Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/04

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IV


Comment le saint frère Bernard d’Assise fut envoyé à Bologne par saint François, et y fonda un couvent.


Saint François et ses compagnons étant appelés de Dieu pour porter la croix du Christ dans leurs cœurs et leurs actions, et pour la prêcher dans leurs discours, ils paraissaient et ils étaient vraiment des hommes crucifiés, par leur habit et leur vie austère, comme aussi par leurs actes et toutes leurs œuvres. Ils désiraient donc beaucoup plus la honte et les opprobres supportés pour l’amour du Christ, que les honneurs du monde, le respect et les louanges des hommes. Bien plus, ils se réjouissaient des injures et s’attristaient des honneurs, et ils allaient ainsi par le monde comme des pèlerins et des étrangers, n’emportant avec eux autre chose que le Christ crucifié. Et parce qu’ils étaient de la véritable vigne qui est le Christ, ils produisaient de grands et bons fruits dans les âmes, qu’ils gagnaient à Dieu. Il advint que dans le commencement de l’Ordre saint François envoya frère Bernard à Bologne, afin d’y faire, selon la grâce que Dieu lui avait donnée, de bons fruits pour le ciel. Or frère Bernard, se munissant du signe de la très-sainte croix, au nom de la sainte obéissance, partit et arriva à Bologne. Et les enfants, le voyant vètu d’une manière étrange et misérable, lui faisaient beaucoup d’affronts et beaucoup d’injures, comme on ferait à un fou. Or frère Bernard, avec patience et allégresse, supportait toutes ces choses pour l’amour du Christ. Bien plus, afin d’être mieux tourmenté, il se mit tout exprès sur la place de la ville, où, s’étant assis, il vit s’attrouper autour de lui beaucoup d’enfants et d’hommes : ils lui tiraient le capuchon, qui derrière, qui devant ; l’un lui jetait de la poussière, l’autre des pierres, et on le poussait qui deçà, qui delà ; et frère Bernard, toujours avec la même patience, d’un même air et d’un visage joyeux, demeurait calme et sans se plaindre.

Or pendant plusieurs jours il revint au même lieu, afin d’avoir à soutenir de pareils traitements. Et comme la patience est une œuvre de perfection et une épreuve de vertu, un savant docteur ès lois, voyant tant de constance et de vertu dans le frère Bernard, que~depuis tant de jours aucun outrage ni aucune injure n’avait pu troubler, se dit en lui-même : « Il est impossible que celui-ci ne soit pas un saint homme. » Et, s’approchant de lui, il lui demanda : « Qui es-tu ? et qu’es-tu venu faire ici ? » Frère Bernard, pour toute réponse, mit la main dans son sein, et en tira la règle de saint François, et la lui donna pour qu’il la lût. Et le docteur l’ayant lue, considérant le sublime état de perfection qu’elle prescrit, frappé d’étonnement et d’admiration, se tourna vers ses amis et leur dit : « Vraiment, voici le plus sublime état de religion que j’aie jamais connu ; celui-ci et ses compagnons sont les plus saintes gens dont j’aie entendu parler en ce monde, et c’est un très-grand péché que de l’injurier, lui qu’il faudrait honorer souverainement comme un véritable ami de Dieu. »

Il dit donc à frère Bernard : « Si vous voulez établir un couvent où vous puissiez convenablement servir Dieu, moi, je vous le donnerai volontiers, pour le salut de mon âme. » Et frère Bernard répondit : « Seigneur, je crois que ceci vous est inspiré par Notre-Seigneur Jésus-Christ, et pour son honneur j’accepte volontiers votre offre. » Alors ce juge, avec une grande joie et une grande charité, mena frère Bernard chez lui, puis lui donna la maison qu’il avait promise, la disposa et la meubla à ses dépens ; et dorénavant il devint le père et le défenseur spécial de frère Bernard et de ses compagnons. Frère Bernard, par la sainteté de sa vie, commença à être fort honoré du peuple, au point que bien heureux se croyait quiconque pouvait le toucher ou le voir. Mais lui, comme un véritable disciple du Christ et de l’humble François, craignant que l’honneur du monde ne nuisît à la paix et au salut de son âme, il partit un jour, et retourna près de saint François, et lui parla ainsi : « Père, le couvent de la ville de Bologne est fondé ; envoyez-y des frères qui le conservent et y demeurent ; car déjà je n’y faisais plus de profit et même par le trop grand honneur qu’on m’y rend, je crains d’y perdre plus que je n’y gagnerais. » Or saint François, entendant toute la suite des choses que Dieu avait opérées par frère Bernard, rendit grâce à Dieu, qui avait ainsi commencé à étendre les pauvres disciples de la Croix. Alors il envoya de ses compagnons à Bologne et en Lombardie, et ceux-ci fondèrent beaucoup de couvents en divers pays.