Depuis l’Exil Tome VI Inauguration du tombeau de Ledru-Rollin




J Hetzel (p. 63-67).
I
INAUGURATION
du
TOMBEAU DE LEDRU_ROLLIN
— 24 février.


Les grandes dates évoquent les grandes mémoires. À de certaines heures, les glorieux souvenirs sont de droit. Le 24 février se reflète sur la tombe de Ledru-Rollin. Cette date et cette mémoire se complètent l’une par l’autre ; le 24 février est le fait, Ledru-Rollin est l’homme. Est-il le seul ? Non. Ils sont trois. Trois illustres esprits résument et représentent cette époque mémorable ; Louis Blanc en est l’apôtre, Lamartine en est l’orateur, Ledru-Rollin en est le tribun.

Personne plus que Ledru-Rollin n’a eu les dons souverains de la parole humaine. Il avait l’accent, le geste, la hauteur, la probité ferme et fière, l’impétuosité convaincue, l’affirmation tonnante et superbe. Quand l’honnête homme parle, une certaine violence oratoire lui sied et semble la force auguste de la raison. Devant les hypocrisies, les tyrannies et les abjections, il est nécessaire parfois de faire éclater l’indignation de l’idéal et d’illuminer la justice par la colère. (Applaudissements.)

Il y a deux sortes d’orateur, l’orateur philosophe et l’orateur tribun ; l’antiquité nous a laissé ces deux types ; Cicéron est l’un, Démosthène est l’autre. Ces deux types de l’orateur, le philosophe et le tribun, l’un majestueux et paisible, l’autre fougueux, s’entr’aident plus qu’ils ne croient ; tous deux servent le progrès qui à besoin du rayonnement continu et tranquille de la sagesse, mais qui a besoin aussi, dans les occasions suprêmes, des coups de foudre de la vérité. (Bravos répétés.)

De même qu’il a toutes les formes de l’éloquence, Ledru-Rollin a eu toutes les formes du courage, depuis la bravoure qui soutient la lutte jusqu’à la patience qui subit l’exil. Ne nous plaignons pas, ce sont là les lois de la vie sévère ; l’amour de la patrie s’affirme par l’acceptation du bannissement, la conviction se manifeste par la persévérance ; il est bon que la preuve du combattant soit faite par le proscrit. (Profonde sensation.)

Citoyens, c’est une grande chose qu’un grand tribun. C’était il y a quatrevingt-dix ans Mirabeau ; c’était hier Ledru-Rollin ; c’est aujourd’hui Gambetta. Ces puissants orateurs sont les athlètes du droit. Et, disons-le, dans le grand tribun, il y a un homme d’état.

Ledru-Rollin suffit à le démontrer.

Ici il importe d’insister.

Deux actes mémorables dominent la vie de Ledru-Rollin ; ce sont deux actes de haute politique : la liberté romaine défendue, le suffrage universel proclamé.

Ces deux actes considérables, si divers en apparence, ont au fond le même but, la paix. Je le prouve.

Prendre, dans un moment critique, la défense de Rome, c’était cimenter à jamais l’amitié de la France et de l’Italie ; c’était garder en réserve cette amitié, force immense de l’avenir. C’était accoupler, dans une sorte de rayonnement fraternel, l’âme de Rome et l’âme de Paris, ces deux lumières du monde. C’était offrir aux peuples ce magnifique et rassurant spectacle, les deux cités qui sont le double centre des hommes, les deux capitales-sœurs de la civilisation, étroitement unies pour la liberté et pour le progrès, faisant cause commune, et se protégeant l’une l’autre contre le nord d’où vient la guerre et contre la nuit d’où vient le fanatisme. (Acclamations.)

Nous traversons en ce moment une heure solennelle. Deux personnes nouvelles, un pape et un roi, font leur entrée dans la destinée de l’Italie. Puisqu’il m’est donné, dans un pareil instant, d’élever la voix, laissez-moi, citoyens, envoyer, au nom de ce grand Paris, un vœu de gloire et de bonheur à cette grande Rome. Laissez-moi dire à cette nation illustre qu’il y a entre elle et nous parenté sacrée, que nous voulons ce qu’elle veut (Oui ! oui !), que son unité nous importe autant qu’à elle-même, que sa liberté fait partie de notre délivrance, et que sa puissance fait partie de notre prospérité. Laissez-moi dire enfin qu’il y a, à cette heure, une bonne façon d’être patriote, c’est, pour un italien, d’aimer la France, et, pour un français, d’aimer l’Italie. (Vive l’Italie ! vive la France !)

Certes, Ledru-Rollin avait un magnanime sentiment du droit et en même temps une féconde pensée politique quand il prenait fait et cause pour Rome ; sa pensée n’était pas moins profonde quand il décrétait le suffrage universel. Là encore il travaillait, je viens de le dire, à l’apaisement de l’avenir. Qu’est-ce en effet que le suffrage universel ? C’est l’évidence faite sur la volonté nationale, c’est la loi seule souveraine, c’est l’impulsion à la marche en avant, c’est le frein à la marche en arrière, c’est la solution cordiale et simple des contradictions et des problèmes, c’est la fin à l’amiable des révolutions et des haines. (Bravos.) 1792 a créé le règne du peuple, c’est-à-dire la république ; 1848 a créé l’instrument du règne, c’est-à-dire le suffrage universel. De cette façon l’œuvre est indestructible, une révolution couronne l’autre, et le Droit de l’homme a pour point d’appui le Vote du peuple.

La loi d’équilibre est trouvée. Désormais nulle négation possible, nulle lutte possible, nulle émeute possible, pas plus du côté du pouvoir que du côté du peuple. Conciliation, telle est la fin de tout. C’est là un progrès suprême. Ledru-Rollin en a sa part, et ce sera son impérissable honneur d’avoir attaché son nom à ce suffrage universel qui contient en germe la pacification universelle. (Vive adhésion.)

Pacification ! Ô mes concitoyens, communions dans cette pensée divine ; que ce mot soit le mot du dix-neuvième siècle comme tolérance a été le mot du dix-huitième. Que la fraternité devienne et reste la première passion de l’homme. Hélas ! les rois s’acharnent à la guerre ; nous les peuples, acharnons-nous à l’amour.

La croissance de la paix, c’est là toute la civilisation. Tout ce qui augmente la paix augmente la certitude humaine ; adoucir les cœurs, c’est assurer l’avenir ; apaiser, c’est fonder.

Ne nous lassons pas de répéter parmi les peuples et parmi les hommes ces mots sacrés : Union, oubli, pardon, concorde, harmonie.

Faisons la paix. Faisons-la sous toutes les formes ; car toutes les formes de la paix sont bonnes. La paix a une ressemblance avec la clémence. N’oublions pas que l’idée de fraternité est une ; n’oublions pas que la paix n’est féconde qu’à la condition d’être complète et de s’appeler après les guerres étrangères Alliance, et après les guerres civiles Amnistie. (Acclamations prolongées.)

Je veux terminer ce que j’ai à dire par une parole de certitude et de foi, et j’ajoute, par une parole civique et humaine. Citoyens, j’en atteste le grand mort que nous honorons, la république vivra. C’est devant la mort qu’il faut affirmer la vie, car la mort n’est autre chose qu’une vie plus haute et meilleure. La république vivra parce qu’elle est le droit, et parce qu’elle sera la concorde. La république vivra parce que nous serons cléments, pacifiques et fraternels. Ici la majesté des morts nous environne, et j’ai, quant à moi, le respect profond de cet horizon sombre et sublime. Les paroles qui constatent le progrès humain ne troublent pas ce lieu auguste et sont à leur place parmi les tombeaux. Ô vivants, mes frères, que la tombe soit pour nous calmante et lumineuse ! Qu’elle nous donne de bons conseils ! Qu’elle éteigne les haines, les guerres et les colères ! Certes, c’est en présence du tombeau qu’il convient de dire aux hommes : Aimez-vous les uns les autres, et ayez foi dans l’avenir ! Car il est simple et juste d’invoquer la paix là ou elle est éternelle et de puiser l’espérance là où elle est infinie. (Acclamation immense. Cris de : Vive l’amnistie ! vive Victor Hugo ! vive la république !)