Depuis l’Exil Tome VI Le banquet de Marseille




J Hetzel (p. 11-14).

III

LE BANQUET DE MARSEILLE

Victor Hugo, invité au banquet par lequel les démocrates de Marseille célèbrent le grand anniversaire de la République, et ne pouvant s’y rendre, a écrit la lettre suivante :

Paris, 22 septembre 1876.
Mes chers concitoyens,

Vous m’avez adressé, en termes éloquents, un appel dont je suis profondément touché. C’est un regret pour moi de ne pouvoir m’y rendre. Je veux du moins me sentir parmi vous, et ce que je vous dirais, je vous l’écris.

L’heure où nous sommes sera une de celles qui caractériseront ce siècle.

En ce moment la monarchie fait à sa façon la preuve de la république. De tous les côtés, les rois font le mal ; la querelle des trônes et flagrante ; de pape à empereur, on s’excommunie ; de sultan à sultan, on s’assassine. Partout le cynisme de la victoire ; partout cette espèce d’ivrognerie terrible qu’on appelle la guerre. La force s’imagine qu’elle est le droit ; ici, on mutile la France, c’est-à-dire la civilisation ; là, on poignarde la Serbie, c’est-à-dire l’humanité. À cette heure, il y a un gouvernement, qui est un bandit, assis sur un peuple, qui est un cadavre.

Certes les monarchies ne le font pas exprès, mais elles démontrent la nécessité de la république.

La monarchie impériale aboutit à Sedan ; la monarchie pontificale aboutit au Syllabus. Le Syllabus, je l’ai dit et je le répète, c’est toute la quantité de bûcher possible au dix-neuvième siècle. Au moment où nous sommes, ce qui sort de l’autel, ce n’est pas la prière, c’est la menace ; l’oraison est coupée par ce hoquet farouche : Anathème ! anathème ! Le prêtre bénit à poing fermé. On refuse aux cercueils ce qui leur est dû ; on ajoute à la violation du respect la violation de la loi ; on méconnaît ce qu’il y a de mystérieux et de vénérable dans la volonté du mourant ; on choisit, pour insulter la philosophie et la raison, l’instant où la liberté de la conscience s’appuie sur la majesté de la mort.

Qui fait ces choses audacieuses ? Le vieil esprit sacerdotal et monarchique. Ici la conquête, là le massacre, là l’intolérance ; le mensonge épousant la nuit, la haine de trône à trône engendrant la guerre de peuple à peuple, tel est le spectacle. Où la démocratie dit : Paix et liberté ! le despotisme dit : Carnage et servitude ! De là les crimes qui aujourd’hui épouvantent l’Europe. Admirons la manière dont les monarchies s’y prennent pour montrer les beautés de la république : elles montrent leurs laideurs.

Tant que les fanatismes et les despotismes seront les maîtres, l’Europe sera difforme et terrible. Mais espérons. Que prouvent les carcans et les chaînes ? qu’il faut que les peuples soient libres. Que prouvent les sabres et les mitrailles ? qu’il faut que les peuples soient frères. Que prouvent les sceptres ? qu’il faut des lois.

Les lois, les voici : liberté de pensée, liberté de croyance, liberté de conscience ; liberté dans la vie, délivrance dans la mort ; l’homme libre, l’âme libre.

Célébrons donc ce rassurant anniversaire, le 22 septembre 1792. Il y a une aurore dans l’humanité, comme il y en a une dans le ciel ; ce jour-là le ciel et l’homme ont été d’accord, les deux aurores ont fait leur jonction. Lux populi, lux Dei.

La généreuse ville de Marseille a raison de vénérer ce jour suprême ; elle fait bien ; je m’associe à sa patriotique manifestation.

Cet anniversaire vient à propos.

Il y a quatre vingt-quatre ans, à pareil jour, au milieu des plus redoutables complications, en présence de la coalition des rois, l’immense énigme humaine étant posée, une bouche sublime, la bouche de la France, s’est ouverte et a jeté aux peuples ce cri qui est une solution : République ! Il y a dans ce cri une puissance d’écroulement qui ébranle sur leur base les tyrannies, les usurpations et les impostures, et qui fait trembler toutes les tours des ténèbres. L’écroulement du mal, c’est la construction du bien.

Répétons-le, ce cri libérateur République !

Répétons-le d’une voix si ferme et si haute qu’il ait raison de toutes les surdités. Achevons ce que nos aïeux ont commencé. Soyons les fils obéissants de nos glorieux pères. Complétons la révolution française par la fraternité européenne, et l’unité de la France par l’unité du continent. Établissons entre les nations cette solide paix, la fédération, et cette solide justice, l’arbitrage. Soyons des peuples d’esprit au lieu d’être des peuples stupides. Échangeons des idées et non des boulets. Quoi de plus bête qu’un canon ? Que toute l’oscillation du progrès soit contenue entre ces deux termes :

Civilisation, mais révolution.

Révolution, mais civilisation.

Et, convaincus, dévoués, unanimes, glorifions nos dates mémorables. Glorifions le 14 juillet, glorifions le 10 août, glorifions le 22 septembre. Ayons une si fière façon de nous en souvenir qu’il en sorte la liberté du monde. Célébrer les grands anniversaires, c’est préparer les grands événements.

Mes concitoyens, je vous salue.