0° cocktail (Recueil)/0° cocktail
0° COCKTAIL
En haut, alcool. En bas, alcools. On chausse des skis pour aller chercher sur les crêtes la flamme vive de l’air, enveloppée d’une saveur d’eau pure. Le soleil disparu, cet alcool de neige devient dense, hostile. La montagne rejette l’homme, refuse de se mêler davantage à son sang. Lui, sage, de toute la vitesse de ses pieds ailés, redescend vers d’autres mélanges.
Cocktail, consolation des anges précipités ! Lucifer dut en inventer la formule le jour où il emménagea dans son logis inférieur. Sa fameuse marmite n’était qu’un gobelet.
Le petit bar vient d’allumer sa fenêtre de pignon, voilée d’un rideau de velours écarlate. Dans la neige et la nuit, cet œil rouge fascine : il rappelle le phare, le brasero, la hutte — idées magiques lorsqu’il fait noir et que le thermomètre descend. Dommage qu’on aperçoive, derrière le toit frangé de stalactites, les lumières de fête foraine de la patinoire. Ce bleu, ce jaune électriques crèvent l’illusion. Dépossédée de sa steppe, l’isba n’est plus qu’une cabane à cocktails, au bord d’une route très carrossable que le chasse-neige à vapeur balaie tous les matins.
Des traîneaux passent, fuyant devant la nuit. À quoi bon les écouter, derrière la fenêtre chaude, traîner leur long sillage de grelots ? Il n’y a pas de loups.
« Ferme donc les volets », dit le barman au chasseur.
Ce barman est un poète. Les volets clos du côté de la route, on ne verra plus que le talus de neige qui dresse de l’autre côté, derrière les vitres, son mur blafard. On va reconquérir l’espace, la Sibérie, l’Alaska…
« Ferme donc les volets, dit le barman, tous les péquenots du village viennent coller leur nez aux fenêtres. C’est assommant ».
La Sibérie, l’Alaska… Il se fait derrière la porte un gros bruit de souliers raclés. Les arrivants, bottés de neige, s’ébrouent dans l’atmosphère douce qui sent la laine mouillée. Balieff lance dans le haut-parleur des mots géants et incompréhensibles et brusquement un chœur d’anges byzantins à deux sexes emplit la cabane de bois. « Christ soit avec toi, mon petit père si bien fourré… » Le petit père ôte sa veste. C’est la baronne Moïse, grande skieuse devant l’Eternel.
Envolés, les anges byzantins. La voix de Vaughn de Leath, scie métallique, rabot musical, pur gosier de zinc anglo-saxon, mord, lamine, étire Banana Oil. Accoudé au bar, un grand garçon joue sa chance aux dés contre une girl bottée, cravatée de rouge, les cheveux en herse blonde sur les joues. Quel peut être l’enjeu ? Un filon ? Une pépite ?
Des couples dansent, lourds pantalons et lourds souliers par quatre. Les femmes sont si rares au bord du Yukkon… Ce petit marin en pantalon à pont, où diable a-t-il déniché cette blouse en crêpe de Chine ? Et pourquoi l’appelle-t-on Suzanne ?
Dehors, des voix se hêlent. Par cette nuit claire, les chasseurs doivent galoper sur la piste des caribous. La porte s’ouvre. Est-ce qu’on apporte un homme gelé ?
Que disent-ils ? Qu’il fait froid. Sept au-dessous de zéro. L’imagination replie ses cornes aventureuses. Le monde se rétrécit vertigineusement. C’est ce qu’on appelle revenir à la raison.
Sept au-dessous de zéro. Nous sommes en France, le froid n’ira pas plus loin : il aurait trop peur de mécontenter ses électeurs.
Un couple, jeune. C’est-à-dire : elle, assez jeune et lui, trop.
Habillés de même : veste et pantalon de drap, chandail, souliers montagnards presque de même pointure.
Elle voudrait bien passer pour le grand frère de ce joli garçon maigre et capricieux. Hélas ! elle est trop joufflue — de partout. Pas d’illusion possible. N’y aurait-il, d’ailleurs, que ce sourire de femme inquiète, ces deux sillons du nez à la bouche, tandis qu’elle surveille le joli garçon maigre qui boude devant son tilleul…
— Allons, bois ta tisane.
— Non, je veux une fine.
— Bois ta tisane.
Il lance une petite ruade sous sa chaise, hausse les épaules et boit.
Un instant après, le haut-parleur lui souffle une idée de revanche :
— Charleston ?
Ils dansent. Elle essaie de rire : « Deux petits garçons… » Mais les courbes de son corps sans hypocrisie la démentent. L’étoffe de son pantalon d’homme, trop tendue de la hanche à la cheville, n’a pas ces ondulations, ces flottements, ces frissons flasques qui donnent à son compagnon dansant l’air d’un pierrot vidé, mort d’amour, mort de boisson. On le regarde et le voilà qui se sépare de sa compagne, qui danse tout seul, les bras étendus, tandis qu’elle retourne à sa chaise et le contemple avidement, avec son air d’écolier qui rabâche une leçon difficile — et aussi, aux deux coins du nez, cet éternel sourire de cette femme inquiète…
Ce nouveau venu — un Espagnol, sûrement ; il a mis une écharpe de laine rouge sur son costume de laine bleue, et il porte la mâchoire inférieure en poche de pélican, à l’Alphonse XIII — se plaint doucement, dans son coin, d’avoir été toué par une femme.
Tué par une femme ! Racontez, hombre, comme dirait Conrad…
— Toué, toué… La première fois que je mets des skis, elle me monte à deux mille mètres. E anda ! Dix kilomètres de descente. De ma vie, je n’oublierai…
— Il a été merveilleux, crie la meurtrière à tue-tête. Mer-veil-leux !
Le mari, sur un autre ton :
— Merveilleux. Il est tombé seulement dix-huit fois. Qu’est-ce que vous voulez prendre, tous les deux ?
Voix féminine :
— Mais oui, j’étais très bien partie… Et puis, tout d’un coup, au bas de la descente, j’ai vu un fossé… Alors j’ai voulu m’arrêter…
Voix masculine :
— Alors vous êtes tombée…
— Bien sûr, mais si je n’avais pas essayé de m’arrêter…
Autre voix masculine, très placide, très « vingt ans de ménage » :
— Voilà. C’est comme Ginette. Quand elle ramasse une bûche en ski, elle reste cinq minutes par terre, pour bien s’assurer qu’elle est tombée. Et puis après dix autres minutes elle explique le coup…
Logique défensive, qui se cramponne aux causes. Logique offensive, qui va droit aux effets. Le moyen de s’entendre ?
Au fond de la salle, un accent norvégien prononce avec une douceur rauque :
— Cet arrêt-là ne peut se faire que dans la neige de printemps…
Il dit : prin-intemps…
L’homme a un visage mince, couleur de cuir, des cheveux bruns, des yeux d’eau claire sous des cils qui furent bruns comme les cheveux et qui ont blondi à force de neige et de soleil. Quarante ans à peine, des narines singulièrement vivantes, mobiles, la bouche serrée sur une mâchoire énergique. À première vue, une espèce d’animal qui tranche sur les autres.
Pour tous ceux qui sont là et que douze heures de chemin de fer rendront demain à leur banque, à leur bureau, à leur thé-bridge, la neige, c’est l’inhabituel. L’air vif leur apporte une ivresse de bal masqué, qui se corse ici, dans le brouhaha diapré de la cabane aux cocktails.
À l’homme qui vient de parler, la neige est comme la mer au marin. Il connait la vie secrète de cet étrange élément, ni fluide ni solide, qui cache une complexité infinie sous son aspect monotone, de même que toutes les couleurs mêlées donnent du blanc. L’homme de la neige sait discerner mille nuances de blanc, mille nuances d’odeur, et de densité, et de résistance, et d’âge. Au cisaillement soyeux du ski, il devine ce que la neige cache sous son épaisseur : la terre ferme ou le creux d’eau, ou le ruisseau courant. Œil, flair, oreille sont ses boussoles et ses compas — et l’intelligence commande aux muscles, règle les mouvements, tantôt déplacement imperceptible, tantôt effort acrobatique qui font du skieur une voile dans le vent, un navire dans les vagues, un oiseau terrestre.
Norvégien, nautonier blanc. Il vit de sa science dont il épelle les rudiments à tous ces raffinés, tous ces barbares, incapables de distinguer la neige de janvier de la neige de mars.
Et quel succès ! Même autour d’une table, on ne le laisse pas en paix.
— Et moi, est-ce que je la fais bien la descente en chasse-neige ?
Le Norvégien prend son verre où luit un mélange gin-angustura-groseille-cerise, le place sur sa paume :
— Quand vous pouvez descendre, Madame, avec le khoktail sur votre main, khomme çà, et que vous arriverez en bas sans avoir répandu une goutte, alors vous pouvez dire que vous savez la faire, la descente en schasse-neige. Et vous pouvez boire le khoktail après, khomme ça…
Un petit nez s’allonge sous une casquette rigoureusement norvégienne.
La neige, le ski. Le ski, la neige. Une force irrésistible balaie tous les autres sujets de conversation, les repousse loin — à douze heures de chemin de fer.
Le Norvégien parle des longues descentes dans la neige de prin-intemps, quand le soleil s’attarde, éclaire en déclinant la forêt. Entre les troncs pressés des sapins, le skieur file, ondule, en festons, le ciel est rouge à travers les branches.
En festons… le ciel est rouge… On fait silence autour de l’homme de la neige. Devant ce petit professeur de ski, je ne donnerais pas cher d’un académicien.