanime et prolongée. De toutes parts éclate le cri : Vive Victor Hugo !)

À la suite du centenaire de Voltaire, les journaux cléricaux publièrent une lettre adressée à Victor Hugo par M. Dupanloup.

Victor Hugo fit à cette lettre la réponse que voici :

À M. L’ÉVÊQUE D’ORLÉANS

Paris, 3 juin 1873
Monsieur,

Vous faites une imprudence.

Vous rappelez, à ceux qui ont pu l’oublier, que j’ai été élevé par un homme d’église, et que, si ma vie a commencé par le préjugé et par l’erreur, c’est la faute des prêtres, et non la mienne. Cette éducation est tellement funeste qu’à près de « quarante ans », vous le constatez, j’en subissais encore l’influence. Tout cela a été dit. Je n’y insiste pas. Je dédaigne un peu les choses inutiles.

Vous insultez Voltaire, et vous me faites l’honneur de m’injurier. C’est votre affaire.

Nous sommes, vous et moi, deux hommes quelconques. L’avenir jugera. Vous dites que je suis vieux, et vous me faites entendre que vous êtes jeune. Je le crois.

Le sens moral est encore si peu formé chez vous, que vous faites « une honte » de ce qui est mon honneur.

Vous prétendez, monsieur, me faire la leçon. De quel droit ? Qui êtes-vous ? Allons au fait. Le fait le voici : Qu’est-ce que c’est que votre conscience, et qu’est-ce que c’est la mienne ?

Comparons-les.

Un rapprochement suffira.

Monsieur, la France vient de traverser une épreuve. La France était libre, un homme l’a prise en traître, la nuit, l’a terrassée et garrottée. Si l’on tuait un peuple, cet homme eût tué la France. Il l’a faite assez morte pour pouvoir régner sur elle. Il a commencé son règne, puisque c’est un règne, par le parjure, le guet-apens et le massacre. Il l’a continué par l’oppression, par la tyrannie, par le despotisme, par une inqualifiable parodie de religion et de justice. Il était monstrueux et petit. On lui chantait Te Deum, Magnificat, Salvum fac, Gloria tibi, etc. Qui chantait cela ? Interrogez-vous. La loi lui livrait le peuple, l’église lui livrait Dieu. Sous cet homme s’étaient effondrés le droit, l’honneur, la patrie ; il avait sous ses pieds le serment, l’équité, la probité, la gloire du drapeau, la dignité des hommes, la liberté des citoyens ; la prospérité de cet homme déconcertait la conscience humaine. Cela a duré dix-neuf ans. Pendant ce temps-là, vous étiez dans un palais, j’étais en exil.

Je vous plains, monsieur.

Victor Hugo.

III

CONGRÈS LITTÉRAIRE

INTERNATIONAL


I

DISCOURS D’OUVERTURE

séance publique du 17 juin 1878


Messieurs,

Ce qui fait la grandeur de la mémorable année où nous sommes, c’est que, souverainement, par-dessus les rumeurs et les clameurs, imposant une interruption majestueuse aux hostilités étonnées, elle donne la parole à la civilisation. On peut dire d’elle : c’est une année obéie. Ce qu’elle a voulu faire, elle le fait. Elle remplace l’ancien ordre du jour, la guerre, par un ordre du jour nouveau, le progrès. Elle a raison des résistances. Les menaces grondent, mais l’union des peuples sourit. L’œuvre de l’année 1878 sera indestructible et complète. Rien de provisoire. On sent dans tout ce qui se fait je ne sais quoi de définitif. Cette glo- rieuse année proclame, par l’exposition de Paris, l’alliance des industries ; par le centenaire de Voltaire, l’alliance des philosophies ; par le congrès ici rassemblé, l’alliance des littératures (applaudissements) ; vaste fédération du travail sous toutes les formes ; auguste édifice de la fraternité humaine, qui a pour base les paysans et les ouvriers et pour couronnement les esprits. (Bravos)

L’industrie cherche l’utile, la philosophie cherche le vrai, la littérature cherche le beau. L’utile, le vrai, le beau, voilà le triple but de tout l’effort humain ; et le triomphe de ce sublime effort, c’est, messieurs, la civilisation entre les peuples et la paix entre les hommes.

C’est pour constater ce triomphe que, de tous les points du monde civilisé, vous êtes accourus ici. Vous êtes les intelligences considérables que les nations aiment et vénèrent, vous êtes les talents célèbres, les généreuses voix écoutées, les âmes en travail de progrès. Vous êtes les combattants pacificateurs. Vous apportez ici le rayonnement des renommées. Vous êtes les ambassadeurs de l’esprit humain dans ce grand Paris. Soyez les bienvenus. Écrivains, orateurs, poëtes, philosophes, penseurs, lutteurs, la France vous salue. (Applaudissements prolongés)

Vous et nous, nous sommes les concitoyens de la cité universelle. Tous, la main dans la main, affirmons notre unité et notre alliance. Entrons, tous ensemble, dans la grande patrie sereine, dans l’absolu, qui est la justice, dans l’idéal, qui est la vérité.

Ce n’est pas pour un intérêt personnel ou restreint que vous êtes réunis ici ; c’est pour l’intérêt universel. Qu’est-ce que la littérature ? C’est la mise en marche de l’esprit humain. Qu’est-ce que la civilisation ? C’est la perpétuelle découverte que fait à chaque pas l’esprit humain en marche ; de là le mot Progrès. On peut dire que littérature et civilisation sont identiques.

Les peuples se mesurent à leur littérature. Une armée de deux millions d’hommes passe, une Iliade reste ; Xercès a l’armée, l’épopée lui manque, Xercès s’évanouit. La Grèce est petite par le territoire et grande par Eschyle. (Mouvement) Rome n’est qu’une ville ; mais par Tacite, Lucrèce, Virgile, Horace et Juvénal, cette ville emplit le monde. Si vous évoquez l’Espagne, Cervantes surgit ; si vous parlez de l’Italie, Dante se dresse ; si vous nommez l’Angleterre, Shakespeare apparaît. À de certains moments, la France se résume dans un génie, et le resplendissement de Paris se confond avec la clarté de Voltaire. (Bravos répétés)

Messieurs, votre mission est haute. Vous êtes une sorte d’assemblée constituante de la littérature. Vous avez qualité, sinon pour voter des lois, du moins pour les dicter. Dites des choses justes, énoncez des idées vraies, et si, par impossible, vous n’êtes pas écoutés, eh bien, vous mettrez la législation dans son tort.

Vous allez faire une fondation, la propriété littéraire. Elle est dans le droit, vous allez l’introduire dans le code. Car, je l’affirme, il sera tenu compte de vos solutions et de vos conseils.

Vous allez faire comprendre aux législateurs qui voudraient réduire la littérature à n’être qu’un fait local, que la littérature est un fait universel. La littérature, c’est le gouvernement du genre humain par l’esprit humain, (Bravo !)

La propriété littéraire est d’utilité générale. Toutes les vieilles législations monarchiques ont nié et nient encore la propriété littéraire. Dans quel but ? Dans un but d’asservissement. L’écrivain propriétaire, c’est l’écrivain libre. Lui ôter la propriété, c’est lui ôter l’indépendance. On l’espère du moins. De là ce sophisme singulier, qui serait puéril s’il n’était perfide : la pensée appartient à tous, donc elle ne peut être propriété, donc la propriété littéraire n’existe pas. Confusion étrange, d’abord, de la faculté de penser, qui est générale, avec la pensée, qui est individuelle ; la pensée, c’est le moi ; ensuite, confusion de la pensée, chose abstraite, avec le livre, chose matérielle. La pensée de l’écrivain, en tant que pensée, échappe à toute main qui voudrait la saisir ; elle s’envole d’âme en âme ; elle a ce don et cette force, — virum volitare per ora ; mais le livre est distinct de la pensée ; comme livre, il est saisissable, tellement saisissable qu’il est quelquefois saisi. (On rit.) Le livre, produit de l’imprimerie, appartient à l’industrie et détermine, sous toutes ses formes, un vaste mouvement commercial ; il se vend et s’achète ; il est une propriété, valeur créée et non acquise, richesse ajoutée par l’écrivain à la richesse nationale, et certes, à tous les points de vue, la plus incontestable des propriétés. Cette propriété inviolable, les gouvernements despotiques la violent ; ils confisquent le livre, espérant ainsi confisquer l’écrivain. De là le système des pensions royales. Prendre tout et rendre un peu. Spoliation et sujétion de l’écrivain. On le vole, puis on l’achète. Effort inutile, du reste. L’écrivain échappe. On le fait pauvre, il reste libre. (Applaudissements) Qui pourrait acheter ces consciences superbes, Rabelais, Molière, Pascal ? Mais la tentative n’en est pas moins faite, et le résultat est lugubre. La monarchie est on ne sait quelle succion terrible des forces vitales d’une nation ; les historiographes donnent aux rois les titres de « pères de la nation » et de « pères des lettres » ; tout se tient dans le funeste ensemble monarchique ; Dangeau, flatteur, le constate d’un côté ; Vauban, sévère, le constate de l’autre ; et, pour ce qu’on appelle « le grand siècle », par exemple, la façon dont les rois sont pères de la nation et pères des lettres aboutit à ces deux faits sinistres : le peuple sans pain, Corneille sans souliers. (Longs applaudissements)

Quelle sombre rature au grand règne !

Voilà où mène la confiscation de la propriété née du travail, soit que cette confiscation pèse sur le peuple, soit qu’elle pèse sur l’écrivain.

Messieurs, rentrons dans le principe : le respect de la propriété. Constatons la propriété littéraire, mais, en même temps, fondons le domaine public. Allons plus loin. Agrandissons-le. Que la loi donne à tous les éditeurs le droit de publier tous les livres après la mort des auteurs, à la seule condition de payer aux héritiers directs une redevance très faible, qui ne dépasse en aucun cas cinq ou dix pour cent du bénéfice net. Ce système très simple, qui concilie la propriété incontestable de l’écrivain avec le droit non moins incontestable du domaine public, a été indiqué, dans la commission de 1836, par celui qui vous parle en ce moment ; et l’on peut trouver cette solution, avec tous ses développements, dans les procès-verbaux de la commission, publiés alors par le ministère de l’intérieur.

Le principe est double, ne l’oublions pas. Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous. (Marques nombreuses d’approbation)

Mais, je viens de le dire, ce sacrifice n’est pas nécessaire.

Ah ! la lumière ! la lumière toujours ! la lumière partout ! Le besoin de tout c’est la lumière. La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout ; enseignez, montrez, démontrez ; multipliez les écoles ; les écoles sont les points lumineux de la civilisation.

Vous avez soin de vos villes, vous voulez être en sûreté dans vos demeures, vous êtes préoccupés de ce péril, laisser la rue obscure ; songez à ce péril plus grand encore, laisser obscur l’esprit humain. Les intelligences sont des routes ouvertes ; elles ont des allants et venants, elles ont des visiteurs, bien ou mal intentionnés, elles peuvent avoir des passants funestes ; une mauvaise pensée est identique à un voleur de nuit, l’âme a des malfaiteurs ; faites le jour partout ; ne laissez pas dans l’intelligence humaine de ces coins ténébreux où peut se blottir la superstition, où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge. L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits. (Applaudissements prolongés)

Il faut pour cela, certes, une prodigieuse dépense de lumière. C’est à cette dépense de lumière que depuis trois siècles la France s’emploie. Messieurs, laissez-moi dire une parole filiale, qui du reste est dans vos cœurs comme dans le mien : rien ne prévaudra contre la France. La France est d’intérêt public. La France s’élève sur l’horizon de tous les peuples. Ah ! disent-ils, il fait jour, la France est là ! (Oui ! oui ! Bravos répétés)

Qu’il puisse y avoir des objections à la France, cela étonne ; il y en a pourtant ; la France a des ennemis. Ce sont les ennemis mêmes de la civilisation, les ennemis du livre, les ennemis de la pensée libre, les ennemis de l’émancipation, de l’examen, de la délivrance ; ceux qui voient dans le dogme un éternel maître et dans le genre humain un éternel mineur. Mais ils perdent leur peine, le passé est passé, les nations ne reviennent pas à leur vomissement, les aveuglements ont une fin, les dimensions de l’ignorance et de l’erreur sont limitées. Prenez-en votre parti, hommes du passé, nous ne vous craignons pas ! allez, faites, nous vous regardons avec curiosité ! essayez vos forces, insultez 89, découronnez Paris, dites anathème à la liberté de conscience, à la liberté de la presse, à la liberté de la tribune, anathème à la loi civile, anathème à la révolution, anathème à la tolérance, anathème à la science, anathème au progrès ! ne vous lassez pas ! rêvez, pendant que vous y êtes, un syllabus assez grand pour la France et un éteignoir assez grand pour le soleil ! (Acclamation unanime. Triple salve d’applaudissements.)

Je ne veux pas finir par une parole amère. Montons et restons dans la sérénité immuable de la pensée. Nous avons commencé l’affirmation de la concorde et de la paix ; continuons cette affirmation hautaine et tranquille.

Je l’ai dit ailleurs, et je le répète, toute la sagesse humaine tient dans ces deux mots : Conciliation et Réconciliation ; conciliation pour les idées, réconciliation pour les hommes.

Messieurs, nous sommes ici entre philosophes, profitons de l’occasion, ne nous gênons pas, disons des vérités. (Sourires et marques d’approbation'.') En voici une, une terrible : le genre humain a une maladie, la haine. La haine est mère de la guerre ; la mère est infâme, la fille est affreuse.

Rendons-leur coup sur coup. Haine à la haine ! Guerre à la guerre ! (Sensation)

Savez-vous ce que c’est que cette parole du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » ? C’est le désarmement universel. C’est la guérison du genre humain. La vraie rédemption, c’est celle-là. Aimez-vous. On désarme mieux son ennemi en lui tendant la main qu’en lui montrant le poing. Ce conseil de Jésus est un ordre de Dieu. Il est bon. Nous l’acceptons. Nous sommes avec le Christ, nous autres ! L’écrivain est avec l’apôtre ; celui qui pense est avec celui qui aime. (Bravos.)

Ah ! poussons le cri de la civilisation ! Non ! non ! non ! nous ne voulons ni des barbares qui guerroient, ni des sauvages qui assassinent ! Nous ne voulons ni de la guerre de peuple à peuple, ni de la guerre d’homme à homme. Toute tuerie est non seulement féroce, mais insensée. Le glaive est absurde et le poignard est imbécile. Nous sommes les combattants de l’esprit, et nous avons pour devoir d’empêcher le combat de la matière ; notre fonction est de toujours nous jeter entre les deux armées. Le droit à la vie est inviolable. Nous ne voyons pas les couronnes, s’il y en a, nous ne voyons que les têtes. Faire grâce, c’est faire la paix. Quand les heures funestes sonnent, nous demandons aux rois d’épargner la vie des peuples, et nous demandons aux républiques d’épargner la vie des empereurs. (Applaudissements.)

C’est un beau jour pour le proscrit que le jour où il supplie un peuple pour un prince, et où il tâche d’user, en faveur d’un empereur, de ce grand droit de grâce qui est le droit de l’exil.

Oui, concilier et réconcilier. Telle est notre mission, à nous philosophes. Ô mes frères de la science, de la poésie et de l’art, constatons la toute-puissance civilisatrice de la pensée. À chaque pas que le genre humain fait vers la paix, sentons croître en nous la joie profonde de la vérité. Ayons le fier consentement du travail utile. La vérité est une et n’a pas de rayon divergent ; elle n’a qu’un synonyme, la justice. Il n’y a pas deux lumières, il n’y en a qu’une, la raison. Il n’y a pas deux façons d’être honnête, sensé et vrai. Le rayon qui est dans l’Iliade est identique à la clarté qui est dans le Dictionnaire philosophique. Cet incorruptible rayon traverse les siècles avec la droiture de la flèche et la pureté de l’aurore. Ce rayon triomphera de la nuit, c’est-à-dire de l’antagonisme et de la haine. C’est là le grand prodige littéraire. Il n’y en a pas de plus beau. La force déconcertée et stupéfaite devant le droit, l’arrestation de la guerre par l’esprit, c’est, ô Voltaire, la violence domptée par la sagesse ; c’est ô Homère, Achille pris aux cheveux par Minerve ! (Longs applaudissements.)

Et maintenant que je vais finir, permettez-moi un vœu, un vœu qui ne s’adresse à aucun parti et qui s’adresse à tous les cœurs.

Messieurs, il y a un romain qui est célèbre par une idée fixe, il disait : Détruisons Carthage ! J’ai aussi, moi, une pensée qui m’obsède, et la voici : Détruisons la haine. Si les lettres humaines ont un but, c’est celui-là. Humaniores litteræ. Messieurs, la meilleure destruction de la haine se fait par le pardon. Ah ! que cette grande année ne s’achève pas sans la pacification définitive, qu’elle se termine en sagesse et en cordialité, et qu’après avoir éteint la guerre étrangère, elle éteigne la guerre civile. C’est le souhait profond de nos âmes. La France à cette heure montre au monde son hospitalité, qu’elle lui montre aussi sa clémence. La clémence ! mettons sur la tête de la France cette couronne ! Toute fête est fraternelle ; une fête qui ne pardonne pas à quelqu’un n’est pas une fête. (Vive émotion. — Bravos redoublés.) La logique d’une joie publique, c’est l’amnistie. Que ce soit là la clôture de cette admirable solennité, l’Exposition universelle. Réconciliation ! réconciliation ! Certes, cette rencontre de tout l’effort commun du genre humain, ce rendez-vous des merveilles de l’industrie et du travail, cette salutation des chefs-d’œuvre entre eux, se confrontant et se comparant, c’est un spectacle auguste ; mais il est un spectacle plus auguste encore, c’est l’exilé debout à l’horizon et la patrie ouvrant les bras ! (Longue acclamation ; les membres français et étrangers du congrès qui entourent l’orateur sur l’estrade viennent le féliciter et lui serrer la main, au milieu des applaudissements répétés de la salle entière.)

II

LE DOMAINE PUBLIC PAYANT

séance du 21 juin
Présidence de Victor Hugo.

Puisque vous désirez, messieurs, connaître mon avis, je vais vous le dire. Ceci, du reste, est une simple conversation.

Messieurs, dans cette grave question de la propriété littéraire il y a deux unités en présence : l’auteur et la société. Je me sers de ce mot unité pour abréger ; ce sont comme deux personnes distinctes.

Tout à l’heure nous allons aborder la question d’un tiers, l’héritier. Quant à moi, je n’hésite pas à dire que le droit le plus absolu, le plus complet, appartient à ces deux unités : l’auteur qui est la première unité, la société qui est la seconde.

L’auteur donne le livre, la société l’accepte ou ne l’accepte pas. Le livre est fait par l’auteur, le sort du livre est fait par la société.

L’héritier ne fait pas le livre ; il ne peut avoir les droits de l’auteur. L’héritier ne fait pas le succès ; il ne peut avoir le droit de la société.

Je verrais avec peine le congrès reconnaître une valeur quelconque à la volonté de l’héritier.

Ne prenons pas de faux points de départ.

L’auteur sait ce qu’il fait ; la société sait ce qu’elle fait ; l’héritier, non. Il est neutre et passif.

Examinons d’abord les droits contradictoires de ces deux unités : l’auteur qui crée le livre, la société qui accepte ou refuse cette création.

L’auteur a évidemment un droit absolu sur son œuvre, ce droit est complet. Il va très loin, car il va jusqu’à la destruction. Mais entendons-nous bien sur cette destruction.

Avant la publication, l’auteur a un droit incontestable et illimité. Supposez un homme comme Dante, Molière, Shakespeare. Supposez-le au moment où il vient de terminer une grande œuvre. Son manuscrit est là, devant lui, supposez qu’il ait la fantaisie de le jeter au feu, personne ne peut l’en empêcher. Shakespeare peut détruire Hamlet ; Molière, Tartuffe ; Dante, l’Enfer.

Mais dès que l’œuvre est publiée l’auteur n’en est plus le maître. C’est alors l’autre personnage qui s’en empare, appelez-le du nom que vous voudrez : esprit humain, domaine public, société. C’est ce personnage-là qui dit : Je suis là, je prends cette œuvre, j’en fais ce que je crois devoir en faire, moi esprit humain ; je la possède, elle est à moi désormais. Et, que mon honorable ami M. de Molinari me permette de le lui dire, l’œuvre n’appartient plus à l’auteur lui-même. Il n’en peut désormais rien retrancher ; ou bien, à sa mort tout reparaît. Sa volonté n’y peut rien. Voltaire du fond de son tombeau voudrait supprimer la Pucelle ; M. Dupanloup la publierait.

L’homme qui vous parle en ce moment a commencé par être catholique et monarchiste. Il a subi les conséquences d’une éducation aristocratique et cléricale. L’a-t-on vu refuser l’autorisation de rééditer des œuvres de sa presque enfance ? Non. (Bravo ! bravo !)

J’ai tenu à marquer mon point de départ. J’ai voulu pouvoir dire : Voilà d’où je suis parti et voilà où je suis arrivé.

J’ai dit cela dans l’exil : Je suis parti de la condition heureuse et je suis monté jusqu’au malheur qui est la conséquence du devoir accompli, de la conscience obéie. (Applaudissements.) Je ne veux pas supprimer les premières années de ma vie.

Mais je vais bien plus loin, je dis : il ne dépend pas de l’auteur de faire une rature dans son œuvre quand il l’a publiée. Il peut faire une correction de style, il ne peut pas faire une rature de conscience. Pourquoi ? Parce que l’autre personnage, le public, a pris possession de son œuvre.

Il m’est arrivé quelquefois d’écrire des paroles sévères, que plus tard j’aurais voulu, par un sentiment de mansuétude, effacer. Il m’est arrivé un jour… je puis vous dire cela, de flétrir le nom d’un homme très coupable ; et j’ai certes bien fait de flétrir ce nom. Cet homme avait un fils. Ce fils a eu une fin héroïque, il est mort pour son pays. Alors j’ai usé de mon droit, j’ai interdit que ce nom fût prononcé sur les théâtres de Paris où on lisait publiquement les pièces dont je viens de vous parler. Mais il n’a pas été en mon pouvoir d’effacer de l’œuvre le nom déshonoré. L’héroïsme du fils n’a pas pu effacer la faute du père. (Bravos.)

Je voudrais le faire, je ne le pourrais pas. Si je l’avais pu, je l’aurais fait.

Vous voyez donc à quel point le public, la conscience humaine, l’intelligence humaine, l’esprit humain, cet autre personnage qui est en présence de l’auteur, a un droit absolu, droit auquel on ne peut toucher. Tout ce que l’auteur peut faire, c’est d’écrire loyalement. Quant à moi, j’ai la paix et la sérénité de la conscience. Cela me suffit. (Applaudissements.)

Laissons notre devoir et laissons l’avenir juger. Une fois l’auteur mort, une fois l’auteur disparu, son œuvre n’appartient plus qu’à sa mémoire, qu’elle flétrira ou glorifiera. (C’est vrai ! Très bien !)

Je déclare, que s’il me fallait choisir entre le droit de l’écrivain et le droit du domaine public, je choisirais le droit du domaine public. Avant tout, nous sommes des hommes de dévouement et de sacrifice. Nous devons travailler pour tous avant de travailler pour nous.

Cela dit, arrive un troisième personnage, une troisième unité à laquelle je prends le plus profond intérêt ; c’est l’héritier, c’est l’enfant. Ici se pose la question très délicate, très curieuse, très intéressante, de l’hérédité littéraire, et de la forme qu’elle devrait avoir.

Je vous demande la permission de vous soumettre rapidement, à ce nouveau point de vue, les idées qui me paraissent résulter de l’examen attentif que j’ai fait de cette question.

L’auteur a donné le livre.

La société l’a accepté.

L’héritier n’a pas à intervenir. Cela ne le regarde pas.

Joseph de Maistre, héritier de Voltaire, n’aurait pas le droit de dire : Je m’y connais.

L’héritier n’a pas le droit de faire une rature, de supprimer une ligne ; il n’a pas le droit de retarder d’une minute ni d’amoindrir d’un exemplaire la publication de l’œuvre de son ascendant. (Bravo ! bravo ! Très bien !)

Il n’a qu’un droit : vivre de la part d’héritage que son ascendant lui a léguée.

Messieurs, je le dis tout net, je considère toutes les formes de la législation actuelle qui constituent le droit de l’héritier pour un temps déterminé comme détestables. Elles lui accordent une autorité qu’elles n’ont pas le droit de lui donner, et elles lui accordent le droit de publication pour un temps limité ; ce qui est en partie sans utilité : la loi est très aisément éludée.

L’héritier, selon moi, n’a qu’un droit, je le répète : vivre de l’œuvre de son ascendant ; ce droit est sacré, et certes il ne serait pas facile de me faire déshériter nos enfants et nos petits-enfants. Nous travaillons d’abord pour tous les hommes, ensuite pour nos enfants.

Mais ce que nous voulons fermement, c’est que le droit de publication reste absolu et entier à la société. C’est le droit de l’intelligence humaine.

C’est pour cela qu’il y a beaucoup d’années — je suis de ceux qui ont la tristesse de remonter loin dans leurs souvenirs — j’ai proposé un mécanisme très simple qui me paraissait, et me paraît encore, avoir l’avantage de concilier tous les droits des trois personnages, l’auteur, le domaine public, l’héritier. Voici ce système : L’auteur mort, son livre appartient au domaine public ; n’importe qui peut le publier immédiatement, en pleine liberté, car je suis pour la liberté. À quelles conditions ? Je vais vous le dire.

Il existe dans nos lois un article qui n’a pas de sanction, ce qui fait qu’il a été très souvent violé. C’est un article qui exige que tout éditeur, avant de publier une œuvre, fasse à la direction de la librairie, au ministère de l’intérieur, une déclaration portant sur les points que voici :

Quel est le livre qu’il va publier ;

Quel en est l’imprimeur ;

Quel sera le format ;

Quel est le nom de l’auteur.

Ici s’arrête la déclaration exigée par la loi. Je voudrais qu’on y ajoutât deux autres indications que je vais vous dire.

L’éditeur serait tenu de déclarer quel serait le prix de revient pour chaque exemplaire du livre qu’il entend publier et quel est le prix auquel il entend le vendre. Entre ces deux prix, dans cet intervalle, est inclus le bénéfice de l’éditeur.

Cela étant, vous avez des données certaines : le nombre d’exemplaires, le prix de revient et le prix de vente, et vous pouvez, de la façon la plus simple, évaluer le bénéfice.

Ici on va me dire : Vous établissez le bénéfice de l’éditeur sur sa simple déclaration et sans savoir s’il vendra son édition ? Non, je veux que la loi soit absolument juste. Je veux même qu’elle incline plutôt en faveur du domaine public que des héritiers. Aussi je vous dis : l’éditeur ne sera tenu de rendre compte du bénéfice qu’il aura fait que lorsqu’il viendra déposer une nouvelle déclaration. Alors on lui dit : Vous avez vendu la première édition, puisque vous voulez en publier une seconde, vous devez aux héritiers leurs droits. Ce droit, messieurs, ne l’oubliez pas, doit être très modéré, car il faut que jamais le droit de l’héritier ne puisse être une entrave au droit du domaine public, une entrave à la diffusion des livres. Je ne demanderais qu’une redevance de cinq ou dix pour cent sur le bénéfice réalisé.

Aucune objection possible. L’éditeur ne peut pas trouver onéreuse une condition qui s’applique à des bénéfices acquis et d’une telle modération ; car s’il a gagné mille francs on ne lui demande que cent francs et on lui laisse neuf cents francs. Vous voyez à quel point lui est avantageuse la loi que je propose et que je voudrais voir voter.

Je répète que ceci est une simple conversation. Je cherche, nous cherchons tous, mutuellement, à nous éclairer. J’ai beaucoup étudié cette question dans l’intérêt de la lumière et de la liberté.

Y a-t-il des objections ? j’avoue que je ne les trouve pas. Je vois s’écrouler toutes les objections à l’ancien système ; tout ce qui a été dit sur la volonté bonne ou mauvaise d’un héritier, sur un évêque confisquant Voltaire, cela a été excellemment dit, cela était juste dans l’ancien système ; dans le mien cela s’évanouit.

L’héritier n’existe que comme partie prenante, prélevant une redevance très faible sur le produit de l’œuvre de son ascendant. Sauf les concessions faites et stipulées par l’auteur de son vivant, contrats qui font loi, sauf ces réserves, l’éditeur peut publier l’œuvre à autant d’exemplaires qu’il lui convient, dans le format qu’il lui plaît ; il fait sa déclaration, il paie la redevance et tout est dit.

Ici une objection, c’est que notre loi a une lacune. Il y a dans cette assemblée des jurisconsultes ; ils savent qu’il n’y a pas de prescription sans sanction ; or, la prescription relative à la déclaration n’a pas de sanction. L’éditeur fait la déclaration qui lui est imposée par la loi, s’il le veut. De là beaucoup de fraudes dont les auteurs dès à présent sont victimes. Il faudrait que la loi attachât une sanction à cette obligation.

Je désirerais que les jurisconsultes voulussent bien l’indiquer eux-mêmes. Il me semble qu’on pourrait assimiler la fausse déclaration faite par un éditeur à un faux en écriture publique ou privée. Ce qui est certain, c’est qu’il faut une sanction ; ce n’est, à mon sens, qu’à cette condition qu’on pourra utiliser le système que j’ai l’honneur de vous expliquer, et que j’ai proposé il y a de longues années.

Ce système a été repris avec beaucoup de loyauté et de compétence par un éditeur distingué que je regrette de ne pas voir ici, M. Hetzel ; il a publié sur ce sujet un excellent écrit.

Une telle loi à mon avis serait utile. Je ne dispose certainement pas de l’opinion des écrivains très considérables qui m’écoutent, mais il serait très utile que dans leurs résolutions ils se préoccupassent de ce que j’ai eu l’honneur de leur dire :

1o  Il n’y a que deux intéressés véritables : l’écrivain et la société ; l’intérêt de l’héritier, quoique très respectable, doit passer après.

2o  L’intérêt de l’héritier doit être sauvegardé, mais dans des conditions tellement modérées que, dans aucun cas, cet intérêt ne passe avant l’intérêt social.

Je suis sûr que l’avenir appartient à la solution que je vous ai proposée.

Si vous ne l’acceptez pas, l’avenir est patient, il a le temps,

il attendra. (Applaudissements prolongés. — L’assemblée vote, à l’unanimité, l’impression de ce discours.)
séance du 25 juin
Présidence de Victor Hugo.

Messieurs, permettez-moi d’entrer en toute liberté dans la discussion. Je ne comprends rien à la déclaration de guerre qu’on fait au domaine public.

Comment ! on ne publie donc pas les œuvres de Corneille, de La Fontaine, de Racine, de Molière ? Le domaine public n’existe donc pas ? Où sont, dans le présent, ces inconvénients, ces dangers, tout ce dont le Cercle de la librairie nous menace pour l’avenir ?

Toutes, ces objections, on peut les faire au domaine public tel qu’il existe aujourd’hui.

Le domaine public est détestable, dit-on, à la mort de l’auteur, mais il est excellent aussitôt qu’arrivé l’expiration… de quoi ? De la plus étrange rêverie que jamais des législateurs aient appliquée à un mode de propriété, du délai fixé pour l’expropriation d’un livre.

Vous entrez là dans la fantaisie irréfléchie de gens qui ne s’y connaissent pas. Je parle des législateurs, et j’ai le droit d’en parler avec quelque liberté. Les hommes qui font des lois quelquefois s’y connaissent ; ils ne s’y connaissent pas en matière littéraire. (Rires approbatifs.)

Sont-ils d’accord au moins entre eux ? Non. Le délai de protection qu’ils accordent est ici de dix ans, là de vingt ans, plus loin de cinquante ans ; ils vont même jusqu’à quatrevingts ans. Pourquoi ? Ils n’en savent rien. Je les défie de donner une raison.

Et c’est sur cette ignorance absolue des législateurs que vous voulez fonder, vous qui vous y connaissez, une législation ! Vous qui êtes compétents, vous accepterez l’arrêt rendu par des incompétents !

Qui expliquera les motifs pour lesquels, dans tous les pays civilisés, la législation attribue à l’héritier, après la mort de son auteur, un laps de temps variable, pendant lequel l’héritier, absolu maître de l’œuvre, peut la publier ou ne pas la publier ? Qui expliquera l’écart que les diverses législations ont mis entre la mort de l’auteur et l’entrée en possession du domaine public ?

Il s’agit de détruire cette capricieuse et bizarre invention de législateurs ignorants. C’est à vous, législateurs indirects mais compétents, qu’il appartient d’accomplir cette tâche.

En réalité, qu’ont-ils considéré, ces législateurs qui, avec une légèreté incompréhensible, ont légiféré sur ces matières ? Qu’ont-ils pensé ? Ont-ils cru entrevoir que l’héritier du sang était l’héritier de l’esprit ? Ont-ils cru entrevoir que l’héritier du sang devait avoir la connaissance de la chose dont il héritait, et que, par conséquent, en lui remettant le droit d’en disposer, ils faisaient une loi juste et intelligente ?

Voilà où ils se sont largement trompés. L’héritier du sang est l’héritier du sang. L’écrivain, en tant qu’écrivain, n’a qu’un héritier, c’est l’héritier de l’esprit, c’est l’esprit humain, c’est le domaine public. Voilà la vérité absolue.

Les législateurs ont attribué à l’héritier du sang une faculté qui est pleine d’inconvénients, celle d’administrer une propriété qu’il ne connaît pas, ou du moins qu’il peut ne pas connaître. L’héritier du sang est le plus souvent à la discrétion de son éditeur. Que l’on conserve à l’héritier du sang son droit, et que l’on donne à l’héritier de l’esprit ce qui lui appartient, en établissant le domaine public payant, immédiat.

Eh quoi ! immédiat ? — Ici arrive une objection, qui n’en est pas une. Ceux qui l’ont faite n’avaient pas entendu mes paroles. On me dit : Comment ! le domaine public s’emparera immédiatement de l’œuvre ? Mais si l’auteur l’a vendue pour dix ans, pour vingt ans, celui qui l’a achetée va donc être dépossédé ? Aucun éditeur ne voudra plus acheter une œuvre.

J’avais dit précisément le contraire, le texte est là. J’avais dit : « Sauf réserve des concessions faites par l’auteur de son vivant, et des contrats qu’il aura signés. »

Il en résulte que si vous avez vendu à un éditeur pour un laps de temps déterminé la propriété d’une de vos œuvres, le domaine public ne prendra possession de cette œuvre qu’après le délai fixé par vous.

Mais ce délai peut-il être illimité ? Non. Vous savez, messieurs, que la propriété, toute sacrée qu’elle est, admet cependant des limites. Je vous dis une chose élémentaire en vous disant : on ne possède pas une maison comme on possède une mine, une forêt, comme un littoral, un cours d’eau, comme un champ. La propriété, il y a des jurisconsultes qui m’entendent, est limitée selon que l’objet appartient, dans une mesure plus ou moins grande, à l’intérêt général. Eh bien, la propriété littéraire appartient plus que toute autre à l’intérêt général ; elle doit subir aussi des limites. La loi peut très bien interdire la vente absolue, et accorder à l’auteur, par exemple, au maximum cinquante ans. Je crois qu’il n’y a pas d’auteur qui ne se contente d’une possession de cinquante ans.

Voilà donc un argument qui s’écroule. Le domaine public payant immédiat ne supprime pas la faculté qu’un auteur a de vendre son livre pour un temps déterminé ; l’auteur conserve tous ses droits.

Second argument : Le domaine public payant immédiat, en créant une concurrence énorme, nuira à la fois aux auteurs et aux éditeurs. Les livres ne trouveront plus d’éditeurs sérieux.

Je suis étonné que les honorables représentants de la librairie qui sont ici soutiennent une thèse semblable et fassent « comme s’ils ne savaient pas ». Je vais leur rappeler ce qu’ils savent très bien, ce qui arrive tous les jours. Un auteur vend, de son vivant, l’exploitation d’un livre, sous telle forme, à tel nombre d’exemplaires, pendant tel temps, et stipule le format et quelquefois même le prix de vente du livre. En même temps, à un autre éditeur, il vend un autre format, dans d’autres conditions. À un autre, un mode de publication différent ; par exemple, une édition illustrée à deux sous. Il y a quelqu’un qui vous parle ici et qui a sept éditeurs.

Aussi, quand j’entends des hommes que je sais compétents, des hommes que j’honore et que j’estime, quand je les entends dire : — On ne trouvera pas d’éditeurs, en présence de la concurrence et de la liberté illimitée de publication, pour acheter et éditer un livre, — je m’étonne. Je n’ai proposé rien de nouveau ; tous les jours, on a vu, on voit, du vivant de l’auteur et de son consentement, plusieurs éditeurs, sans se nuire entre eux, et même en se servant entre eux, publier le même livre. Et ces concurrences profitent à tous, au public, aux écrivains, aux libraires.

Est-ce que vous voyez une interruption dans la publication des grandes œuvres des grands écrivains français ? Est-ce que ce n’est pas là le domaine le plus exploité de la librairie ? (Marques d’approbation.)

Maintenant qu’il est bien entendu que l’entrée en possession du domaine public ne gène pas l’auteur et lui laisse le droit de vendre la propriété de son œuvre ; maintenant qu’il me semble également démontré que la concurrence peut s’établir utilement sur les livres, après la mort de l’auteur aussi bien que pendant sa vie, — revenons à la chose en elle-même.

Supposons le domaine public payant, immédiat, établi.

Il paie une redevance. J’ai dit que cette redevance devrait être légère. J’ajoute qu’elle devrait être perpétuelle. Je m’explique.

S’il y a un héritier direct, le domaine public paie à cet héritier direct la redevance ; car remarquez que nous ne stipulons que pour l’héritier direct, et que tous les arguments qu’on fait valoir au sujet des héritiers collatéraux et de la difficulté qu’on aurait à les découvrir, s’évanouissent.

Mais, à l’extinction des héritiers directs, que se passe-t-il ?

Le domaine public va-t-il continuer d’exploiter l’œuvre sans payer de droits, puisqu’il n’y a plus d’héritiers directs ? Non ; selon moi, il continuerait d’exploiter l’œuvre en continuant de payer la redevance.

À qui ?

C’est ici, messieurs, qu’apparaît surtout l’utilité de la redevance perpétuelle.

Rien ne serait plus utile, en effet, qu’une sorte de fonds commun, un capital considérable, des revenus solides, appliqués aux besoins de la littérature en continuelle voie de formation. Il y a beaucoup de jeunes écrivains, de jeunes esprits, de jeunes auteurs, qui sont pleins de talent et d’avenir, et qui rencontrent, au début, d’immenses difficultés. Quelques-uns ne percent pas, l’appui leur a manqué, le pain leur a manqué. Les gouvernements, je l’ai expliqué dans mes premières paroles publiques, ont créé le système des pensions, système stérile pour les écrivains. Mais supposez que la littérature française, par sa propre force, par ce décime prélevé sur l’immense produit du domaine public, possède un vaste fonds littéraire, administré par un syndicat d’écrivains, par cette société des gens de lettres qui représente le grand mouvement intellectuel de l’époque ; supposez que votre comité ait cette très grande fonction d’administrer ce que j’appellerai la liste civile de la littérature. Connaissez-vous rien de plus beau que ceci : toutes les œuvres qui n’ont plus d’héritiers directs tombent dans le domaine public payant, et le produit sert à encourager, à vivifier, à féconder les jeunes esprits ! (Adhésion unanime.)

Y aurait-il rien de plus grand que ce secours admirable, que cet auguste héritage, légué par les illustres écrivains morts aux jeunes écrivains vivants ?

Est-ce que vous ne croyez pas qu’au lieu de recevoir tristement, petitement, une espèce d’aumône royale, le jeune écrivain entrant dans la carrière ne se sentirait pas grandi en se voyant soutenu dans son œuvre par ces tout-puissants génies, Corneille et Molière ? (Applaudissements prolongés.)

C’est là votre indépendance, votre fortune. L’émancipation, la mise en liberté des écrivains, elle est dans la création de ce glorieux patrimoine. Nous sommes tous une famille, les morts appartiennent aux vivants, les vivants doivent être protégés par les morts. Quelle plus belle protection pourriez-vous souhaiter ? (Explosion de bravos.)

Je vous demande avec instance de créer le domaine public payant dans les conditions que j’ai indiquées. Il n’y a aucun motif pour retarder

d’une heure la prise de possession de l’esprit humain (Longue salve d’applaudissements.)

1879

I

DISCOURS POUR L’AMNISTIE

SÉANCE DU SÉNAT
du 28 février 1879

Le 28 janvier 1879, Victor Hugo avait déposé au Sénat une proposition d’amnistie pleine et entière, ainsi conçue :

« Les soussignés,

« Voulant effacer toutes les traces de la guerre civile, ont l’honneur de présenter la proposition suivante :

« Article premier. — Sont amnistiés tous les condamnés pour actes relatifs aux événements de mars, avril et mai 1871. Les poursuites, pour faits se rapportant aux dits événements, sont et demeurent non avenues.

« Art. 2. — Cette amnistie pleine et entière est étendue à toutes condamnations politiques prononcées depuis la dernière amnistie de 1870.

« Ont signé : MM. Victor Hugo, Schoelcher, Peyrat, Corbon, Laurent-Pichat, Scheurer-Kestner, Barne, Ferrouillat, Romet, Massé, Demôle, Lelièvre, Combescure, Ronjat, Tolain, Griffe, Ch. Brun, La Serve. »

Le gouvernement proposa par contre une amnistie partielle.

Le projet de loi vint en discussion à la séance du 28 février.

Victor Hugo prit la parole :

J’occuperai cette tribune peu d’instants. Tout ce qui pouvait être dit pour ou contre l’amnistie a été dit. Je n’ajouterai rien. Je ne répéterai rien de ce que vous avez entendu.

Le pouvoir exécutif intervient cette fois, et il vous dit : La grâce dépend de moi, l’amnistie dépend de vous. Combinez ces deux solutions ; faites des catégories : ici les amnistiés ; là les commués ; au fond, les non graciés. La peine d’un côté, l’effacement de l’autre.

Messieurs, composez ainsi le pour et le contre ; vous verrez tous ces demi-pansements s’irriter, toutes ces plaies saigner, toutes ces douleurs gémir. La question se plaindra jusqu’à ce qu’elle revienne.

Si, au contraire, vous acceptez la grande solution, la solution vraie, l’amnistie totale, générale, sans réserve, sans condition, sans restriction, l’amnistie pleine et entière, alors la paix naîtra, et vous n’entendrez plus rien que le bruit immense et profond de la guerre civile qui se ferme. (Applaudissements.)

Les guerres civiles ne sont finies qu’apaisées.

En politique, oublier c’est la grande loi.

Un vent fatal a soufflé ; des malheureux ont été entraînés, vous les avez saisis, vous les avez punis. Il y a de cela huit ans.

La guerre civile est une faute. Qui l’a commise ? Tout le monde et personne. (Bruits à droite.) Sur une vaste faute, il faut un vaste oubli.

Ce vaste oubli, c’est l’amnistie.

Vous êtes un gouvernement nouveau, établissez-vous par des actes considérables. Faites voir aux vieux gouvernements comment vous montez pendant qu’ils descendent ; enseignez-leur l’art de sortir des précipices.

Quel précipice fut plus profond que le vôtre ? quelle sortie est plus éclatante ? Continuez cette sortie admirable. Montrez comment un peuple magnanime sait préférer à la haine la fraternité, à la mort la vie, à la guerre la paix.

Il est bon qu’après tant de luttes et d’angoisses, une puissante nation sache prouver au monde qu’elle répond par la grandeur de ses actes à la grandeur de ses institutions.

Quel mal y aurait-il à ce qu’on pût dire : La France a eu un moment terrible ; il y avait d’un côté la commune, menaçant la magnifique fondation de 93, l’unité nationale ; il y avait de l’autre côté trois monarchies et le pouvoir clérical ; ces forces obscures se sont livré bataille… Vous êtes alors intervenus ; vous avez saisi les deux forces et les avez brisées l’une sur l’autre, et vous en avez extrait la clémence, la vraie clémence, — l’oubli. Et c’est ainsi que, dans l’ombre et dans la nuit, la république, la république souveraine, la république toute-puissante, a su, du choc de deux blocs de ténèbres,

faire jaillir la lumière. (Applaudissements à gauche.)

II

DISCOURS SUR L’AFRIQUE

Le dimanche 18 mai 1879, un banquet commémoratif de l’abolition de l’esclavage réunissait, chez Bonvalet, cent vingt convives.

Victor Hugo présidait. Il avait à sa droite MM. Schœlcher, l’auteur principal du décret de 1848 abolissant l’esclavage, et Emmanuel Arago, fils du grand savant républicain qui l’a signé comme ministre de la marine ; à sa gauche, MM. Crémieux et Jules Simon.

On remarquait dans l’assistance des sénateurs, des députés, des journalistes, des artistes.

Il y a eu un incident touchant. Un nègre aveugle s’est fait conduire à Victor Hugo. C’est un nègre qui a été esclave et qui doit à la France d’être un homme.

Au dessert, M. Victor Schœlcher a dit les paroles suivantes :

Cher grand Victor Hugo,

La bienveillance de mes amis, en me donnant la présidence honoraire du comité organisateur de notre fête de famille, m’a réservé un honneur et un plaisir bien précieux pour moi, l’honneur et le plaisir de vous exprimer combien nous sommes heureux que vous ayez accepté de nous présider. Au nom de tous ceux qui viennent d’acclamer si chaleureusement votre entrée, au nom des vétérans anglais et français de l’abolition de l’esclavage, des créoles blancs qui se sont noblement affranchis des vieux préjugés de leur caste, des créoles noirs et de couleur qui peuplent nos écoles ou qui sont déjà lancés dans la carrière, au nom de ces hommes de toute classe, réunis pour célébrer fraternellement l’anniversaire de l’émancipation, — je vous remercie d’avoir bien voulu répondre à notre appel.

Vous, Victor Hugo, qui avez survécu à la race des géants, vous le grand poète et le grand prosateur, chef de la littérature moderne, vous êtes aussi le défenseur puissant de tous les déshérités, de tous les faibles, de tous les opprimés de ce monde, le glorieux apôtre du droit sacré du genre humain. La cause des nègres que nous soutenons, et envers lesquels les nations chrétiennes ont tant à se reprocher, devait avoir votre sympathie ; nous vous sommes reconnaissants de l’attester par votre présence au milieu de nous.

Cher Victor Hugo, en vous voyant ici, et sachant que nous vous entendrons, nous avons plus que jamais confiance, courage et espoir. Quand vous parlez, votre voix retentit par le monde entier ; de cette étroite enceinte où nous sommes enfermés, elle pénétrera jusqu’au cœur de l’Afrique, sur les routes qu’y fraient incessamment d’intrépides voyageurs, pour porter la lumière à des populations encore dans l’enfance, et leur enseigner la liberté, l’horreur de l’esclavage, avec la conscience réveillée de la dignité humaine ; votre parole, Victor Hugo, aura puissance de civilisation ; elle aidera ce magnifique mouvement philanthropique qui semble, en tournant aujourd’hui l’intérêt de l’Europe vers le pays des hommes noirs, vouloir y réparer le mal qu’elle lui a fait. Ce mouvement sera une gloire de plus pour le dix-neuvième siècle, ce siècle qui vous a vu naître, qui a établi la république en France, et qui ne finira pas sans voir proclamer la fraternité de toutes les races humaines.

Victor Hugo, cher hôte vénéré et admiré, nous saluons encore votre bienvenue ici, avec émotion.

Après ces paroles, dont l’impression a été profonde, Victor Hugo s’est levé et une immense acclamation a salué longtemps celui qui a toujours mis son génie au service de toutes les souffrances.

Le silence s’est fait, et Victor Hugo a prononcé les paroles qui suivent :

Messieurs,

Je préside, c’est-à-dire j’obéis ; le vrai président d’une réunion comme celle-ci, un jour comme celui-ci, ce serait l’homme qui a eu l’immense honneur de prendre la parole au nom de la race humaine blanche pour dire à la race humaine noire : Tu es libre. Cet homme, vous le nommez tous, messieurs, c’est Schœlcher. Si je suis à cette place, c’est lui qui l’a voulu. Je lui ai obéi.

Du reste, une douceur est mêlée à cette obéissance, la douceur de me trouver au milieu de vous. C’est une joie pour moi de pouvoir presser en ce moment les mains de tant d’hommes considérables qui ont laissé un bon souvenir dans la mémorable libération humaine que nous célébrons.

Messieurs, le moment actuel sera compté dans ce siècle. C’est un point d’arrivée, c’est un point de départ. Il a sa physionomie : au nord le despotisme, au sud la liberté ; au nord la tempête, au sud l’apaisement.

Quant à nous, puisque nous sommes de simples chercheurs du vrai, puisque nous sommes des songeurs, des écrivains, des philosophes attentifs ; puisque nous sommes assemblés ici autour d’une pensée unique, l’amélioration de la race humaine ; puisque nous sommes, en un mot, des hommes passionnément occupés de ce grand sujet, l’homme, profitons de notre rencontre, fixons nos yeux vers l’avenir ; demandons-nous ce que fera le vingtième siècle. (Mouvement d’attention.)

Politiquement, vous le pressentez, je n’ai pas besoin de vous le dire. Géographiquement, — permettez que je me borne à cette indication, — la destinée des hommes est au sud.

Le moment est venu de donner au vieux monde cet avertissement : il faut être un nouveau monde. Le moment est venu de faire remarquer à l’Europe qu’elle a à côté d’elle l’Afrique. Le moment est venu de dire aux quatre nations d’où sort l’histoire moderne, la Grèce, l’Italie, l’Espagne, la France, qu’elles sont toujours là, que leur mission s’est modifiée sans se transformer, qu’elles ont toujours la même situation responsable et souveraine au bord de la Méditerranée, et que, si on leur ajoute un cinquième peuple, celui qui a été entrevu par Virgile et qui s’est montré digne de ce grand regard, l’Angleterre, on a, à peu près, tout l’effort de l’antique genre humain vers le travail, qui est le progrès, et vers l’unité, qui est la vie.

La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie.

Le moment est venu de dire à ce groupe illustre de nations : Unissez-vous ! allez au sud.

Est-ce que vous ne voyez pas le barrage ? Il est là, devant vous, ce bloc de sable et de cendre, ce monceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, — l’Afrique.

Quelle terre que cette Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire ; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. Rome l’a touchée, pour la supprimer ; et, quand elle s’est crue délivrée de l’Afrique, Rome a jeté sur cette morte immense une de ces épithètes qui ne se traduisent pas : Africa portentosa ! (Applaudissements.) C’est plus et moins que le prodige. C’est ce qui est absolu dans l’horreur. Le flamboiement tropical, en effet, c’est l’Afrique. Il semble que voir l’Afrique, ce soit être aveuglé. Un excès de soleil est un excès de nuit.

Eh bien, cet effroi va disparaître.

Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique ; la France la tient par l’ouest et par le nord ; l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal. L’Amérique joint ses efforts aux nôtres ; car l’unité des peuples se révèle en tout. L’Afrique importe à l’univers. Une telle suppression de mouvement et de circulation entrave la vie universelle, et la marche humaine ne peut s’accommoder plus longtemps d’un cinquième du globe paralysé.

De hardis pionniers se s’ont risqués, et, dès leurs premiers pas, ce sol étrange est apparu réel ; ces paysages lunaires deviennent des paysages terrestres. La France est prête à y apporter une mer. Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie ; mais elle ne se dérobe plus ; les lieux réputés inhabitables sont des climats possibles ; on trouve partout des fleuves navigables ; des forêts se dressent, de vastes branchages encombrent çà et là l’horizon ; quelle sera l’attitude de la civilisation devant cette faune et cette flore inconnues ? Des lacs sont aperçus, qui sait ? peut-être cette mer Nagaïn dont parle la Bible. De gigantesques appareils hydrauliques sont préparés par la nature et attendent l’homme ; on voit les points où germeront des villes ; on devine les communications ; des chaînes de montagnes se dessinent ; des cols, des passages, des détroits sont praticables ; cet univers, qui effrayait les romains, attire les français.

Remarquez avec quelle majesté les grandes choses s’accomplissent. Les obstacles existent ; comme je l’ai dit déjà, ils font leur devoir, qui est de se laisser vaincre. Ce n’est pas sans difficulté.

Au nord, j’y insiste, un mouvement s’opère, le divide ut regnes exécute un colossal effort, les suprêmes phénomènes monarchiques se produisent. L’empire germanique unit contre ce qu’il suppose l’esprit moderne toutes ses forces ; l’empire moscovite offre un tableau plus émouvant encore. À l’autorité sans borne résiste quelque chose qui n’a pas non plus de limite ; au despotisme omnipotent qui livre des millions d’hommes à l’individu, qui crie : Je veux tout, je prends tout ! j’ai tout ! — le gouffre fait cette réponse terrible : Nihil. Et aujourd’hui nous assistons à la lutte épouvantable de ce Rien avec ce Tout. (Sensation.)

Spectacle digne de méditation ! le néant engendrant le chaos.

La question sociale n’a jamais été posée d’une façon si tragique, mais la fureur n’est pas une solution. Aussi espérons-nous que le vaste souffle du dix-neuvième siècle se fera sentir jusque dans ces régions lointaines, et substituera à la convulsion belliqueuse la conclusion pacifique.

Cependant, si le nord est inquiétant, le midi est rassurant. Au sud, un lien étroit s’accroît et se fortifie entre la France, l’Italie et l’Espagne. C’est au fond le même peuple, et la Grèce s’y rattache, car à l’origine latine se superpose l’origine grecque. Ces nations ont la Méditerranée, et l’Angleterre a trop besoin de la Méditerranée pour se séparer des quatre peuples qui en sont maîtres. Déjà les États-Unis du Sud s’esquissent ébauche évidente des États-Unis d’Europe. (Bravos.) Nulle haine, nulle violence, nulle colère. C’est la grande marche tranquille vers l’harmonie, la fraternité et la paix.

Aux faits populaires viennent s’ajouter les faits humains ; la forme définitive s’entrevoit ; le groupe gigantesque se devine ; et, pour ne pas sortir des frontières que vous vous tracez à vous-mêmes, pour rester dans l’ordre des choses où il convient que je m’enferme, je me borne, et ce sera mon dernier mot, à constater ce détail, qui n’est qu’un détail, mais qui est immense : au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. (Applaudissements.)

Refaire une Afrique nouvelle, rendre la vieille Afrique maniable à la civilisation, tel est le problème. L’Europe le résoudra.

Allez, Peuples ! emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-la. Où les rois apporteraient la guerre, apportez la concorde. Prenez-la, non pour le canon, mais pour la charrue ; non pour le sabre, mais pour le commerce ; non pour la bataille, mais pour l’industrie ; non pour la conquête, mais pour la fraternité. (Applaudissements prolongés.)

Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et du même coup résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez ; et que, sur cette terre, de plus en plus dégagée des prêtres et des princes, l’Esprit divin s’affirme par la paix et l’Esprit humain par la liberté !

Ce discours, constamment couvert d’applaudissements enthousiastes, a été suivi d’une explosion de cris de : Vive Victor Hugo ! vive la république !

M. Jules Simon, invité par l’assemblée à remercier son glorieux président, s’est acquitté de la tâche dans une improvisation, d’abord familière et spirituelle, et qui s’est élevée à une vraie éloquence lorsqu’il a dit que c’était aux émancipés, qui avaient tant souffert du préjugé et de l’oppression, à combattre plus que personne à

l’avant-garde de la vérité et du droit.

III

LA 100ee REPRÉSENTATION
de
NOTRE-DAME DE PARIS
— 13 octobre

Extrait du Rappel :

La centième représentation de Notre-Dame de Paris a eu l’éclat de la première. On savait que Victor Hugo y assisterait, et la foule était accourue au théâtre des Nations avec un double empressement pour le drame et pour le poète. Les artistes ont joué avec leur talent, et on peut dire de tout leur cœur. Jamais Mme Laurent n’avait été plus tragique dans la Sachette, jamais Mlle Alice Lody plus charmante dans la Esmeralda, jamais Lacressonnière plus profondément touchant dans Quasimodo. Après le dernier acte, la toile s’est relevée, tous les acteurs de la pièce, petits et grands, étaient en scène, et Mme Laurent a dit ces beaux vers de Théodore de Banville :

Ô peuple frissonnant, ému comme une femme !
Heureux de savourer la douleur et l’effroi.
Tu vins cent fois de suite applaudir notre drame
Où l’âme de Hugo pleure et gémit sur toi.

Esmeralda, si belle en sa parure folle
Que les anges du ciel la regardent marcher,
Domptant les noirs truands par sa douce parole
Et dévorant des yeux Phœbus, le bel archer ;

Esmeralda, rayon, chant, vision, chimère !
Jeune fille sur qui la lumière tombait,
Et qu’un bourreau vient prendre aux baisers de sa mère
Pour l’unir, éperdue, avec l’affreux gibet !

Le prêtre méditant son infâme caresse,
Et le pauvre Jehan brisé comme un fruit mûr ;
Quasimodo tout plein de rage et de tendresse,
Masse difforme ayant en elle de l’azur ;

Et les cloches d’airain chantant dans les tourelles,
Pleurant, hurlant, tonnant, gémissant dans les tours
D’où s’enfuit à l’aurore un vol de tourterelles,
Et disant tes ardeurs, tes labeurs, tes amours ;

Tu ne te lassais pas de ce drame qui t’aime,
Et qui semble un miroir magique où tu te vois,
Ô peuple ! car Hugo le songeur, c’est toi-même,
Et ton espoir immense a passé dans sa voix.

C’est lui qui te console et c’est lui qui t’enseigne.
Sans le lasser, le temps a blanchi ses cheveux.
Peuple ! on n’a jamais pu te blesser sans qu’il saigne.
Et quand ton pain devient amer, il dit : J’en veux !

Lui, le chanteur divin béni par les érables
Et les chênes touffus dans la noire forêt,
Il dit : « Laissez venir à moi les misérables ! »
Et son front calme et doux comme un lys apparaît.

Il vient coller sa lèvre à toute âme tuée ;
Il vient, plein de pitié, de ferveur et d’émoi,
Relever le laquais et la prostituée,
Et dire au mendiant : « Mon frère, embrasse-moi. »

Ô Job mourant, sa bouche a baisé ton ulcère !
Et cependant un jour, parmi les deuils amers,
L’exil, le noir exil l’emporta dans sa serre
Et le laissa, pensif, au bord des sombres mers.

Il méditait, privé de la douce patrie ;
Et, lui que cette France avait vu triomphant,
Il ne pouvait plus même, en son idolâtrie,
S’agenouiller dans l’herbe où dormait son enfant !

À ses côtés pourtant, invisible et farouche,
Némésis, au courroux redoutable et serein,
Épouvantant les flots du souffle de sa bouche,
Crispait ses doigts sanglants sur la lyre d’airain

Mais, le jour où la Guerre entoura nos murailles,
Où le vaillant Paris, agonisant enfin,
Succombait et sentait le vide en ses entrailles,
Il revint, il voulut comme nous avoir faim !

Quand sur nous le Carnage enfla son aile noire,
Quand Paris désolé, grand comme un Ilion,
Proie auguste, servit de pâture à l’histoire,
On revit parmi nous sa face de lion.

Et puis enfin l’aurore éclata sur nos cimes !
Le rêve affreux s’enfuit, par le vent emporté,
Et, frémissante encor, de nouveau nous revîmes
Fleurir la poésie avec la liberté.

Et ce fut une joie immense, un pur délire,
Et sur la scène, hier morne et déserte, hélas !
Reparurent divins, avec leur chant de lyre,
Hernani, Marion de Lorme, et toi, Ruy Blas !

Et nous-mêmes, dont l’âme à la Muse se livre,
Apportant nos efforts, nos cœurs, nos humbles voix,
Nous avons évoqué le drame et le grand livre
Que tu viens d’applaudir pour la centième fois.

Ô peuple, que la foi, la vertu, la bravoure,
Charment, quand ton Orphée, avec ses rimes d’or,
Te prodigue l’ivresse adorable, savoure
Cette ambroisie, et toi, poète, chante encor !

Homère d’un héros vivant, plus grand qu’Achille,
Sous le tragique azur empli d’astres et d’yeux,
Chante ! et console encor ton Prométhée, Eschyle,
Sur le rocher sanglant où l’insultent les dieux !

Parle ! toi qui toujours soutenant ce qui penche,
Opposas la Justice à la Fatalité,
Toi qui sous le laurier lèves ta tête blanche,
Génie entré vivant dans l’immortalité !

Une demi-heure après, la fête était au Grand-Hôtel, où un souper réunissait les artistes et les représentants de la presse théâtrale, sans distinction d’opinion.

Au dessert, le directeur du théâtre des Nations, M. Bertrand, a remercié en paroles émues l’auteur de Notre-Dame de Paris.

Mme Laurent a dû redire les vers de Théodore de Banville.

Alors Victor Hugo s’est levé et a dit :

Je ne dirai que peu de mots.

Tous les remerciements, c’est moi qui les dois. Je ne suis pas l’auteur du drame, je ne suis que l’auteur du livre.

Mon âge accepte ; l’acceptation est une forme de la déférence. Cette grande poésie qu’on vient d’entendre, cette affection dont on m’a donné tant d’éloquents témoignages, j’accepte tout, et je m’incline. Mais acceptez aussi mon émotion et ma reconnaissance. Je les offre à votre cordialité, messieurs ; je les dépose à vos pieds, mesdames.

Je rends à mon admirable ami Paul Meurice ce qui lui est dû.

Chers confrères, chers auxiliaires, donnons à tout ce qui est en dehors de nous le spectacle utile et doux de notre union profonde. Cela apaise les colères de voir des sourires.

Qu’au-dessus et au delà des discussions religieuses et des haines politiques on sente notre intime fraternité littéraire. Nous faisons de la civilisation.

Il existe une tradition, la plus antique de toutes, ce n’est pas ici le lieu de la critiquer, mais, dans tous les cas, cette tradition est un beau symbole, la voici : Le Verbe a créé le monde. Eh bien, s’il est vrai, comme on l’a dit, et comme je le crois, que Dieu et le Peuple soient d’accord, la littérature est le verbe du peuple.

Insistons-y, c’est la littérature qui fait les nations grandes. Trois villes, seules dans l’histoire, ont mérité ce nom : urbs, qui semble résumer la totalité de l’esprit humain à un moment donné. Ces trois villes sont : Athènes, Rome, Paris. Eh bien, c’est par Homère et Eschyle qu’Athènes existe, c’est par Tacite et Juvénal que Rome domine, c’est par Rabelais, Molière et Voltaire que Paris règne. Toute l’Italie s’exprime par ce mot : Dante. Toute l’Angleterre s’exprime par ce mot : Shakespeare. Saluons ces résultats superbes ; ce que le verbe a commencé, la littérature le continue. Après le fait créateur, constatons le fait civilisateur.

Je bois à la santé de vous tous, c’est-à-dire je bois à la littérature

française.


1880

I

LE CINQUANTENAIRE D’HERNANI

— 26 février

Extrait du Rappel :

Nous sortons d’un banquet dont se souviendront longtemps tous ceux qui ont eu l’honneur et le bonheur d’y assister.

On rendait à Victor Hugo, à l’occasion du soixante-dix-huitième anniversaire de sa naissance et du cinquantenaire d’Hernani, le dîner qu’il avait donné à la centième représentation de la dernière reprise du chef-d’œuvre qui ne quittera plus le répertoire du Théâtre-Français.

La plus grande salle de l’hôtel Continental était aussi pleine qu’elle peut l’être.

Citons, au hasard de la mémoire, les noms des convives qui nous reviennent.

Victor Hugo avait à sa droite doña Sol, Mlle Sarah Bernhardt.

La Comédie-Française était représentée par Mlle Sarah Bernhardt et par MM. Mounet-Sully, Worms, Maubant, etc.

L’administrateur général, M. Émile Perrin, avait été retenu par un deuil de famille.

La politique avait pour représentants : MM. Louis Blanc, Laurent Pichat, Édouard Lockroy, Clémenceau, Georges Périn, Spuller, Emmanuel Arago, Émile Deschanel, Camille Sée, Noël Parfait, Laisant, Henri de Lacretelle, etc.

Le Rappel y était dans la personne de MM. Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Ernest d’Hervilly, Ernest Blum, Émile Blémont.

Les autres journaux avaient pour les représenter MM. Francisque Sarcey, Jourde, Isambert, Hébrard, Henri Martin, Edmond Texier, Henry Maret, Camille Pelletan, Jules Claretie, Pierre Véron, Charles Bigot, Edmond About, de Molinari, Louis Ulbach, Auguste Vitu, Aurélien Scholl, Dalloz, Adolphe Michel, Escoffier, Léon Bienvenu, Charles Monselet, Arnold Mortier, Maurice Talmeyr, Armand Gouzien, Le Reboullet, Alexis Bouvier, Louis Leroy, Charles Canivet, Édouard Fournier, Stoullig, Paul Foucher, Clément Caraguel, Mayer, Bonboure, Gaston Bérardi, Dumont, Paul Démény, Jean Walter, Achille Denis, Henri Salles, Eugène Montrosier, Raoul Toché, Renaut, René de Pontjest, Émile Abraham, A. Spoll, etc.

Nous n’avons garde d’oublier MM. Émile Augier, Paul de Saint-Victor, Théodore de Banville, François Coppée, Alphonse Daudet, Henri de Bornier, Arsène et Henri Houssaye, Édouard Thierry, Calmann Lévy, A. Quantin, Lemerre, Méaulle, Jacques Normand, Voillemot, Catulle Mendès, Hetzel, Carjat, Eugène Ritt, Paul Deroulède, le comte d’Ideville, le prince Lubomirsky, Pierre Elzéar, Jean Aicard, Benjamin Constant, Alfred Gassier, Philippe Burty, Émile Allix, Lecanu, Paul Viguier, Édouard Blau, E. Wittmann, Moreau-Châlon, Léon Bocher, Georges Peyrat, de Reinach, Gustave Rivet, Paul Bourdon, Clovis Hugues, Alfred Talon, Adolfo Calzado, Bertie Marriott, Crawford, Alphonse Duchemin, Duret, Campbell-Clarke, Mme Edmond Adam.

En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, avec Pierre et Jacques Lefèvre, les deux fils d’Ernest Lefèvre et les deux petits-neveux d’Auguste Vacquerie.

Au dessert, M. Émile Augier s’est levé et a prononcé le toast suivant :

Cher et glorieux maître,

Combien, parmi ceux qui vous offrent cette fête, combien n’avaient pas atteint l’âge d’homme, combien même n’étaient pas nés le jour où éclatait sur la scène française l’œuvre immortelle dont nous célébrons aujourd’hui le cinquantième anniversaire !

Les premiers artistes qui ont eu l’honneur de l’interpréter ont tous disparu ; ils ont été deux fois et brillamment remplacés ; les générations se sont succédées, les gouvernements sont tombés, les révolutions se sont multipliées ; l’œuvre a survécu à tout et à tous, de plus en plus acclamée, de plus en plus jeune…

Et il semble qu’elle ait communiqué au poète quelque chose de son éternelle jeunesse ! Le temps n’a pas pas de prise sur vous, cher maître ; vous ne connaissez pas de déclin ; vous traversez tous les âges de la vie sans sortir de l’âge viril ; l’imperturbable fécondité de votre génie, depuis un demi-siècle et plus, a couvert le monde de sa marée toujours montante ; les résistances furieuses de la première heure, les aigres rébellions de la seconde se sont fondues dans une admiration universelle ; les derniers réfractaires sont rentrés au giron ; et vous donnez aujourd’hui ce rare et magnifique spectacle d’un grand homme assistant à sa propre apothéose et conduisant lui-même le char du triomphe définitif que ne poursuit plus l’insulteur.

Quand La Bruyère, en pleine Académie, saluait Bossuet père de l’Église, il parlait d’avance le langage de la postérité ; vous, cher maître, c’est la postérité même qui vous entoure ici, c’est elle qui vous salue et vous porte ce toast :

Au père !

Il nous serait impossible de rendre l’émotion produite par ces belles et généreuses paroles. Quand l’auteur de tant d’œuvres applaudies, et si justement, a si modestement et si dignement parlé des « réfractaires rentrés au giron », il y a eu, dans l’explosion des applaudissements, en même temps qu’une vive admiration pour l’orateur, une profonde cordialité pour l’homme.

Le deuxième toast a été porté, au nom de la Comédie-Française, par M. Delaunay :

Messieurs,

En l’absence du notre administrateur général, retenu par un deuil de famille, permettez-moi, comme l’un des doyens de la compagnie, de prendre la parole au nom de la Comédie-Française et de porter un toast à l’hôte illustre qui a bien voulu se rendre à notre appel.

Que souhaiter à M. Victor Hugo ? Il a lassé la renommée, on a épuisé pour lui toutes les formules de la louange, il a touché à tous les sommets. Qu’il ajoute de longues années à cette longue et prodigieuse carrière faite de gloire et de génie ! Tel doit être le seul vœu de tous nos cœurs.

Il en est bien encore un autre ! Mais j’ose à peine le formuler, messieurs, et pourtant il aurait, j’en suis sûr, votre approbation unanime. Aux drames merveilleux, à ces chefs-d’œuvre qui sont dans toutes les mémoires, le maître en a ajouté d’autres qu’il tient secrets et qu’il dérobe à notre admiration. Qu’il entende au moins une fois l’immense cri de joie qui saluerait l’apparition d’une nouvelle œuvre dramatique signée de ce nom resplendissant : Victor Hugo !

Voulez-vous vous unir à moi, messieurs ? C’est peut-être un moment unique et favorable pour lui demander, pour le supplier d’ouvrir, ne fût-ce qu’une fois, la porte de son trésor.

Les applaudissements ont associé tout l’auditoire au vœu si bien exprimé par l’éminent comédien qui a tant de titres à parler au nom de la Comédie-Française.

Les battements de mains n’avaient pas cessé, lorsque M. Francisque Sarcey a repris pour son compte le vœu que venaient d’exprimer M. Delaunay par son discours et tous les assistants par leurs battements de mains.

Nous regrettons de n’avoir pas le texte du discours de l’éminent critique du Temps. Disons seulement qu’il a été spirituellement bon enfant quand il a reconnu avoir été un de ces réfractaires dont avait parlé Émile Augier, et qu’il a eu des paroles émues et touchantes quand il a déclaré que sa conviction, pour avoir été tardive, n’en était que plus raisonnée et plus inébranlable.

Après l’éloquente causerie de M. Francisque Sarcey, Mlle Sarah Bernhardt a redit les beaux vers de François Coppée, la Bataille d’Hernani, qui ont eu à l’hôtel Continental le même succès qu’ils venaient d’avoir au Théâtre-Français.

On a acclamé ces vers si vrais :

Désormais tu confonds Chimène et doña Sol,
Et tu sais bien, alors qu’un chef-d’œuvre se trouve,
Que Molière sourit et que Corneille approuve.
Au firmament de l’art où tu les mets tous deux,
Hugo depuis longtemps rayonne à côté d’eux.

Les applaudissements ont redoublé à ce beau vers :

Vieux chêne plein d’oiseaux, sens tressaillir tes branches !

Et à celui-ci :

Ton front marmoréen et fait pour le laurier.

Victor Hugo a pris alors la parole :

J’ai devant moi la grande presse française.

Les hommes considérables qui la représentent ici ont voulu prouver sa concorde souveraine et montrer son indestructible unité. Vous vous ralliez tous pour serrer la main du vieux combattant qui a commencé avec le siècle et qui continue avec lui. Je suis profondément ému. Je remercie.

Toutes ces grandes et nobles paroles que vous venez d’entendre ajoutent encore à mon émotion.

Les journaux, dans ces derniers jours, ont souvent répété certaines dates. — 26 février 1802, naissance de l’homme qui parle à cette heure ; 25 février 1830, bataille d’Hernani ; 26 février 1880, la date actuelle. Autrefois, il y a cinquante ans, l’homme qui vous parle était haï ; il était hué, exécré, maudit. Aujourd’hui… aujourd’hui, il remercie.

Quel a été, dans cette longue lutte, son grand et puissant auxiliaire ?

C’est la presse française.

Messieurs, la presse française est une des maîtresses de l’esprit humain. Sa tâche est quotidienne, son œuvre est colossale. Elle agit à la fois et à toute minute sur toutes les parties du monde civilisé ; ses luttes, ses querelles, ses colères se résolvent en progrès, en harmonie et en paix. Dans ses préméditations, elle veut la vérité ; par ses polémiques, elle fait étinceler la lumière.

Je bois à la presse française, qui rend de si grands services et qui remplit de si grands devoirs.

Les acclamations et les cris de : Vive Victor Hugo ! qui avaient interrompu plusieurs fois le grand poète populaire et national, ont éclaté alors avec une énergie incomparable, et n’ont cessé que lorsqu’il a fallu se lever de table pour passer dans les salons, dont un était moins un salon qu’un jardin ; M. Alphand, voulant participer à l’hommage qu’on rendait au génie, l’avait magnifiquement et artistement empli d’admirables fleurs.

On a complimenté les orateurs, on a causé, et ainsi s’est terminé ce banquet, qui est plus qu’un banquet exceptionnel, qui est un banquet

unique.

II

DEUXIÈME DISCOURS POUR L’AMNISTIE

SÉANCE DU SÉNAT
du 3 juillet

Je ne veux dire qu’un mot.

J’ai souvent parlé de l’amnistie, et mes paroles ne sont peut-être pas complètement effacées de vos esprits ; je ne les répéterai point.

Je vous laisse vous redire à vous-mêmes ce qui a été dit, dans tous les temps, contre l’amnistie et pour l’amnistie, dans les deux ordres de faits, dans l’ordre politique et dans l’ordre moral. — Dans l’ordre politique, toujours les mêmes crimes reprochés par un côté à l’autre côté ; toujours, à toutes les époques, quels que soient les accusés, quels que soient les juges, les mêmes condamnations, sur lesquelles on entrevoit au fond de l’ombre ce mot tranquille et sinistre : les vainqueurs jugent les vaincus. — Dans l’ordre moral, toujours le même gémissement, toujours la même invocation, toujours les mêmes éloquences, irritées ou attendries, et, ce qui dépasse toute éloquence, des femmes qui lèvent les mains au ciel, des mères qui pleurent. (Sensation.)

J’appellerai seulement votre attention sur un fait.

Messieurs, le 14 juillet est la grande fête ; votre vote aujourd’hui touche à cette fête.

Cette fête est une fête populaire ; voyez la joie qui rayonne sur tous les visages, écoutez la rumeur qui sort de toutes les bouches. C’est plus qu’une fête populaire, c’est une fête nationale ; regardez ces bannières, entendez ces acclamations. C’est plus qu’une fête nationale, c’est une fête universelle ; constatez sur tous les fronts, anglais, hongrois, espagnols, italiens, le même enthousiasme ; il n’y a plus d’étrangers.

Messieurs, le 14 juillet, c’est la fête humaine.

Cette gloire est donnée à la France, que la grande fête française, c’est la fête de toutes les nations.

Fête unique.

Ce jour-là, le 14 juillet, au-dessus de l’assemblée nationale, au-dessus de Paris victorieux, s’est dressée, dans un resplendissement suprême, une figure, plus grande que toi, Peuple, plus grande que toi, Patrie, — l’Humanité ! (Applaudissements.)

Oui, la chute de cette Bastille, c’était la chute de toutes les bastilles. L’écroulement de cette citadelle, c’était l’écroulement de toutes les tyrannies, de tous les despotismes, de toutes les oppressions. C’était la délivrance, la mise en lumière, toute la terre tirée de toute la nuit. C’était l’éclosion de l’homme. La destruction de cet édifice du mal, c’était la construction de l’édifice du bien. Ce jour-là, après un long supplice, après tant de siècles de torture, l’immense et vénérable Humanité s’est levée, avec ses chaînes sous ses pieds et sa couronne sur sa tête.

Le 14 juillet a marqué la fin de tous les esclavages. Ce grand effort humain a été un effort divin. Quand on comprendra, pour employer les mots dans leur sens absolu, que toute action humaine est une action divine, alors tout sera dit, le monde n’aura plus qu’à marcher dans le progrès tranquille vers l’avenir superbe.

Eh bien, messieurs, ce jour-là, on vous demande de le célébrer, cette année, de deux façons, toutes deux augustes. Vous ne manquerez ni à l’une ni à l’autre. Vous donnerez à l’armée le drapeau, qui exprime à la fois la guerre glorieuse et la paix puissante, et vous donnerez à la nation l’amnistie, qui signifie concorde, oubli, conciliation, et qui, là-haut, dans la lumière, place au-dessus de la guerre civile la paix civile. (Très bien ! — Bravos.)

Oui, ce sera un double don de paix que vous ferez à ce grand pays : le drapeau, qui exprime la fraternité du peuple et de l’armée ; l’amnistie, qui exprime la fraternité de la France et de l’humanité.

Quant à moi, — laissez-moi terminer par ce souvenir, — il y a trente-quatre ans, je débutais à la tribune française, — à cette tribune. Dieu permettait que mes premières paroles fussent pour la marche en avant et pour la vérité ; il permet aujourd’hui que celles-ci, — les dernières, si je songe à mon âge, que je prononcerai parmi vous peut-être, — soient pour la clémence et pour la justice.

(Profonde émotion et vifs applaudissements.)

III

L’INSTRUCTION ÉLÉMENTAIRE

1er  août

La Société pour l’instruction élémentaire (enseignement laïque), fondée en 1814 par J.-B. Say et Carnot, distribuait, dans la salle du Trocadéro, ses prix et récompenses, et célébrait en même temps son 65e  anniversaire.

Victor Hugo présidait. Il a prononcé, en ouvrant la séance, le discours qui suit :

Il y a un combat qui dure encore, un combat désespéré, un combat suprême, entre deux enseignements, l’enseignement ecclésiastique et l’enseignement universitaire. J’ai proposé, il y a trente ans, à la tribune de l’Assemblée législative, une solution du problème. Cette solution, qui était la vraie, a été repoussée par la réaction, qui a dû en partie peut-être à ce refus son désastreux triomphe.

Aujourd’hui, messieurs, je veux rester dans le calme philosophique. Vous avez pu remarquer que, pour caractériser les deux enseignements qui se querellent, je n’ai voulu employer que les qualificatifs dont ils se désignent eux-mêmes : ecclésiastique, universitaire ; j’ai laissé de côté, vieux combattant, ces expressions vivement populaires dont la polémique actuelle se sert avec tant d’éclat. Ne mettons pas de colère dans les mots, il y a assez de colère dans les choses. L’avenir avance, le passé résiste ; la lutte est violente, les efforts sont quelquefois excessifs ; modérons-les. La certitude du triomphe se mesure à la dignité du combat ; la victoire est d’autant plus certaine qu’elle est plus tranquille. (Bravos.)

Quelle fête célébrons-nous ici ? La fête d’une société pour l’enseignement élémentaire.

Qu’est-ce que cette société ? Je vais tâcher de vous le dire.

Elle s’occupe peu de ce qui occupe particulièrement l’école ecclésiastique dont je viens de vous parler ; cette société est absorbée, d’abord par ce premier art, lire et écrire, puis par l’histoire, la géographie, la morale, la littérature, la cosmographie, l’hygiène, l’arithmétique, la géométrie, le droit usuel, la chimie, la physique, la musique. Pendant que l’enseignement ecclésiastique, inquiet pour l’erreur dont il est l’apôtre, entre en folie et pousse des cris de guerre et de rage, cette société, profondément calme, se tourne vers les enfants, les mères et les familles, et se laisse pénétrer par la sérénité céleste des choses nécessaires ; elle travaille. (Applaudissements.)

Elle travaille ; elle élève des esprits. Elle n’enseigne rien de ce qu’il faudra plus tard oublier ; elle laisse blanche la page où la conscience, éclairée par la vie, écrira, quand l’heure sera venue. (Bravos répétés.)

Elle travaille. Que produit-elle ? Écoutez, messieurs. Elle va donner, cette année :

Trois médailles de vermeil,

Trente-cinq médailles d’argent,

Cent dix médailles de bronze,

Deux cent dix-huit mentions honorables,

Et quinze cent quatrevingt-dix certificats d’études.

Ici, j’entends un cri unanime : Grand succès ! Messieurs, j’aime mieux dire : Grand effort !

Ce mot, grand effort, fait mieux que satisfaire l’amour-propre, il engage l’avenir.

Oui, un noble, puissant et généreux effort ! Et aucune bonne volonté n’est inutile à la marche de l’humanité. La somme du progrès, qu’est-ce ? le total de nos efforts.

Je suis un de ces passants qui vont partout où il y a un conseil à donner ou à recevoir, et qui s’arrêtent émus devant ces choses saintes, l’enfance, la jeunesse, l’espérance, le travail. On se sent satisfait et tranquillisé, quand on est de ceux qui s’en vont, de pouvoir, de ce point extrême de la vie, jeter au loin les yeux sur l’horizon, et dire aux hommes :

« Tout va bien. Vous êtes dans la bonne voie. Le mal est derrière vous, le bien est devant vous. Continuez. Les volontés suprêmes s’accomplissent. » (Vive sensation.)

Messieurs, nous achevons un grand siècle.

Ce siècle a vaillamment et ardemment produit les premiers fruits de cette immense révolution qui, même lorsqu’elle sera devenue la révolution humaine, s’appellera toujours la Révolution française. (Bravos prolongés.)

La vieille Europe est finie ; une nouvelle Europe commence.

L’Europe nouvelle sera une Europe de paix, de labeur, de concorde, de bonne volonté. Elle apprendra, elle saura. Elle marchera à ce but superbe : l’homme sachant ce qu’il veut, l’homme voulant ce qu’il peut. (Applaudissements.)

Nous ne ferons entendre que des paroles de conciliation. Nous sommes les ennemis du massacre qui est dans la guerre, de l’échafaud qui est dans la pénalité, de l’enfer qui est dans le dogme ; mais notre haine ne va pas jusqu’aux hommes. Nous plaignons le soldat, nous plaignons le juge, nous plaignons le prêtre. Grâce au glorieux drapeau du 14 juillet, le soldat est désormais hors de notre inquiétude, car il est réservé aux seules guerres nationales ; on ne ment pas au drapeau. Notre pitié reste sur le prêtre et sur le juge. Qu’ils nous fassent la guerre, nous leur offrons la paix. Ils veulent obscurcir notre âme, nous voulons éclairer la leur. Toute notre revanche, c’est la lumière. (Longue acclamation.)

Allez donc, je ne me lasserai pas de le redire, allez, et efforcez-vous, vous tous, mes contemporains ! Que personne ne se ménage, que personne ne s’épargne ! Faites chacun ce que vous pouvez faire. L’Être immense sera content. Il égalise l’importance des résultats devant l’énergie des intentions. L’effort du plus petit est aussi vénérable que l’effort du plus grand. (Bravos.)

Allez, marchez, avancez. Ayez dans les yeux la clarté de l’aurore. Ayez en vous la vision du droit, la bonne résolution, la volonté ferme, la conscience, qui est le grand conseil. Ayez en vous — c’est par là que je termine — ces deux choses, qui toutes deux sont l’expression du plus court chemin de l’homme à la vérité, la

rectitude dans l’esprit, la droiture dans le cœur. (Triple salve d’applaudissements. Cri unanime de : Vive Victor Hugo ! Toute la salle se lève et fait une ovation à l’orateur.)

IV

LA FÊTE DE BESANÇON

— 27 décembre 1880 —

En mai 1879, M. le sénateur Oudet, maire de Besançon, transmettait à Victor Hugo un extrait d’une délibération du conseil municipal de Besançon, lequel décidait :


« Une plaque en bronze sera placée sur la façade et contre le jambage séparatif des deux fenêtres de la chambre où est né Victor Hugo, au premier étage de la maison Arthaud ; cette plaque portant une inscription qui rappellera la naissance de notre illustre compatriote.

« La rue du Rondot-Saint-Quentin recevra à l’avenir le nom de rue Victor Hugo. »

En conséquence de cette décision, la ville de Besançon célébrait, le 27 décembre 1880, par une fête en l’honneur de Victor Hugo, l’inauguration de la plaque commémorative.

À une heure, le cortège officiel se réunissait à l’hôtel de ville : le maire, M. Beauquier, député, M. Alfred Rambaud, délégué du ministre de l’instruction publique, les professeurs, les magistrats, les généraux, etc.

Paul Meurice, venu de Paris, représentait Victor Hugo.

Le cortège s’est dirigé vers la maison natale de Victor Hugo.

Le Rappel donne ce récit de la journée :

… La foule est immense sur la place du Capitole, sur les balcons, aux fenêtres.

Une vaste estrade a été dressée, toute fleurie d’arbustes charmants. Elle est recouverte d’un haut pavillon, constellé des initiales V. H. sur fond d’or.

En face de l’estrade, la maison où est né Victor Hugo.

Cette maison, qu’habitait en 1802 le commandant Hugo, père du poète de la Légende des Siècles, s’élève dans la Grande-Rue qui conduit à la citadelle. Une place, ornée d’une fontaine, monumentale, s’étend devant la maison célèbre.

La maison a deux étages et cinq fenêtres de front. Les deux fenêtres, à droite de la porte d’entrée, au premier étage, éclairent une vaste chambre, celle où Victor Hugo est né.

Le large toit flamand a deux rangées de mansardes espagnoles, surmontées de frontons terminés par des boules de pierre. L’une de ces boules, celle du milieu, se termine par trois feuilles de chêne en granit sculpté. Celui qui a sculpté ces feuilles de chêne savait-il quel grand front elles couronneraient ?

Les fenêtres sont aujourd’hui remplies de larges camélias en fleurs et surmontées d’écussons peints et dorés sur lesquels on lit : Hernani — Ruy Blas — Les Orientales, etc.

Une immense guirlande de bois émaillée de roses brode la frise et la corniche du toit et encadre en retombant la sixième croisée du premier étage, qui est du quinzième siècle.

Cette ouverture étrange, formée de deux croisées jumelles à ogive, fait partie de la maison voisine ; mais elle appartenait alors à l’appartement du commandant Léopold Hugo, et encore aujourd’hui la chambre sur laquelle elle s’ouvre est annexée à l’immeuble du présent propriétaire.

Ainsi, la maison où Victor Hugo est né, située sur l’emplacement d’un ancien capitole romain, donne la main à une maison contemporaine de Notre-Dame de Paris.

Autre coïncidence : à dix mètres de cette maison illustre se dresse une magnifique colonnade antique qui a été retrouvée en 1870 avec plusieurs chapiteaux et fragments de statues antiques. Ces restes d’un ancien théâtre romain semblent être sortis de terre pour saluer le glorieux représentant du théâtre moderne.

À quelques pas se dresse un arc de triomphe du temps de Marc-Aurèle.

Le maire, le préfet, les députés, les généraux, les universitaires, le premier président, Paul Meurice, montent sur l’estrade.

M. Oudet prononce, au milieu des applaudissements, un chaleureux discours, dont voici les principaux passages :

Le père de Victor Hugo revint de la campagne du Rhin chef de bataillon ; et, dans les premiers mois de 1801, il fut appelé en cette qualité au commandement du 4e  bataillon de la 20e demi-brigade, alors en garnison à Besançon.

À cette époque, Jacques Delelée, aide de camp de Moreau, était rentré à Besançon, où il habitait avec sa jeune femme. Peu de nos contemporains ont connu le commandant Delelée, décédé en 1810, à l’armée de Portugal, à l’âge de quarante-neuf ans ; mais plusieurs de ceux qui m’entourent se souviennent de sa veuve, Mme Delelée, morte le 17 mars 1850, et d’un frère de celle-ci, le capitaine Dessirier, décédé en cette ville depuis quelques mois seulement. Si donc nous n’avons plus aujourd’hui les témoins des événements que nous allons raconter, du moins nous en tenons le récit de première main.

Delelée était l’ami du commandant Hugo, qui descendit chez lui et profita de celle hospitalité pendant deux ou trois mois, d’après l’affirmation que m’en donnait le capitaine Dessirier lui-même, peu de temps avant sa mort. Mais le commandant, ayant appelé près de lui sa femme et ses deux enfants, dut chercher en ville un appartement suffisant pour installer sa jeune famille. Et c’est ainsi qu’il vint à louer le premier étage d’une maison appartenant aux enfants Barratte, située sur la place du Capitole (ancienne place Saint-Quentin, 264). Cette maison, d’une certaine apparence extérieure, était d’ailleurs admirablement placée au point de vue de l’hygiène, dans le quartier le plus salubre de la ville, protégée contre les vents humides et malsains du sud-ouest par la montagne de la citadelle, et ayant sa façade largement aérée et tournée au soleil levant, comme la vigne du chansonnier.

Peu après, s’annonça un troisième enfant. Le père, ayant déjà deux garçons, désirait une fille. Garçon ou fille, on lui chercha un parrain ; la marraine était toute trouvée, c’était Mme Delelée. Pour parrain, on pensa au général Lahorie. Il était à Paris, Delelée le représenta.

La mère fut si rapidement relevée de ses couches, que vingt-deux jours après elle assistait elle-même, à la mairie de Besançon, à la rédaction de l’acte de naissance du fils d’un compagnon d’armes de son mari, acte qui porte la signature de Mme Hugo, et lui donne l’âge de vingt-cinq ans. Le commandant Hugo en avait alors vingt-huit.

À quelles circonstances extérieures la mère et l’enfant, l’enfant surtout, venu au monde si chétif, devaient-ils d’avoir surmonté si facilement, la mère les dangers d’un accouchement précédé d’une grossesse pénible, l’enfant la délicate constitution avec laquelle il vint au monde ? L’un et l’autre le durent à la salubrité de notre climat, aux soins affectueux qu’ils reçurent.

Oui, il y a de cela soixante-dix-neuf ans, Victor Hugo naquit dans cette maison, dans cette chambre au premier étage ; oui, il y est né d’un sang breton et lorrain à la fois ; mais il y naquit chétif et moribond, et s’il survécut, s’il fit mentir les prévisions de la science, c’est qu’il eut, dès sa première aspiration à la vie, pour se réchauffer et se revivifier, cet air si pur qui anime toute la nature dans notre pays, qui fait les constitutions solides, les caractères bien trempés, les âmes fortes, et qui, dans ses effluves généreuses, inspire nos artistes et nos poëtes.

J’ai donc le droit de dire que le sang qui a produit ce puissant génie n’est pas seulement lorrain et breton ; il est franc-comtois aussi, et j’en revendique notre part ; le berceau qui a recueilli et réchauffé au seuil de la vie l’enfant moribond est à nous tout entier !

Arrivé là, ma tâche est finie. Je ne suivrai pas cette longue et incomparable existence dans les diverses phases de son évolution littéraire, politique et sociale. Je n’oserais aborder un pareil et si vaste sujet. Une voix plus jeune, mais aussi plus autorisée par de savantes études littéraires, vous les fera connaître ou vous les rappellera tout à l’heure. Un de mes collègues et amis du sénat disait, il y a quelque temps, à la tribune, en parlant de Victor Hugo : « Cet homme de génie dont le cerveau a donné l’hospitalité à toutes les idées généreuses et à tous les progrès de son siècle. » Cet éloge, si grand qu’il soit, est insuffisant. Victor Hugo fut avant tout le poëte du dix-neuvième siècle. Or, le poëte ne reçoit pas les idées, il les crée, ou plutôt il les devine. Ce n’est point un vulgarisateur, c’est un prophète. Il ne suit pas, il marche en avant. Tel fut le rôle de Victor Hugo, tel il est encore.

J’en ai dit assez pour faire comprendre à mes concitoyens pourquoi j’ai, le 3 mars 1879, proposé au conseil municipal, et pourquoi le conseil a décidé de donner le nom de Victor Hugo à l’une des rues de la ville et de poser sur la façade de cette maison une plaque commémorative de sa naissance.

Vive Victor Hugo ! Vive la république !!

Au dernier mot du maire, le voile de velours cramoisi qui cache la plaque commémorative est enlevé, aux acclamations de la foule.

La plaque est en bronze. Une lyre sur laquelle montent deux branches de laurier d’or dresse ses cinq cordes au dessus d’une inscription qui, d’après le désir du poète, se compose uniquement d’un nom et d’une date :

VICTOR HUGO
26 février 1802.

La lyre est couronnée par la rayonnante figure d’une République étoilée.

La jeune fille du propriétaire de la maison, Mlle Artauld, apporte au maire, qui le remet à Paul Meurice, un superbe bouquet destiné à Victor Hugo.

Puis le cortège se dirige vers le théâtre.

Il y entre par une grande porte de côté qui s’ouvre sur la scène même.

Des gradins recouverts d’un tapis y ont été ménagés pour donner accès à l’estrade où ont pris place les invités.

Le buste de Victor Hugo, par David d’Angers, est au milieu de la scène.

Les loges du premier rang, le balcon et l’orchestre étaient déjà occupés par les personnes admises sur lettres d’invitation. Mais alors on a ouvert les portes aux premiers arrivants d’une foule énorme qui se pressait sur la place, et cet admirable public populaire, vivant, bruyant et chaud, s’est entassé, non sans rumeur et sans clameur, sur les banquettes des places d’en haut.

Quand le calme s’est un peu rétabli, le maire-sénateur a résumé, dans une courte allocution, ce qui venait de se dire et de se faire devant la maison de la place du Capitole.

Il a ensuite donné la parole à M. Rambaud.

Ainsi que M. Rambaud l’a rappelé lui-même, il ne parlait pas seulement comme délégué du ministre de l’instruction publique, il parlait aussi comme enfant de Besançon, car il a l’honneur d’être le compatriote de Victor Hugo.

Il a pu ainsi donner à son éloquent discours une allure plus libre et moins officielle. Il a esquissé à larges traits la vie du grand poëte et du grand combattant. Puis, il a parlé de son œuvre si multiple et si puissante. Il a dit les luttes du commencement, la bataille d’Hernani, les résistances, les haines, puis la conquête progressive des esprits et des pensées, l’influence chaque jour grandissante, et enfin le triomphe éclatant et l’acclamation universelle. Il a raconté aussi les combats intérieurs et les progrès du penseur et de l’homme politique, son exil, son duel de dix-huit ans avec l’empire et, là aussi, sa victoire, qui est la victoire de la république et de la libre pensée.

Il a terminé ainsi :

« … Le génie lyrique de Victor Hugo n’entend pas vivre hors de ce temps et de ce pays ; il s’inspire des sentiments et des passions de l’homme moderne ; il a chanté la Révolution, la république, la démocratie, et, depuis l’Ode à la Colonne jusqu’à l’Année terrible, rien de ce qui a fait battre les cœurs français ne lui est resté étranger.

On peut dire qu’il n’est pas un sentiment humain, français, qu’il n’ait exprimé ; et qu’en revanche il n’est pas un de nous qui n’ait dans l’esprit et dans le cœur quelque empreinte de Victor Hugo, qui, sous le coup de quelque émotion, de quelque enthousiasme, de quelque sentiment triste ou joyeux, ne trouve cette émotion ou ce sentiment déjà formulé en lui avec la frappe que lui a donnée Victor Hugo.

De là cette action prodigieuse qu’il a exercée sur ses contemporains, pendant les trois générations, si différentes entre elles, qu’il a traversées. Les hommes du premier tiers de ce siècle se groupent autour de lui : Balzac a été un des applaudisseurs de son Hernani ; Lamartine, Musset, Vigny, Sainte-Beuve, George Sand, Mérimée, ont plus ou moins ressenti son influence. Paul de Saint-Victor a prophétisé que sous les pas de celui qu’on appelait le roi des Huns ne repousseraient jamais « les tristes chardons et les fleurettes artificielles des pseudo-classiques ». Théodore de Banville voit en lui un géant, un Hercule victorieux, et, dans son merveilleux Traité de la poésie française, justifie toutes les règles de la poétique nouvelle par des exemples empruntés à celui qu’il appelle tout simplement le poëte. Michelet se défend de toucher au sujet de Notre-Dame de Paris, parce que, dit-il, « il a été marqué de la griffe du lion ».

Théophile Gautier, bien des années après la représentation d’Hernani, lui qui a compté parmi les trois cents Spartiates, écrivait ceci :

« Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants… Cette soirée décida de notre vie. Là, nous reçûmes l’impulsion qui nous pousse encore après tant d’années et qui nous fera marcher jusqu’au bout de la carrière. »

« Cette impulsion n’a pas été donnée à Théophile Gautier seulement ; elle a été donnée à tout un siècle, à tout un monde, qui depuis ce jour-là est en marche.

« Les Grecs disaient que d’Homère découlait toute poésie. De Victor Hugo sort aussi une grande source de poésie qui s’est répandue sur les esprits les plus divers et qui les a vivifiés. Les peintres comme Delacroix, les musiciens comme Berlioz ont bu à cette source.

« L’action qu’il a exercée sur ses premiers contemporains s’étend encore sur la génération actuelle. Lorsqu’en 1867, sous l’empire, eut lieu la première reprise d’Hernani, le poëte exilé reçut une adresse de quelques-uns des noms les plus illustres de la jeune école : Sully Prudhomme, Coppée, Jean Aicard, Theuriet, Léon Dierx, Armand Silvestre, Lafenestre. Bien des vaillants qui avaient fait partie des « vieilles bandes d’Hernani » étaient couchés dans la tombe ; une armée nouvelle sortait de terre, rien qu’à voir frissonner de nouveau les plis du vieux drapeau ; la vieille garde morte, toute une jeune garde accourait se ranger autour du maître. »

Le public a souvent interrompu par ses applaudissements ce remarquable discours et les heureuses citations de Victor Hugo que M. Rambaud y a mêlées. On voulait presque faire bisser un passage du discours sur la loi de l’enseignement de 1850.

Les artistes du grand théâtre ont ensuite lu ou chanté diverses poésies de l’œuvre du maître.

Paul Meurice lit alors ce remerciement de Victor Hugo :

Je remercie mes compatriotes avec une émotion profonde.

Je suis une pierre de la route où marche l’humanité, mais c’est la bonne route. L’homme n’est le maître ni de sa vie, ni de sa mort. Il ne peut qu’offrir à ses concitoyens ses efforts pour diminuer la souffrance humaine, et qu’offrir à Dieu sa foi invincible dans l’accroissement de la liberté.

Victor Hugo.

Applaudissements prolongés. On couronne le buste d’un laurier d’or. Cris : Vive Victor Hugo ! vive la république !

La fête de jour s’est brillamment terminée par le chant de la Marseillaise, qui a été exécuté avec une verve toute patriotique par les artistes et l’orchestre du théâtre.

Le soir, à sept heures et demie, un magnifique banquet a été donné dans la grande salle du palais Granvelle, admirablement décorée pour la circonstance par le jeune et habile architecte auquel on doit le dessin de la plaque commémorative. Sur un fond rouge se détachaient en lettres d’or les initiales R. F. et V. H.

Plus de cent convives assistaient à ce banquet, qui réunissait les représentants de la presse parisienne et locale, les autorités civiles, municipales, universitaires et militaires du département.

Divers toasts ont été portés :

Le maire : Au président de la République.

A. Rambaud : À Victor Hugo, poète des États-Unis du monde.

Ad. Pelleport : À Garibaldi, qui empêcha l’ennemi d’envahir Besançon.

Le général Wolf : Au génie, dans la personne de Victor Hugo.

Paul Meurice : À la ville de Besançon.

M. Beauquier, député : À Victor Hugo, président de la république des lettres.

Après les toasts, de beaux vers de M. Grandmougin, enfant de Besançon comme Victor Hugo, lus par M. le recteur, ont été salués d’unanimes applaudissements.

On a passé dans un jardin d’hiver qui avait été improvisé dans une autre salle du palais Granvelle.

De beaux arbustes verts portaient des lanternes vénitiennes d’un effet charmant, l’hôtel de ville et la maison où est né Victor Hugo étaient brillamment illuminés.

La foule répandue dans les rues participait à la fête par sa joie et

ses nombreux vivats auxquels faisait écho la musique militaire. — Ad. Pelleport.

NOTES

NOTES
DU TOME TROISIÈME

NOTE I.
LE CERCLE DES ÉCOLES.

Un cercle des écoles est en voie de formation. Le comité d’organisation adresse à Victor Hugo la lettre suivante :

Illustre Maître,

« Un grand nombre d’étudiants républicains et anticléricaux ont résolu de fonder un cercle des écoles, dans le but de s’entr’aider fraternellement pendant le cours de leurs études.

« Ils croient faire en cela une œuvre utile et généreuse.

« Dans l’application de cette idée si éminemment républicaine, et surtout toute de fraternité, ils ont voulu s’assurer un concours : celui du poëte qui, dans les pages palpitantes des Misérables, a si magnifiquement personnifié la jeunesse des écoles.

« Ils sont donc venus à lui.

« En se plaçant sous le haut patronage de son nom, ils veulent bien préciser les sentiments qui les animent et faire en quelque sorte, une déclaration de principes. Qui dit Victor Hugo, dit Justice, république, libre pensée.

« Maître, vous entendrez notre appel !

« Notre œuvre est en bonne voie ; un mot de vous et le succès nous est assuré.

« Nous vous prions d’agréer, cher et illustré Maître, l’hommage respectueux de notre profonde admiration.

Ont signé : L. Demay, A. Dut, H. Galichel, P. Hellet, Toutés.

Victor Hugo a répondu :

Paris, 26 février 1877.
Mes jeunes et chers concitoyens,

Je vous approuve.

Votre fondation est excellente. La fraternité dans la jeunesse, c’est une force à la fois grande et douce. Cette force, vous l’aurez.

Toute la clarté de la conscience est dans votre généreux âge.

Vous serez la coalition des cœurs droits et des esprits vaillants, contre le despotisme et le mensonge, pour la liberté et la lumière.

Vous continuerez et vous achèverez la grande œuvre de nos pères : la délivrance humaine.

Courage !

Soyez les serviteurs du droit et les esclaves du devoir.

Votre ami,
Victor Hugo.


NOTE II.
le droit de la femme

Victor Hugo écrit à M. Léon Richer, à l’occasion de son livre, la Femme libre.

5 août 1877.
Mon cher confrère,

J’ai enfin, malgré les préoccupations et les travaux de nos heures troublées, pu lire votre livre excellent. Vous avez fait œuvre de talent et de courage.

Il faut du courage, en effet, cela est triste à dire, pour être juste, hélas ! envers le faible. L’être faible, c’est la femme. Notre société mal équilibrée semble vouloir lui retirer tout ce que la nature lui a donné. Dans nos codes, il y a une chose à refaire, c’est ce que j’appelle « la loi de la femme ».

L’homme a sa loi ; il se l’est faite à lui-même ; la femme n’a pas d’autre loi que la loi de l’homme. La femme est civilement mineure et moralement esclave. Son éducation est frappée de ce double caractère d’infériorité. De là tant de souffrances, dont l’homme a sa part ; ce qui est juste.

Une réforme est nécessaire. Elle se fera au profit de la civilisation, de la vérité et de la lumière. Les livres sérieux et forts comme le vôtre y aideront puissamment ; je vous remercie de vos nobles travaux, en ma qualité de philosophe, et je vous serre la main, mon cher confrère.

Victor Hugo.


NOTE III.
meeting pour la paix.

Un meeting pour la paix est tenu à Paris, sur l’initiative de l’Association anglaise pour la paix.

M. Tolain, président, lit cette lettre, que Victor Hugo adresse de Guernesey au meeting.

Guernesey, 20 août 1878.
Mes chers compatriotes d’Europe,

Je ne puis en ce moment, à mon grand regret, aller vous présider. Je demande ce que vous demandez. Je veux ce que vous voulez. Notre alliance est le commencement de l’unité.

Hors de nous, les gouvernements tentent quelque chose, mais rien de ce qu’ils tâchent de faire ne réussira contre votre décision, contre votre liberté, contre votre souveraineté. Regardez-les faire sans inquiétude, toujours avec douceur, quelquefois avec un sourire. Le suprême avenir est en vous.

Tout ce qu’on fait, même contre vous, vous servira. Continuez de marcher, de travailler et de penser. Vous êtes un seul peuple, l’Europe, et vous voulez une seule chose, la Paix.

Votre ami,
Victor Hugo.


NOTE IV.
un journal pour le peuple

Victor Hugo adresse la lettre suivante aux rédacteurs du journal le Petit Nord, qui se publie à Lille :

Paris, 29 novembre 1878.


Messieurs,

Je vous vois avec joie entrer dans la grande cause, comme des combattants de tous les jours.

Vous avez le talent, vous aurez le succès.

Servir le pauvre, aider le faible, renseigner le citoyen, affermir la République, en un mot, agrandir la France, déjà si grande, tel sera votre but ; d’avance j’applaudis.

Donnez au peuple tout l’appui paternel qu’il réclame et qu’il mérite ; traitez-le doucement, car il est souffrant, et grandement, car il est souverain.

Suaviter et granditer, cette vieille loi des anciennes républiques est toute neuve pour les jeunes démocraties.

Je vous envoie tous mes vœux de succès.

Victor Hugo.
NOTE V.
la ville de saint-quentin.

La lettre qui suit est adressée par Victor Hugo au Cercle républicain de Saint-Quentin :

Paris, le 17 janvier 1880.
Chers citoyens de Saint Quentin,

M. Anatole de La Forge va vous revoir ; il va constater une fois de plus la profonde adoption qui le lie à votre cité. Votre cité, dans une occasion suprême, a trouvé en lui, dans l’écrivain et dans le préfet, les deux hommes nécessaires aux temps sérieux où nous vivons : l’homme éloquent et l’homme vaillant.

Votre nom et le sien sont liés ensemble, et glorieusement, aux jours terribles de l’invasion vandale.

Il va vous parler de moi. Je ne puis l’en empêcher ; d’ailleurs, j’appartiens à tous, et le peu que je vaux vient de là. Qu’il accomplisse donc sa pensée ; mais, quelle que soit la puissance de sa parole, jamais il ne vous dira assez combien j’honore en vous le double sentiment qui fait de votre cité une ville charmante parmi les villes littéraires, et une ville héroïque parmi les villes patriotes.

Je presse vos mains cordiales,

Victor Hugo.


NOTE VI.
contre l’extradition d’hartmann.

Le gouvernement russe réclamait du gouvernement français l’extradition du nihiliste Hartmann.

Victor Hugo intervient :

AU GOUVERNEMENT FRANÇAIS

Vous êtes un gouvernement loyal. Vous ne pouvez pas livrer cet homme.

La loi est entre vous et lui.

Et, au-dessus de la loi, il y a le droit.

Le despotisme et le nihilisme sont les deux aspects monstrueux du même fait, qui est un fait politique. Les Lois d’extradition s’arrêtent devant les faits politiques. Ces lois, toutes les nations les observent ; la France les observera.

Vous ne livrerez pas cet homme.

27 février 1880.


NOTE VII.
le centenaire de camoëns.

À l’occasion du centenaire de Camoëns, Victor Hugo, sollicité par la comité des fêtes d’apporter son témoignage au poète portugais, répond ce qui suit :

Paris, le 2 juin 1880

Camoëns est le poète du Portugal. Camoëns est la plus haute expression de ce peuple extraordinaire qui, à peine compté sur le globe, a su se faire compter dans l’histoire, qui a su saisir la terre comme l’Espagne et la mer comme l’Angleterre, qui n’a reculé devant aucune aventure et fléchi devant aucun obstacle, et qui, parti de peu, a su faire la conquête de tout.

Nous saluons Camoëns.

Victor Hugo.
NOTE VIII.
la tour de vertbois

Un architecte de la Ville veut démolir la tour du Vertbois, à Paris.

M. Romain-Boulenger appelle au secours de l’édifice menacé l’auteur de Guerre aux démolisseurs, qui lui répond :

5 octobre 1880.5

Démolir la tour ? Non. Démolir l’architecte ? Oui. Cet homme doit être immédiatement changé. Il ne comprend rien à l’histoire et, par conséquent, rien à l’architecture.

Sur pied la tour ! à terre l’architecte ! Telle est ma réponse à votre question, monsieur.

La tour Saint-Jacques de Nicolas Flamel a, elle aussi, été condamnée. Arago me l’a signalée. Je l’ai sauvée. Me le reproche-t-on aujourd’hui ?

Je suis en proie à des travaux qui dépassent mes forces et auxquels je ne puis rien ajouter. Mais vous, monsieur, faites, continuez ; vous avez prouvé votre compétence par votre excellent travail sur les Musées, qui est un vrai livre.

Prenez cette base : tous les vieux vestiges de Paris doivent être conservés désormais.

Paris est la ville de l’avenir. Pourquoi ? Parce qu’il est la ville du passé.

Victor Hugo.


NOTE IX.
les morts de mentana

Milan donne de grandes fêtes pour recevoir Garibaldi et pour inaugurer le monument consacré aux « tombes de Mentana. »

Le Comité convie à ces fêtes Victor Hugo, qui répond :

Paris, 29 octobre 1880.
Mes chers et vaillants amis,

Je vous remercie. Votre généreux appel me va au cœur. Je ne puis quitter Paris en ce moment, mais je serai moralement à Milan, et mon âme s’unit aux vôtres.

Nous sommes tous, France, Italie, Espagne, la même famille. Les enfants de ces nobles pays sont frères ; ils ont la même mère : l’antique République romaine.

Je serre vos mains cordiales,

Victor Hugo.

TABLE

TABLE


DEPUIS L’EXIL

1876
Pages.
1877
 25
i
La Prorogation. — Réunion des gauches 
 25
ii
La Dissolution. — Au 4e bureau 
 28
ii 
La Dissolutions.Séance du 12 juin 
 32
ii 
La Dissolutions.Lettre aux Lyonnais 
 42
ii 
La Dissolutions.L’Histoire d’un Crime 
 44
iii
Les Élections. — Candidature Jules Grévy 
 45
1878
1879
1880
NOTES
 153
 154
Note III. 
 155
 156
 157
 158
Note VIII. 
 159
 159

Paris. — L.-Imp. réunies, 7, rue St-Benoît.