0° cocktail (Recueil)/Texte entier

0° cocktail (Recueil)
0° cocktailChampion, coll. Les Amis d’Édouard (p. --tdm).


Tiré à 206 exemplaires hors commerce dont :


6 exemplaires sur papier Japon impérial numérotés 1 à 6 ;


Et 200 exemplaires sur Arches numérotés 7 à 206, pour les Amis d’Édouard.


Exemplaire N° 86
O° COCKTAIL


PAR SIMONNE RATEL
Les Amis d’Édouard
N° 141


À ÉLIE DAUTRIN,
COMTESSE DE DURANTI.


0° COCKTAIL

En haut, alcool. En bas, alcools. On chausse des skis pour aller chercher sur les crêtes la flamme vive de l’air, enveloppée d’une saveur d’eau pure. Le soleil disparu, cet alcool de neige devient dense, hostile. La montagne rejette l’homme, refuse de se mêler davantage à son sang. Lui, sage, de toute la vitesse de ses pieds ailés, redescend vers d’autres mélanges.

Cocktail, consolation des anges précipités ! Lucifer dut en inventer la formule le jour où il emménagea dans son logis inférieur. Sa fameuse marmite n’était qu’un gobelet.

Le petit bar vient d’allumer sa fenêtre de pignon, voilée d’un rideau de velours écarlate. Dans la neige et la nuit, cet œil rouge fascine : il rappelle le phare, le brasero, la hutte — idées magiques lorsqu’il fait noir et que le thermomètre descend. Dommage qu’on aperçoive, derrière le toit frangé de stalactites, les lumières de fête foraine de la patinoire. Ce bleu, ce jaune électriques crèvent l’illusion. Dépossédée de sa steppe, l’isba n’est plus qu’une cabane à cocktails, au bord d’une route très carrossable que le chasse-neige à vapeur balaie tous les matins.

Des traîneaux passent, fuyant devant la nuit. À quoi bon les écouter, derrière la fenêtre chaude, traîner leur long sillage de grelots ? Il n’y a pas de loups.

« Ferme donc les volets », dit le barman au chasseur.

Ce barman est un poète. Les volets clos du côté de la route, on ne verra plus que le talus de neige qui dresse de l’autre côté, derrière les vitres, son mur blafard. On va reconquérir l’espace, la Sibérie, l’Alaska…

« Ferme donc les volets, dit le barman, tous les péquenots du village viennent coller leur nez aux fenêtres. C’est assommant ».

La Sibérie, l’Alaska… Il se fait derrière la porte un gros bruit de souliers raclés. Les arrivants, bottés de neige, s’ébrouent dans l’atmosphère douce qui sent la laine mouillée. Balieff lance dans le haut-parleur des mots géants et incompréhensibles et brusquement un chœur d’anges byzantins à deux sexes emplit la cabane de bois. « Christ soit avec toi, mon petit père si bien fourré… » Le petit père ôte sa veste. C’est la baronne Moïse, grande skieuse devant l’Eternel.

Envolés, les anges byzantins. La voix de Vaughn de Leath, scie métallique, rabot musical, pur gosier de zinc anglo-saxon, mord, lamine, étire Banana Oil. Accoudé au bar, un grand garçon joue sa chance aux dés contre une girl bottée, cravatée de rouge, les cheveux en herse blonde sur les joues. Quel peut être l’enjeu ? Un filon ? Une pépite ?

Des couples dansent, lourds pantalons et lourds souliers par quatre. Les femmes sont si rares au bord du Yukkon… Ce petit marin en pantalon à pont, où diable a-t-il déniché cette blouse en crêpe de Chine ? Et pourquoi l’appelle-t-on Suzanne ?

Dehors, des voix se hêlent. Par cette nuit claire, les chasseurs doivent galoper sur la piste des caribous. La porte s’ouvre. Est-ce qu’on apporte un homme gelé ?

Que disent-ils ? Qu’il fait froid. Sept au-dessous de zéro. L’imagination replie ses cornes aventureuses. Le monde se rétrécit vertigineusement. C’est ce qu’on appelle revenir à la raison.

Sept au-dessous de zéro. Nous sommes en France, le froid n’ira pas plus loin : il aurait trop peur de mécontenter ses électeurs.

Un couple, jeune. C’est-à-dire : elle, assez jeune et lui, trop.

Habillés de même : veste et pantalon de drap, chandail, souliers montagnards presque de même pointure.

Elle voudrait bien passer pour le grand frère de ce joli garçon maigre et capricieux. Hélas ! elle est trop joufflue — de partout. Pas d’illusion possible. N’y aurait-il, d’ailleurs, que ce sourire de femme inquiète, ces deux sillons du nez à la bouche, tandis qu’elle surveille le joli garçon maigre qui boude devant son tilleul…

— Allons, bois ta tisane.

— Non, je veux une fine.

— Bois ta tisane.

Il lance une petite ruade sous sa chaise, hausse les épaules et boit.

Un instant après, le haut-parleur lui souffle une idée de revanche :

— Charleston ?

Ils dansent. Elle essaie de rire : « Deux petits garçons… » Mais les courbes de son corps sans hypocrisie la démentent. L’étoffe de son pantalon d’homme, trop tendue de la hanche à la cheville, n’a pas ces ondulations, ces flottements, ces frissons flasques qui donnent à son compagnon dansant l’air d’un pierrot vidé, mort d’amour, mort de boisson. On le regarde et le voilà qui se sépare de sa compagne, qui danse tout seul, les bras étendus, tandis qu’elle retourne à sa chaise et le contemple avidement, avec son air d’écolier qui rabâche une leçon difficile — et aussi, aux deux coins du nez, cet éternel sourire de cette femme inquiète…

Ce nouveau venu — un Espagnol, sûrement ; il a mis une écharpe de laine rouge sur son costume de laine bleue, et il porte la mâchoire inférieure en poche de pélican, à l’Alphonse XIII — se plaint doucement, dans son coin, d’avoir été toué par une femme.

Tué par une femme ! Racontez, hombre, comme dirait Conrad…

— Toué, toué… La première fois que je mets des skis, elle me monte à deux mille mètres. E anda ! Dix kilomètres de descente. De ma vie, je n’oublierai…

— Il a été merveilleux, crie la meurtrière à tue-tête. Mer-veil-leux !

Le mari, sur un autre ton :

— Merveilleux. Il est tombé seulement dix-huit fois. Qu’est-ce que vous voulez prendre, tous les deux ?

Voix féminine :

— Mais oui, j’étais très bien partie… Et puis, tout d’un coup, au bas de la descente, j’ai vu un fossé… Alors j’ai voulu m’arrêter…

Voix masculine :

— Alors vous êtes tombée…

— Bien sûr, mais si je n’avais pas essayé de m’arrêter…

Autre voix masculine, très placide, très « vingt ans de ménage » :

— Voilà. C’est comme Ginette. Quand elle ramasse une bûche en ski, elle reste cinq minutes par terre, pour bien s’assurer qu’elle est tombée. Et puis après dix autres minutes elle explique le coup…

Logique défensive, qui se cramponne aux causes. Logique offensive, qui va droit aux effets. Le moyen de s’entendre ?

Au fond de la salle, un accent norvégien prononce avec une douceur rauque :

— Cet arrêt-là ne peut se faire que dans la neige de printemps…

Il dit : prin-intemps

L’homme a un visage mince, couleur de cuir, des cheveux bruns, des yeux d’eau claire sous des cils qui furent bruns comme les cheveux et qui ont blondi à force de neige et de soleil. Quarante ans à peine, des narines singulièrement vivantes, mobiles, la bouche serrée sur une mâchoire énergique. À première vue, une espèce d’animal qui tranche sur les autres.

Pour tous ceux qui sont là et que douze heures de chemin de fer rendront demain à leur banque, à leur bureau, à leur thé-bridge, la neige, c’est l’inhabituel. L’air vif leur apporte une ivresse de bal masqué, qui se corse ici, dans le brouhaha diapré de la cabane aux cocktails.

À l’homme qui vient de parler, la neige est comme la mer au marin. Il connait la vie secrète de cet étrange élément, ni fluide ni solide, qui cache une complexité infinie sous son aspect monotone, de même que toutes les couleurs mêlées donnent du blanc. L’homme de la neige sait discerner mille nuances de blanc, mille nuances d’odeur, et de densité, et de résistance, et d’âge. Au cisaillement soyeux du ski, il devine ce que la neige cache sous son épaisseur : la terre ferme ou le creux d’eau, ou le ruisseau courant. Œil, flair, oreille sont ses boussoles et ses compas — et l’intelligence commande aux muscles, règle les mouvements, tantôt déplacement imperceptible, tantôt effort acrobatique qui font du skieur une voile dans le vent, un navire dans les vagues, un oiseau terrestre.

Norvégien, nautonier blanc. Il vit de sa science dont il épelle les rudiments à tous ces raffinés, tous ces barbares, incapables de distinguer la neige de janvier de la neige de mars.

Et quel succès ! Même autour d’une table, on ne le laisse pas en paix.

— Et moi, est-ce que je la fais bien la descente en chasse-neige ?

Le Norvégien prend son verre où luit un mélange gin-angustura-groseille-cerise, le place sur sa paume :

— Quand vous pouvez descendre, Madame, avec le khoktail sur votre main, khomme çà, et que vous arriverez en bas sans avoir répandu une goutte, alors vous pouvez dire que vous savez la faire, la descente en schasse-neige. Et vous pouvez boire le khoktail après, khomme ça…

Un petit nez s’allonge sous une casquette rigoureusement norvégienne.

La neige, le ski. Le ski, la neige. Une force irrésistible balaie tous les autres sujets de conversation, les repousse loin — à douze heures de chemin de fer.

Le Norvégien parle des longues descentes dans la neige de prin-intemps, quand le soleil s’attarde, éclaire en déclinant la forêt. Entre les troncs pressés des sapins, le skieur file, ondule, en festons, le ciel est rouge à travers les branches.

En festons… le ciel est rouge… On fait silence autour de l’homme de la neige. Devant ce petit professeur de ski, je ne donnerais pas cher d’un académicien.


LE VILLAGE SOUS LA NEIGE

Vu de haut, le village est une étoile à trois branches tombée dans la vallée et devenue tout à fait brune en vieillissant. Le soir, elle se ponctue de lumières jaunes, inégalement. Pauvre vieille étoile, on fait ce qu’on peut quand on est de bois.

Elle est quand même très douce à voir de haut, douce et stable : vis à trois pointes qui fixe l’éventail de montagnes déployé là, d’un coup de pouce et jamais refermé.

Une de ses pointes s’allonge vers le levant, une autre vers le couchant, la troisième trace une flèche dans la direction du nord. Ainsi la vieille étoile entretient, dans son cœur de pierre et de bois, l’illusion qu’elle sert de guide au soleil. Sans elle, comment reconnaîtrait-il sa route dans la pureté anonyme du paysage d’hiver que le ciel transparent met sous globe ? Il faut être la buse pour ramer dans cet infini avec sécurité et faire planer au-dessus des sapins mouchetés comme des perdrix une menace prolongée, en accent circonflexe.

Plaquée au sol, de ses trois branches couleur de bois mort, la vieille étoile dessine sur la neige le trajet du soleil. Et toutes les pentes descendent vers elle, respectueusement, pour lui demander l’orientation.

Toutes les pentes conduisent au village. Au coucher du soleil, elles se couvrent de silhouettes rapides, pressées de fuir la pâleur subite du sol. Le ciel, à cette heure, semble une immense coquille d’œuf de vanneau où le bleu délicat se mue en vert. À l’ouest, la coquille est brisée : le jaune, répandu, flambe. Mais le rayonnement livide du sol gagne de vitesse les skieurs rapides qui rentrent au village.

Ils quittent les champs de neige pour les sentiers durcis, crissants. Entre les talus, on les voit défiler à mi-corps, le buste droit, sans un mouvement des jambes, comme les sujets d’un tir forain ou les personnages d’une horloge suisse. Le village brun sous ses toits blancs va happer tous ces jouets, les ranger pour la nuit dans ses tiroirs.

La dernière silhouette qui défile est une petite coccinelle rouge. Ses skis lui font des prolongements immenses et grêles, comme les pattes d’une araignée d’eau.

La coccinelle rouge ouvre l’heure nocturne. Vue de près, elle porte toquet à jugulaire et veste à boutons dorés : c’est le chasseur de ce petit bar américain qui se déguise, planté dans la neige, en maisonnette russe ; on y trouve le caviar de la Volga, la fondue du Jura, cent cinquante sortes de cocktails et Ukulele Lady amplifié par un diffuseur qui prête au phonographe une voix hallucinante de rhinocéros mélomane.

Le barman a dû naguère porter sabots dans les prés à bestiaux du Nivernais ; il en a gardé l’accent, qui n’attrapera jamais l’r américain. Par bonheur, il nasille : bien rasé, l’œil un peu canaille, le poignet mécanique pour secouer les gobelets… L’illusion est sauve. Le bar fera fortune.

Pourtant les concurrents ne manquent pas. Sur ce sol savoyard, fait pour les vaches et les sapinières, l’American Bar pousse comme le bolet. Dans l’un, qui s’illumine dès que la neige pâlit, la gérante brune qui porte ses cheveux en touffe sur la nuque, à la Spinelly première manière, danse au son du phonographe avec la caissière blonde et grasse. Mais — est-ce l’absence du barman ou celle du diffuseur ? — elles ont beau, l’une contre l’autre, pousser des hanches et des épaules les mesures d’un tango, l’atmosphère n’y est pas. C’est un bar pour familles. Les petits enfants de peluche beige qui se roulent sur le chemin des luges, gras et confiants comme des oursons, iront tout seuls y boire un « rose ».

Quel illuminé a eu l’idée d’ouvrir ici un restaurant savoyard ? Encore une victime du régionalisme. Face aux vieilles maisons flanquées de tours rondes, — vestige du carré fortifié à la mode du pays qui enserrait le château, l’église massive, son cimetière et son carillon, — face aux chalets de bois fumé qui penchent sur le torrent les géraniums de leurs fenêtres, il se croit dans son cadre, le malheureux, avec ses nappes rustiques — et il attend les clients. Il ne sait donc pas que le vrai, le seul lieu des auberges de campagne, c’est Paris ?

L’habit fait le moine : proverbe bête comme le bon sens. C’est le moine qui fait l’habit.

On porte ici, hommes et femmes, le costume norvégien : veste et pantalon de gros drap bleu, le bas du pantalon serré à la cheville par des bandes de couleur ; là-dessus, le laupard, vraie chaussure de pied-bot, confortable comme une maison.

Jusqu’à quinze ou seize ans, garçons et filles se confondent, tous potaches hâlés, turbulents, glorieux de leur argot et de leur pantalon. En les fouillant, on trouverait dans toutes les poches du caporal ordinaire.

Mais, passé cet âge, on distingue au premier coup d’œil — dos, face ou profil — la femme de son compagnon. Louée sois-tu, Ève porte-culottes, qui nous assure que rien n’a changé !

Ce sont les femmes vêtues en femmes — jupes collant aux flancs minces, chandail échancré sur la nuque bleue — qui ont l’air de scandaleux travestis. Osez-vous bien, petit voyou !… Le sens moral proteste.

L’uniforme ne déguise personne. Cette Parisienne qui se prend tout de bon pour un skieur norvégien n’a pu changer son regard court et curieux, habitué à saisir les gens au visage, à la robe, aux chaussures. Peut-être guérira-t-elle de la spirituelle myopie qui trahit son origine. Si la montagne l’adopte, elle lui apprendra à poser son regard sur l’horizon, à marcher d’un pas long, indéfiniment, les paupières retroussées par le vent, une chaleur de punch aux oreilles.

Une vieille Américaine, en descendant du car, est allée chez le marchand qui vend chaussettes, chaussures, chandails décorés en laine fine pour les hommes, chemises d’homme en gros pilou pour les femmes, vestes, culottes, etc… Elle a choisi, parmi les bonnets garantis norvégiens, celui qui était brodé de vert, de jaune et de rouge, les bandes norvégiennes assorties et le norvégien pantalon. Puis elle a tiré de ses propres bagages une veste en peau de daim à franges, couleur de tan.

Rouge, verte, jaune, on la reconnaît de loin. Elle est dehors par tous les temps, par le soleil et par la neige. Sa face est cuite à la couleur de sa veste. Pourtant, elle n’a pas l’air tout à fait à son aise. Il lui manque quelque chose qu’elle n’a pu trouver chez le marchand d’équipements pour sports d’hiver. Quelque chose. On ne sait pas quoi. Elle-même, probablement, ne sait pas quoi. Hier, j’ai trouvé : il lui manque le collier de griffes d’ours et de dents d’opossum qui la rendrait tout à fait pareille, cette vieille Américaine en costume norvégien, à la squaw, son ancêtre, qui marchait par le soleil et par la neige, maigre sous sa veste de daim tanné avec ses mocassins brodés de vert, de jaune et de rouge.


CURLING

dialogue préliminaire en manière d’introduction


— Ces gens, à quoi jouent-ils ?

— Au curling.

— C’est un jeu anglais ?

— Évidemment.

— Pourquoi, évidemment ? Parce que le nom est anglais ? Mais mon bottier s’intitule shoemaker, et il est Français.

— Tandis que le curling s’appelle curling, et il est anglais. On n’imagine même pas qu’il puisse être autre chose qu’anglais. Pourquoi les jeux ne seraient-ils pas nationalistes, eux aussi ?

— Mais on y joue en France, vous le voyez — et en Suisse, et partout, je suppose où il y a une patinoire entretenue de décembre à mars et des sportifs et des snobs pour s’amuser dessus. Tout cela n’est pas spécialement anglais.

— Non, mais le curling est spécialement anglais. Je vous assure que ce jeu n’a pu naître qu’en Angleterre…

— Sans doute parce qu’il y a dans ce pays des châteaux avec de grands parcs balayés par le vent d’hiver. Sur les étangs gelés, de charmantes ladies remplacent les cygnes — et de beaux jeunes hommes éprouvent le besoin de montrer leur culture universitaire en faisant entrer en compétition leurs biceps et leurs tendons d’Achille. C’est aussi le moment où la maîtresse de maison cherche à remplir agréablement les heures où l’on ne mange pas.

C’est pourquoi, dans un coin de l’étang, elle a fait dessiner un grand rectangle ou un grand carré, qu’on entoure de neige pour le protéger des patineurs et de ces enragés joueurs de hockey qui ont toujours l’air de fox-terriers à la poursuite du même rat. À l’intérieur de ce carré, la glace est un miroir parfaitement uni sur lequel on trace deux spirales en colimaçon. Au centre de chacune de ces spirales, un petit drapeau planté sur un bouchon de liège marque le but. On a rangé en ordre les stones de granit, de ce granit anglais qui défie le temps et l’océan, et les balais en jonc, de deux couleurs.

Alors la maîtresse de maison se tourne vers ses invités, avec ce sourire justement célèbre dans les châteaux du comté…

— Vous avez appris l’Angleterre dans les chromolithographies de l’époque de Victoria… Et il me semble qu’il y a dans le curling quelque chose de plus anglais que tout cela. Mais quoi ?

— Vous voyez bien. Vous ne pouvez pas l’expliquer.

— Ah ! on ne peut pas tout expliquer. Si nous regardions le jeu ?

qui n’explique rien

Sommes-nous en France ? Sommes-nous en Angleterre ? La géographie répond : en France. Mais, plus encore que l’histoire, cette science trompe le peuple.

Sur le morceau d’Europe qu’est la patinoire d’un village-palace vanté par les affiches, deux équipes jouent au curling. Balais rouges, balais verts. Il y a au moins trois races en présence : la française et la britannique, nettement distinctes. La troisième… dans quel pays situer ce type d’homme gras, ce regard niché sous la paupière, cet accent ? Dans la finance.

Balais rouges, balais verts. Les joueurs s’interpellent par leurs noms : ce sont noms de princes, dont les principautés ne figurent pas dans le Gotha, mais dans la cote de la Bourse : une firme d’automobiles, une usine d’avions, une filature de Manchester, une compagnie de navigation, sans compter l’homme de finance, synonyme de Rothschild, se trouvent réunis par hasard sur la piste de curling. Par hasard ou par affinités ?

C’est au tour de la filature de Manchester à jouer. Ce gentleman porte gaillardement la cinquantaine avec une moustache galloise qui grisonne sous un nez noble, mais coloré (whisky ou vent d’hiver ?).

Agenouillé, il balance par trois fois le galet de granit poli — « Ça s’appelle une stoune, explique doctement l’arroseur de la patinoire à un gamin émerveillé… Une stoune. Ça vient d’Angleterre ».

Voilà la stoune lâchée, qui s’en va sur la glace, vers le but en spirale. À ce moment, il est impossible de ne pas s’apercevoir que ce lourd galet luisant, muni d’une poignée nickelée comme un robinet, possède son expression propre — et son indépendance. Il va son train sans hâte, sur la piste unie, avec une dignité, une pondération, une respectabilité…

(De la tenue, s’il vous plaît… N’oublions pas que je suis en granit gris d’Angleterre…)

Une innocence…

(On m’a lancé… Mon poids m’entraine… Fâché de vous avoir bousculé, mon collègue. Mais que diable faisiez-vous sur mon chemin ?)

Une persévérance…

(Vous croyez m’avoir arrêté ! Mais non. Ralenti seulement. Voyez, j’avance toujours, j’avance… Qui pourrait empêcher d’avancer une stone en granit gris d’Angleterre ?)

— Balayez ! Balayez ! crie l’homme de la finance à ses co-équipiers.

Un galet bien lancé, qui va droit son chemin, il suffit parfois d’une route un peu trop glissante pour qu’il dépasse le but. Un concurrent bien parti, il faut si peu de chose pour qu’il aille un peu trop loin et se trouve tout à coup hors du jeu…

— Balayez ! balayez !

Les balais verts balaient, frénétiquement. Cette petite femme si mince qui gambade comme un diable — un diable en culotte de golf et chandail rouge — avec quelle rage elle frotte la glace ! On se demande ce que cet innocent galet a bien pu lui faire. Avec quelle joie ce petit démon en chandail rouge astique, de son balai vert, le chemin de la perdition…

— Aââh !…

Un point pour l’équipe verte. Le galet a dépassé le but. Il s’arrête au bord de la dernière spirale et reste là, toujours aussi calme, rond et poli.

(Bien joué, mon garçon. Vous m’avez évincé et j’en conviens. Mais il en viendra d’autres, derrière moi — d’autres stones en granit gris d’Angleterre. Croyez-vous que ce ridicule petit drapeau planté sur un bouchon de liège nous défiera longtemps, nous autres stones en granit gris d’Angleterre ?).


La femme du constructeur d’avions vient de jouer. Un peu mollement ; la pierre qu’elle a lancée manque de combativité dans l’allure ; on voit qu’elle a, dès le départ, perdu la foi en sa destinée, cette stone pessimiste.

— Balayez ! balayez !

Le gentleman de Manchester, co-équipier de l’usine d’avions, a pris le commandement des balais rouges. Jamais balayeur n’a manié son balai avec une conviction aussi péremptoire.

On peut balayer la glace par pure humanité, devant une pauvre stone qui a perdu la foi. On peut lui faciliter le chemin, simplement pour retarder un peu ses derniers moments. Ce n’est pas ainsi que balaie le gentleman de Manchester. Son balai rouge va et vient, rythmique, autoritaire, à quelques pouces de la stone expirante :

— Une, deux. Une, deux. Vous n’allez pas vous laisser mourir avant d’avoir marqué le but de l’équipe ?

Si bien qu’elle le marque, le but, d’une trace faible comme un souffle.

— À votre tour, Sir, dit à l’homme de la finance le gentleman de Manchester, qui s’éponge le front.

retour d’une idée fixe

— Enfin, qu’est-ce que vous lui trouvez de si anglais, à ce jeu ?

— Tout.


SKI ATTELÉ


Les Dominions entraînent l’Empire britannique sur une route bien glissante. Politique ? Non. Ski-kjöring — en français, ski attelé. Il a neigé hier et le gel, cette nuit, a durci les pistes.

Plusieurs nations se sont mises aux fenêtres pour voir le départ, rythmé par les grelots des chevaux, devant la grille du palace à la façade si bêtement blanche.

Les Dominions sont deux sœurs, jolies sous leur teint kaki, leurs cheveux grèges. On voit bien que leur père, l’éleveur australien, dès leur sevrage, les mit en selle.

Arabella, l’aînée, monte aujourd’hui le cheval de tête, le plus nerveux, et sa main, tout nerfs et cuir fauve, a calmé la bête sensible, ordonné ses foulées. Il faut que l’équipage, remorquant les skieurs à la corde, file sans secousses sur la neige dure, avec la rapidité huilée d’un navire. Le dos calme d’Arabella donne une grande impression de self-responsabilité.

Daisy, la cadette — une si aimable ligne de jambes dans le drap bleu du pantalon norvégien — épouse avec nonchalance le trot balancé du second cheval, un paysan plus accoutumé aux charretées de fumier qu’à cet attelage volant, derrière sa croupe, et à ce joli poids rêveur, sur son dos.

À quoi rêvez vous, Daisy ? Le tintement des grelots tisse un ruban de gaîté le long des rues du village aux vingt hôtels. Des visages se retournent et rient dans toutes les langues, à voir l’Empire britannique traîné à deux chevaux par les Dominions.

L’Empire britannique est représenté par deux sujets choisis. Un jeune homme au menton grec, aux yeux d’acier, pur Sheffield. Bien campé sur les skis écartés, le buste droit, les genoux souples, il glisse sans effort, avec la dignité d’un dieu d’opéra, derrière le percheron au trot balancé.

À sa hauteur, et tenant l’autre bout de la corde, il y a une jeune fille — un de ces produits dont l’aspect proclame, comme une affiche, l’idéale suavité de l’âme anglaise. Âme de juin, fraises à la crème dans toutes les crémeries, nursery rhymes dans toutes les nurseries, odeur de chèvrefeuille autour des cottages… Elle a justement, sous son hâle, un teint de chèvrefeuille : ivoire et incarnat.

Cramponnée à deux mains, les plongées de son buste en avant, par saccade, la révèlent novice encore dans le sport du ski attelé — et toute durcie par la crispation inquiète de ses muscles. Pourtant, elle suit bravement l’allure accélérée des chevaux, que pressent des genoux Arabella, Daisy…

Mais elle a tort de ne jamais regarder la route. Elle a tort de toujours regarder le menton grec. Survienne une fondrière ou une de ces scandaleuses traînées de crottin qui n’ont pas de scrupule à bloquer les skis, fussent-ils ceux d’une idéalement suave petite âme de chèvrefeuille…

Le menton grec fait avec le paysage un angle invariable. Pour modifier cet angle, il faudrait plus que le magnétisme de deux yeux, couleur de myosotis. Le regard d’acier, pur Sheffield, suit une ligne droite, sans dévier. La ligne d’horizon ? Indeed. La ligne d’horizon. C’est pur hasard si cette ligne passe par les genoux et les hanches de Daisy, la nonchalante.

Le tintement des grelots tisse un ruban de gaîté le long de la route blanche, bordée de pommiers cristallisés. Dans la masse des sapins, à droite, le soleil creuse des ombres bleues, d’une profondeur marine. À quoi rêvez-vous, Daisy, nonchalante ?

Crottin.

La petite âme de chèvrefeuille est allée s’asseoir dans le fossé. Prise par le fond de culotte, elle piaule et rit, toutes dents dehors, son bout de nez de dix-huit ans retroussé par une joie folle.

Dix mètres plus loin, l’attelage s’est arrêté. On voit le rire de Daisy, qui se retourne, un poing sur le pommeau de sa selle et montre un mince visage aux dents carnivores. L’homme au menton grec s’accoude au flanc du cheval. Tout près de la selle, il rit, sur des notes graves. Accord parfait avec le rire de Daisy, haut perché.

N’auront-ils pas bientôt fini de rire ? Ce fossé est profond, vraiment — et est-ce une situation pour une jeune fille que de ramer dans l’espace avec ses skis, comme un hanneton sur le dos ? On s’en amuse d’abord, et puis, quand chacun de vos efforts est scandé par l’accord parfait d’un rire grave et d’un rire haut perché, et que des yeux d’acier vous regardent, à dix mètres, alors les forces vous manquent et les paupières vous brûlent et vous restez dans le fossé, prise par le fond de culotte, comme en un piège indécent.

— Hallo ! dit la calme Arabella. Pouvez-vous ? Ne pouvez-vous pas ?

Un promeneur qui passait mit debout, avec bien du plaisir, cette charge légère et fraîche comme un flocon. Aussitôt, elle reprit un air de gaîté, et courut vers son compagnon avec son teint de chèvrefeuille, ses yeux diamantés et sa gorge gonflée par des soupirs qui avaient besoin d’une épaule.

Mais il se contente de lui tendre la corde, avec un visage hermétique, et sans mot dire, comme on place un pensum inachevé sous le nez d’un écolier.

Elle la reprend à deux mains, malgré le fléchissement subit de ses genoux — n’oubliez pas qu’à ce sport, elle était novice — et, comme Daisy rendait la main à son cheval, elle se remit à glisser, toute joie envolée de son bout de nez de dix-huit ans. Genoux tremblants, lèvres tremblantes, ô petit chèvrefeuille novice, tremblant…

Sur la route blanche, les Dominions entraînent l’Empire britannique, à toute allure. On ne voit plus le rire de Daisy aux dents carnivores, plus rien que son dos nonchalant et ses hanches et ses jambes qui épousent si parfaitement les flancs musclés du percheron noir.

Le menton grec forme avec le paysage un angle invariable. Le regard d’acier, pur Sheffield, suit une ligne droite, sans dévier. La ligne d’horizon, indeed.


BÔÔB !


À Édouard Champion.

Au coucher du soleil, une lune large montait en flottant, plus pâle que l’air, hostie sans épaisseur, timbrée à une très ancienne effigie humaine. Cette face oubliée, à la dérive dans le ciel, sa course lointaine répondait au silence de la neige blême, au silence du froid qui gagnait de proche en proche, irrésistible et sans violence, comme une syncope.

Maintenant, au zénith de la nuit, la lune brille, raffermie par son bain d’éther glacé. Son visage de dieu aztèque, inexpressif et tout en or, se mire à mille miroirs brisés en éclats sur l’épaisseur de la neige moelleuse. Neige si douce à l’œil qu’on la croirait de satin bleu, avec ses cassures qui brillent, et qu’on voudrait se glisser sous cet édredon lunaire…

C’est par des nuits comme celle-là que les belettes, les renards, trottent dans la forêt, d’une ombre à l’autre : on voit le lendemain leurs traces en chaînon, régulières comme une broderie. C’est par des nuits comme celle-là que sortent les bobs, sur les pistes damées par le gel.

Renards, belettes, chassent une proie chaude, poil, plume et sang. Leur chasse est muette, dans la forêt aux ombres dures. Les bobs chassent le gibier sans corps, qui n’assouvit jamais la faim du chasseur : ils chassent la vitesse avec un long cri : bôôb !

Tant que la piste luira sous la lune, tant que la nuit conservera cette haleine brillante et coupante, les bobs lanceront vers le ciel nocturne leur cri de chasse où s’étire, argentine, une longue voyelle en mineur.

Le clair de lune, dessinateur barbare qui donne toujours trop d’importance aux surfaces, badigeonne de son lait de chaux des pans de maisons aux murs massifs, des sections de ruelles taillées en biais par une ombre épaisse. La vitrine de l’épicier, toute noire, laisse briller sous son verre des panoplies de boîtes de conserve et de surprises en papier verni. Devant la porte, des caisses empilées exhalent une odeur triste, crispée par le froid, une odeur de savon blanc et de morue.

Ce n’est qu’une place de bourg savoyard, faite pour les colporteurs, les assemblées de joueurs de boules, les foires. Mais c’est là que les bobs prennent le départ et la place villageoise est peuplée, ce soir, comme un carrefour parisien. Les phares de la six-roues Citroën s’allument et font brusquement reculer le clair de lune et les maisons, tandis que surgissent de l’ombre vingt paires de jambes. Un train de bobs s’organise pour la montée : la remorque automobile les halera le long de la route dure et brillante comme du sel gemme, où l’ombre des sapins jette çà et là une résille bleue.

— Vous venez, Hélène ? On prend un bob à quatre.

Elle ne répond pas. Le premier train de bobs s’éloigne, chargé de bustes et de bras comme une file de barques qui glisseraient mystérieusement le long d’une rivière gelée. Ils iront jusqu’au dernier virage, là où la route fait un coude brusque autour d’un rocher, puis coule tout droit vers la montagne blanche et muette.

— Vous venez ? répète le garçon, qui hume le froid. Quelle nuit épatante !

Épatante, vraiment. Quel chimiste a trouvé moyen, par cette température, de couler dans l’air du diamant fluide ?

— Je ne sais pas, dit une voix molle. Je ne sais pas si je vais monter. Je ne suis pas en train.

— Justement. Rien de tel pour vous remettre. Ça va pincer, là-haut.

La voix molle :

— Et puis, non. Je vais me coucher.

— Alors, bonne nuit.

Une ombre passe, une petite ombre de ramoneur, en culotte, guêtres et bonnet. Le garçon, prompt, la hèle :

— Jenny, vous venez ? On prend un bob à quatre.

— Avec Hélène ?

— Non. Hélène va se coucher.

— Dégonflée ! profère le ramoneur, de tout son haut.

— Pour sûr.

Hélène a disparu. On entend ses pas qui font crisser la neige dans le cône d’ombre de la ruelle. Elle s’en va bien vite.

Jenny, qui déjà s’attelle au bob, dit doucement :

— Moi, je crois qu’Hélène voulait se faire prier.

Le garçon se retourne avec une brusquerie électrique, montre un visage brun et beau, figé par la stupéfaction.

— Non ?

— Si.

Il fait un geste des deux mains en l’air :

— Oh ! alors…

et laisse tomber la sentence de Salomon :

— Zut !

Jenny, toujours douce, achève son œuvre :

— Hélène n’est pas sport. On monte à pied ?

Les voilà qui s’éloignent, vers les résilles d’ombre, sur la route brillante comme du sel gemme.

Hélène, ce n’était pas la peine de vous coiffer du béret de votre frère — ni de cacher vos pieds de chevrette sous ces godillots ferrés — ni d’enfiler un pantalon de drap bleu et de marcher à grands pas fendus, en faisant aller vos bras comme une recrue en ballade du dimanche dans une ville de garnison, si c’était pour en arriver là : vous faire prier pour monter en bob.

Ce n’était pas la peine de venir chercher ce clair de lune, ces grandes gifles de lumière plate, ce froid, cette nuit transparente et dure, pour leur demander le même service qu’à vos soirées sous les lustres, où les femmes brillent et distillent leur nectar, faisant avec leurs parfums, leurs fards, les choses qu’elles disent et les choses qu’elles mangent, une atmosphère toute pleine de vibrations sucrées. Et tout autour, les hommes sont des mouches noires, bien engluées, bien contentes et qui bourdonnent faiblement. Est-ce cela que vous avez voulu transporter au cœur de la nuit de diamant, misérable Hélène ? À cause du garçon brun, je parie ? On n’est pas plus rond-de-cuir. L’amour, ce vieux chef de bureau, la coquetterie, cette dactylo calamistrée qui tape indéfiniment la même circulaire, il ne faut pas exécuter leurs ordres sans contrôle, ma pauvre Hélène ! Ces gens-là n’ont jamais vécu. Ils ne savent pas ce que c’est que de monter en bob.

D’abord, à quoi seraient-ils bons, par une nuit pareille, qui veut des volontés nettes, des plaisirs francs, des paroles simples et sans détours ? Que vaudrait leur prestige, lorsqu’on dévale sur la route dure et qu’une poussière de neige vole et qu’un virage fond sur vous en vous visant à la poitrine et brusquement s’aplatit et que tout l’équipage, criant, s’incline du même côté, moisson fauchée par la vitesse ? Et leur autorité, qu’en feraient-ils, les pauvres, lorsqu’on est engagé dans une trajectoire si juste, si exigeante, que le moindre faux mouvement peut vous en faire sortir et vous transporter en un éclair dans l’imprévu : talus, rocher, tronc d’arbre ?

Hélène, vous avez eu raison d’aller les mettre au lit, ces gens qui se font prier pour monter en bob.

Hélène est couchée et ne dort pas. En face de sa fenêtre, un réverbère électrique fait dans la nuit bleue une tache de lumière jaune, pâteuse : sa lueur tombe juste sur l’oreiller d’Hélène. Dehors, des allées et venues, des pas qui mâchent la neige. Et, par intervalles, un cri ailé, très loin, très haut : Bôôb !…

Alors, elle sent en elle le trajet d’une flèche aiguë. Elle voit un paysage blanc, nivelé par le clair de lune : le bob est une flèche dont la hampe est faite de bustes avec une bordure de bras allongés comme des rames, d’un même mouvement, d’un seul côté. Un de ces bustes porte un visage brun, qui rit de plaisir : ses dents brillent. La neige brille. Tout cela se confond en un seul élancement rapide : regret, désir, envie… Le cri la traverse et s’enfuit : Bôôb !…

Hélène aime et déteste la douleur exquise de ce sillage, en elle. Perversité ? Eh ! le vieux chef de bureau a des ressources imprévues. Hélène sait maintenant combien il acquiert de pouvoir, le plaisir qu’on a refusé.

Est-elle à plaindre ? Son esprit agile parcourt la route pleine de clarté, saisit au passage les bruits, les ombres, les mille cillements furtifs qui trahissent la vie dans la nature faussement immobile. Il jouit de la joie des autres avec une nostalgie qui accroît sa jouissance. Il s’empare de la nuit, du paysage blanc, du ciel sans fond où la lune a dévoré les étoiles…

Mais peut-être qu’Hélène s’est endormie, tout simplement. Car elle n’a pas voulu se faire prier, tout à l’heure : elle mourait de sommeil.

C’est donc Jenny qui n’est pas sport ? Perfide Jenny ! Qu’insinuait-elle ?… Serait-ce un nouveau tour du vieux fonctionnaire ?

Mon Dieu ! Est-ce que lui aussi chasserait la proie chaude, cette nuit ? Vieil hypocrite, je le vois déchausser traîtreusement ses pantoufles, changer de figure et galoper, muet, sous le gel… Demain, on verra sa trace et on se demandera quel fauve a passé là.

Bôôb ! Tard dans la nuit, les cris ailés se poursuivent, hirondelles de lune. Bonne chasse à tous, qui suivez la loi de la Jungle


CETTE HEURE QUI EST ENTRE L’HIVER ET LE PRINTEMPS…


I

Une lumière nouvelle s’étire avec une grâce insolite sur la montagne soudain plus lointaine, fondue dans le ciel. Cette heure qui est entre l’hiver et le printemps, dirait Claudel, est une heure femelle, une heure chatte, douce avec d’aigres retours, joyeuse avec une tristesse subtile qui s’insinue jusqu’au cœur et le rend lâche.

De la tristesse… Pourquoi ? Cette lumière est belle, ce paysage est beau. Sur les reliefs ciselés par l’hiver, dur sculpteur, sur le cobalt éblouissant de l’horizon, une brume transparente a passé l’estompe. Les plans reculent, le ciel s’allège, s’aère, laisse flotter des nuages dans la trame plus molle de l’éther ; le soleil n’est plus ce feu blanc d’arc électrique qui projetait sur la neige l’ombre des sapins en une masse unie, d’un bleu profond : il est déjà vermeil et lorsqu’il décline, la lumière frisante de ses rayons dore les contours. Des touches de gris se mêlent aux ombres, brouillent finement les traits du dessin, naguère si pur.

Est-ce cela que je regrette, ces beaux traits pétrifiés, cette perfection de Gorgone que l’hiver donne à la terre ? N’est-ce pas simplement l’animation du village, qui retombe peu à peu à son assoupissement savoyard, ses rues, où la neige commence de fondre en pâte noire, de nouveau livrées au va-et-vient des bestiaux et à leurs bouses placides ? Le flot des hivernants se retire, abandonnant un limon de monnaie qui sera peu à peu transformé en prés, en ruches ou, hélas ! en hôtels. À la terrasse de l’isba, dont le soleil chauffe les planches, quelques attardés savourent les derniers cocktails ; l’après-midi n’en finit plus et pour tromper les heures le haut-parleur du phonographe parle son jazz dans le désert. Encore une semaine et le petit chasseur, ayant mis de côté pour l’année prochaine son sourire et son clin d’œil, remplacera sa toque à jugulaire par une casquette fatiguée et remontera vers la ferme de ses parents, pour les semailles.

Le décor de la fête hivernale s’effondre. Il n’y a plus que des malades étendus sur leurs chaises-longues et qui se réjouissent quand le vent devient tiède. Et puis une poignée de sportifs obstinés, en rébellion contre le code mondain qui leur ordonne d’aller figurer maintenant sur la Côte d’Azur ou de rallier Paris. Ceux-là sont pareils à ces danseurs qui retrouvent à l’aube de nouvelles forces et quittent les salons où les lustres s’épuisent pour aller danser sur le gravier blêmissant du jardin. La neige de Février, toute molle, a fondu. Ils attendent la neige de Mars.

Maintenant que le soleil s’attarde à l’horizon jusqu’à cinq heures du soir, les pentes exposées au sud n’y tiennent plus. Elles ont commencé par se creuser de fissures et de rigoles — et cela serrait le cœur, de voir la neige se rider. Ce visage de vieille vierge, tout grimaçant comme s’il allait pleurer, après la splendeur hautaine qu’on lui avait connue…

Puis est apparue, par places, la toison roussâtre, courte et brûlée qui fait si bien comprendre que la terre est un fauve et que son pelage mue ; la mollasse détrempée, aux sphaignes couleur de rouille, s’est mise à vivre avec une incroyable avidité, à pousser un duvet d’herbe verte, de pâles fleurs jaunes et les petits cornets blancs et violets des crocus, à ras du sol.

Un vent tiède, écœurant, a précipité la débâcle. Plus une moucheture de neige aux arbres, partout des bruits de source et cette insolence des bourgeons… Ne laisseront-ils pas le bel hiver mourir en paix ?

Cependant, les pentes du nord restaient blanches, dernier rempart. En quelques heures, tout a changé : le vent apaisé, le soleil disparu, on s’est trouvé au centre d’un enveloppement de nuages jaunâtres, fourmillants de points gris. Et pendant deux jours il a neigé : de la bonne neige de Mars, en flocons serrés, ronds et fins, grésillants. Elle a nappé le sol, encapuchonné les arbres : on ne voyait même plus dans les branches la flamme rousse des pommes de pin.

Le paysage tout blanc est frais comme la mer que l’on retrouve. Une joie oubliée bondit dans le sang. C’est aujourd’hui qu’il faut monter jusqu’au col où le vent souffle si fort qu’il vous plaque contre la cabane de bois et de pierre sèche, les oreilles pleines de cloches et les dents serrées. Grande âpreté de la montagne, défendez-vous, défendez-moi contre l’approche en lacets de ce printemps sournois, triste et méchant comme l’adolescence.

On passe un ruisseau, et l’eau murmure sous les galets coiffés de blanc. On longe un ravin et une petite note obstinée vous poursuit : c’est la mésange qui essaie son chant, écolier malhabile étrennant un sifflet.

Un corbeau part d’un bosquet de coudriers : son aile lourde a effleuré les branches et vaporisé dans l’air une poudre de givre et de pollen mêlés. L’odeur descend doucement, l’odeur étrangement complexe et vivante — miel, foin et duvet — que l’on respire au fond d’une fleur, lorsqu’on plonge le nez dans le buisson animal des étamines. Regardez les bourgeons éclatés, leur fourrure jaune de frelons débordant d’un corselet de peluche grise : voilà d’où vient l’odeur.

À mesure qu’on s’élève, le soleil devient brûlant. C’est encore trop, sous ses rayons, d’une chemisette de linon fin. Pénétrer sous les sapins, l’étoffe mince collée à la peau, c’est comme si l’on passait sous la manche à air d’un paquebot : une vraie douche. Ha ! l’air pur et froid, enfin, l’alcool de neige, conservé à l’ombre des branches ! Mais un baume l’alourdit, une secrète essence huileuse : là aussi, les bourgeons roses et bruns, gluants de sueur résineuse, distillent leur encens.

Passé le dernier ravin, on arrive dans un cirque éblouissant dont il faut gravir les pentes. Neige et ciel. Comme il est lointain, aujourd’hui, et pâle, et vaporeux, ce ciel qui semblait en Janvier, si proche et d’un bleu opaque, relié à la terre par la charnière de la montagne. Et ce cirque blanc, on l’imagine déjà tel qu’il sera sous les feux de l’été : un sec alpage étoilé de chardons d’argent, avec des éboulis de pierraille à la place de ces éboulis de neige dont se détachent par moment de petits blocs qui roulent le long de la pente en laissant derrière eux une trace d’une ravissante délicatesse : tatouage en creux, à faire rêver un sorcier nègre. Dans une heure, le soleil aura tout effacé.

Voici le col, voici la cabane, enfin voici le vent. Il est tel que je l’attendais : un terrible coup d’aile, et glacial. Vite, les chandails et les moufles de laine. Mais les moufles sont mouillées, d’être tombées dans cette neige lourde que le soleil désagrège en eau. Le vent mord cruellement les mains désarmées. Tant pis, allons affronter l’ange impitoyable. Ange, aigle, loup, vent des hauteurs, magnifique adversaire…

Ouiche ! il faut bientôt se réfugier dans l’écurie encombrée de fagots, qui sent le poil de vache. On se dérobe, les membres contractés, les larmes aux yeux. De froid ? Ou bien de se sentir indigne ?

Quoi ! n’est-ce pas l’hiver que j’étais venue chercher ? Le voilà, l’hiver, j’en ai la crampe aux mains. Non, l’hiver n’est pas là. Il est là et il n’y est plus. Il fuit à travers cette heure diaphane qui est entre l’hiver et le printemps. Il fuit, et avec lui la bravoure de la chair dure, l’allégresse des muscles bandés, du cœur chaud, du nez mourant de froid, des joues pelées toutes vives par le vent aux mille couteaux…

Hélas ! Penthésilée, tu n’es plus bonne qu’à épier la première violette au bord du ruisseau libéré !

Mais pourquoi méconnaître le sourire unique de cette journée ? Les lointains profonds dont une buée argentée confond les plans, l’or subtil coulé dans l’air, les verts naissants dans la vallée, la ramure des saules et des bouleaux comme une fumée grise sur une colline découverte et rousse, et le contraste violent de la neige et des sapins, plus haut — ce paysage ambigu rayonne une volupté fine.

Et tout à l’heure, pendant la descente, il y aura des moments inoubliables. Par exemple, cette glissade sous bois, le long d’un sentier au sol durci — et les chutes héroïques, parce qu’un branchage encombrait la route ou parce que le mince cheveu de l’équilibre s’est rompu — et, durant qu’on se frotte les reins, on entend frémir le bois sous le vent doux et jaillir des chants d’oiseaux.

Le bruit d’un torrent éveille la soif. Ma camarade se penche sur ses bords frangés de neige, emplit un gobelet d’eau pure. Les yeux de la jeune fille, bleus comme des campanules, son teint verni au brun étrusque par le hâle de la journée, disent la joie de vivre. Elle rit ; le soleil oblique, à travers les branches, l’entoure d’un halo qui bouge. Puis, quand nous sortons du bois, cette fin de journée paisible, dorée, où la lumière décline sans effet théâtral, sans coloris violents, à l’horizon vaste et comme détendu…

Oui… Cela est exquis. Cela, pourtant, ne triomphe pas de souvenirs nostalgiques : l’haleine froide et le ciel flamboyant des crépuscules de Janvier, précédant une nuit brusque et compacte qui engloutissait tout, sauf le reflet livide de la neige.

La vision d’une caravane cheminant à flanc de montagne sous un couvercle de nuages gris : des flocons se mettent à tourbillonner, on ne voit plus rien des distances, on est perdu dans l’infini ; des voix disent : « Quel sale temps ! comment va-t-on descendre ? » et l’on feint d’être ennuyé, mais au fond de soi chacun éprouve un ravissement inexprimable.

Une autre vision, par temps clair : certaine cabane isolée sur un sommet, au milieu du silence, comme au centre d’un cube de cristal. Pas une voix, pas un être. Le panorama figé, le ciel dense, tout cela d’un bloc. Et l’espace, un désert de lumière. On a l’impression d’avoir touché le fond de l’océan, mais de l’océan d’en haut.

Pourquoi ces souvenirs me poursuivent-ils ? Est-ce le regret de quelque chose de fini ? Serons-nous toujours des enfants rechigneurs que la Nature entraîne à grands pas et qui tournent la tête en arrière et trébuchent ?

Je ne veux pas donner ce spectacle ridicule. Je veux me soumettre à l’ordre des saisons, et qu’elles me sourient d’un visage égal. Vienne donc le printemps : puisque l’heure est passée, je n’irai plus chercher dans la montagne une exaltation dont le secret m’échappe.

Je pense ainsi en déchaussant mes skis, car nous sommes arrivées à la limite de la neige. Nous descendrons à pied par le chemin boueux, dans le beau et lent crépuscule. Contentes ?

Ah ! prétendre nous satisfaire par le raisonnement, c’est vouloir épuiser la mer avec un seau. Épictète pourrait bien me flanquer à droite, Marc-Aurèle à gauche : ces messieurs bien pensants n’empêcheront pas que ne me poisse à l’âme je ne sais quelle mélancolie.


II

Trois mois plus tard, au cinéma des Ursulines.

On passe des vues documentaires sur les mœurs des insectes aquatiques. La poésie prodigieuse de ces sortes de films n’est plus à dire : les moins sensibles l’éprouvent. Mais l’inexprimable, l’imprévisible, ce sont les rapprochements qu’ils nous suggèrent, les éclairs que cette révélation visuelle d’une vie ignorée ou connue seulement par nos facultés abstraites peut projeter sur les tréfonds de notre propre vie.

Je regarde, sur l’écran, tournoyer au bout d’une branche le cocon qui renferme une chrysalide. Voici le moment où l’insecte s’éveille et va sortir de son enveloppe. Le sac allongé, assez semblable à un noyau d’olive rugueux, s’agite, se déforme, par l’effet d’une convulsion interne et c’est inquiétant, comme chaque fois que nous constatons les manifestations de la vie sous des apparences inanimées. Ce cocon qui se boursoufle et va se fendre insulte à nos habitudes comme un caillou qui se mettrait à chanter.

Une ouverture s’est faite, quelque chose apparaît. Animal ? plante ? On ne sait. Sous une figure encore brouillée, imprécise, c’est le douloureux désir qui s’efforce vers la lumière. Il faut voir le travail frénétique des pattes et des mandibules, dégagées les premières, les spasmes du corps engaîné. À demi sortie du cocon, avec sa grosse tête, ses ailes collées au corps, la momie de tout à l’heure ressemble pendant un instant à un Bédouin traînant ses voiles : elle se balance de droite et de gauche, comme pour une lente lamentation, et sa peine est si lourde qu’on en est oppressé. Mais l’enveloppe fibreuse adhère encore, coiffe l’abdomen trop mou : alors l’insecte s’opère lui-même, coupe, cisaille, arrache. Le voilà libre enfin : c’est tout juste s’il a la force de se traîner jusqu’à l’extrémité de la branche, où il demeure aplati, gourd, mouillé, succombant sous un éblouissement confus. Le cocon déchiqueté virevolte au vent : toute la joie est en lui, qui a fini sa tâche.

Devant cette vision, et sans que ma conscience y soit pour rien, voici que s’éveille cette mémoire des sens qui précède et contient toute idée, au moins pour nous, femmes. J’entends de nouveau le sifflet de la mésange écolière, je revois le ravin, les bourgeons de coudrier éclatant en fleurs velues, la lumière d’or pâle coulant sans bruit sur le paysage ambigu, la jeune fille aux yeux de campanule puisant une eau mêlée de neige et riant sous les rayons obliques, et je retrouve intacte, et vive à croire que je viens de l’inventer, la tristesse qui, ce jour-là, doublait chacun de nos plaisirs.

Pourquoi ces impressions : la vision du film, le souvenir de la journée en montagne — se sont-elles juxtaposées ? Qu’est-ce que cela veut dire, sinon que l’une est la clé de l’autre ?

Ce jour où je m’en allais dans la neige de Mars, bien plantée sur mes deux pieds et pour le reste à peu près aveugle et sourde (la grossièreté de nos sens est à faire pitié ; il est vrai qu’elle préserve fort heureusement notre égoïsme), ce jour-là, je n’étais pas à même de saisir le message de l’heure. Seule une perception vague, trop vague pour la raison, mais d’autant plus tenace, m’avertissait.

Aujourd’hui, grâce au témoignage de l’objectif qui a su voir pour moi, je comprends l’avertissement. Il y avait, sous toutes les brindilles, des sacs pareils à celui-ci, où commençait à s’étirer une douleur. Et d’autres dans la terre : les graines. Et d’autres sur les branches : les bourgeons. Et dans chaque cellule de la sève et du sang, et peut-être même dans la lumière, battait la pulsation avide et malhabile de la vie à son commencement. Et ce n’était pas gai. Le printemps n’est pas gai, pas plus qu’une naissance.

Alors, cet attrait de l’hiver, cette plénitude regrettée ? C’est le beau visage aux yeux clos du renoncement. L’hiver nous fait aimer la mort. C’est-à-dire, la mort physique, car la rigidité de ses formes inaltérables ne dessine pas la figure du néant, mais celle de l’éternité : une grandiose image de concentration spirituelle. Dans la montagne, plus que partout ailleurs, quand on a franchi les dernières zones de la vie sensible, et qu’on arrive au sommet nu où ne parvient plus la poussière — cette monnaie de notre usure quotidienne — on est saisi par la présence d’une Pensée dont la densité parfaite est sans poids, dont l’immensité n’a pas besoin de l’espace. S’il est un lieu où l’esprit monologue, c’est là. Et le corps ? En abaissant le regard, on le découvre, muet, qui a renoncé à s’exprimer par la couleur, ce corps de la terre dont les lignes sculptées par la lumière ont retrouvé leur vigueur essentielle. Les sinuosités du paysage d’hiver dessinent bien la frontière de la vie concrète : au-delà est un domaine au bord duquel on reste suspendu, contracté par une merveilleuse angoisse. Et, dans cette angoisse, la sensation de l’accomplissement : le fond de l’océan, touché.

Peut-être la géométrie réserve-t-elle pareille ivresse à ses élus. Sûrement, l’ascétisme et au suprême degré, la contemplation mystique : mais ce sont là des voies extraordinaires.

La méditation de midi, sur un piton neigeux, par temps clair de Janvier, est accessible à tout le monde — cardiaques exceptés. J’entends bien ce que m’objecte la voix moqueuse : que la méditation de midi consiste, pour la plupart, à dévorer du saucisson et à parsemer la neige de pelures d’oranges. Paix, Caliban ! Je ne songe pas à nier le saucisson. Il est vrai que cette caravane d’alpinistes, si on lui demandait les raisons de sa joie, alléguerait l’oxygène, l’appétit, les globules rouges. Cependant, ils s’en vont, tout à l’heure, peiner dans la neige pour monter plus haut, endurer le froid, la fatigue ; cette nuit, ils étendront leurs membres endoloris sur la paillasse d’un refuge en contemplant par le carreau trouble des milliards d’étoiles, leur seule compagnie. Moines sans le savoir, ils livrent leur chair à la poigne rude de l’hiver, quêteur d’âmes. Ils redescendront fourbus, et joyeux extraordinairement. S’ils n’ont pas pénétré les causes de leur allégresse, qu’est-ce que cela fait ? On ne demande pas aux combattants de comprendre la victoire, mais de la gagner.

Et c’est bien une atmosphère de victoire qui rend si précieuse la morsure des journées claires, des nuits glaciales. On ne se lasse pas de boire à cette coupe de Walkyrie l’illusion de l’absolu, du grand triomphe. Jusqu’au jour où vous envahit l’inquiétude d’un fléchissement. Cette heure qui est entre l’hiver et le printemps, c’est l’heure où l’esprit s’aperçoit qu’il ne se suffit plus à lui-même. Première défaillance, long frisson du découragement. Plus tard, la joie viendra, parée de toutes les séductions, et on aimera la défaite. Pas maintenant. Maintenant, c’est l’heure où la neige devient boue, où le pur cristal se désagrège, où la méditation virile et sûre qui s’élevait au-dessus du sommeil extatique de la terre se dissout en vapeurs. Et les membres de la guerrière deviennent lourds dans sa cuirasse amollie. Et de toutes parts la vie charnelle monte à l’assaut, avec ce visage que je viens de lui voir à l’écran : informe, convulsif, une douleur forcenée.

Si l’on accepte de rêver sur le dogme de la résurrection des corps, il faut convenir que le christianisme est passé maître dans l’art de créer du tragique : peut-on imaginer sans accablement le désarroi de ce grand Printemps, et l’effroi de la cendre apaisée qui sentira sourdre à travers son repos le cheminement de taupe du sang vorace ?

Mais n’est-ce pas trop rêver ? Il ne songeait guère au Jugement Dernier, ce skieur vêtu d’un caleçon et de ses bas de laine, qui se rôtissait le torse, à deux mille mètres, aux rayons du soleil de Mars.


« LES AMIS D’ÉDOUARD »


L. 1. La Maîtresse Servante, par Maurice Barrés.
E. 2. Pour Psyché, par Charles Maurras.
S. 3. Digression peacockienne, par Francis de Miomandre.

A 4. Les Préservatifs des dangers de l’amour à travers les
âges, par le Dr Le Pileur.

M 5. Prisme étrange de la maladie, par François Porche.
I 6. Je sors d’un bal paré… par Remy de Gourmont.
S 7. Un Professeur de snobisme, par Jacques Boulenger.

D 8. La Comédie de celui qui épousa une femme muette,
par Anatole France.
É 9. Regards sur le nid d’un rossignol de murailles, par
André Rodveyre.
D 10. Le Suicide, conte, par Fernand Vandérem.
O 11. Églogues imitées de Virgile, par Émile Henriot.
U 12. Hommage au Général Charette, par Jérôme et Jean
Tharaud.
A 13. Les Œufs, de Charles Perrault, publié par Mar
cel Boolenger.
R 14. Jean Lorrain, par Octave Uzanne.
D 15. M. Ernest Renan dans la Basse-Bretagne, par Charles
Le Goffic.

B 16. Les Leçons de Florence, par Jean LONGNON.

O 17. La Veille de la Sainte Agnès, par John KEATS, trad. de Mme la Duchesse de Clermont-Tonnerre. N 18. En marge des a Confidences », par Louis BARTHOU, T 19. Le Tasse à l'Abbaye de Chialis, par Louis GILLET. L 20. A Antoine, par Edmond RoSTAND. E 21. Le Miracle, par Georges DUHAMEL. S 22. Mon premier grand chagrin, par Pierre LOTI. P 23. Stendhal, par UN DES QUARANTE L 24. Hommage à Stendhal, par Édouard CHAMPION. U 25. Stendhal, par Anatole FRANCE. 8 26. Alain-Fournier, par Edmond PILON. A 27. La folle Journée, par Émile MAZAUD. I 28. Retour des Drapeaux, par le Maréchal Lyautey. M 29. Les « Harmonies toscanes, par Gabriel FAURE. A 30. Sur le Nil, par Louis BERTRAND. B 31. A Jérusalem: le Jeudi Saint de 1918, par Henri MASSIS. L 32. La Soirée perdue, par Eugène MONTFORT. E 33. Gabriel-Tristan Franconi, par Fernand DivOIRE. 34. La Belle de Haguenau, par Jean VARIOT. A 35. Dédicaces, par Paul ADAM, avec une introduction de P[aul] V[aléry]. M 36. Amazones, par Eugène MARSAN.

I 37. Gustave Flaubert, par Paul Bocrget. S }8. A Rudyard Kipling, par la Comtesse de Noailles. D 39. Lyautey l’Africain, par Claude Farrêre. U 40. Ausonia Victrix, par Pierre de Nolhac. M 41. Le Grenier de Dame Câline, par Gaston Picard. O 42. Le Cœur parmi les choses, par Georges Grappe. N 43. Sulpicia. Tablettes d’une Amoureuse, publiées par Thierry Sandre. D 44. Alfred de Musset au Théâtre, par André Suarès. E 45. Une promenade dans Rome sur les traces de Stendhal, par le Comte Primoli. A 46. Ma pièce préférée, par Maurice Boissard, avec quatre dessins d’André Rouveyre. N 47. Ernest Renan, par Maurice Barres. A 48. Valentine de Milan. Christine de Suède, deux énigmes historiques, par Ernest Renan. T 49. Les trois fils de Madame de Chasans, par Henri de RÉGNIER. O 50. Tartine, par Jean Pellerin, avec préface de Fran cis Carco. L Jl. Les Livres à"André Gide, par Raoul Simonson et Robert Doré, avec un fragment inédit de l’au teur. B 52. Ernest Renan, par Raymond Poincaré. F 53. Ma dernière visite à Loti, par Claude Farrère.R 54. Amara le Forçat. L'Anarchiste, par Isabelle EBERHARDT. A 55. Par la faute de M. de Balzac, par André MAUROIS. N 56. La Poésie dans nos Poètes, entretien avec Charles MAURRAS, par Frédéric LEFEVRE. C 57. Hommage d'un Lorrain à un Lorrain, par le Maréchal LYAUTEY. E 58. Maurice Barrès, par Léon BÉRARD, A 59. L'Enlèvement sans clair de lune, par Tristan DERÊME. E 60. Un grand Maitre n'est plus, par Jérôme et Jean THARAUD. D 61. Aux maisons de Barbey d'Aurevilly et de Balzac, par Paul BOURGET. O 62. A travers les Villes en flammes, par Paul CLAUDEL. U 63. La Cousine Émilie, par André RIVOIRE. A 64. Le Culte de Balzac, par Marcel BOUTERON. R 65. Deux hommages. Ronsard et Henry Becque, par Robert DE FLERS. D 66. Clémence Isaure et la Poésie, par Henry BORDEAUX. C 67. La Princesse, (1907-1921), par Charles DERENNES. H 68. Visite aux Canadiens Français, par François PORCHÉ. A 69. Deux ans à Oxford ? par Jean FAYARD. M 70. Souvenirs sur Remy, par Jean DE GOURMONT. P 71. Eptires plaisantes, par Fernand FLEURET.72. Il faut parler le premier, proverbe en un acte, par Gérard BAUER. 0 73. Campagne d'Italie, par Jean-Louis VAUDOYER. N 74. Une Conquête méthodique (1897), par Paul VALÉRY. A 75. Georges de Porto-Riche, par Étienne REY. M 76. Treize Romances barbaresques, par Pierre CAMO. I 77. Proverbe sans proverbe, par André BILLY. D 78. Tropes, par Jacques DYSSORD. E 79. Stendhal célébré à Civitavecchia, par Eugène MARSAN. S 80. Victor Hugo élève de Biscarrat, par Louis BARTHOU, L 81. Le Jardinet de Gaufroy le Louche, traduit en français, avec une introduction et des notes, par André THERIVE. I 82. Monsieur France, Bergeret et Frère Idon, par Jérôme et Jean THARAUD. V 83. Couleur du Temps perdu, par Philippe CHABANEIX. R 84. Orages, par François MAURIAC. 85. La Porte d'Azur, poèmes (1909-1914), par Maurice LEVAILLANT. S 86. Vieille Garnison, par André SALMON. E 87. Chez nos Frères du Canada, par François PORCHÉ. T 88. Bonjour, Françoise par Pierre CHAMPION. D 89. Dialogues avec le Corps endormi, par Jean SCHLUMBERGER.

E 90. La Poésie pure, par Henri Bremond. 8 91. Avec Gabriele d’Annunxio en mai 1915, par Jean Carrèrb. D 92. Clowns, par Gérard d’Houville. A 93. Jules Tellier, par Maurice Martin du Gard. M 94. Le Trei^ain de la Nostalgie et du Déchirement, par Charles Le Goffic. E 95. Poèmes d’Amérique, par Émile Ripert. S 96. Ne louche^ pas aux noms des rues, par Camille Jolliam. 97. Plus est en vous, par Jean Nolesve, précédé de l’Éloge du Voyageur, par Kikou Yamata. A 98. Une colère de Charles Baudelaire. Lettres inédites pré sentées par Jacques Crépet. P 99. Stendhal et le Petit Ange, par Paul Arbelet. A 100. Louis Pasteur. Le Cardinal Mercier, par Georges Goyau. R 1O1. Marie Bashkirtseff. Dernier voyage. Fragment inédit présenté par Pierre Borel. I 102. Le Journal d’une petite Fille russe sous le Bolchevisme, parj. Kessel. S 103. Petite suite basque, par Jean d’Elbée. E 104. Le visage de François Rabelais, par Abel Lefranc.

T 105. Chansons créoles, par Armand Godoy.

A 106. Paroles d’Amérique, par Henry Bérenger.
A 107. Les sept couches de Madame de Grignan, par GérardGailly.
B 108. A^urine ou le Nouveau Voyage, par René BoyLESVE.
B 109. Journal d’une Demoiselle qui s’ennuie, par Teresa de
la Para. Traduction de Francis de Miomandre
E 1 10. Paysan de France, par Marcel Prévost.
V lu. Pierre Loti quand je Vax connu, par Claude Farrère.
I 112. Alphabet delà Fleur, par Jean Lebrau.
L 113. Retour d’Amérique, par Édouard Champion.
L 114. Adolphe Van Bever, par Paul Léautaud.
E 115. Pourquoi nous portons l’èple, par Camille Jullian.
(116. Jules Romains, par Maurice Courtois-Suffit,
avec 4 pages inédites de Jules Romains.
S 117. A la Cathédrale de Reims, par Édouard Herriot.
O 118. Conseils à unjeune Français partant pour l’ Angleterre,
par André Maurois.
M 119. Kéroubinos, comédie en un acte, en vers, par
Gabriel Nigond.
M 120. Christine, par Julien Green.
E 121. Sous mes yeux, par Georges de Porto-Riche.
) 122. Le supplice des Bourgeois de Prem, par Louis de
Robert.
I 123. La grâce du Romantisme sage {Armand de Melun et
Sophie Swetchine), par le baron E. Seillières.

M 124. Lamartine, par Georges Lecomte.
P 125. Pierre de Lune, pas Vicente Blasco Ibanez.
R 1 26. Une victime royale : Ferdinand de Roumanie, par la
Princesse Bibesco.
I 127. Discours aux Ecossais, par Édouard Champion.
M 1 28. Évocations de Flandre, par Léon Bocqjjet.
E 129. Le beau mariage France-Italie, par Marcel Boulenger.
R 130. Pour le fe centenaire de l’Université de Louvain, par
Joseph Bédier.
I 131. Renie Vivien, par Colette.
E 132. Dialogues socratiques, par Abel Hermant.
F 133. Che Marcel Proust : Snobs et Mondains, par le
Comte de Luppé.
R 134. La Soif du Juste et du Bien, conte berbère par le
Dr Lucien Graux.
É 135. Aux Commerçants français de Londres, par Édouard
Champion.
D 1 36. La Séduction Provençale, par Jérôme et Jean Tharaud.
É 137. L’Invasion au thédtre, par Francis de Croisset.
R 138. Le Souvenir de Marc Lafargue, par Pol Neveux.
I 1 39. La Voix, par P. Drieu La Rochelle.
C 140. Libération, par Marc Chadourne.


HORS SÉRIE POUR LES AMIS D’ÉDOUARD BRIDGEURS :<br:> De la Marque au Bridge-Plafond, par Pierre Bellanger.


IMPRIMERIE


F. PAILLART


ABBEVILLE



Décembre 1928


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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