0° cocktail (Recueil)/Le Village sous la neige

0° cocktailChampion, coll. Les Amis d’Édouard (p. 15-24).
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LE VILLAGE SOUS LA NEIGE

Vu de haut, le village est une étoile à trois branches tombée dans la vallée et devenue tout à fait brune en vieillissant. Le soir, elle se ponctue de lumières jaunes, inégalement. Pauvre vieille étoile, on fait ce qu’on peut quand on est de bois.

Elle est quand même très douce à voir de haut, douce et stable : vis à trois pointes qui fixe l’éventail de montagnes déployé là, d’un coup de pouce et jamais refermé.

Une de ses pointes s’allonge vers le levant, une autre vers le couchant, la troisième trace une flèche dans la direction du nord. Ainsi la vieille étoile entretient, dans son cœur de pierre et de bois, l’illusion qu’elle sert de guide au soleil. Sans elle, comment reconnaîtrait-il sa route dans la pureté anonyme du paysage d’hiver que le ciel transparent met sous globe ? Il faut être la buse pour ramer dans cet infini avec sécurité et faire planer au-dessus des sapins mouchetés comme des perdrix une menace prolongée, en accent circonflexe.

Plaquée au sol, de ses trois branches couleur de bois mort, la vieille étoile dessine sur la neige le trajet du soleil. Et toutes les pentes descendent vers elle, respectueusement, pour lui demander l’orientation.

Toutes les pentes conduisent au village. Au coucher du soleil, elles se couvrent de silhouettes rapides, pressées de fuir la pâleur subite du sol. Le ciel, à cette heure, semble une immense coquille d’œuf de vanneau où le bleu délicat se mue en vert. À l’ouest, la coquille est brisée : le jaune, répandu, flambe. Mais le rayonnement livide du sol gagne de vitesse les skieurs rapides qui rentrent au village.

Ils quittent les champs de neige pour les sentiers durcis, crissants. Entre les talus, on les voit défiler à mi-corps, le buste droit, sans un mouvement des jambes, comme les sujets d’un tir forain ou les personnages d’une horloge suisse. Le village brun sous ses toits blancs va happer tous ces jouets, les ranger pour la nuit dans ses tiroirs.

La dernière silhouette qui défile est une petite coccinelle rouge. Ses skis lui font des prolongements immenses et grêles, comme les pattes d’une araignée d’eau.

La coccinelle rouge ouvre l’heure nocturne. Vue de près, elle porte toquet à jugulaire et veste à boutons dorés : c’est le chasseur de ce petit bar américain qui se déguise, planté dans la neige, en maisonnette russe ; on y trouve le caviar de la Volga, la fondue du Jura, cent cinquante sortes de cocktails et Ukulele Lady amplifié par un diffuseur qui prête au phonographe une voix hallucinante de rhinocéros mélomane.

Le barman a dû naguère porter sabots dans les prés à bestiaux du Nivernais ; il en a gardé l’accent, qui n’attrapera jamais l’r américain. Par bonheur, il nasille : bien rasé, l’œil un peu canaille, le poignet mécanique pour secouer les gobelets… L’illusion est sauve. Le bar fera fortune.

Pourtant les concurrents ne manquent pas. Sur ce sol savoyard, fait pour les vaches et les sapinières, l’American Bar pousse comme le bolet. Dans l’un, qui s’illumine dès que la neige pâlit, la gérante brune qui porte ses cheveux en touffe sur la nuque, à la Spinelly première manière, danse au son du phonographe avec la caissière blonde et grasse. Mais — est-ce l’absence du barman ou celle du diffuseur ? — elles ont beau, l’une contre l’autre, pousser des hanches et des épaules les mesures d’un tango, l’atmosphère n’y est pas. C’est un bar pour familles. Les petits enfants de peluche beige qui se roulent sur le chemin des luges, gras et confiants comme des oursons, iront tout seuls y boire un « rose ».

Quel illuminé a eu l’idée d’ouvrir ici un restaurant savoyard ? Encore une victime du régionalisme. Face aux vieilles maisons flanquées de tours rondes, — vestige du carré fortifié à la mode du pays qui enserrait le château, l’église massive, son cimetière et son carillon, — face aux chalets de bois fumé qui penchent sur le torrent les géraniums de leurs fenêtres, il se croit dans son cadre, le malheureux, avec ses nappes rustiques — et il attend les clients. Il ne sait donc pas que le vrai, le seul lieu des auberges de campagne, c’est Paris ?

L’habit fait le moine : proverbe bête comme le bon sens. C’est le moine qui fait l’habit.

On porte ici, hommes et femmes, le costume norvégien : veste et pantalon de gros drap bleu, le bas du pantalon serré à la cheville par des bandes de couleur ; là-dessus, le laupard, vraie chaussure de pied-bot, confortable comme une maison.

Jusqu’à quinze ou seize ans, garçons et filles se confondent, tous potaches hâlés, turbulents, glorieux de leur argot et de leur pantalon. En les fouillant, on trouverait dans toutes les poches du caporal ordinaire.

Mais, passé cet âge, on distingue au premier coup d’œil — dos, face ou profil — la femme de son compagnon. Louée sois-tu, Ève porte-culottes, qui nous assure que rien n’a changé !

Ce sont les femmes vêtues en femmes — jupes collant aux flancs minces, chandail échancré sur la nuque bleue — qui ont l’air de scandaleux travestis. Osez-vous bien, petit voyou !… Le sens moral proteste.

L’uniforme ne déguise personne. Cette Parisienne qui se prend tout de bon pour un skieur norvégien n’a pu changer son regard court et curieux, habitué à saisir les gens au visage, à la robe, aux chaussures. Peut-être guérira-t-elle de la spirituelle myopie qui trahit son origine. Si la montagne l’adopte, elle lui apprendra à poser son regard sur l’horizon, à marcher d’un pas long, indéfiniment, les paupières retroussées par le vent, une chaleur de punch aux oreilles.

Une vieille Américaine, en descendant du car, est allée chez le marchand qui vend chaussettes, chaussures, chandails décorés en laine fine pour les hommes, chemises d’homme en gros pilou pour les femmes, vestes, culottes, etc… Elle a choisi, parmi les bonnets garantis norvégiens, celui qui était brodé de vert, de jaune et de rouge, les bandes norvégiennes assorties et le norvégien pantalon. Puis elle a tiré de ses propres bagages une veste en peau de daim à franges, couleur de tan.

Rouge, verte, jaune, on la reconnaît de loin. Elle est dehors par tous les temps, par le soleil et par la neige. Sa face est cuite à la couleur de sa veste. Pourtant, elle n’a pas l’air tout à fait à son aise. Il lui manque quelque chose qu’elle n’a pu trouver chez le marchand d’équipements pour sports d’hiver. Quelque chose. On ne sait pas quoi. Elle-même, probablement, ne sait pas quoi. Hier, j’ai trouvé : il lui manque le collier de griffes d’ours et de dents d’opossum qui la rendrait tout à fait pareille, cette vieille Américaine en costume norvégien, à la squaw, son ancêtre, qui marchait par le soleil et par la neige, maigre sous sa veste de daim tanné avec ses mocassins brodés de vert, de jaune et de rouge.