0° cocktail (Recueil)/Curling

0° cocktailChampion, coll. Les Amis d’Édouard (p. 25-34).


CURLING

dialogue préliminaire en manière d’introduction


— Ces gens, à quoi jouent-ils ?

— Au curling.

— C’est un jeu anglais ?

— Évidemment.

— Pourquoi, évidemment ? Parce que le nom est anglais ? Mais mon bottier s’intitule shoemaker, et il est Français.

— Tandis que le curling s’appelle curling, et il est anglais. On n’imagine même pas qu’il puisse être autre chose qu’anglais. Pourquoi les jeux ne seraient-ils pas nationalistes, eux aussi ?

— Mais on y joue en France, vous le voyez — et en Suisse, et partout, je suppose où il y a une patinoire entretenue de décembre à mars et des sportifs et des snobs pour s’amuser dessus. Tout cela n’est pas spécialement anglais.

— Non, mais le curling est spécialement anglais. Je vous assure que ce jeu n’a pu naître qu’en Angleterre…

— Sans doute parce qu’il y a dans ce pays des châteaux avec de grands parcs balayés par le vent d’hiver. Sur les étangs gelés, de charmantes ladies remplacent les cygnes — et de beaux jeunes hommes éprouvent le besoin de montrer leur culture universitaire en faisant entrer en compétition leurs biceps et leurs tendons d’Achille. C’est aussi le moment où la maîtresse de maison cherche à remplir agréablement les heures où l’on ne mange pas.

C’est pourquoi, dans un coin de l’étang, elle a fait dessiner un grand rectangle ou un grand carré, qu’on entoure de neige pour le protéger des patineurs et de ces enragés joueurs de hockey qui ont toujours l’air de fox-terriers à la poursuite du même rat. À l’intérieur de ce carré, la glace est un miroir parfaitement uni sur lequel on trace deux spirales en colimaçon. Au centre de chacune de ces spirales, un petit drapeau planté sur un bouchon de liège marque le but. On a rangé en ordre les stones de granit, de ce granit anglais qui défie le temps et l’océan, et les balais en jonc, de deux couleurs.

Alors la maîtresse de maison se tourne vers ses invités, avec ce sourire justement célèbre dans les châteaux du comté…

— Vous avez appris l’Angleterre dans les chromolithographies de l’époque de Victoria… Et il me semble qu’il y a dans le curling quelque chose de plus anglais que tout cela. Mais quoi ?

— Vous voyez bien. Vous ne pouvez pas l’expliquer.

— Ah ! on ne peut pas tout expliquer. Si nous regardions le jeu ?

qui n’explique rien

Sommes-nous en France ? Sommes-nous en Angleterre ? La géographie répond : en France. Mais, plus encore que l’histoire, cette science trompe le peuple.

Sur le morceau d’Europe qu’est la patinoire d’un village-palace vanté par les affiches, deux équipes jouent au curling. Balais rouges, balais verts. Il y a au moins trois races en présence : la française et la britannique, nettement distinctes. La troisième… dans quel pays situer ce type d’homme gras, ce regard niché sous la paupière, cet accent ? Dans la finance.

Balais rouges, balais verts. Les joueurs s’interpellent par leurs noms : ce sont noms de princes, dont les principautés ne figurent pas dans le Gotha, mais dans la cote de la Bourse : une firme d’automobiles, une usine d’avions, une filature de Manchester, une compagnie de navigation, sans compter l’homme de finance, synonyme de Rothschild, se trouvent réunis par hasard sur la piste de curling. Par hasard ou par affinités ?

C’est au tour de la filature de Manchester à jouer. Ce gentleman porte gaillardement la cinquantaine avec une moustache galloise qui grisonne sous un nez noble, mais coloré (whisky ou vent d’hiver ?).

Agenouillé, il balance par trois fois le galet de granit poli — « Ça s’appelle une stoune, explique doctement l’arroseur de la patinoire à un gamin émerveillé… Une stoune. Ça vient d’Angleterre ».

Voilà la stoune lâchée, qui s’en va sur la glace, vers le but en spirale. À ce moment, il est impossible de ne pas s’apercevoir que ce lourd galet luisant, muni d’une poignée nickelée comme un robinet, possède son expression propre — et son indépendance. Il va son train sans hâte, sur la piste unie, avec une dignité, une pondération, une respectabilité…

(De la tenue, s’il vous plaît… N’oublions pas que je suis en granit gris d’Angleterre…)

Une innocence…

(On m’a lancé… Mon poids m’entraine… Fâché de vous avoir bousculé, mon collègue. Mais que diable faisiez-vous sur mon chemin ?)

Une persévérance…

(Vous croyez m’avoir arrêté ! Mais non. Ralenti seulement. Voyez, j’avance toujours, j’avance… Qui pourrait empêcher d’avancer une stone en granit gris d’Angleterre ?)

— Balayez ! Balayez ! crie l’homme de la finance à ses co-équipiers.

Un galet bien lancé, qui va droit son chemin, il suffit parfois d’une route un peu trop glissante pour qu’il dépasse le but. Un concurrent bien parti, il faut si peu de chose pour qu’il aille un peu trop loin et se trouve tout à coup hors du jeu…

— Balayez ! balayez !

Les balais verts balaient, frénétiquement. Cette petite femme si mince qui gambade comme un diable — un diable en culotte de golf et chandail rouge — avec quelle rage elle frotte la glace ! On se demande ce que cet innocent galet a bien pu lui faire. Avec quelle joie ce petit démon en chandail rouge astique, de son balai vert, le chemin de la perdition…

— Aââh !…

Un point pour l’équipe verte. Le galet a dépassé le but. Il s’arrête au bord de la dernière spirale et reste là, toujours aussi calme, rond et poli.

(Bien joué, mon garçon. Vous m’avez évincé et j’en conviens. Mais il en viendra d’autres, derrière moi — d’autres stones en granit gris d’Angleterre. Croyez-vous que ce ridicule petit drapeau planté sur un bouchon de liège nous défiera longtemps, nous autres stones en granit gris d’Angleterre ?).


La femme du constructeur d’avions vient de jouer. Un peu mollement ; la pierre qu’elle a lancée manque de combativité dans l’allure ; on voit qu’elle a, dès le départ, perdu la foi en sa destinée, cette stone pessimiste.

— Balayez ! balayez !

Le gentleman de Manchester, co-équipier de l’usine d’avions, a pris le commandement des balais rouges. Jamais balayeur n’a manié son balai avec une conviction aussi péremptoire.

On peut balayer la glace par pure humanité, devant une pauvre stone qui a perdu la foi. On peut lui faciliter le chemin, simplement pour retarder un peu ses derniers moments. Ce n’est pas ainsi que balaie le gentleman de Manchester. Son balai rouge va et vient, rythmique, autoritaire, à quelques pouces de la stone expirante :

— Une, deux. Une, deux. Vous n’allez pas vous laisser mourir avant d’avoir marqué le but de l’équipe ?

Si bien qu’elle le marque, le but, d’une trace faible comme un souffle.

— À votre tour, Sir, dit à l’homme de la finance le gentleman de Manchester, qui s’éponge le front.

retour d’une idée fixe

— Enfin, qu’est-ce que vous lui trouvez de si anglais, à ce jeu ?

— Tout.