Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7

CHAPITRE VII


LES PETITES FLEURS DE SAINT FRANÇOIS


Si tout l’effort du mysticisme est de faire que l’homme s’oublie devant Dieu, il ne faut pas s’étonner que l’auteur de l’Imitation ait voulu rester ignoré, ni que toute la poésie franciscaine vienne aboutir à une œuvre charmante, mais anonyme : ce sont les Petites Fleurs de saint François. Elles ressemblent vraiment aux fleurs, qui ne publient pas le nom de leur jardinier, mais qui annoncent leur saison. Tout dans ce livre respire la foi, la naïveté du moyen âge : des indices incontestables y font reconnaître la première moitié du quatorzième siècle mais on n’a que de faibles conjectures pour y soupçonner la main de Jean de Saint-Laurent, de la noble famille florentine de Marignolles, que son savoir et sa vertu firent élever, en 1554, au siège épiscopal de Bisignano[1].

À vrai dire, un livre pareil n’a pas d’auteur : il se fait peu à peu, et comme par le travail de tout un siècle. La vie et les principaux miracles de saint François, attestés par ses contemporains, appartiennent à l’histoire : j’y crois, non que l’Église en ait jamais fait un article de foi, mais parce que la critique ne permet point de mépriser des témoins désintéressés et compétents. Mais, à mesure que le souvenir s’éloigne, les imaginations qui ne veulent pas s’en détacher se plaisent à la raviver par de nouveaux traits ; le prodige s’ajoute au prodige, sans mensonge, et seulement par ce besoin que nous avons de croire et d’admirer. Ainsi, à côté de l’histoire, commence la poésie. Dès le treizième siècle, la légende du Pauvre d’Assise, mise en hexamètres latins, et bientôt après traduite en vers français dans la langue des trouvères, rivalisa de popularité avec les aventures d’Alexandre et de César. Mais c’était l’Italie, c’était l’idiome consacré par la prédication de saint François, par les chants de ses disciples, qui devait recueillir les traditions éparses, y mettre l’unité, l’ordre, l’harmonie, et en faire, pour ainsi dire, l’épopée de la pauvreté chrétienne.

J’y trouve en effet tout ce qui constitue un poëme. Premièrement, un idéal divin rayonne d’un bout à l’autre du récit, et en rehausse tous les personnages. Cet idéal est le Christ, dont les saints ne reproduisent que les traits affaiblis. Saint François lui-même ne doit toute sa grandeur qu’à sa conformité avec l’Homme-Dieu, et le livre des Petites Fleurs s’attache d’abord à relever ces ressemblances. Il prend ensuite le Pénitent d’Assises au moment de sa conversion, et le suit jeûnant au désert, évangélisant l’Ombrie et la Toscane, annonçant la foi au soudan de Babylone. On ne saurait dessiner avec plus de pureté cette figure mortifiée, et pourtant pleine de grâce et de force ; cette vie presque immatérielle d’un saint qui semble avoir rompu toutes les attaches de la terre, et qui cependant pénètre plus profondément que les hommes d’État dans les douleurs, les périls et les besoins de son temps. Autour de lui se groupent ses disciples avec une grande variété de caractères. C’est frère Léon, son compagnon préféré, qu’il nommait la petite Brebis de Dieu ; c’est Bernard le théologien, dont l’intelligence avait le vol de l’aigle. C’est saint Antoine de Padoue, entraînant les populations suspendues à sa parole, et quand les hommes fermaient les oreilles, descendant au bord de la mer, et prêchant aux poissons. C’est enfin la douce image de sainte Claire, qui tempère, pour ainsi dire, l’austérité de ces peintures monastiques. Jamais, d’ailleurs, action chantée par les poëtes ne fut plus hardie. Il s’agit de fonder une cité nouvelle, et, dans un siècle de violence et d’indiscipline, il faut créer un peuple obéissant, chaste et charitable. Tout s’intéresse à un si grand dessein : la nature entière y concourt ; les bêtes des forêts donnent aux pécheurs l’exemple de la docilité ; les oiseaux écoutent la parole qui doit pacifier les nations. Le tombeau rend ses morts pour achever la conversion des vivants. Le monde invisible n’a plus de mystères ; et s’il faut raffermir la confiance d’un pauvre larron pénitent, les portes du ciel s’ouvriront, et lui laisseront voir les saints tout couronnés d’étoiles.

Mais le livre des Petites Fleurs de saint François est écrit en prose, et il a ce point de commun avec tant de poëmes du moyen âge écrits d’abord en vers pour le plaisir des grands, mais qui ont fini par trouver en prose une forme plus populaire et plus durable. Je ne citerai que les Reali di Francia, dernière rédaction des chansons de geste destinées à célébrer Charlemagne, sa famille et ses preux. Tandis que le monde lettré se lassait de ces belles histoires, elles se sont réfugiées dans un texte prosaïque, sous la forme d’un livre obscur qui se vend aux foires, qui se lit aux veillées de paysans, et qui les entretient de bons sentiments et des grandes actions. Il en fut de même des Fioretti, mais avec toute la supériorité d’un style marqué au cachet du quatorzième siècle. C’est assez d’ornement, et l’on peut ajouter que les pompes de la poésie eussent mal convenu à l’épopée des pauvres. Comme le bienheureux Angelico de Fiesole, chargé de peindre le couvent de Saint-Marc à Florence, pensa que la pauvreté religieuse n’admettait pas la richesse du coloris, et, réservant à la décoration des églises l’or, l’azur et le cinabre, n’employa dans le cloître que des tons légers, tels seulement qu’il les fallait pour éclairer la scène et animer les figures ; tout de même l’écrivain des Fioretti ne manie point les éclatantes couleurs que Dante avait portées dans ses tableaux ; mais il a le langage parfaitement simple et naturel qui donne à tous les objets la lumière, et a tous les personnages le mouvement et la vie.

Il égale ainsi ces incomparables conteurs dont les Nouvelles charmèrent tant de fois les ennuis de l’Italie ; mais trop souvent aussi leurs récits voluptueux ne firent qu’amollir des générations destinées à la servitude. Au contraire, les Fleurs de saint François, tout aimables qu’elles sont, cachent une doctrine mâle, et faite pour des hommes libres. N’accusez pas la puérilité de ces légendes : ne dites pas qu’elles servent tout au plus à populariser les vertus du cloître. Quand saint Louis, en habit de pèlerin, va visiter frère Gilles à Pérouse, et que les deux saints, après s’être longuement embrassés, se séparent sans se dire une parole, parce que leurs deux cœurs se sont révélés l’un à l’autre, je reconnais le type de cette société chrétienne qui ne met plus de barrière entre l’âme d’un roi et celle d’un mendiant. Quand saint François reçoit sainte Claire au couvent de Sainte-Marie-des-Anges, la fait asseoir à ses côtés, et rompt le pain avec elle en présence de ses disciples, que fait-il, sinon d’enseigner le respect des femmes dans un pays où pesa longtemps sur elles la dureté des lois romaines ? Lorsque s’entretenant avec frère Léon, et demandant où est la joie parfaite, il ne la trouve ni dans la science, ni dans la prédication, ni dans les miracles, mais dans le pardon des injures, il met la main sur la plaie de cette nation italienne, si inspirée, si éloquente, qui sut tout, excepté pardonner, et qui devait périr par ses discordes. Vous souriez au récit de la paix que fit le saint entre la ville de Gubbio et le loup de la montagne voisine, et vous n’apercevez pas une admirable leçon de charité donnée aux justes en faveur des pauvres pécheurs. Vous ne voyez pas que le loup voleur et homicide, mais docile après tout, qui pose sa patte dans la main de saint François, et qui tient sa promesse de ne faire mal à personne, représente bien le peuple du moyen âge, terrible dans ses emportements, mais de qui l’Église ne désespère pas, dont elle prit la main meurtrière dans ses mains divines, jusqu’à ce qu’elle lui eût inspiré cette horreur du sang, le plus beau et le plus incontestable caractère des mœurs modernes.

  1. Wadding, Scriptores ordinis Minorum, comme supplemento Sbaraleae.