Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/03

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III


Comment l’ange de Dieu proposa une question à frère Élie, dans un couvent du Val de Spotete ; et, frère Élie lui ayant répondu avec orgueil, l’ange partit, et s’en fut sur le chemin de Saint-Jacques, où il trouva frère Bernard, et lui fit ce récit.


Au commencement de l’Ordre, quand il y avait peu de frères, et qu’il n’y avait pas de couvents établis, saint François, pour sa dévotion, alla à Saint-Jacques en Galice, et emmena avec lui quelques frères, entre lesquels était frère Bernard. Et comme ils allaient ensemble par le chemin, il trouva dans un endroit un pauvre malade, duquel ayant compassion, il dit à frère Bernard : « Mon fils, je veux que tu restes ici à servir ce malade. » Et frère Bernard s’agenouilla humblement, et, baissant la tête, il reçut l’ordre du père vénéré, et demeura en ce lieu pendant que saint François, avec les autres, allait à Saint-Jacques. Arrivé là, et se trouvant la nuit en oraison dans l’église de Saint-Jacques, saint François eut révélation de Dieu qu’il devait fonder beaucoup de monastères par le monde, parce que son Ordre devait croître et s’étendre, et compter une grande multitude de frères ; et, sur cette révélation, il commença d’établir des couvents dans ces contrées. Et saint François, revenant par le chemin qu’il avait suivi d’abord, retrouva frère Bernard, et le malade avec qui il l’avait laissé parfaitement guéri. C’est pourquoi, l’année suivante, saint François permit à frère Bernard d’aller à Saint-Jacques, et lui s’en retourna dans la vallée de Spolète ; il y demeurait dans un couvent fort solitaire, avec frère Masséo, frère Élie et d’autres, lesquels se gardaient fort de troubler et d’interrompre saint François dans ses oraisons ; et ils en usaient ainsi par le grand respect qu’ils lui portaient, et parce qu’ils savaient que Dieu dans l’oraison lui révélait de grandes choses.

Il advint un jour que, saint François étant en prière dans la forêt, un beau jeune homme, en habit de voyageur, se présenta à la porte du couvent, et frappa avec tant de précipitation et si fort, et pendant si longtemps, que les frères s’étonnèrent beaucoup d’une aussi étrange manière de frapper. Frère Masséo alla, ouvrit la porte, et dit à ce jeune homme « D’où viens-tu, mon fils ? car, à l’étrange façon dont tu frappes, il ne semble pas que tu sois jamais venu ici. » Le jeune homme répondit « Et comment donc faut-il frapper ? » Et frère Masséo lui dit : « Frappe lentement trois fois l’une après l’autre puis attends assez pour que le frère ait le temps de dire un Pater Noster et d’arriver ; et si dans cet intervalle il ne vient pas, frappe de nouveau. » Le jeune homme répliqua « J’ai grande hâte, et c’est pourquoi j’ai frappe si fort ; car j’ai à faire un long voyage, et je suis venu ici afin de parler à frère François ; mais il est à cette heure en contemplation dans la forêt, et je ne veux pas le troubler. Mais va, et envoie-moi frère Élie ; car je lui veux faire une question, ayant ouï dire qu’il est très-sage. » Frère Masséo va, et dit à frère Élie de se rendre auprès de ce jeune homme ; mais lui se fâche, et n’y veut point aller. Si bien que frère Masséo ne sait plus que faire ni que répondre à l’étranger ; car, s’il dit que frère Élie ne peut venir, il ment ; et s’il dit que frère Élie est en colère et ne veut point venir, il craint de donner mauvais exemple. Or, comme frère Masseo hésitait à retourner, le jeune homme frappa une seconde fois comme la première, et peu après frère Masséo retourna à la porte et dit au jeune homme : « Tu n’as pas observé ma leçon sur la manière de frapper. » Le jeune homme répondit « Frère Élie ne veut pas venir à moi, mais va et dis à frère François que je suis venu pour converser avec lui ; et, comme je ne veux pas interrompre son oraison, dis-lui qu’il m’envoie frère Élie. » Et frère Masséo s’en alla à saint François, qui priait dans la forêt, le visage tourné vers le ciel, et lui dit le message du jeune homme et la réponse du frère Élie. Or ce jeune homme était l’ange de Dieu sous la figure humaine.

Alors saint François, sans changer de place, sans baisser les yeux, dit à frère Masseo : « Va et dis à frère Élie qu’au nom de la sainte obéissance il aille incontinent trouver ce jeune homme. » Frère Élie, ayant reçu l’ordre de saint François, alla à la porte très-irrité, l’ouvrit avec grande violence et grand fracas, et dit au jeune homme « Que veux-tu ? » Le jeune homme répondit : « Garde bien, frère, que tu ne sois en colère, comme tu le parais, parce que la colère gêne l’âme et ne lui laisse pas voir la vérité ». Frère Élie répliqua : « Dis ce que tu veux de moi. » Le jeune homme répondit : « Je te demande s’il est permis aux observateurs du saint Évangile de manger ce qui est servi devant eux, selon les paroles du Christ à ses disciples ? et je te demande encore s’il est permis à aucun homme d’établir rien de contraire à la liberté évangélique ? » Frère Élie répondit orgueilleusement : « Je sais bien ce que tu demandes, mais je ne veux pas te répondre. Va à tes affaires. » Le jeune homme dit : « Je saurais mieux que toi répondre à cette question. » Alors frère Élie, irrité, ferma la porte avec violence et s’en fut ; puis il se prit à considérer la question proposée et à douter en lui-même, et il ne la savait pas résoudre. Car il était vicaire de l’Ordre, et, par une constitution qui allait au delà de l’Évangile et des règles de saint François, il avait prescrit que nul d’entre les frères ne mangeât de la chair ; de sorte que la question était expressément tournée contre lui. Ne sachant donc s’en éclaircir lui-même, et frappé de l’air modeste du jeune homme, et de ce qu’il lui avait dit qu’il saurait répondre mieux que lui, il retourna à la porte, et l’ouvrit pour demander la réponse. Mais le voyageur avait disparu : car l’orgueil de frère Élie n’était pas digne de converser avec un ange. Ceci fait, saint François, à qui tout avait été révélé de Dieu, revint de la forêt. Il reprit frère Élie à haute voix et avec force, en disant : « Vous faites mal, frère Élie l’orgueilleux, qui chassez de chez nous les saints anges, lorqu’ils viennent pour nous instruire. Je vous déclare que je crains fort que votre orgueil ne vous fasse finir hors de cet Ordre. »

Le même jour et à la même heure où l’ange avait disparu, il se montra sous la même forme à frère Bernard, qui revenait de Saint-Jacques et qui était sur la rive d’un grand fleuve. L’ange le salua dans sa langue, et lui dit : « Dieu te donne la paix, ô bon frère. » Or le bon frère Bernard s’étonna beaucoup, et, considérant la beauté du jeune homme, qui lui donnait le salut de paix avec un joyeux visage et dans le langage de sa patrie, il lui demanda : « D’où viens-tu, bon jeune homme ? » L’ange répondit : « Je viens de tel couvent, où demeure saint François, et j’allais pour parler avec lui mais je n’ai pu, parce qu’il était dans la forêt à contempler les choses divines, et je n’ai pas voulu l’interrompre. En ce couvent demeurent frère Masséo, frère Gilles et frère Élie ; et frère Masséo m’a enseigné à frapper à la porte selon la coutume des frères. Mais frère Élie n’a pas voulu répondre à la question que je lui ai proposée ; puis il s’en est repenti ; il a voulu m’entendre et me voir, et il était trop tard. » Après ces paroles, l’ange dit à frère Bernard « Pourquoi ne passes-tu pas le fleuve ? » Frère Bernard répondit : « Parce que je crains de périr dans les eaux, à cause de la profondeur que je leur vois. » L’ange dit : « Passons ensemble, et ne crains rien. » Et il lui prend la main, et en un clin d’œil il le pose de l’autre côté du fleuve. Alors frère Bernard connut que c’était l’ange de Dieu, et avec un grand respect et une grande joie il s’écria : « Ange béni de Dieu, dis-moi quel est ton nom ? » L’ange répondit « Pourquoi me demandes-tu mon nom, qui est mystérieux ? » Et, ayant dit ces mots, l’ange disparut, et laissa frère Bernard fort consolé ; si bien qu’il fit tout le chemin avec allégresse, et il remarqua le jour et l’heure où l’ange lui était apparu. Arrivé au couvent où était saint François avec ses compagnons, dont on a parlé plus haut, il leur raconta toutes choses de point en point, et ils connurent avec certitude que c’était le même ange qui, en ce jour et à cette heure, avait apparu d’abord à eux, ensuite à lui.