Depuis l’Exil Tome VI Le dîner d’Hernani




J Hetzel (p. 53-59).

IV

LE DÎNER D’HERNANI

Victor Hugo, touché de l’accueil fait par la presse unanime de toutes les opinions à la reprise d’Hernani, offrait, le 11 décembre 1877, au Grand-Hôtel, un dîner aux journalistes, et en même temps aux comédiens qui jouaient Hernani.

Victor Hugo avait à sa droite Mlle Sarah Bernhardt, et à sa gauche M. Perrin, administrateur général de la Comédie-Française.

En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, à droite duquel étaient Émile Augier, et à gauche M. Ernest Legouvé.

À la droite de Victor Hugo, après Mlle Sarah Bernhardt, étaient : MM. Émile de Girardin, Paul Meurice, Théodore de Banville, Maubant, Leconte de Lisle, Arsène Houssaye, Duquesnel, Henri de Pène, Alphonse Daudet, Blowitz, du Times, La Rounat, Jean-Paul Laurens, etc.

À sa gauche après M. Perrin, étaient : MM. Auguste Vacquerie, Paul de Saint-Victor, Bapst, Adrien Hébrard, Philippe Jourde, Texier, Grenier, Duportal, Magnier, Monselet, Émile Deschanel, Ernest Lefèvre, I. Rousset, Pierre Véron, Crawford, du Daily News, etc.

À la droite de Georges Hugo, après M. Émile Augier : MM. Worms, Caraguel, de Biéville, Hostein, de La Pommeraye, Larochelle, Calmann Lévy, Louis Ulbach, Catulle Mendès, etc.

À sa gauche, après M. Ernest Legouvé : MM. Lockroy, Spuller, Mounet-Sully, Ritt, Alexandre Rey, Émile Bayard, etc.

Le dîner a commencé à neuf heures. La table, dressée en fer à cheval et adossée à la cheminée monumentale de la salle du Zodiaque, occupait tout l’espace de la vaste rotonde, splendidement illuminée. Un admirable massif de plantes exotiques se dressait dans l’espace réservé du fer à cheval.

Au dessert, Victor Hugo s’est levé ; un profond silence s’est aussitôt établi. D’une voix émue, et qui pourtant se faisait entendre jusqu’aux extrémités de la salle, Victor Hugo a dit :

Je demande à mes convives la permission de boire à leur santé.

Je suis ici le débiteur de tous, et je commence par un remerciement. Je remercie de leur présence, de leur concours, de leur sympathique adhésion, les grands talents, les nobles esprits, les généreux écrivains, les hautes renommées qui m’entourent. Je remercie, dans la personne de son honorable directeur, ce magnifique théâtre national auquel se rattache, par ses deux extrémités, un demi-siècle de ma vie. Je remercie mes chers et vaillants auxiliaires, ces excellents artistes que le public tous les soirs couvre de ses applaudissements. (Bravos.)

Je ne prononcerai aucun nom, car il faudrait les nommer tous. Pourtant (Victor Hugo se tourne vers Mlle Sarah Bernhardt), permettez-moi, madame, une exception que votre sexe autorise. Je dis plus, commande.

Vous venez de vous montrer non seulement la rivale, mais l’égale des trois grandes actrices, Mlle Mars, Mme Dorval, Mlle Favart, qui vous ont précédée dans ce rôle de doña Sol.

Je vais plus loin ; j’ai le droit de le dire, moi qui ai vu, hélas ! la représentation de 1830 (Rires d’approbation), vous avez dépassé et éclipsé Mlle Mars. Ceci est de la gloire ; vous vous êtes vous-même couronnée reine, reine deux fois, reine par la beauté, reine par le talent.

Victor Hugo se penche et baise la main de Mlle Sarah Bernhardt en disant :

Je vous remercie, madame ! (Vifs applaudissements.)

Messieurs, qu’est-ce que cette réunion ? c’est une simple fête toute cordiale et toute littéraire ; ces fêtes-là sont toujours les bienvenues, même et surtout dans les jours orageux et difficiles.

Il ne sera pas dit ici une seule parole qui puisse faire une allusion quelconque à une autre passion que celle de l’idéal et de l’absolu, dont nous sommes tous animés.

Nous sommes dans la région sereine. Nous nous rencontrons sur le calme sommet des purs esprits. Il y a des orages autour de nous, il n’y en a pas en nous. (Applaudissements.)

Il est bon que le monde littéraire jette son reflet lumineux et sans nuage sur le monde politique. Il est bon que notre région paisible donne aux régions troublées ce grand exemple, la concorde, et ce beau spectacle, la fraternité. (Triple salve d’applaudissements.)

Je comptais m’arrêter ici, mais vos applaudissements m’encouragent à continuer ; je dirai donc quelques mots encore.

Messieurs, à mon âge, il est rare qu’on n’ait pas, qu’on ne finisse pas par avoir une idée fixe. L’idée fixe ressemble à l’étoile fixe ; plus la nuit est noire, plus l’étoile brille. (Sensation.)

Il en est de même de l’idée. Mon idée m’apparaît avec d’autant plus d’éclat que le moment est plus ténébreux. Cette idée fixe, je vais vous la dire : — C’est la paix.

Depuis que j’existe, dès les commencements de ma jeunesse jusqu’à cet achèvement qui est ma vieillesse, je n’ai jamais eu qu’un but, la pacification ; la pacification des esprits, la pacification des âmes, la pacification des cœurs. Mon rêve aurait été : plus de guerre, plus de haine ; les peuples uniquement occupés de travail, d’industrie, de bien-être, de progrès, la prospérité par la tranquillité. (Mouvement. Applaudissements.)

Ce rêve, quelles que soient les épreuves passées ou futures, je le continuerai, et je tâcherai de le réaliser sans me lasser jamais, jusqu’à mon dernier souffle.

Corneille, le vieux Corneille, le grand Corneille, se sentant près de mourir, jetait cette superbe aspiration vers la gloire, ce grand et dernier cri, dans ce vers :

Au moment d’expirer, je tâche d’éblouir.

Eh bien ! messieurs, si l’on avait droit de parler après Corneille, et s’il m’était donné d’exprimer mon vœu suprême, je dirais, moi :

Au moment d’expirer, je tâche d’apaiser.


(Applaudissements prolongés, profonde émotion.)

Telle est, messieurs, la signification, tel est le sens, tel est le but de cette réunion, de cette agape fraternelle, dans laquelle il n’y a aucun sous-entendu, aucun malentendu. Rien que de grand, de bon, de généreux. (Salve d’applaudissements. — Oui ! oui !)

Nous tous qui sommes ici, poètes, philosophes, écrivains, artistes, nous avons deux patries, l’une la France, l’autre l’art. (Vifs applaudissements.)

Oui, l’art est une patrie ; c’est une cité que celle qui a pour citoyens éternels ces hommes lumineux, Homère, Eschyle, Sophocle, Aristophane, Théocrite, Plaute, Lucrèce, Virgile, Horace, Juvénal, Dante, Shakespeare, Rabelais, Molière, Corneille, Voltaire… (Cri unanime : — … Victor Hugo !)

Et c’est une cité moins vaste, mais aussi grande, celle que nous pouvons appeler notre histoire nationale, et qui compte des hommes non moins grands : Charlemagne, Roland, Duguesclin, Bayard, Turenne, Condé, Villars, Vauban, Hoche, Marceau, Kléber, Mirabeau. (Applaudissements répétés.)

Eh bien, mes chers confrères, mes chers hôtes, nous appartenons à ces deux cités. Soyons-en fiers, et permettez-moi de vous dire, en buvant à votre santé, que je bois à la santé de nos deux patries : — À la santé de la grande France ! et à la santé du grand art !

Plusieurs salves d’applaudissements ont suivi le discours de Victor Hugo. Tous les convives étaient debout, saluant et acclamant le poète.

M. Émile Perrin s’est alors levé et a dit :

Messieurs,

Puisque cet honneur m’est réservé de répondre à l’hôte illustre qui nous a conviés, puisque je dois prendre la parole après la voix que vous venez d’entendre, devant vous, messieurs, qui représentez ici une des gloires de notre pays, une de ses forces les plus expansives, l’art dramatique en France, vous, ses auteurs, ses interprètes et ses juges, permettez-moi de parler au nom de la Comédie-Française. C’est au nom de tout ce qui constitue notre maison, au nom de ses souvenirs, de son présent, de son avenir, au nom de ses grands poètes qui ont fondé son existence et formé son patrimoine, au nom de cette longue suite d’artistes célèbres qui sont les ancêtres et les conseillers de ceux d’aujourd’hui, que je vous demande, messieurs, de porter ce toast à M. Victor Hugo. (Applaudissements.)

De cette vie si prodigieusement remplie, je ne veux ici retenir qu’un jour ; dans cette œuvre immense si multiple, si fortement mêlée à l’art de notre temps qu’elle en semble, à elle seule, l’expression vivante (bravos), je ne veux ici relever qu’une date.

Le 25 février 1830, il y aura bientôt quarante-huit ans, la Comédie-Française avait l’honneur de représenter pour la première fois Hernani. Un demi-siècle a passé sur cette œuvre d’abord si passionnément contestée et qui souleva tant de tempêtes. Aujourd’hui, elle est entrée dans la région sereine des chefs-d’œuvre. Elle est devenue classique à son tour, car la postérité a commencé pour elle, et la voilà à mi-chemin de son premier centenaire (Applaudissements.) Dans cinquante ans, aux jours des glorieux anniversaires, on jouera Hernani comme on joue le Cid et les Horaces. Ils sont tous trois d’une même famille, frères par la mâle fierté des sentiments, frères par l’incomparable splendeur du langage. (Bravos prolongés.)

Dans cinquante ans, messieurs, bien peu de nous pourront avoir le bonheur d’applaudir Hernani. Mais une génération nouvelle se chargera de ce soin ; elle s’y empressera comme ses aînées, et son cœur battra comme le nôtre, animé du même enthousiasme, de la même ardeur.

En portant ce toast à Victor Hugo, à l’auteur d’Hernani, je bois,

messieurs, à l’immortelle jeunesse du génie… (Bravos.)

M. de Biéville a pris ensuite la parole :

Très cher et très illustre poète,

C’est comme le plus ancien des critiques dramatiques que quelques-uns de mes confrères m’ont fait l’honneur de me désigner pour vous porter un toast.

Quel chemin nous avons fait depuis le jour mémorable de la première représentation d’Hernani ! Alors, cher grand poète, vous comptiez déjà d’ardents admirateurs parmi les critiques dramatiques, mais vous y trouviez aussi d’ardents détracteurs ; aujourd’hui, l’admiration nous a tous gagnés.

Au nom de la critique dramatique, je bois à l’auteur d’Hernani, au plus grand poëte de ce siècle, au fondateur de la liberté dramatique au Théâtre-Français. (Applaudissements.)

M. Théodore de Banville s’est levé à son tour, et, tourné vers M. Victor Hugo, lui a dit, avec une émotion qui se communiquait à tout l’auditoire :

Maître,

Depuis bien longtemps, on ne compte plus vos chefs-d’œuvre. Cependant, vous en avez fait un aujourd’hui qui passe tous les autres : c’est d’avoir assemblé cent cinquante parisiens animés d’une même pensée. On dit qu’en ces temps troublés nous ne nous entendons sur rien ; c’est une erreur, puisque nous n’avons tous qu’une seule âme pour fêter et acclamer votre gloire. Le génie a cela de divin, entre autres choses, qu’il aplanit les obstacles, fond les dissentiments, et emporte les esprits dans son sillon de lumière.

Oui, vous nous unissez tous dans un même sentiment de reconnaissance et de fierté, car c’est grâce à vous que la France est elle-même vis-à-vis de l’étranger, et que, douloureusement blessée, elle reste encore victorieuse. Elle le sera toujours, puisqu’elle porte à son front la clarté de l’idée, et qu’il faut bien la suivre, si l’on ne veut pas marcher dans la nuit noire. Elle a toujours eu ce privilège de ravir par l’intelligence, d’entasser les merveilles, et de faire croire à ses miracles à force de miracles. C’est en quoi, Maître, vous la représentez parfaitement, car vous avez stupéfait l’envie et l’admiration elle-même, par le prodige d’une création inépuisable, qui foisonne comme les feuilles de la forêt et les étoiles du ciel. L’univers est encore ébloui de votre dernière œuvre, que déjà vous l’avez oubliée depuis longtemps et que vous nous étonnez par une œuvre nouvelle. Ayant encore le frisson lyrique des Contemplations, nous sommes enchantés et charmés par la flûte des Chansons des rues et des bois.

Nous écoutons avidement le romancier, l’historien, le douloureux avocat des Misérables, quand mille poèmes nouveaux s’éveillent, ouvrant leurs ailes d’aigle ; et, après avoir offert au monde cette Légende des Siècles qui semble ne pouvoir jamais être égalée, vous réalisez ce fait inouï de lui donner une sœur qui la surpasse, et de vous montrer chaque jour pareil et supérieur à vous-même. Et ce qui fait la force de ce grand Paris que vous adorez, de cette France dont vous êtes l’orgueil, c’est qu’ils vous suivent, vous comprennent, et que, si haut que vous montiez, leur âme est à l’unisson de la vôtre. Le peuple qui se presse à Hernani jette dans la caisse du théâtre plus d’argent qu’elle n’en peut tenir, et, comprenant en artiste les beautés du poème, témoigne ainsi qu’il y a entre vous et lui une solidarité complète. Votre génie est son génie, et c’est pourquoi j’exprime la pensée de tous en confondant nos plus chers espoirs dans ce double vœu : Vive la France ! vive Victor Hugo !

Ce discours a été interrompu presque à chaque phrase par les applaudissements de la salle entière.

M. Henri de La Pommeraye s’est fait applaudir à son tour en portant ce simple toast qui a fait fondre en larmes de joie le petit Georges : « Aux petits-enfants de Victor Hugo ! » Et ce cri cordial a bien terminé cette fête cordiale.