Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Partie expérimentale/Sixième mémoire



SIXIÈME MÉMOIRE

EXPÉRIENCES SUR LA LUMIÈRE ET SUR LA CHALEUR QU’ELLE PEUT PRODUIRE.

ARTICLE PREMIER

INVENTION DE MIROIRS POUR BRÛLER À DE GRANDES DISTANCES.

L’histoire des miroirs ardents d’Archimède est fameuse : il les inventa pour la défense de sa patrie, et il lança, disent les anciens, le feu du soleil sur la flotte ennemie, qu’il réduisit en cendres lorsqu’elle approcha des remparts de Syracuse ; mais cette histoire, dont on n’a pas douté pendant quinze ou seize siècles, a d’abord été contredite, et ensuite traitée de fable pendant ces derniers temps. Descartes, né pour juger et même pour surpasser Archimède, a prononcé contre lui d’un ton de maître ; il a nié la possibilité de l’invention, et son opinion a prévalu sur les témoignages et sur la croyance de toute l’antiquité : les physiciens modernes, soit par respect pour leur philosophe, soit par complaisance pour leurs contemporains, ont été de même avis. On n’accorde guère aux anciens que ce qu’on ne peut leur ôter : déterminés peut-être par ces motifs, dont l’amour-propre ne se sert que trop souvent sans qu’on s’en aperçoive, n’avons-nous pas naturellement trop de penchant à refuser ce que nous devons à ceux qui nous ont précédés ? Et si notre siècle refuse plus qu’un autre, ne serait-ce pas, qu’étant plus éclairé, il croit avoir plus de droits à la gloire, plus de prétentions à la supériorité ?

Quoi qu’il en soit, cette invention était dans le cas de plusieurs autres découvertes de l’antiquité qui se sont évanouies, parce qu’on a préféré la facilité de les nier à la difficulté de les retrouver ; et les miroirs ardents d’Archimède étaient si décriés qu’il ne paraissait pas possible d’en rétablir la réputation ; car, pour appeler du jugement de Descartes, il fallait quelque chose de plus fort que des raisons, et il ne restait qu’un moyen sûr et décisif, à la vérité, mais difficile et hardi, c’était d’entreprendre de trouver les miroirs, c’est-à-dire d’en faire qui pussent produire les mêmes effets : j’en avais conçu depuis longtemps l’idée, et j’avouerai volontiers que le plus difficile de la chose était de la voir possible, puisque dans l’exécution j’ai réussi au delà de mes espérances[NdÉ 1].

J’ai donc cherché le moyen de faire des miroirs pour brûler à de grandes distances, comme de 100, de 200 et 300 pieds : je savais en général qu’avec les miroirs par réflexion l’on n’avait jamais brûlé qu’à 15 ou 20 pieds tout au plus, et qu’avec ceux qui sont réfringents, la distance était encore plus courte, et je sentais bien qu’il était impossible, dans la pratique, de travailler un miroir de métal ou de verre avec assez d’exactitude pour brûler à ces grandes distances ; que pour brûler, par exemple, à 200 pieds, la sphère ayant dans ce cas 800 pieds de diamètre, on ne pouvait rien espérer de la méthode ordinaire de travailler les verres, et je me persuadai bientôt que, quand même on pourrait en trouver une nouvelle pour donner à de grandes pièces de verre ou de métal une courbure aussi légère, il n’en résulterait encore qu’un avantage très peu considérable, comme je le dirai dans la suite.

Mais, pour aller par ordre, je cherchai d’abord combien la lumière du soleil perdait par la réflexion à différentes distances, et quelles sont les matières qui la réfléchissent le plus fortement. Je trouvai premièrement que les glaces étamées, lorsqu’elles sont polies avec un peu de soin, réfléchissent plus puissamment la lumière que les métaux les mieux polis, et même mieux que le métal composé dont on se sert pour faire des miroirs de télescopes ; et que, quoiqu’il y ait dans les glaces deux réflexions, l’une à la surface et l’autre à l’intérieur, elles ne laissent pas de donner une lumière plus vive et plus nette que le métal, qui produit une lumière colorée.

En second lieu, en recevant la lumière du soleil dans un endroit obscur, et en la comparant avec cette même lumière du soleil réfléchie par une glace, je trouvai qu’à de petites distances, comme 4 ou 5 pieds, elle ne perdait qu’environ moitié par la réflexion, ce que je jugeai en faisant tomber sur la première lumière réfléchie une seconde lumière aussi réfléchie : car la vivacité de ces deux lumières réfléchies me parut égale à celle de la lumière directe.

Troisièmement, ayant reçu à de grandes distances, comme à 100, 200 et 300 pieds, cette même lumière réfléchie par de grandes glaces, je reconnus qu’elle ne perdait presque rien de sa force par l’épaisseur de l’air qu’elle avait à traverser.

Ensuite je voulus essayer les mêmes choses sur la lumière des bougies ; et, pour m’assurer plus exactement de la quantité d’affaiblissement que la réflexion cause à cette lumière, je fis l’expérience suivante :

Je me mis vis-à-vis une glace de miroir, avec un livre à la main, dans une chambre où l’obscurité de la nuit était entière, et où je ne pouvais distinguer aucun objet : je fis allumer dans une chambre voisine, à 40 pieds de distance environ, une seule bougie, et je la fis approcher peu à peu, jusqu’à ce que je pusse distinguer les caractères et lire le livre que j’avais à la main ; la distance se trouva de 24 pieds du livre à la bougie : ensuite ayant retourné le livre du côté du miroir, je cherchai à lire par cette même lumière réfléchie, et je fis intercepter par un paravent la partie de la lumière directe qui ne tombait pas sur le miroir, afin de n’avoir sur mon livre que la lumière réfléchie. Il fallut approcher la bougie, ce qu’on fit peu à peu, jusqu’à ce que je pusse lire les mêmes caractères éclairés par la lumière réfléchie ; et alors la distance du livre à la bougie, y compris celle du livre au miroir, qui n’était que de 1/2 pied, se trouva être en tout de 15 pieds ; je répétai cela plusieurs fois, et j’eus toujours les mêmes résultats à très peu près : d’où je conclus que la force ou la quantité de la lumière directe est à celle de la lumière réfléchie comme 576 à 225 : ainsi l’effet de la lumière de cinq bougies reçues par une glace plane est à peu près égal à celui de la lumière directe de deux bougies.

La lumière des bougies perd donc plus par la réflexion que la lumière du soleil ; et cette différence vient de ce que les rayons de lumière qui partent de la bougie comme d’un centre tombent plus obliquement sur le miroir que les rayons du soleil, qui viennent presque parallèlement. Cette expérience confirma donc ce que j’avais trouvé d’abord, et je tins pour sûr que la lumière du soleil ne perd qu’environ moitié par sa réflexion sur une glace de miroir.

Ces premières connaissances dont j’avais besoin étant acquises, je cherchai ensuite ce que deviennent en effet les images du soleil lorsqu’on les reçoit à de grandes distances. Pour bien entendre ce que je vais dire, il ne faut pas, comme on le fait ordinairement, considérer les rayons du soleil comme parallèles ; et il faut se souvenir que le corps du soleil occupe à nos yeux une étendue d’environ 32 minutes ; que par conséquent les rayons qui partent du bord supérieur du disque, venant à tomber sur un point d’une surface réfléchissante, les rayons qui partent du bord inférieur, venant à tomber aussi sur le même point de cette surface, ils forment entre eux un angle de 32 minutes dans l’incidence et ensuite dans la réflexion, et que par conséquent l’image doit augmenter de grandeur à mesure qu’elle s’éloigne. Il faut de plus faire attention à la figure de ces images : par exemple, une glace plane carrée de 1/2 pied, exposée aux rayons du soleil, formera une image carrée de 6 pouces lorsqu’on recevra cette image à une petite distance de la glace, comme de quelques pieds ; en s’éloignant peu à peu, on voit l’image augmenter, ensuite se déformer, enfin s’arrondir et demeurer ronde, toujours en s’agrandissant à mesure qu’elle s’éloigne du miroir. Cette image est composée d’autant de disques du soleil qu’il y a de points physiques dans la surface réfléchissante ; le point du milieu forme une image du disque ; les points voisins en forment de semblables et de même grandeur qui excèdent un peu le disque du milieu ; il en est de même de tous les autres points, et l’image est composée d’une infinité de disques, qui se surmontant régulièrement et anticipant circulairement les uns sur les autres, forment l’image réfléchie dont le point du milieu de la glace est le centre.

Si l’on reçoit l’image composée de tous ces disques à une petite distance, alors l’étendue qu’ils occupent n’étant qu’un peu plus grande que celle de la glace, cette image est de la même figure et à peu près de la même étendue que la glace : si la glace est carrée, l’image est carrée ; si la glace est triangulaire, l’image est triangulaire ; mais lorsqu’on reçoit l’image à une grande distance de la glace, où l’étendue qu’occupent les disques est beaucoup plus grande que celle de la glace, l’image ne conserve plus la figure carrée ou triangulaire de la glace, elle devient nécessairement circulaire ; et, pour trouver le point de distance où l’image perd sa figure carrée, il n’y a qu’à chercher à quelle distance la glace nous paraît sous un angle égal à celui que forme le corps du soleil à nos yeux, c’est-à-dire sous un angle de 32 minutes, cette distance sera celle où l’image perdra sa figure carrée et deviendra ronde ; car les disques ayant toujours pour diamètre une ligne égale à la corde de l’arc de cercle qui mesure un angle de 32 minutes, on trouvera par cette règle qu’une glace carrée de 6 pouces perd sa figure carrée à la distance d’environ 60 pieds, et qu’une glace de 1 pied en carré ne la perd qu’à 120 pieds environ, et ainsi des autres.

En réfléchissant un peu sur cette théorie, on ne sera plus étonné de voir qu’à de très grandes distances, une grande et une petite glace donnent à peu près une image de la même grandeur, et qui ne diffère que par l’intensité de la lumière ; on ne sera plus surpris qu’une glace ronde, ou carrée, ou longue, ou triangulaire, ou de telle autre figure que l’on voudra[1], donne toujours des images rondes, et on verra clairement que les images ne s’agrandissent et ne s’affaiblissent pas par la dispersion de la lumière ou par la perte qu’elle fait en traversant l’air, comme l’ont cru quelques physiciens, et que cela n’arrive au contraire que par l’augmentation des disques, qui occupent toujours un espace de 32 minutes, à quelque éloignement qu’on les porte.

De même on sera convaincu, par la simple exposition de cette théorie, que les courbes, de quelque espèce qu’elles soient, ne peuvent être employées avec avantage pour brûler de loin, parce que le diamètre du foyer de toutes les courbes ne peut jamais être plus petit que la corde de l’arc qui mesure un angle de 32 minutes, et que par conséquent le miroir concave le plus parfait dont le diamètre serait égal à cette corde ne ferait jamais le double de l’effet de ce miroir plan de même surface[2] ; et si le diamètre de ce miroir courbe était plus petit que cette corde, il ne ferait guère plus d’effet qu’un miroir plan de même surface.

Lorsque j’eus bien compris ce que je viens d’exposer, je me persuadai bientôt, à n’en pouvoir douter, qu’Archimède n’avait pu brûler de loin qu’avec des miroirs plans ; car, indépendamment de l’impossibilité où l’on était alors et où l’on serait encore aujourd’hui d’exécuter des miroirs concaves d’un aussi long foyer, je sentis bien que les réflexions que je viens de faire ne pouvaient pas avoir échappé à ce grand mathématicien. D’ailleurs je pensai que, selon toutes les apparences, les anciens ne savaient pas faire de grandes masses de verre, qu’ils ignoraient l’art de le couler pour en faire de grandes glaces, qu’ils n’avaient tout au plus que celui de le souffler et d’en faire des bouteilles et des vases ; et je me persuadai aisément que c’était avec des miroirs plans de métal poli et par la réflexion des rayons du soleil qu’Archimède avait brûlé au loin ; mais comme j’avais reconnu que les miroirs de glace réfléchissent plus puissamment la lumière que les miroirs du métal le plus poli, je pensai à faire construire une machine pour faire coïncider au même point les images réfléchies par un grand nombre de ces glaces planes, bien convaincu que ce moyen était le seul par lequel il fût possible de réussir.

Cependant j’avais encore des doutes, et qui me paraissaient même très bien fondés, car voici comment je raisonnais. Supposons que la distance à laquelle je veux brûler soit de 240 pieds, je vois clairement que le foyer de mon miroir ne peut avoir moins de 2 pieds de diamètre à cette distance ; dès lors quelle sera l’étendue que je serai obligé de donner à mon assemblage de miroirs plans pour produire du feu dans un aussi grand foyer ? Elle pouvait être si grande que la chose eût été impraticable dans l’exécution ; car en comparant le diamètre du foyer au diamètre du miroir, dans les meilleurs miroirs par réflexion que nous ayons, par exemple avec le miroir de l’Académie, j’avais observé que le diamètre de ce miroir, qui est de 3 pieds, était cent huit fois plus grand que le diamètre de son foyer, qui n’a qu’environ 4 lignes, et j’en concluais que, pour brûler aussi vivement à 240 pieds, il eût été nécessaire que mon assemblage de miroirs eût eu 216 pieds de diamètre, puisque le foyer aurait 2 pieds, or, un miroir de 216 pieds de diamètre était assurément une chose impossible.

À la vérité, ce miroir de 3 pieds de diamètre brûle assez vivement pour fondre l’or, et je voulus voir combien j’avais à gagner en réduisant son action à n’enflammer que du bois : pour cela, j’appliquai sur le miroir des zones circulaires de papier pour en diminuer le diamètre, et je trouvai qu’il n’avait plus assez de force pour enflammer du bois sec lorsque son diamètre fut réduit à 4 pouces 8 ou 9 lignes : prenant donc 5 pouces ou 60 lignes pour l’étendue du diamètre nécessaire pour brûler avec un foyer de 4 lignes, je ne pouvais me dispenser de conclure que, pour brûler également à 240 pieds, où le foyer aurait nécessairement 2 pieds de diamètre, il me faudrait un miroir de 30 pieds de diamètre ; ce qui me paraissait encore une chose impossible, ou du moins impraticable.

À des raisons si positives, et que d’autres auraient regardées comme des démonstrations de l’impossibilité du miroir, je n’avais rien à opposer qu’un soupçon, mais un soupçon ancien, et sur lequel plus j’avais réfléchi, plus je m’étais persuadé qu’il n’était pas sans fondement : c’est que les effets de la chaleur pouvaient bien n’être pas proportionnels à la quantité de lumière, ou, ce qui revient au même, qu’à égale intensité de lumière les grands foyers devaient brûler plus vivement que les petits.

En estimant la chaleur mathématiquement, il n’est pas douteux que la force des foyers de même longueur ne soit proportionnelle à la surface des miroirs. Un miroir dont la surface est double de celle d’un autre doit avoir un foyer de la même grandeur, si la courbure est la même ; et ce foyer de même grandeur doit contenir le double de la quantité de lumière que contient le premier foyer ; et dans la supposition que les effets sont toujours proportionnels à leurs causes, on avait toujours cru que la chaleur de ce second foyer devait être double de celle du premier.

De même, et par la même estimation mathématique, on a toujours cru qu’à égale intensité de lumière un petit foyer devait brûler autant qu’un grand, et que l’effet de la chaleur devait être proportionnel à cette intensité de lumière ; en sorte, disait Descartes, qu’on peut faire des verres ou des miroirs extrêmement petits qui brûleront avec autant de violence que les plus grands. Je pensai d’abord, comme je l’ai dit ci-dessus, que cette conclusion, tirée de la théorie mathématique, pourrait bien se trouver fausse dans la pratique, parce que la chaleur étant une qualité physique de l’action et de la propagation de laquelle nous ne connaissons pas bien les lois, il me semblait qu’il y avait quelque espèce de témérité à en estimer ainsi les effets par un raisonnement de simple spéculation.

J’eus donc recours encore une fois à l’expérience : je pris des miroirs de métal de différents foyers et de différents degrés de poliment ; et en comparant l’action des différents foyers sur les mêmes matières fusibles ou combustibles, je trouvai qu’à égale intensité de lumière les grands foyers font constamment beaucoup plus d’effet que les petits, et produisent souvent l’inflammation ou la fusion, tandis que les petits ne produisent qu’une chaleur médiocre ; je trouvai la même chose avec les miroirs par réfraction. Pour le faire mieux sentir, prenons, par exemple, un grand miroir ardent par réfraction, tel que celui du sieur Segard, qui a 32 pouces de diamètre et un foyer de 8 lignes de largeur à 6 pieds de distance, auquel foyer le cuivre se fond en moins d’une minute, et faisons dans les mêmes proportions un petit verre ardent de 32 lignes de diamètre, dont le foyer sera de 8/12 ou 2/3 de ligne, et la distance à 6 pouces : puisque le grand miroir fond le cuivre en une minute dans l’étendue entière de son foyer, qui est de 8 lignes, le petit verre devrait, selon la théorie, fondre dans le même temps la même matière dans l’étendue de son foyer, qui est de 2/3 de ligne. Ayant fait l’expérience, j’ai trouvé, comme je m’y attendais bien, que, loin de fondre le cuivre, ce petit verre ardent pouvait à peine donner un peu de chaleur à cette matière.

La raison de cette différence est aisée à donner, si l’on fait attention que la chaleur se communique de proche en proche et se disperse, pour ainsi dire, lors même qu’elle est appliquée continuellement sur le même point : par exemple, si l’on fait tomber le foyer d’un verre ardent sur le centre d’un écu, et que ce foyer n’ait que 1 ligne de diamètre, la chaleur qu’il produit sur le centre de l’écu se disperse et s’étend dans le volume entier de l’écu, et il devient chaud jusqu’à la circonférence ; dès lors toute la chaleur, quoique employée d’abord contre le centre de l’écu, ne s’y arrête pas et ne peut pas produire un aussi grand effet que si elle y demeurait tout entière. Mais si, au lieu d’un foyer de 1 ligne qui tombe sur le milieu de l’écu, on fait tomber sur l’écu tout entier un foyer d’égale intensité, toutes les parties de l’écu étant également échauffées dans ce dernier cas, non seulement il n’y a pas de perte de chaleur comme dans le premier, mais même il y a du gain et de l’augmentation de chaleur, car le point du milieu profitant de la chaleur des autres points qui l’environnent, l’écu sera fondu dans ce dernier cas, tandis que dans le premier il ne sera que légèrement échauffé.

Après avoir fait ces expériences et ces réflexions, je sentis augmenter prodigieusement l’espérance que j’avais de réussir à faire des miroirs qui brûleraient au loin ; car je commençai à ne plus craindre autant que je l’avais craint d’abord la grande étendue des foyers ; je me persuadai au contraire qu’un foyer d’une largeur considérable, comme de 2 pieds, et dans lequel l’intensité de la lumière ne serait pas à beaucoup près aussi grande que dans un petit foyer, comme de 4 lignes, pourrait cependant produire avec plus de force l’inflammation et l’embrasement, et que par conséquent ce miroir qui, par la théorie mathématique, devait avoir au moins 30 pieds de diamètre, se réduirait sans doute à un miroir de 8 ou 10 pieds tout au plus : ce qui est non seulement une chose possible, mais même très praticable.

Je pensai donc sérieusement à exécuter mon projet : d’abord j’avais dessein de brûler à 200 ou 300 pieds avec des glaces circulaires ou hexagones de 1 pied carré de surface, et je voulais faire quatre châssis de fer pour les porter, avec trois vis à chacune pour les mouvoir en tout sens, et un ressort pour les assujettir ; mais la dépense trop considérable qu’exigeait cet ajustement me fit abandonner cette idée, et je me rabattis à des glaces communes de 6 pouces sur 8 pouces, et un ajustement en bois qui, à la vérité, est moins solide et moins précis, mais dont la dépense convenait mieux à une tentative. M. Passemant, dont l’habileté dans les mécaniques est connue même de l’Académie, se chargea de ce détail, et je n’en ferai pas la description, parce qu’un coup d’œil sur le miroir en fera mieux entendre la construction qu’un long discours[3].

Il suffira de dire qu’il a d’abord été composé de cent soixante-huit glaces étamées de 6 pouces sur 8 pouces chacune, éloignées les unes des autres d’environ 4 lignes : que chacune de ces glaces se peut mouvoir en tout sens, et indépendamment de toutes, et que les 4 lignes d’intervalle qui sont entre elles servent non seulement à la liberté de ce mouvement, mais aussi à laisser voir à celui qui opère l’endroit où il faut conduire ses images. Au moyen de cette construction l’on peut faire tomber sur le même point les cent soixante-huit images, et par conséquent brûler à plusieurs distances, comme à 20, 30, et jusqu’à 150 pieds, et à toutes les distances intermédiaires ; et en augmentant la grandeur du miroir, ou en faisant d’autres miroirs semblables au premier, on est sûr de porter le feu à de plus grandes distances encore, ou d’en augmenter autant qu’on voudra la force ou l’activité à ces premières distances.

Seulement il faut observer que le mouvement dont j’ai parlé n’est point trop aisé à exécuter, et que d’ailleurs il y a un grand choix à faire dans les glaces : elles ne sont pas toutes à beaucoup près également bonnes, quoiqu’elles paraissent telles à la première inspection ; j’ai été obligé d’en prendre plus de cinq cents pour avoir les cent soixante-huit dont je me suis servi ; la manière de les essayer est de recevoir à une grande distance, par exemple à 150 pieds, l’image réfléchie du soleil comme un plan vertical ; il faut choisir celles qui donnent une image ronde et bien terminée, et rebuter toutes les autres qui sont en beaucoup plus grand nombre, et dont les épaisseurs étant inégales en différents endroits, ou la surface un peu concave ou convexe au lieu d’être plane, donnent des images mal terminées, doubles, triples, oblongues, chevelues, etc., suivant les différentes défectuosités qui se trouvent dans les glaces.

Par la première expérience que j’ai faite le 23 mars 1747 à midi, j’ai mis le feu, à 66 pieds de distance, à une planche de hêtre goudronnée, avec quarante glaces seulement, c’est-à-dire avec le quart du miroir environ ; mais il faut observer que, n’étant pas encore monté sur son pied, il était posé très désavantageusement, faisant avec le soleil un angle de près de 20 degrés de déclinaison, et un autre de plus de 10 degrés d’inclinaison.

Le même jour j’ai mis le feu à une planche goudronnée et soufrée, à 126 pieds de distance, avec quatre-vingt-dix-huit glaces, le miroir étant posé encore plus désavantageusement. On sent bien que, pour brûler avec le plus d’avantage, il faut que le miroir soit directement opposé au soleil, aussi bien que les matières qu’on veut enflammer ; en sorte qu’en supposant un plan perpendiculaire sur le plan du miroir, il faut qu’il passe par le soleil, et en même temps par le milieu des matières combustibles.

Le 3 avril, à quatre heures du soir, le miroir étant monté et posé sur son pied, on a produit une légère inflammation sur une planche couverte de laine hachée, à 138 pieds de distance, avec cent douze glaces, quoique le soleil fût faible et que la lumière en fût fort pâle. Il faut prendre garde à soi lorsqu’on approche de l’endroit où sont les matières combustibles, et il ne faut pas regarder le miroir, car si malheureusement les yeux se trouvaient au foyer, on serait aveuglé par l’éclat de la lumière.

Le 4 avril, à onze heures du matin, le soleil étant fort pâle et couvert de vapeurs et de nuages légers, on n’a pas laissé de produire, avec cent cinquante-quatre glaces, à 150 pieds de distance, une chaleur si considérable, qu’elle a fait en moins de deux minutes fumer une planche goudronnée qui se serait certainement enflammée, si le soleil n’avait pas disparu tout à coup.

Le lendemain 5 avril, à trois heures après midi, par un soleil encore plus faible que le jour précédent, on a enflammé à 150 pieds de distance, des copeaux de sapin soufrés et mêlés de charbon, en moins d’une minute et demie, avec cent cinquante-quatre glaces. Lorsque le soleil est vif, il ne faut que quelques secondes pour produire l’inflammation.

Le 10 avril après midi, par un soleil assez net, on a mis le feu à une planche de sapin goudronnée, à 150 pieds, avec cent vingt-huit glaces seulement : l’inflammation a été très subite, et elle s’est faite dans toute l’étendue du foyer qui avait environ 16 pouces de diamètre à cette distance.

Le même jour, à deux heures et demie, on a porté le feu sur une planche de hêtre, goudronnée en partie et couverte en quelques endroits de laine hachée ; l’inflammation s’est faite très promptement, elle a commencé par les parties du bois qui étaient découvertes ; et le feu était si violent, qu’il a fallu tremper dans l’eau la planche pour l’éteindre : il y avait cent quarante-huit glaces, et la distance était de 150 pieds.

Le 11 avril, le foyer n’étant qu’à 20 pieds de distance du miroir, il n’a fallu que douze glaces pour enflammer de petites matières combustibles : avec vingt-une glaces on a mis le feu à une planche de hêtre qui avait déjà été brûlée en partie ; avec quarante-cinq glaces on a fondu un gros flacon d’étain qui pesait environ 6 livres ; et avec cent dix-sept glaces on a fondu des morceaux d’argent mince et rougi une plaque de tôle ; et je suis persuadé qu’à 50 pieds on fondra les métaux aussi bien qu’à 20, en employant toutes les glaces du miroir ; et comme le foyer à cette distance est large de 6 à 7 pouces, on pourra faire des épreuves en grand sur les métaux[4], ce qu’il n’était pas possible de faire avec les miroirs ordinaires, dont le foyer est ou très faible, ou cent fois plus petit que celui de mon miroir. J’ai remarqué que les métaux, et surtout l’argent, fument beaucoup avant de se fondre : la fumée en était si sensible qu’elle faisait ombre sur le terrain ; et c’est là où je l’observai attentivement, car il n’est pas possible de regarder un instant le foyer, lorsqu’il tombe sur du métal : l’éclat en est beaucoup plus vif que celui du soleil.

Les expériences que j’ai rapportées ci-dessus, et qui ont été faites dans les premiers temps de l’invention de ces miroirs, ont été suivies d’un grand nombre d’autres expériences qui confirment les premières. J’ai enflammé du bois jusqu’à 200 et même 210 pieds avec ce même miroir, par le soleil d’été, toutes les fois que le ciel était pur, et je crois pouvoir assurer qu’avec quatre semblables miroirs on brûlerait à 400 pieds et peut-être plus loin. J’ai de même fondu tous les métaux et minéraux métalliques à 24, 30 et 40 pieds. On trouvera, dans la suite de cet article, les usages auxquels on peut appliquer ces miroirs, et les limites qu’on doit assigner à leur puissance pour la calcination, la combustion, la fusion, etc.

Il faut environ une demi-heure pour monter le miroir, et pour faire coïncider toutes les images au même point ; mais, lorsqu’il est une fois ajusté, on peut s’en servir à toute heure, en tirant seulement un rideau ; il mettra le feu aux matières combustibles très promptement, et on ne doit pas le déranger à moins qu’on ne veuille changer la distance : par exemple, lorsqu’il est arrangé pour brûler à 100 pieds, il faut une demi-heure pour l’ajuster à la distance de 150 pieds, et ainsi des autres.

Ce miroir brûle en haut, en bas et horizontalement, suivant la différente inclinaison qu’on lui donne ; les expériences que je viens de rapporter, ont été faites publiquement au Jardin du Roi, sur un terrain horizontal, contre des planches posées verticalement : je crois qu’il n’est pas nécessaire d’avertir qu’il aurait brûlé avec plus de force en haut, et moins de force en bas ; et, de même, il est plus avantageux d’incliner le plan des matières combustibles parallèlement au plan du miroir : ce qui fait qu’il a cet avantage de brûler en haut, en bas et horizontalement, sur les miroirs ordinaires de réflexion qui ne brûlent qu’en haut, c’est que son foyer est fort éloigné, et qu’il a si peu de courbure qu’elle est insensible à l’œil ; il est large de 7 pieds, et haut de 8 pieds, ce qui ne fait qu’environ la 150e partie de la circonférence de la sphère, lorsqu’on brûle à 150 pieds.

La raison qui m’a déterminé à préférer des glaces de 6 pouces de largeur sur 8 pouces de hauteur à des glaces carrées de 6 ou 8 pouces, c’est qu’il est beaucoup plus commode de faire des expériences sur un terrain horizontal et de niveau, que de les faire de bas en haut, et qu’avec cette figure plus haute que large, les images étaient plus rondes, au lieu qu’avec des glaces carrées, elles auraient été raccourcies surtout pour les petites distances, dans cette situation horizontale.

Cette découverte nous fournit plusieurs choses utiles pour la physique, et peut-être pour les arts. On sait que ce qui rend les miroirs ordinaires de réflexion presque inutiles pour les expériences, c’est qu’ils brûlent toujours en haut, et qu’on est fort embarrassé de trouver des moyens pour suspendre ou soutenir à leur foyer les matières qu’on veut fondre ou calciner. Au moyen de mon miroir, on fera brûler en bas les miroirs concaves, et avec un avantage si considérable qu’on aura une chaleur de tel degré qu’on voudra : par exemple, en opposant à mon miroir un miroir concave de 1 pied carré de surface, la chaleur que ce dernier miroir produira à son foyer, en employant cent cinquante-quatre glaces, sera plus de douze fois plus grande que celle qu’il produit ordinairement, et l’effet sera le même que s’il existait douze soleils au lieu d’un, ou plutôt que si le soleil avait douze fois plus de chaleur.

Secondement, on aura par le moyen de mon miroir la vraie échelle de l’augmentation de la chaleur, et on fera un thermomètre réel, dont les divisions n’auront plus rien d’arbitraire, depuis la température de l’air jusqu’à tel degré de chaleur qu’on voudra, en faisant tomber une à une successivement les images du soleil les unes sur les autres, et en graduant les intervalles, soit au moyen d’une liqueur expansive, soit au moyen d’une machine de dilatation ; et de là nous saurons en effet ce que c’est qu’une augmentation, double, triple, quadruple, etc., de chaleur[5], et nous connaîtrons les matières dont l’expansion ou les autres effets seront les plus convenables pour mesurer les augmentations de chaleur.

Troisièmement, nous saurons au juste combien de fois il faut la chaleur du soleil pour brûler, fondre ou calciner différentes matières, ce qu’on ne savait estimer jusqu’ici que d’une manière vague et fort éloignée de la vérité ; et nous serons en état de faire des comparaisons précises de l’activité de nos feux avec celle du soleil, et d’avoir sur cela des rapports exacts, et des mesures fixes et invariables.

Enfin, on sera convaincu lorsqu’on aura examiné la théorie que j’ai donnée, et qu’on aura vu l’effet de mon miroir, que le moyen que j’ai employé était le seul par lequel il fût possible de réussir à brûler au loin : car, indépendamment de la difficulté physique de faire de grands miroirs concaves sphériques, paraboliques, ou d’une autre courbure quelconque assez régulière pour brûler à 150 pieds, on se démontrera aisément à soi-même qu’ils ne produiraient qu’à peu près autant d’effet que le mien, parce que le foyer en serait presque aussi large ; que, de plus, ces miroirs courbes, quand même il serait possible de les exécuter, auraient le désavantage très grand de ne brûler qu’à une seule distance, au lieu que le mien brûle à toutes les distances ; et par conséquent on abandonnera le projet de faire, par le moyen des courbes, des miroirs pour brûler au loin, ce qui a occupé inutilement un grand nombre de mathématiciens et d’artistes qui se trompaient toujours parce qu’ils considéraient les rayons du soleil comme parallèles, au lieu qu’il faut les considérer ici tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme faisant des angles de toute grandeur, depuis zéro jusqu’à 32 minutes, ce qui fait qu’il est impossible, quelque courbure qu’on donne à un miroir, de rendre le diamètre du foyer plus petit que la corde de l’arc qui mesure cet angle de 32 minutes. Ainsi, quand même on pourrait faire un miroir concave pour brûler à une grande distance, par exemple, à 150 pieds, en le travaillant dans tous ses points sur une sphère de 600 pieds de diamètre, et en employant une masse énorme de verre ou de métal, il est clair qu’on aura à peu près autant d’avantage à n’employer au contraire que de petits miroirs plans.

Au reste, comme tout a des limites, quoique mon miroir soit susceptible d’une plus grande perfection, tant pour l’ajustement que pour plusieurs autres choses, et que je compte bien en faire un autre dont les effets seront supérieurs, cependant il ne faut pas espérer qu’on puisse jamais brûler à de très grandes distances ; car pour brûler, par exemple, à une demi-lieue, il faudrait un miroir deux mille fois plus grand que le mien ; et tout ce qu’on pourra jamais faire, est de brûler à 8 ou 900 pieds tout au plus. Le foyer dont le mouvement correspond toujours à celui du soleil marche d’autant plus vite qu’il est plus éloigné du miroir, et à 900 pieds de distance il ferait un chemin d’environ 6 pieds par minute.

Il n’est pas nécessaire d’avertir qu’on peut faire avec de petits morceaux plats de glace ou de métal des miroirs dont les foyers seront variables, et qui brûleront à de petites distances avec une grande vivacité ; et en les montant à peu près comme l’on monte les parasols, il ne faudrait qu’un seul mouvement pour en ajuster le foyer.

Maintenant que j’ai rendu compte de ma découverte et du succès de mes expériences, je dois rendre à Archimède et aux anciens la gloire qui leur est due. Il est certain qu’Archimède a pu faire avec des miroirs de métal ce que je fais avec des miroirs de verre ; il est sûr qu’il avait plus de lumières qu’il n’en faut pour imaginer la théorie qui m’a guidé et la mécanique que j’ai fait exécuter, et que par conséquent on ne peut lui refuser le titre du premier inventeur de ces miroirs, que l’occasion où il sut les employer rendit sans doute plus célèbres que le mérite de la chose même.

Pendant le temps que je travaillais à ces miroirs, j’ignorais le détail de tout ce qu’en ont dit les anciens ; mais, après avoir réussi à les faire, je fus bien aise de m’en instruire. Feu M. Melot, de l’Académie des belles-Lettres, et l’un des gardes de la Bibliothèque du Roi, dont la grande érudition et les talents étaient connus de tous les savants, eut la bonté de me communiquer une excellente dissertation qu’il avait faite sur ce sujet, dans laquelle il rapporte les témoignages de tous les auteurs qui ont parlé des miroirs ardents d’Archimède : ceux qui en parlent le plus clairement sont Zonaras et Tzetzès, qui vivaient tous deux dans le xiie siècle. Le premier dit qu’Archimède, avec ses miroirs ardents, mit en cendres toute la flotte des Romains : « Ce géomètre, dit-il, ayant reçu les rayons du soleil sur un miroir, à l’aide de ces rayons rassemblés et réfléchis par l’épaisseur et le poli du miroir, il embrasa l’air, et alluma une grande flamme qu’il lança tout entière sur les vaisseaux qui mouillaient dans la sphère de son activité, et qui furent tous réduits en cendres. » Le même Zonaras rapporte aussi qu’au siège de Constantinople, sous l’empire d’Anastase, l’an 514 de Jésus-Christ, Proculus brûla, avec des miroirs d’airain, la flotte de Vitalien qui assiégeait Constantinople ; et il ajoute que ces miroirs étaient une découverte ancienne, et que l’historien Dion en donne l’honneur à Archimède qui la fit, et s’en servit contre les Romains lorsque Marcellus fit le siège de Syracuse.

Tzetzès non seulement rapporte et assure le fait des miroirs, mais même il en explique en quelque façon la construction. « Lorsque les vaisseaux romains, dit-il, furent à la portée du trait, Archimède fit faire une espèce de miroir hexagone, et d’autres plus petits de vingt-quatre angles chacun, qu’il plaça dans une distance proportionnée et qu’on pouvait mouvoir à l’aide de leurs charnières et de certaines lames de métal ; il plaça le miroir hexagone de façon qu’il était coupé par le milieu par le méridien d’hiver et d’été, en sorte que les rayons du soleil reçus sur ce miroir venant à se briser, allumèrent un grand feu qui réduisit en cendres les vaisseaux romains, quoiqu’ils fussent éloignés de la portée d’un trait. » Ce passage me paraît assez clair ; il fixe la distance à laquelle Archimède a brûlé : la portée du trait ne peut guère être que de 150 ou 200 pieds ; il donne l’idée de la construction, et fait voir que le miroir d’Archimède pouvait être, comme le mien, composé de plusieurs petits miroirs qui se mouvaient par des mouvements de charnières et de ressorts, et enfin il indique la position du miroir, en disant que le miroir hexagone, autour duquel étaient sans doute les miroirs plus petits, était coupé par le méridien, ce qui veut dire apparemment que le miroir doit être opposé directement au soleil ; d’ailleurs le miroir hexagone était probablement celui dont l’image servait de mire pour ajuster les autres, et cette figure n’est pas tout à fait indifférente, non plus que celle des vingt-quatre angles ou vingt-quatre côtés des petits miroirs. Il est aisé de sentir qu’il y a en effet de l’avantage à donner à ces miroirs une figure polygone d’un grand nombre de côtés égaux, afin que la quantité de lumière soit moins inégalement répartie dans l’image réfléchie, et elle sera répartie le moins inégalement qu’il est possible, lorsque les miroirs seront circulaires. J’ai bien vu qu’il y avait de la perte à employer des miroirs quadrangulaires, longs de 6 pouces sur 8 pouces ; mais j’ai préféré cette forme parce qu’elle est, comme je l’ai dit, plus avantageuse pour brûler horizontalement.

J’ai aussi trouvé, dans la même dissertation de M. Melot, que le P. Kircher avait écrit qu’Archimède avait pu brûler à une grande distance avec des miroirs plans, et que l’expérience lui avait appris qu’en réunissant de cette façon les images du soleil, on produisait une chaleur considérable au point de réunion.

Enfin, dans les Mémoires de l’Académie, année 1726, M. du Fay, dont j’honorerai toujours la mémoire et les talents, paraît avoir touché à cette découverte : il dit « qu’ayant reçu l’image du soleil sur un miroir plan de 1 pied carré, et l’ayant portée jusqu’à 600 pieds sur un miroir concave de 17 pouces de diamètre, elle avait encore la force de brûler des matières combustibles au foyer de ce dernier miroir. » Et à la fin de son Mémoire il dit « que quelques auteurs (il veut sans douter parler du P. Kircher) ont proposé de former un miroir d’un très long foyer par un grand nombre de petits miroirs plans, que plusieurs personnes tiendraient à la main, et dirigeraient de façon que les images du soleil formées par chacun de ces miroirs concourraient en un même point, et que ce serait peut-être la façon de réussir la plus sûre et la moins difficile à exécuter. » Un peu de réflexion sur l’expérience du miroir concave et sur ce projet aurait porté M. du Fay à la découverte du miroir d’Archimède, qu’il traite cependant de fable un peu plus haut ; car il me paraît qu’il était tout naturel de conclure de son expérience que, puisqu’un miroir concave de 17 pouces de diamètre sur lequel l’image du soleil ne tombait pas tout entière, à beaucoup près, peut cependant brûler par cette seule partie de l’image du soleil réfléchie à 600 pieds, dans un foyer que je suppose large de 3 lignes, onze cent cinquante-six miroirs plans, semblables au premier miroir réfléchissant, doivent à plus forte raison brûler directement à cette distance de 600 pieds, et que par conséquent deux cent quatre-vingt-neuf miroirs plans auraient été plus que suffisants pour brûler à 300 pieds, en réunissant les deux cent quatre-vingt-neuf images ; mais, en fait de découverte, le dernier pas, quoique souvent le plus facile, est cependant celui qu’on fait le plus rarement.

Mon Mémoire, tel qu’on vient de le lire, a été imprimé dans le volume de l’Académie des Sciences, année 1747, sous le titre : Invention des miroirs pour brûler à une grande distance. Feu M. Bouguer, et quelques autres membres de cette savante compagnie, m’ayant fait quelques objections, tirées principalement de la doctrine de Descartes, dans son Traité de Dioptrique, je crus devoir y répondre par le Mémoire suivant, qui fut lu à l’Académie la même année, mais que je ne fis pas imprimer par ménagement pour mes adversaires en opinion. Cependant, comme il contient plusieurs choses utiles, et qu’il pourra servir de préservatif contre les erreurs contenues dans quelques livres d’optique, surtout dans celui de la Dioptrique de Descartes, que d’ailleurs il sert d’explication et de suite au Mémoire précédent, j’ai jugé à propos de les joindre ici et de les publier ensemble.



ARTICLE SECOND

RÉFLEXIONS SUR LE JUGEMENT DE DESCARTES AU SUJET DES MIROIRS D’ARCHIMÈDE, AVEC LE DÉVELOPPEMENT DE LA THÉORIE DE CES MIROIRS ET L’EXPLICATION DE LEURS PRINCIPAUX USAGES.

La Dioptrique de Descartes, cet ouvrage qu’il a donné comme le premier et le principal essai de sa méthode de raisonner dans les sciences, doit être regardée comme un chef-d’œuvre pour son temps ; mais les plus belles spéculations sont souvent démenties par l’expérience, et tous les jours les sublimes mathématiques sont obligées de se plier sous de nouveaux faits ; car, dans l’application qu’on en fait aux plus petites parties de la physique, on doit se défier de toutes les circonstances, et ne pas se confier assez aux choses qu’on croit savoir pour prononcer affirmativement sur celles qui sont inconnues. Ce défaut n’est cependant que trop ordinaire, et j’ai cru que je ferais quelque chose d’utile pour ceux qui veulent s’occuper d’optique que de leur exposer ce qui manquait à Descartes pour pouvoir donner une théorie de cette science qui fût susceptible d’être réduite en pratique.

Son Traité de Dioptrique est divisé en dix Discours. Dans le premier, notre philosophe parle de la lumière ; et comme il ignorait son mouvement progressif, qui n’a été découvert que quelque temps après par Rœmer, il faut modifier tout ce qu’il dit à cet égard, et on ne doit adopter aucune des explications qu’il donne au sujet de la nature et de la propagation de la lumière, non plus que les comparaisons et les hypothèses qu’il emploie pour tâcher d’expliquer les causes et les effets de la vision. On sait actuellement que la lumière est environ 7 minutes 1/2 à venir du soleil jusqu’à nous, que cette émission du corps lumineux se renouvelle à chaque instant, et que ce n’est pas par la pression continue et par l’action, ou plutôt l’ébranlement instantané d’une matière subtile que ses effets s’opèrent : ainsi toutes les parties de ce Traité, où l’auteur emploie cette théorie, sont plus que suspectes, et les conséquences ne peuvent être qu’erronées.

Il en est de même de l’explication que Descartes donne de la réfraction : non seulement sa théorie est hypothétique pour la cause, mais la pratique est contraire dans tous les effets. Les mouvements d’une balle qui traverse de l’eau sont très différents de ceux de la lumière qui traverse le même milieu ; et s’il eût comparé ce qui arrive en effet à une balle, avec ce qui arrive à la lumière, il en aurait tiré des conséquences tout à fait opposées à celles qu’il a tirées.

Et pour ne pas omettre une chose très essentielle, et qui pourrait induire en erreur, il faut bien se garder, en lisant cet article, de croire avec notre philosophe que le mouvement rectiligne peut se changer naturellement en un mouvement circulaire : cette assertion est fausse, et le contraire est démontré depuis que l’on connaît les lois du mouvement.

Comme le second Discours roule en grande partie sur cette théorie hypothétique de la réfraction, je me dispenserai de parler en détail des erreurs qui en sont les conséquences : un lecteur averti ne peut manquer de les remarquer.

Dans les troisième, quatrième et cinquième Discours, il est question de la vision, et l’explication que Descartes donne au sujet des images qui se forment au fond de l’œil est assez juste ; mais ce qu’il dit sur les couleurs ne peut pas se soutenir, ni même s’entendre : car comment concevoir qu’une certaine proportion entre le mouvement rectiligne et un prétendu mouvement circulaire puisse produire des couleurs ? Cette partie a été, comme l’on sait, traitée à fond et d’une manière démonstrative par Newton, et l’expérience a fait voir l’insuffisance de tous les systèmes précédents.

Je ne dirai rien du sixième Discours, où il tâche d’expliquer comment se font nos sensations : quelque ingénieuses que soient ses hypothèses, il est aisé de sentir qu’elles sont gratuites ; et comme il n’y a presque rien de mathématique dans cette partie, il est inutile de nous y arrêter.

Dans le septième et le huitième Discours, Descartes donne une belle théorie géométrique sur les formes que doivent avoir les verres pour produire les effets qui peuvent servir à la perfection de la vision, et, après avoir examiné ce qui arrive aux rayons qui traversent ces verres de différentes formes, il conclut que les verres elliptiques et hyperboliques sont les meilleurs de tous pour rassembler les rayons ; et il finit par donner, dans le neuvième Discours, la manière de construire les lunettes de longue vue, et, dans le dixième et dernier Discours, celle de tailler les verres.

Cette partie de l’ouvrage de Descartes, qui est proprement la seule partie mathématique de son Traité, est plus fondée et beaucoup mieux raisonnée que les précédentes ; cependant on n’a point appliqué sa théorie à la pratique, on n’a pas taillé des verres elliptiques ou hyperboliques, et l’on a oublié ces fameuses ovales qui font le principal objet du second livre de sa géométrie : la différente réfrangibilité des rayons, qui était inconnue à Descartes, n’a pas été découverte que cette théorie géométrique a été abandonnée. Il est en effet démontré qu’il n’y a pas autant à gagner par le choix de ces formes qu’il y a à perdre par la différente réfrangibilité des rayons, puisque, selon leur différent degré de réfrangibilité, ils se rassemblent plus ou moins près ; mais comme l’on est parvenu à faire des lunettes achromatiques, dans lesquelles on compense la différente réfrangibilité des rayons par des verres de différente densité, il serait très utile aujourd’hui de tailler des verres hyperboliques ou elliptiques, si l’on veut donner aux lunettes achromatiques toute la perfection dont elles sont susceptibles.

Après ce que je viens d’exposer, il me semble que l’on ne devrait pas être surpris que Descartes eût mal prononcé au sujet des miroirs d’Archimède, puisqu’il ignorait un si grand nombre de choses qu’on a découvertes depuis ; mais comme c’est ici le point particulier que je veux examiner, il faut rapporter ce qu’il en a dit, afin qu’on soit plus en état d’en juger.

« Vous pouvez aussi remarquer, par occasion, que les rayons du soleil, ramassés par le verre elliptique, doivent brûler avec plus de force qu’étant rassemblés par l’hyperbolique, car il ne faut pas seulement prendre garde aux rayons qui viennent du centre du soleil, mais aussi à tous les autres qui, venant des autres points de la superficie, n’ont pas sensiblement moins de force que ceux du centre ; en sorte que la violence de la chaleur qu’ils peuvent causer se doit mesurer par la grandeur du corps qui les assemble, comparée avec celle de l’espace où il les assemble… sans que la grandeur du diamètre de ce corps y puisse rien ajouter, ni sa figure particulière, qu’environ un quart ou un tiers tout au plus ; il est certain que cette ligne brûlante à l’infini, que quelques-uns ont imaginée, n’est qu’une rêverie. »

Jusqu’ici il n’est question que de verres brûlants par réfraction, mais ce raisonnement doit s’appliquer de même aux miroirs par réflexion, et avant que de faire voir que l’auteur n’a pas tiré de cette théorie les conséquences qu’il devait en tirer, il est bon de lui répondre d’abord par l’expérience. Cette ligne brûlante à l’infini, qu’il regarde comme une rêverie, pourrait s’exécuter par des miroirs de réflexion semblables au mien, non pas à une distance infinie, parce que l’homme ne peut rien faire d’infini, mais à une distance indéfinie assez considérable. Car supposons que mon miroir au lieu d’être composé de deux cent vingt-quatre petites glaces, fût composé de deux mille, ce qui est possible ; il n’en faut que vingt pour brûler à 20 pieds, et le foyer étant comme une colonne de lumière, ces vingt glaces brûlent en même temps à 17 et à 23 pieds ; avec vingt-cinq autres glaces, je ferai un foyer qui brûlera depuis 23 jusqu’à 30 ; avec vingt-neuf glaces, un foyer qui brûlera depuis 30 jusqu’à 40 ; avec trente-quatre glaces, un foyer qui brûlera depuis 40 jusqu’à 52 ; avec quarante glaces, depuis 52 jusqu’à 64 ; avec cinquante glaces, depuis 64 jusqu’à 76 ; avec soixante glaces, depuis 76 jusqu’à 88 ; avec soixante-dix glaces, depuis 88 jusqu’à 100 pieds. Voilà donc déjà une ligne brûlante, depuis 17 jusqu’à 100 pieds, où je n’aurai employé que trois cent vingt-huit glaces ; et, pour la continuer, il n’y a qu’à faire d’abord un foyer de quatre-vingts glaces, il brûlera depuis 100 pieds jusqu’à 116 ; et quatre-vingt-douze glaces, depuis 116 jusqu’à 134 pieds ; et cent huit glaces, depuis 134 jusqu’à 150 ; et cent vingt-quatre glaces, depuis 150 jusqu’à 170 ; et cent cinquante-quatre glaces, depuis 170 jusqu’à 200 pieds : ainsi voilà ma ligne brûlante prolongée de 100 pieds, en sorte que depuis 17 pieds jusqu’à 200 pieds, en quelque endroit de cette distance qu’on puisse mettre un corps combustible, il sera brûlé ; et, pour cela, il ne faut en tout que huit cent quatre-vingt-six glaces de 6 pouces ; et en employant le reste des deux mille glaces, je prolongerai de même la ligne brûlante jusqu’à 3 et 400 pieds ; et avec un plus grand nombre de glaces, par exemple, avec quatre mille, je la prolongerai beaucoup plus loin, à une distance indéfinie. Or, tout ce qui, dans la pratique, est indéfini, peut être regardé comme infini dans la théorie : donc notre célèbre philosophe a eu tort de dire que cette ligne brûlante à l’infini n’était qu’une rêverie.

Maintenant, venons à la théorie. Rien n’est plus vrai que ce que dit ici Descartes au sujet de la réunion des rayons du soleil, qui ne se fait pas dans un point, mais dans un espace ou foyer dont le diamètre augmente à proportion de la distance. Mais ce grand philosophe n’a pas senti l’étendue de ce principe qu’il ne donne que comme une remarque ; car, s’il y eût fait attention, il n’aurait pas considéré dans tout le reste de son ouvrage les rayons du soleil comme parallèles, il n’aurait pas établi comme le fondement de la théorie de sa construction des lunettes, la réunion des rayons dans un point, et il se serait bien gardé de dire affirmativement (p. 131) : « Nous pourrons, par cette invention, voir des objets aussi particuliers et aussi petits dans les astres, que ceux que nous voyons communément sur la terre. » Cette assertion ne pouvait être vraie qu’en supposant le parallélisme des rayons et leur réunion en un seul point, et par conséquent elle est opposée à sa propre théorie, ou plutôt il n’a pas employé la théorie comme il le fallait ; et en effet, s’il n’eût pas perdu de vue cette remarque, il eût supprimé les deux derniers livres de sa Dioptrique : car il aurait vu que, quand même les ouvriers eussent pu tailler les verres comme il l’exigeait, ces verres n’auraient pas produit les effets qu’il leur a supposés, de nous faire distinguer les plus petits objets dans les astres ; à moins qu’il n’eût en même temps supposé dans ces objets une intensité de lumière infinie, ou, ce qui revient au même, qu’ils eussent, malgré leur éloignement, pu former un angle sensible à nos yeux.

Comme ce point d’optique n’a jamais été bien éclairci, j’entrerai dans quelque détail à cet égard. On peut démontrer que deux objets également lumineux et dont les diamètres sont différents, ou bien que deux objets dont les diamètres sont égaux et dont l’intensité de lumière est différente, doivent être observés avec des lunettes différentes ; que, pour observer avec le plus grand avantage possible, il faudrait des lunettes différentes pour chaque planète ; que, par exemple, Vénus, qui nous paraît bien plus petite que la lune, et dont je suppose pour un instant la lumière égale à celle de la lune, doit être observée avec une lunette d’un plus long foyer que la lune ; et que la perfection des lunettes, pour en tirer le plus grand avantage possible, dépend d’une combinaison qu’il faut faire non seulement entre les diamètres et les courbures des verres, comme Descartes l’a fait, mais encore entre ces mêmes diamètres et l’intensité de la lumière de l’objet qu’on observe. Cette intensité de la lumière de chaque objet est un élément que les auteurs qui ont écrit sur l’optique n’ont jamais employé, et cependant il fait plus que l’augmentation de l’angle sous lequel un objet doit nous paraître, en vertu de la courbure des verres. Il en est de de même d’une chose qui semble être un paradoxe, c’est que les miroirs ardents, soit par réflexion, soit par réfraction, feraient un effet toujours égal, à quelque distance qu’on les mît du soleil. Par exemple, mon miroir, brûlant à 150 pieds du bois sur la terre, brûlerait de même à 150 pieds et avec autant de force du bois dans Saturne, où cependant la chaleur du soleil est environ cent fois moindre que sur la terre. Je crois que les bons esprits sentiront bien, sans autre démonstration, la vérité de ces deux propositions, quoique toutes deux nouvelles et singulières.

Mais pour ne pas m’écarter du sujet que je me suis proposé, et pour démontrer que Descartes n’ayant pas la théorie qui est nécessaire pour construire des miroirs d’Archimède, il n’était pas en état de prononcer qu’ils étaient impossibles, je vais faire sentir, autant que je le pourrai, en quoi consistait la difficulté de cette invention.

Si le soleil, au lieu d’occuper à nos yeux un espace de 32 minutes de degré, était réduit en un point, alors il est certain que ce point de lumière, réfléchie par un point d’une surface polie, produirait à toutes les distances une lumière et une chaleur égales, parce que l’interposition de l’air ne fait rien ou presque rien ici ; que par conséquent un miroir dont la surface serait égale à celle d’un autre brûlerait à dix lieues à peu près aussi bien que le premier brûlerait à 10 pieds, s’il était possible de le travailler sur une sphère de quarante lieues, comme on peut travailler l’autre sur une sphère de 40 pieds, parce que chaque point de la surface du miroir réfléchissant le point lumineux auquel nous avons réduit le disque du soleil, on aurait, en variant la courbure des miroirs, une égale chaleur ou une égale lumière à toutes les distances, sans changer leurs diamètres : ainsi, pour brûler à une grande distance, dans ce cas il faudrait en effet un miroir très exactement travaillé sur une sphère, ou une hyperboloïde proportionnée à la distance, ou bien un miroir brisé en une infinité de points physiques plans, qu’il faudrait faire coïncider au même point ; mais le disque du soleil occupant un espace de 32 minutes de degré, il est clair que le même miroir sphérique ou hyperbolique, ou d’une autre figure quelconque, ne peut jamais, en vertu de cette figure, réduire l’image du soleil en un espace plus petit que de 32 minutes ; que dès lors l’image augmentera toujours à mesure qu’on s’éloignera ; que, de plus, chaque point de la surface nous donnera une image d’une même largeur, par exemple de 1/2 pied à 60 pieds. Or, comme il est nécessaire, pour produire tout l’effet possible, que toutes ces images coïncident dans cet espace de 1/2 pied, alors, au lieu de briser le miroir en une infinité de parties, il est évident qu’il est à peu près égal et beaucoup plus commode de ne le briser qu’en un petit nombre de parties planes de 1/2 pied de diamètre chacune, parce que chaque petit miroir plan de 1/2 pied donnera une image d’environ 1/2 pied, qui sera à peu près aussi lumineuse qu’une pareille surface de 1/2 pied, prise dans le miroir sphérique ou hyperbolique.

La théorie de mon miroir ne consiste donc pas, comme on l’a dit ici, à avoir trouvé l’art d’inscrire aisément des plans dans une surface sphérique et le moyen de changer à volonté la courbure de cette surface sphérique ; mais elle suppose cette remarque plus délicate et qui n’avait jamais été faite, c’est qu’il y a presque autant d’avantage à se servir de miroirs plans que de miroirs de toute autre figure, dès qu’on veut brûler à une certaine distance, et que la grandeur du miroir plan est déterminée par la grandeur de l’image à cette distance, en sorte qu’à la distance de 60 pieds, où l’image du soleil a environ 1/2 pied de diamètre, on brûlera à peu près aussi bien avec des miroirs plans de 1/2 pied qu’avec des miroirs hyperboliques les mieux travaillés, pourvu qu’ils n’aient que la même grandeur. De même, avec des miroirs plans de 1 pouce 1/2, on brûlera à 15 pieds à peu près avec autant de force qu’avec un miroir exactement travaillé dans toutes ses parties, et, pour le dire en un mot, un miroir à facettes plates produira à peu près autant d’effet qu’un miroir travaillé avec la dernière exactitude dans toutes ses parties, pourvu que la grandeur de chaque facette soit égale à la grandeur de l’image du soleil ; et c’est par cette raison qu’il y a une certaine proportion entre la grandeur des miroirs plans et les distances, et que, pour brûler plus loin, on peut employer, même avec avantage, de plus grandes glaces dans mon miroir que pour brûler plus près.

Car, si cela n’était pas, on sent bien qu’en réduisant, par exemple, mes glaces de 6 pouces à 3 pouces, et employant quatre fois autant de ces glaces que des premières, ce qui revient au même pour l’étendue de la surface du miroir, j’aurais eu quatre fois plus d’effet, et que plus les glaces seraient petites, et plus le miroir produirait d’effet ; et c’est à ceci que se serait réduit l’art de quelqu’un qui aurait seulement tenté d’inscrire une surface polygone dans une sphère, et qui aurait imaginé l’ajustement dont je me suis servi pour faire changer à volonté la courbure de cette surface : il aurait fait les glaces les plus petites qu’il aurait été possible ; mais le fond et la théorie de la chose est d’avoir reconnu qu’il n’était pas seulement question d’inscrire une surface polygone dans une sphère avec exactitude, et d’en faire varier la courbure à volonté, mais encore que chaque partie de cette surface devait avoir une certaine grandeur déterminée pour produire aisément un grand effet, ce qui fait un problème fort différent, et dont la solution m’a fait voir qu’au lieu de travailler ou de briser un miroir dans toutes ses parties pour faire coïncider les images au même endroit, il suffisait de le briser ou de le travailler à facettes planes en grandes portions égales à la grandeur de l’image, et qu’il y avait peu à gagner en le brisant en de trop petites parties, ou, ce qui est la même chose, en le travaillant exactement dans tous ses points. C’est pour cela que j’ai dit, dans mon Mémoire, que, pour brûler à de grandes distances, il fallait imaginer quelque chose de nouveau et tout à fait indépendant de ce qu’on avait pensé et pratiqué jusqu’ici ; et ayant supputé géométriquement la différence, j’ai trouvé qu’un miroir parfait, de quelque courbure qu’il puisse être, n’aura jamais plus d’avantage sur le mien que de 17 à 10, et qu’en même temps l’exécution en serait impossible pour ne brûler même qu’à une petite distance, comme de 25 ou 30 pieds. Mais revenons aux assertions de Descartes.

Il dit ensuite « qu’ayant deux verres ou miroirs ardents, dont l’un soit beaucoup plus grand que l’autre, de quelque façon qu’ils puissent être, pourvu que leurs figures soient toutes pareilles, le plus grand doit bien ramasser les rayons du soleil en un plus grand espace et plus loin de soi que le plus petit, mais que ces rayons ne doivent point avoir plus de force en chaque partie de cet espace qu’en celui où le plus petit les ramasse, en sorte qu’on peut faire des verres ou miroirs extrêmement petits, qui brûleront avec autant de violence que les plus grands. »

Ceci est absolument contraire aux expériences que j’ai rapportées dans mon Mémoire, où j’ai fait voir qu’à égale intensité de lumière un grand foyer brûle beaucoup plus qu’un petit ; et c’est en partie sur cette remarque, tout opposée au sentiment de Descartes, que j’ai fondé la théorie de mes miroirs ; car voici ce qui suit de l’opinion de ce philosophe. Prenons un grand miroir ardent, comme celui du sieur Segard, qui a 32 pouces de diamètre et un foyer de 9 lignes de largeur à 6 pieds de distance, auquel foyer le cuivre se fond en une minute, et faisons dans les mêmes proportions un petit miroir ardent de 32 lignes de diamètre, dont le foyer sera de 9/12 ou de 3/4 de ligne de diamètre, et la distance de 6 pouces : puisque le grand miroir fond le cuivre en une minute dans l’étendue de son foyer, qui est de 9 lignes, le petit doit, selon Descartes, fondre dans le même temps la même matière dans l’étendue de son foyer, qui est de 3/4 de ligne ; or j’en appelle à l’expérience, et on verra que, bien loin de fondre le cuivre, à peine ce petit verre brûlant pourra-t-il lui donner un peu de chaleur.

Comme ceci est une remarque physique et qui n’a pas peu servi à augmenter mes espérances lorsque je doutais encore si je pourrais produire du feu à une grande distance, je crois devoir communiquer ce que j’ai pensé à ce sujet.

La première chose à laquelle je fis attention, c’est que la chaleur se communique de proche en proche et se disperse, quand même elle est appliquée continuellement sur le même point : par exemple, si on fait tomber le foyer d’un verre ardent sur le centre d’un écu, et que ce foyer n’ait que 1 ligne de diamètre, la chaleur qu’il produit sur le centre de l’écu se disperse et s’étend dans le volume entier de l’écu, et il devient chaud jusqu’à la circonférence ; dès lors toute la chaleur, quoique employée d’abord contre le centre de l’écu, ne s’y arrête pas et ne peut pas produire un aussi grand effet que si elle y demeurait tout entière. Mais si, au lieu d’un foyer d’une ligne qui tombe sur le milieu de l’écu, je fais tomber sur l’écu tout entier un foyer d’égale force au premier, toutes les parties de l’écu étant également échauffées dans ce dernier cas, il n’y a pas de perte de chaleur comme dans le premier, et le point du milieu profitant de la chaleur des autres points autant que ces points profitent de la sienne, l’écu sera fondu par la chaleur dans ce dernier cas, tandis que dans le premier il n’aura été que légèrement échauffé. De là je conclus que toutes les fois qu’on peut faire un grand foyer on est sûr de produire de plus grands effets qu’avec un petit foyer, quoique l’intensité de lumière soit la même dans tous deux ; et qu’un petit miroir ardent ne peut jamais faire autant d’effet qu’un grand ; et même qu’avec une moindre intensité de lumière, un grand miroir doit faire plus d’effet qu’un petit, la figure de ces deux miroirs étant toujours supposée semblable. Ceci, qui, comme l’on voit, est directement opposé à ce que dit Descartes, s’est trouvé confirmé par les expériences rapportées dans mon Mémoire ; mais je ne me suis pas borné à savoir d’une manière générale que les grands foyers agissaient avec plus de force que les petits : j’ai déterminé à très peu près de combien est cette augmentation de force, et j’ai vu qu’elle était très considérable, car j’ai trouvé que s’il faut dans un miroir cent quarante-quatre fois la surface d’un foyer de 6 lignes de diamètre pour brûler, il faut au moins le double, c’est-à-dire deux cent quatre-vingt-huit fois cette surface pour brûler à un foyer de 2 lignes ; et qu’à un foyer de 6 pouces il ne faut pas trente fois cette même surface du foyer pour brûler, ce qui fait, comme l’on voit, une prodigieuse différence et sur laquelle j’ai compté lorsque j’ai entrepris de faire mon miroir ; sans cela il y aurait eu de la témérité à l’entreprendre, et il n’aurait pas réussi. Car supposons un instant que je n’eusse pas eu cette connaissance de l’avantage des grands foyers sur les petits, voici comme j’aurais été obligé de raisonner. Puisqu’il faut à un miroir deux cent quatre-vingt-huit fois la surface du foyer pour brûler dans un espace de 2 lignes, il faudra de même deux cent quatre-vingt-huit glaces ou miroirs de 6 pouces pour brûler dans un espace de 6 pouces, et dès lors, pour brûler seulement à 100 pieds, il aurait fallu un miroir composé d’environ onze cent cinquante-deux glaces de 6 pouces, ce qui était une grandeur énorme pour un petit effet, et cela était plus que suffisant pour me faire abandonner mon projet ; mais connaissant l’avantage considérable des grands foyers sur les petits, qui dans ce cas est de 288 à 30, je sentis qu’avec cent vingt glaces de 6 pouces je brûlerais très certainement à 100 pieds, et c’est sur cela que j’entrepris avec confiance la construction de mon miroir, qui, comme l’on voit, suppose une théorie tant mathématique que physique, fort différente de ce qu’on pouvait imaginer au premier coup d’œil.

Descartes ne devait donc pas affirmer qu’un petit miroir ardent brûlait aussi violemment qu’un grand.

Il dit ensuite : « Et un miroir ardent dont le diamètre n’est pas plus grand qu’environ la centième partie de la distance qui est entre lui et le lieu où il doit rassembler les rayons du soleil, c’est-à-dire qui a même proportion avec cette distance qu’a le diamètre du soleil avec celle qui est entre lui et nous, fût-il poli par un ange, ne peut faire que les rayons qu’il assemble échauffent plus en l’endroit où il les assemble que ceux qui viennent directement du soleil, ce qui se doit aussi entendre des verres brûlants à proportion : d’où vous pouvez voir que ceux qui ne sont qu’à demi savants en l’optique se laissent persuader beaucoup de choses qui sont impossibles, et que ces miroirs, dont on a dit qu’Archimède brûlait des navires de fort loin, devaient être extrêmement grands, ou plutôt qu’ils sont fabuleux. »

C’est ici où je bornerai mes réflexions : si notre illustre philosophe eût su que les grands foyers brûlent plus que les petits à égale intensité de lumière, il aurait jugé bien différemment, et il aurait mis une forte restriction à cette conclusion.

Mais, indépendamment de cette connaissance qui lui manquait, son raisonnement n’est point du tout exact ; car un miroir ardent dont le diamètre n’est pas plus grand qu’environ la centième partie qui est entre lui et le lieu où il doit rassembler les rayons n’est plus un miroir ardent, puisque le diamètre de l’image est environ égal au diamètre du miroir dans ce cas, et par conséquent il ne peut rassembler les rayons, comme le dit Descartes, qui semble n’avoir pas vu qu’on doit réduire ce cas à celui des miroirs plans. Mais de plus, en n’employant que ce qu’il savait et ce qu’il avait prévu, il est visible que, s’il eût réfléchi sur l’effet de ce prétendu miroir qu’il suppose poli par un ange, et qui ne doit pas rassembler, mais seulement réfléchir la lumière avec autant de force qu’elle en a en venant directement du soleil, il aurait vu qu’il était possible de brûler à de grandes distances avec un miroir de médiocre grandeur s’il eût pu lui donner la figure convenable, car il aurait trouvé que dans cette hypothèse un miroir de 5 pieds aurait brûlé à plus de 200 pieds, parce qu’il ne faut pas six fois la chaleur du soleil pour brûler à cette distance ; et de même, qu’un miroir de 7 pieds aurait brûlé à près de 400 pieds, ce qui ne fait pas des miroirs assez grands pour qu’on puisse les traiter de fabuleux.

Il me reste à observer que Descartes ignorait combien il fallait de fois la lumière du soleil pour brûler ; qu’il ne dit pas un mot des miroirs plans ; qu’il était fort éloigné de soupçonner la mécanique par laquelle on pouvait les disposer pour brûler au loin, et que par conséquent il a prononcé sans avoir assez de connaissances sur cette matière, et même sans avoir fait assez de réflexions sur ce qu’il en savait.

Au reste, je ne suis pas le premier qui ait fait quelques reproches à Descartes sur ce sujet, quoique j’en aie acquis le droit plus qu’un autre ; car, pour ne pas sortir du sein de cette Compagnie[6], je trouve que M. du Fay en a presque dit autant que moi. Voici ses paroles : « Il ne s’agit pas, dit-il, si un tel miroir qui brûlerait à 600 pieds est possible ou non, mais si, physiquement parlant, cela peut arriver. Cette opinion a été extrêmement contredite, et je dois mettre Descartes à la tête de ceux qui l’ont combattue. » Mais quoique M. du Fay regardât la chose comme impossible à exécuter, il n’a pas laissé de sentir que Descartes avait eu tort d’en nier la possibilité dans la théorie. J’avouerai volontiers que Descartes a entrevu ce qui arrive aux images réfléchies ou réfractées à différentes distances, et qu’à cet égard sa théorie est peut-être aussi bonne que celle de M. du Fay, que ce dernier n’a pas développée : mais les inductions qu’il en tire sont trop générales et trop vagues, et les dernières conséquences sont fausses ; car si Descartes eût bien compris toute cette matière, au lieu de traiter le miroir d’Archimède de chose impossible et fabuleuse, voici ce qu’il aurait dû conclure de sa propre théorie. Puisqu’un miroir ardent dont le diamètre n’est pas plus grand que la centième partie de la distance qui est entre le lieu où il doit rassembler les rayons du soleil, fût-il poli par un ange, ne peut faire que les rayons qu’il assemble échauffent plus en l’endroit où il les assemble que ceux qui viennent directement du soleil, ce miroir ardent doit être considéré comme un miroir plan parfaitement poli, et par conséquent, pour brûler à une grande distance, il faut autant de ces miroirs plans qu’il faut de fois la lumière directe du soleil pour brûler ; en sorte que les miroirs dont on dit qu’Archimède s’est servi pour brûler des vaisseaux de loin, devaient être composés de miroirs plans dont il fallait au moins un nombre égal au nombre de fois qu’il faut la lumière directe du soleil pour brûler : cette conclusion qui eût été la vraie, selon ses principes, est, comme l’on voit, fort différente de celle qu’il a donnée.

On est maintenant en état de juger si je n’ai pas traité le célèbre Descartes avec tous les égards que mérite son grand nom, lorsque j’ai dit dans mon Mémoire : « Descartes, né pour juger et même pour surpasser Archimède, a prononcé contre lui d’un ton de maître : il a nié la possibilité de l’invention, et son opinion a prévalu sur les témoignages et la croyance de toute l’antiquité. »

Ce que je viens d’exposer suffit pour justifier ces termes que l’on m’a reprochés ; et peut-être même sont-ils trop forts, car Archimède était un très grand génie, et lorsque j’ai dit que Descartes était né pour le juger, et même pour le surpasser, j’ai senti qu’il pouvait bien y avoir un peu de compliment national dans mon expression.

J’aurais encore beaucoup de choses à dire sur cette matière, mais comme ceci est déjà bien long, quoique j’aie fait tous mes efforts pour être court, je me bornerai pour le fond du sujet à ce que je viens d’exposer ; mais je ne puis me dispenser de parler encore un moment au sujet de l’historique de la chose, afin de satisfaire, par ce seul Mémoire, à toutes les objections et difficultés qu’on m’a faites.

Je ne prétends pas prononcer affirmativement qu’Archimède se soit servi de pareils miroirs au siège de Syracuse, ni même que ce soit lui qui les ait inventés, et je ne les ai appelés les miroirs d’Archimède que parce qu’ils étaient connus sous ce nom depuis plusieurs siècles : les auteurs contemporains et ceux des temps qui suivent celui d’Archimède, et qui sont parvenus jusqu’à nous, ne font pas mention de ces miroirs. Tite-Live, à qui le merveilleux fait tant de plaisir à raconter, n’en parle pas ; Polybe, à l’exactitude de qui les grandes inventions n’auraient pas échappé, puisqu’il entre dans le détail des plus petites, et qu’il décrit très soigneusement les plus légères circonstances du siège de Syracuse, garde un silence profond au sujet de ces miroirs. Plutarque, ce judicieux et grave auteur, qui a rassemblé un si grand nombre de faits particuliers de la vie d’Archimède, parle aussi peu des miroirs que les deux précédents. En voilà plus qu’il n’en faut pour se croire fondé à douter de la vérité de cette histoire ; cependant ce ne sont ici que des témoignages négatifs, et, quoiqu’ils ne soient pas indifférents, ils ne peuvent jamais donner une probabilité équivalente à celle d’un seul témoignage positif.

Galien, qui vivait dans le iie siècle, est le premier qui en ait parle, et après avoir raconté l’histoire d’un homme qui enflamma de loin un monceau de bois résineux, mêlé avec de la fiente de pigeon, il dit que c’est de cette façon qu’Archimède brûla les vaisseaux des Romains ; mais comme il ne décrit pas ce moyen de brûler de loin, et que son expression peut signifier aussi bien un feu qu’on aurait lancé à la main, ou par quelque machine, qu’une lumière réfléchie par un miroir, son témoignage n’est pas assez clair pour qu’on puisse en rien conclure d’affirmatif : cependant on doit présumer, et même avec une grande probabilité, qu’il ne rapporte l’histoire de cet homme qui brûla au loin, que parce qu’il le fit d’une manière singulière, et que s’il n’eût brûlé qu’en lançant le feu à la main, ou en le jetant par le moyen d’une machine, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire dans cette façon d’enflammer, rien par conséquent qui fût digne de remarque et qui méritât d’être rapporté et comparé à ce qu’avait fait Archimède, et dès lors Galien n’en eût pas fait mention.

On a aussi des témoignages semblables de deux ou trois autres auteurs du iiie siècle, qui disent seulement qu’Archimède brûla de loin les vaisseaux des Romains, sans expliquer les moyens dont il se servit ; mais les témoignages des auteurs du xiie siècle ne sont point équivoques, et surtout ceux de Zonaras et de Tzetzès que j’ai cités, c’est-à-dire ils nous font voir clairement que cette invention était connue des anciens, car la description qu’en fait ce dernier auteur, suppose nécessairement ou qu’il eût trouvé lui-même le moyen de construire ces miroirs, ou qu’il l’eût appris et cité d’après quelque auteur qui en avait fait une très exacte description, et que l’inventeur, quel qu’il fût, entendait à fond la théorie de ces miroirs, ce qui résulte de ce que dit Tzetzès de la figure de vingt-quatre angles ou vingt-quatre côtés qu’avaient les petits miroirs, ce qui est en effet la figure la plus avantageuse : ainsi on ne peut pas douter que ces miroirs n’aient été inventés et exécutés autrefois, et le témoignage de Zonaras au sujet de Proculus n’est pas suspect : « Proculus s’en servit, dit-il, au siège de Constantinople, l’an 514, et il brûla la flotte de Vitalien. » Et même ce que Zonaras ajoute me paraît une espèce de preuve qu’Archimède était le premier inventeur de ces miroirs ; car il dit précisément que cette découverte était ancienne, et que l’historien Dion en attribue l’honneur à Archimède qui la fit et s’en servit contre les Romains au siège de Syracuse. Les livres de Dion, où il est parlé du siège de Syracuse, ne sont pas parvenus jusqu’à nous, mais il y a grande apparence qu’ils existaient encore du temps de Zonaras, et que sans cela il ne les eût pas cités comme il l’a fait. Ainsi toutes les probabilités de part et d’autre étant évaluées, il reste une forte présomption qu’Archimède avait en effet inventé ces miroirs, et qu’il s’en était servi contre les Romains. Feu M. Melot, que j’ai cité dans mon Mémoire, et qui avait fait des recherches particulières et très exactes sur ce sujet, était de ce sentiment, et il pensait qu’Archimède avait en effet brûlé les vaisseaux à une distance médiocre, et, comme le dit Tzetzès, à la portée du trait. J’ai évalué la portée du trait à 150 pieds, d’après ce que m’en ont dit des savants très versés dans la connaissance des usages anciens ; ils m’ont assuré que toutes les fois qu’il est question, dans les auteurs, de la portée du trait, on doit entendre la distance à laquelle un homme lançait à la main un trait ou un javelot, et, si cela est, je crois avoir donné à cette distance toute l’étendue qu’elle peut comporter.

J’ajouterai qu’il n’est question, dans aucun auteur ancien, d’une plus grande distance, comme de trois stades, et j’ai déjà dit que l’auteur qu’on m’avait cité, Diodore de Sicile, n’en parle pas, non plus que du siège de Syracuse, et que ce qui nous reste de cet auteur finit à la guerre d’Ipsus et d’Antigonus, environ soixante ans avant le siège de Syracuse : ainsi on ne peut pas excuser Descartes, en supposant qu’il a cru que la distance à laquelle on a prétendu qu’Archimède avait brûlé était très grande, comme, par exemple, de trois stades, puisque cela n’est dit dans aucun auteur ancien, et qu’au contraire il est dit dans Tzetzès que cette distance n’était que de la portée du trait ; mais je suis convaincu que c’est cette même distance que Descartes a regardée comme fort grande, et qu’il était persuadé qu’il n’était pas possible de faire des miroirs pour brûler à 150 pieds, qu’enfin c’est pour cette raison qu’il a traité ceux d’Archimède de fabuleux.

Au reste, les effets du miroir que j’ai construit ne doivent être regardés que comme des essais sur lesquels, à la vérité, on peut statuer, toutes proportions gardées, mais qu’on ne doit pas considérer comme les plus grands effets possibles, car je suis convaincu que si on voulait faire un miroir semblable, avec toutes les attentions nécessaires, il produirait plus du double de l’effet : la première attention serait de prendre des glaces de figure hexagone ou même de vingt-quatre côtés, au lieu de les prendre barlongues, comme celles que j’ai employées, et cela afin d’avoir des figures qui pussent s’ajuster ensemble sans laisser de grands intervalles, et qui approchassent en même temps de la figure circulaire ; la seconde serait de faire polir ces glaces jusqu’au dernier degré par un lunetier, au lieu de les employer telles qu’elles sortent de la manufacture, où le poliment se faisant par une portion de cercle, les glaces sont toujours un peu concaves et irrégulières ; la troisième attention serait de choisir parmi un grand nombre de glaces, celles qui donneraient à une grande distance une image plus vive et mieux terminée, ce qui est extrêmement important, et au point qu’il y a dans mon miroir des glaces qui font seules trois fois plus d’effet que d’autres à une grande distance, quoiqu’à une petite distance, comme de 20 ou 25 pieds, l’effet en paraisse absolument le même. Quatrièmement, il faudrait des glaces de 1/2 pied tout au plus de surface pour brûler à 150 ou 200 pieds, et de 1 pied de surface pour brûler à 3 ou 400 pieds. Cinquièmement, il faudrait les faire étamer avec plus de soin qu’on ne le fait ordinairement : j’ai remarqué qu’en général les glaces fraîchement étamées réfléchissent plus de lumière que celles qui le sont anciennement ; l’étamage en se séchant, se gerce, se divise et laisse de petits intervalles qu’on aperçoit en y regardant de près avec une loupe, et ces petits intervalles donnant passage à la lumière, la glace en réfléchit d’autant moins. On pourrait trouver le moyen de faire un meilleur étamage, et je crois qu’on y parviendrait en employant de l’or et du vif-argent : la lumière serait peut-être un peu jaune par la réflexion de cet étamage ; mais bien loin que cela fût un désavantage, j’imagine au contraire qu’il y aurait à gagner, parce que les rayons jaunes sont ceux qui ébranlent le plus fortement la rétine et qui brûlent le plus violemment, comme je crois m’en être assuré en réunissant, au moyen d’un verre lenticulaire, une quantité de rayons jaunes qui m’étaient fournis par un grand prisme, et en comparant leur action avec une égale quantité de rayons de toute autre couleur réunis par le même verre lenticulaire, et fournis par le même prisme.

Sixièmement, il faudrait un châssis de fer et des vis de cuivre, et un ressort pour assujettir chacune des petites planches qui portent les glaces, tout cela conforme à un modèle que j’ai fait exécuter par le sieur Chopitel, afin que la sécheresse et l’humidité qui agissent sur le châssis et les vis en bois ne causassent pas d’inconvénient, et que le foyer, lorsqu’il est une fois formé, ne fût pas sujet à s’élargir, et à se déranger lorsqu’on fait rouler le miroir sur son pivot, ou qu’on le fait tourner autour de son axe pour suivre le soleil : il faudrait aussi y ajouter une alidade avec deux pinnules au milieu de la partie inférieure du châssis, afin de s’assurer de la position du miroir par rapport au soleil, et une autre alidade semblable, mais dans un plan vertical au plan de la première pour suivre le soleil à ses différentes hauteurs.

Au moyen de toutes ces attentions, je crois pouvoir assurer, par l’expérience que j’ai acquise en me servant de mon miroir, qu’on pourrait en réduire la grandeur à moitié, et qu’au lieu d’un miroir de 7 pieds avec lequel j’ai brûlé du bois à 150 pieds, on produirait le même effet avec un miroir de 5 pieds 1/2, ce qui n’est, comme l’on voit, qu’une très médiocre grandeur pour un très grand effet ; et de même, je crois pouvoir assurer qu’il ne faudrait alors qu’un miroir de 4 pieds 1/2 pour brûler à 100 pieds, et qu’un miroir de 3 pieds 1/2 brûlerait à 60 pieds, ce qui est une distance bien considérable en comparaison du diamètre du miroir.

Avec un assemblage de petits miroirs plans hexagones et d’acier poli, qui auraient plus de solidité, plus de durée que les glaces étamées, et qui ne seraient point sujets aux altérations que la lumière du soleil fait subir à la longue à l’étamage, on pourrait produire des effets très utiles, et qui dédommageraient amplement des dépenses de la construction du miroir.

1o Pour toutes les évaporations des eaux salées, où l’on est obligé de consommer du bois et du charbon, ou d’employer l’art des bâtiments de graduation qui coûtent beaucoup plus que la construction de plusieurs miroirs tels que je les propose, il ne faudrait, pour l’évaporation des eaux salées, qu’un assemblage de douze miroirs plans de 1 pied carré chacun : la chaleur qu’ils réfléchiront à leur foyer, quoique dirigée au-dessous de leur niveau, et à 15 ou 16 pieds de distance, sera encore assez grande pour faire bouillir l’eau, et produire par conséquent une prompte évaporation, car la chaleur de l’eau bouillante n’est que triple de la chaleur du soleil d’été ; et comme la réflexion d’une surface plane bien polie ne diminue la chaleur que de moitié, il ne faudrait que six miroirs pour produire au foyer une chaleur égale à celle de l’eau bouillante, mais j’en double le nombre afin que la chaleur se communique plus vite, et aussi à cause de la perte occasionnée par l’obliquité, sous laquelle le faisceau de la lumière tombe sur la surface de l’eau qu’on veut faire évaporer, et encore parce que l’eau salée s’échauffe plus lentement que l’eau douce. Ce miroir, dont l’assemblage ne formerait qu’un carré de 4 pieds de largeur sur 3 de hauteur, serait aisé à manier et à transporter ; et si l’on voulait en doubler ou tripler les effets dans le même temps, il vaudrait mieux faire plusieurs miroirs semblables, c’est-à-dire doubler ou tripler le nombre de ces mêmes miroirs de 4 pieds sur 3 que d’en augmenter l’étendue ; car l’eau ne peut recevoir qu’un certain degré de chaleur déterminée, et l’on ne gagnerait presque rien à augmenter ce degré, et par conséquent la grandeur du miroir ; au lieu qu’en faisant deux foyers par deux miroirs égaux, on doublera l’effet de l’évaporation, et on le triplera par trois miroirs dont les foyers tomberont séparément les uns des autres sur la surface de l’eau qu’on veut faire évaporer. Au reste, l’on ne peut éviter la perte causée par l’obliquité, et, si l’on veut y remédier, ce ne peut être que par une autre perte encore plus grande, en recevant d’abord les rayons du soleil sur une grande glace qui les réfléchirait sur le miroir brisé, car alors il brûlerait en bas, au lieu de brûler en haut, mais il perdrait moitié de la chaleur par la première réflexion, et moitié du reste par la seconde, en sorte qu’au lieu de six petits miroirs, il en faudrait douze pour obtenir une chaleur égale à celle de l’eau bouillante.

Pour que l’évaporation se fasse avec plus de succès, il faudra diminuer l’épaisseur de l’eau autant qu’il sera possible. Une masse d’eau de 1 pied d’épaisseur ne s’évaporera pas aussi vite, à beaucoup près, que la même masse réduite à 6 pouces d’épaisseur et augmentée du double en superficie. D’ailleurs le fond étant plus près de la surface, il s’échauffe plus promptement, et cette chaleur que reçoit le fond du vaisseau contribue encore à la célérité de l’évaporation.

2o On pourra se servir avec avantage de ces miroirs pour calciner les plâtres et même les pierres calcaires, mais il les faudrait plus grands, et placer les matières en haut, afin de ne rien perdre par l’obliquité de la lumière. On a vu, par les expériences détaillées dans le second de ces Mémoires, que le gypse s’échauffe plus d’une fois plus vite que la pierre calcaire tendre, et près de deux fois plus vile que le marbre ou la pierre calcaire dure : leur calcination respective doit être en même raison. J’ai trouvé, par une expérience répétée trois fois, qu’il faut un peu plus de chaleur pour calciner le gypse blanc qu’on appelle albâtre que pour fondre le plomb. Or, la chaleur nécessaire pour fondre le plomb est, suivant les expériences de Newton, huit fois plus grande que la chaleur du soleil d’été : il faudrait donc au moins seize petits miroirs pour calciner le gypse, et à cause des pertes occasionnées, tant par l’obliquité de la lumière que par l’irrégularité du foyer, qu’on n’éloignera pas au delà de 15 pieds, je présume qu’il faudrait vingt et peut-être vingt-quatre miroirs de 1 pied carré chacun pour calciner le gypse en peu de temps ; par conséquent il faudrait un assemblage de quarante-huit de ces petits miroirs pour opérer la calcination sur la pierre calcaire la plus tendre, et soixante-douze des mêmes miroirs de 1 pied en carré pour calciner les pierres calcaires dures. Or, un miroir de 12 pieds de largeur sur 6 pieds de hauteur ne laisse pas d’être une grosse machine embarrassante et difficile à mouvoir, à monter et à maintenir. Cependant on viendrait à bout de ces difficultés, si le produit de la calcination était assez considérable pour équivaloir et même surpasser la dépense de la consommation du bois ; il faudrait, pour s’en assurer, commencer par calciner le plâtre avec un miroir de vingt-quatre pièces, et, si cela réussissait, faire deux autres miroirs pareils, au lieu d’en faire un grand de soixante-douze pièces ; car, en faisant coïncider les foyers de ces trois miroirs de vingt-quatre pièces, on produira une chaleur égale, et qui serait assez forte pour calciner le marbre ou la pierre dure.

Mais une chose très essentielle reste douteuse, c’est de savoir combien il faudrait de temps pour calciner, par exemple, 1 pied cube de matière, surtout si ce pied cube n’était frappé de chaleur que par une face. Je vois qu’il se passerait du temps avant que la chaleur n’eût pénétré toute son épaisseur ; je vois que pendant tout ce temps il s’en perdrait une assez grande partie, qui sortirait de ce bloc de matière après y être entrée ; je crains donc beaucoup que, la pierre n’étant pas saisie par la chaleur de tous les côtés à la fois, la calcination ne fût très lente et le produit en chaux très petit. L’expérience seule peut ici décider ; mais il faudrait au moins la tenter sur les matières gypseuses, dont la calcination doit être une fois plus prompte que celle des pierres calcaires[7].

En concentrant cette chaleur du soleil dans un four qui n’aurait d’autre ouverture que celle qui laisserait entrer la lumière, on empêcherait en grande partie la chaleur de s’évaporer ; et en mêlant avec les pierres calcaires une petite quantité de brasque ou poudre de charbon qui, de toutes les matières combustibles est la moins chère, cette légère quantité d’aliments suffirait pour nourrir et augmenter de beaucoup la quantité de chaleur, ce qui produirait une plus ample et plus prompte calcination, et à très peu de frais, comme on l’a vu par la seconde expérience du quatrième Mémoire.

3o Ces miroirs d’Archimède peuvent servir en effet à mettre le feu dans des voiles de vaisseaux et même dans le bois goudronné, à plus de 150 pieds de distance ; on pourrait s’en servir aussi contre ses ennemis en brûlant les blés et les autres productions de la terre ; cet effet, qui serait assez prompt, serait très dommageable ; mais ne nous occupons pas des moyens de faire du mal, et ne pensons qu’à ceux qui peuvent procurer quelque bien à l’humanité.

4o Ces miroirs fournissent le seul et unique moyen qu’il y ait de mesurer exactement la chaleur : il est évident que deux miroirs dont les images lumineuses se réunissent produisent une chaleur double dans tous les points de la surface qu’elles occupent ; que trois, quatre, cinq, etc., miroirs donneront de même une chaleur triple, quadruple, quintuple, etc., et que par conséquent on peut par ce moyen faire un thermomètre dont les divisions ne seront point arbitraires et les échelles différentes, comme le sont celles de tous les thermomètres dont on s’est servi jusqu’à ce jour. La seule chose arbitraire qui entrerait dans la construction de ce thermomètre serait la supposition du nombre total des parties du mercure en partant du degré du froid absolu ; mais en le prenant à 10 000 au-dessous de la congélation de l’eau, au lieu de 1 000, comme dans nos thermomètres ordinaires, on approcherait beaucoup de la réalité, surtout en choisissant les jours de l’hiver les plus froids pour graduer le thermomètre ; chaque image du soleil lui donnerait un degré de chaleur au-dessus de la température que nous supposerons à celui de la glace. Le point auquel s’élèverait le mercure par la chaleur de la première image du soleil serait marqué 1. Le point où il s’élèverait par la chaleur de deux images égales et réunies sera marqué 2. Celui où trois images le feront monter sera marqué 3, et ainsi de suite jusqu’à la plus grande hauteur, qu’on pourrait étendre jusqu’au degré 36. On aurait à ce degré une augmentation de chaleur trente-six fois plus grande que celle du premier degré ; dix-huit fois plus grande que celle du second ; douze fois plus grande que celle du troisième ; neuf fois plus grande que celle du quatrième, etc. Cette augmentation 36 de chaleur au-dessus de celle de la glace serait assez grande pour fondre le plomb, et il y a toute apparence que le mercure, qui se volatilise à une bien moindre chaleur ferait par sa vapeur casser le thermomètre. On ne pourra donc étendre la division que jusqu’à 12, et peut-être même à 9 degrés si l’on se sert du mercure pour ces thermomètres ; et l’on n’aura par ce moyen que les degrés d’une augmentation de chaleur jusqu’à 9. C’est une des raisons qui avaient déterminé Newton à se servir d’huile de lin au lieu de mercure, et en effet on pourra, en se servant de cette liqueur, étendre la division non seulement à 12 degrés, mais jusqu’au point de cette huile bouillante. Je ne propose pas de remplir ces thermomètres avec de l’esprit-de-vin coloré ; il est universellement reconnu que cette liqueur se décompose au bout d’un assez petit temps[8], et que d’ailleurs elle ne peut servir aux expériences d’une chaleur un peu forte.

Lorsqu’on aura marqué sur l’échelle de ces thermomètres remplis d’huile ou de mercure les premières divisions 1, 2, 3, 4, etc., qui indiqueront le double, le triple, le quadruple, etc., des augmentations de la chaleur, il faudra chercher les parties aliquotes de chaque division, par exemple les points de 1 1/4, 2 1/4, 3 1/4, etc., ou 1 1/2, 2 1/2, 3 1/2, etc. ; et de 1 3/4, 2 3/4, 3 3/4, etc., ce que l’on obtiendra par un moyen facile, qui sera de couvrir la moitié, ou le quart, ou les trois quarts de la superficie d’un des petits miroirs, car alors l’image qu’il réfléchira ne contiendra que le quart, la moitié ou les trois quarts de la chaleur que contient l’image entière ; et par conséquent les divisions des parties aliquotes seront aussi exactes que celles des nombres entiers.

Si l’on réussit une fois à faire ce thermomètre réel, et que j’appelle ainsi parce qu’il marquerait réellement la proportion de la chaleur, tous les autres thermomètres, dont les échelles sont arbitraires et différentes entre elles, deviendraient non seulement superflus, mais même nuisibles, dans bien des cas, à la précision des vérités physiques qu’on cherche par leur moyen. On peut se rappeler l’exemple que j’en ai donné en parlant de l’estimation de la chaleur qui émane du globe de la terre, comparée à la chaleur qui nous vient du soleil.

5o Au moyen de ces miroirs brisés, on pourra aisément recueillir dans leur entière pureté les parties volatiles de l’or et de l’argent et des autres métaux et minéraux ; car en exposant au large foyer de ces miroirs une grande plaque de métal, comme une assiette ou un plat d’argent, on en verra sortir une fumée très abondante pendant un temps considérable, jusqu’au moment où le métal tombe en fusion ; et, en ne donnant qu’une chaleur un peu moindre que celle qu’exige la fusion, on fera évaporer le métal au point d’en diminuer le poids assez considérablement. Je me suis assuré de ce premier fait, qui peut fournir des lumières sur la composition intime des métaux : j’aurais bien désiré recueillir cette vapeur abondante que le feu pur du soleil fait sortir du métal ; mais je n’avais pas les instruments nécessaires, et je ne puis que recommander aux chimistes et aux physiciens de suivre cette expérience importante, dont les résultats seraient d’autant moins équivoques, que la vapeur métallique est ici très pure ; au lieu que, dans toute opération semblable qu’on voudrait faire avec le feu commun, la vapeur métallique serait nécessairement mêlée d’autres vapeurs provenant des matières combustibles qui servent d’aliment à ce feu.

D’ailleurs ce moyen est peut-être le seul que nous ayons pour volatiliser les métaux fixes, tels que l’or et l’argent ; car je présume que cette vapeur que j’ai vue s’élever en si grande quantité de ces métaux échauffés au large foyer de mon miroir n’est pas de l’eau ni quelque autre liqueur, mais des parties mêmes du métal que la chaleur en détache en les volatilisant. On pourrait, en recevant ainsi les vapeurs pures des différents métaux, les mêler ensemble et faire par ce moyen des alliages plus intimes et plus purs qu’on ne l’a fait par la fusion et par la mixtion de ces mêmes métaux fondus, qui ne se marient jamais parfaitement à cause de l’inégalité de leur pesanteur spécifique et de plusieurs autres circonstances qui s’opposent à l’intimité et à l’égalité parfaite du mélange. Comme les parties constituantes de ces vapeurs métalliques sont dans un état de division bien plus grande que dans l’état de fusion, elles se joindraient et se réuniraient de bien plus près et plus facilement. Enfin on arriverait peut-être par ce moyen à la connaissance d’un fait général, et que plusieurs bonnes raisons me font soupçonner depuis longtemps, c’est qu’il y aurait pénétration dans tous les alliages faits de cette manière, et que leur pesanteur spécifique serait toujours plus grande que la somme des pesanteurs spécifiques des matières dont ils seraient composés : car la pénétration n’est qu’un degré plus grand d’intimité, et l’intimité, toutes choses égales d’ailleurs, sera d’autant plus grande que les matières seront dans un état de division plus parfaite.

En réfléchissant sur l’appareil des vaisseaux qu’il faudrait employer pour recevoir et recueillir ces vapeurs métalliques, il m’est venu une idée qui me paraît trop utile pour ne la pas publier : elle est aussi trop aisée à réaliser pour que les bons chimistes ne la saisissent pas ; je l’ai même communiquée à quelques-uns d’entre eux, qui m’en ont paru très satisfaits. Cette idée est de geler le mercure dans ce climat-ci, et avec un degré de froid beaucoup moindre que celui des expériences de Pétersbourg ou de Sibérie : il ne faut pour cela que recevoir la vapeur du mercure, qui est le mercure même volatilisé par une très médiocre chaleur dans une cucurbite ou dans un vase auquel on donnera un certain degré de froid artificiel : ce mercure en vapeur, c’est-à-dire extrêmement divisé, offrira à l’action de ce froid des surfaces si grandes et des masses si petites, qu’au lieu de 187 degrés de froid qu’il faut pour geler le mercure en masse, il n’en faudrait peut-être que 18 ou 20 degrés, peut-être même moins, pour le geler en vapeurs. Je recommande cette expérience importante à tous ceux qui travaillent de bonne foi à l’avancement des sciences.

Je pourrais ajouter à ces usages principaux du miroir d’Archimède plusieurs autres usages particuliers, mais j’ai cru devoir me borner à ceux qui m’ont paru les plus utiles et les moins difficiles à réduire en pratique. Néanmoins je crois devoir joindre ici quelques expériences que j’ai faites sur la transmission de la lumière à travers les corps transparents, et donner en même temps quelques idées nouvelles sur les moyens d’apercevoir de loin les objets à l’œil simple, ou par le moyen d’un miroir semblable à celui dont les anciens ont parlé, par l’effet duquel on apercevait du port d’Alexandrie les vaisseaux d’aussi loin que la courbure de la terre pouvait le permettre.

Tous les physiciens savent aujourd’hui qu’il y a trois causes qui empêchent la lumière de se réunir dans un point lorsque ses rayons ont traversé le verre objectif d’une lunette ordinaire. La première est la courbure sphérique de ce verre qui répand une partie des rayons dans un espace terminé par une courbe. La seconde est l’angle sous lequel nous paraît à l’œil simple l’objet que nous observons, car la largeur du foyer de l’objectif a toujours à très peu près pour diamètre une ligne égale à la corde de l’arc qui mesure cet angle. La troisième est la différente réfrangibilité de la lumière, car les rayons les plus réfrangibles ne se rassemblent pas dans le même lieu où se rassemblent les rayons les moins réfrangibles.

On peut remédier à l’effet de la première cause en substituant, comme Descartes l’a proposé, des verres elliptiques ou hyperboliques aux verres sphériques. On remédie à l’effet de la seconde par le moyen d’un second verre placé au foyer de l’objectif, dont le diamètre est à peu près égal à la largeur de ce foyer, et dont la surface est travaillée sur une sphère d’un rayon fort court. On a trouvé de nos jours le moyen de remédier à la troisième en faisant des lunettes qu’on appelle achromatiques, et qui sont composées de deux sortes de verres qui dispersent différemment les rayons colorés, de manière que la dispersion de l’un est corrigée par la dispersion de l’autre, sans que la réfraction générale moyenne, qui constitue la lunette, soit anéantie. Une lunette de 3 pieds 1/2 de longueur, faite sur ce principe, équivaut pour l’effet aux anciennes lunettes de 25 pieds de longueur.

Au reste, le remède à l’effet de la première cause est demeuré tout à fait inutile jusqu’à ce jour, parce que l’effet de la dernière, étant beaucoup plus considérable, influe si fort sur l’effet total qu’on ne pouvait rien gagner à substituer des verres hyperboliques ou elliptiques à des verres sphériques, et que cette substitution ne pouvait devenir avantageuse que dans le cas où l’on pourrait trouver le moyen de corriger l’effet de la différente réfrangibilité des rayons de la lumière : il semble donc qu’aujourd’hui l’on ferait bien de combiner les deux moyens, et de substituer, dans les lunettes achromatiques, des verres elliptiques aux sphériques.

Pour rendre ceci plus sensible, supposons que l’objet qu’on observe soit un point lumineux sans étendue, tel qu’est une étoile fixe par rapport à nous : il est certain qu’avec un objectif, par exemple, de 30 pieds de foyer, toutes les images de ce point lumineux s’étendront en forme de courbe au foyer de ce verre s’il est travaillé sur une sphère, et qu’au contraire elles se réuniront en un point si ce verre est hyperbolique ; mais si l’objet qu’on observe a une certaine étendue, comme la lune, qui occupe environ 1/2 degré d’espace à nos yeux, alors l’image de cet objet occupera un espace d’environ 3 pouces de diamètre au foyer de l’objectif de 30 pieds, et l’aberration causée par la sphéricité produisant une confusion dans un point lumineux quelconque, elle la produit de même sur tous les points lumineux du disque de la lune, et par conséquent la défigure en entier. Il y aurait donc, dans tous les cas, beaucoup d’avantage à se servir de verres elliptiques ou hyperboliques pour de longues lunettes, puisqu’on a trouvé le moyen de corriger en grande partie le mauvais effet produit par la différente réfrangibilité des rayons.

Il suit de ce que nous venons de dire, que, si l’on veut faire une lunette de 30 pieds pour observer la lune et la voir en entier, le verre oculaire doit avoir au moins 3 pouces de diamètre pour recueillir l’image entière que produit l’objectif à son foyer, et que, si on voulait observer cet astre avec une lunette de 60 pieds, l’oculaire doit avoir au moins 6 de diamètre, parce que la corde de l’arc qui mesure l’angle sous lequel nous paraît la lune est dans ce cas de 3 pouces et de 6 pouces à peu près : aussi les astronomes ne font jamais usage de lunettes qui renferment le disque entier de la lune, parce qu’elles grossiraient trop peu ; mais si on veut observer Vénus avec une lunette de 60 pieds, comme l’angle sous lequel elle nous paraît n’est que d’environ 60 secondes, le verre oculaire pourra n’avoir que 4 lignes de diamètre, et si on se sert d’un objectif de 120 pieds, un oculaire de 8 lignes de diamètre suffirait pour réunir l’image entière que l’objectif forme à son foyer.

De là on voit que, quand même les rayons de lumière seraient également réfrangibles, on ne pourrait pas faire d’aussi fortes lunettes pour voir la lune en entier que pour voir les autres planètes, et que plus une planète est petite à nos yeux, et plus nous pouvons augmenter la longueur de la lunette avec laquelle on peut la voir en entier. Dès lors on conçoit bien que dans cette même supposition des rayons également réfrangibles, il doit y avoir une certaine longueur déterminée plus avantageuse qu’aucune autre pour telle ou telle planète, et que cette longueur de la lunette dépend non seulement de l’angle sous lequel la planète paraît à notre œil, mais encore de la quantité de lumière dont elle est éclairée.

Dans les lunettes ordinaires, les rayons de la lumière étant différemment réfrangibles, tout ce qu’on pourrait faire dans cette vue pour les perfectionner ne serait pas fort avantageux, parce que sous quelque angle que paraisse à notre œil l’objet ou l’astre que nous voulons observer, et quelque intensité de lumière qu’il puisse avoir, les rayons ne se rassembleront jamais dans le même endroit : plus la lunette sera longue, plus il y aura d’intervalle[9] entre le foyer des rayons rouges et celui des rayons violets, et par conséquent plus sera confuse l’image de l’objet observé.

On ne peut donc perfectionner les lunettes par réfraction qu’en cherchant, comme on l’a fait, les moyens de corriger cet effet de la différente réfrangibilité, soit en composant la lunette de verres de différente densité, soit par d’autres moyens particuliers, et qui seraient différents selon les différents objets et les différentes circonstances : supposons, par exemple, une courte lunette composée de deux verres, l’un convexe et l’autre concave des deux côtés, il est certain que cette lunette peut se réduire à une autre, dont les deux verres soient plans d’un côté, et travaillés de l’autre côté sur des sphères dont le rayon serait une fois plus court que celui des sphères sur lesquelles auraient été travaillés les verres de la première lunette. Maintenant, pour éviter une grande partie de l’effet de la différente réfrangibilité des rayons, on peut faire cette seconde lunette d’une seule pièce de verre massif, comme je l’ai fait exécuter avec deux morceaux de verre blanc, l’un de 2 pouces 1/2 de longueur, et l’autre de 1 pouce 1/2 ; mais alors la perte de la transparence est un plus grand inconvénient que celui de la différente réfrangibilité qu’on corrige par ce moyen ; car ces deux petites lunettes massives de verre sont plus obscures qu’une petite lunette ordinaire du même verre et des mêmes dimensions : elles donnent à la vérité moins d’iris, mais elles n’en sont pas meilleures ; et si on les faisait plus longues, toujours en verre massif, la lumière après avoir traversé cette épaisseur de verre, n’aurait plus assez de force pour peindre l’image de l’objet à notre œil. Ainsi, pour faire des lunettes de 10 ou 30 pieds, je ne vois que l’eau qui ait assez de transparence pour laisser passer la lumière sans l’éteindre en entier dans cette grande épaisseur : en employant donc de l’eau pour remplir l’intervalle entre l’objectif et l’oculaire, on diminuera en partie l’effet de la différente réfrangibilité[10], parce que celle de l’eau approche plus de celle du verre que celle de l’air, et si on pouvait, en chargeant l’eau de différents sels, lui donner le même degré de puissance réfringente qu’au verre, il n’est pas douteux qu’on ne corrigeât davantage par ce moyen l’effet de la différente réfrangibilité des rayons. Il s’agirait donc d’employer une liqueur transparente qui aurait à peu près la même puissance réfrangible que le verre ; car alors il sera sûr que les deux verres, avec cette liqueur entre-deux, corrigeront en partie l’effet de la différente réfrangibilité des rayons, de la même façon quelle est corrigée dans la petite lunette massive dont je viens de parler.

Suivant les expériences de M. Bouguer, une ligne d’épaisseur de verre détruit 2/7 de la lumière, et par conséquent la diminution s’en ferait dans la proportion suivante :

Diminutions.Épaisseurs. ..... 1, 2, 3, 4, 5, 6 lignes
Diminutions. ..... 2/7, 10/49, 50/343, 250/2401, 1250/16807, 6250/117649,

en sorte que par la somme de ces six termes on trouverait que la lumière qui passe à travers ces 6 lignes de verre, aurait déjà perdu 102024/117649, c’est-à-dire environ le 10/11 de sa quantité. Mais il faut considérer que M. Bouguer s’est servi de verres bien peu transparents, puisqu’il a vu qu’une ligne d’épaisseur de ces verres détruisait 2/7 de la lumière. Par les expériences que j’ai faites sur différentes espèces de verre blanc, il m’a paru que la lumière diminuait beaucoup moins. Voici ces expériences, qui sont assez faciles à faire, et que tout le monde est en état de répéter.

Dans une chambre obscure dont les murs étaient noircis, qui me servait à faire des expériences d’optique, j’ai fait allumer une bougie de cinq à la livre : la chambre était fort vaste et la lumière de la bougie était la seule dont elle fût éclairée. J’ai d’abord cherché à quelle distance je pouvais lire un caractère d’impression, tel que celui de la Gazette de Hollande, à la lumière de cette bougie, et j’ai trouvé que je lisais assez facilement ce caractère à 24 pieds 4 pouces de distance de la bougie. Ensuite, ayant placé devant la bougie, à 2 pouces de distance, un morceau de verre provenant d’une glace de Saint-Gobain, réduite à 1 ligne d’épaisseur, j’ai trouvé que je lisais encore tout aussi facilement à 22 pieds 9 pouces, et, en substituant à cette glace de 1 ligne d’épaisseur un autre morceau de 2 lignes d’épaisseur et du même verre, j’ai lu aussi facilement à 21 pieds de distance de la bougie. Deux de ces mêmes glaces de 2 lignes d’épaisseur, jointes l’une contre l’autre et mises devant la bougie, en ont diminué la lumière au point que je n’ai pu lire avec la même facilité qu’à 17 pieds 1/2 de distance de la bougie. Et enfin, avec trois glaces de 2 lignes d’épaisseur chacune, je n’ai lu qu’à la distance de 15 pieds. Or, la lumière de la bougie diminuant comme le carré de la distance augmente, sa diminution aurait été dans la progression suivante, s’il n’y avait point eu de glaces interposées :

25 1/2. 2 22 3/4. 2 21. 2 17 1/2. 2 15. 2 ou
592 1/9. 517 9/16. 441. 306 1/4. 225.

Donc les pertes de la lumière, par l’interposition de glaces, sont dans la progression suivante : 84 79/144. 151. 285 7/9. 367 1/4.

D’où l’on doit conclure que 1 ligne d’épaisseur de ce verre ne diminue la lumière que de 84/592 ou d’environ 1/7 ; que 2 lignes d’épaisseur la diminuent de 151/592, pas tout à fait de 1/4 ; et trois glaces de 2 lignes de 367/592, c’est-à-dire moins de 2/3.

Comme ce résultat est très différent de celui de M. Bouguer, et que néanmoins je n’avais garde de douter de la vérité de ses expériences, je répétai les miennes en me servant de verre à vitre commun ; je choisis des morceaux d’une épaisseur égale, de 3/4 de ligne chacun. Ayant lu de même à 24 pieds 4 pouces de distance de la bougie, l’interposition d’un de ces morceaux de verre me fit rapprocher à 21 pieds 1/2 ; avec deux morceaux interposés et appliqués l’un sur l’autre, je ne pouvais plus lire qu’à 18 pieds 1/4, et avec trois morceaux à 16 pieds ; ce qui, comme l’on voit, se rapproche de la détermination de M. Bouguer ; car la perte de la lumière, en traversant ce verre de 3/4 de ligne, étant ici de 592 1/4462 1/4 = 130, le résultat 130/592 1/4 ou 65/299, ne s’éloigne pas beaucoup de 3/14, à quoi l’on doit réduire les 2/7 donnés par M. Bouguer pour une ligne d’épaisseur, parce que mes verres n’avaient que 3/4 de ligne, car 3 : 14 : : 65 : 303 1/2, terme qui ne diffère pas beaucoup de 296.

Mais avec du verre communément appelé verre de Bohême, j’ai trouvé, par les mêmes essais, que la lumière ne perdait qu’un huitième en traversant une épaisseur d’une ligne, et quelle diminuait dans la progression suivante :

Épaisseurs. 1, 2, 3, 4, 5, 6, ..... n,
Diminutions. 1/8. 7/64. 49/512. 343/4096. 2401/32768. 16087/262144.
ou 70/81 71/82 72/83 73/84 74/85 75/86 ..... 7n − 1/8n.

Prenant la somme de ces termes, on aura le total de la diminution de la lumière à travers une épaisseur de verre d’un nombre donné de lignes ; par exemple, la somme des six premiers termes est 144495/262164. Donc la lumière ne diminue que d’un peu plus de moitié en traversant une épaisseur de 6 lignes de verre de Bohême, et elle en perdrait encore moins, si, au lieu de trois morceaux de 2 lignes appliqués l’un sur l’autre, elle n’avait à traverser qu’un seul morceau de 6 lignes d’épaisseur.

Avec le verre que j’ai fait fondre en masse épaisse, j’ai vu que la lumière ne perdait pas plus à travers 4 pouces 1/2 d’épaisseur de ce verre qu’à travers une glace de Saint-Gobain de 2 lignes 1/2 d’épaisseur : il me semble donc qu’on pourrait en conclure que la transparence de ce verre étant, à celle de cette glace, comme 4 pouces 1/2 sont à 2 lignes 1/2, ou 54 à 2 1/2, c’est-à-dire plus de vingt et une fois plus grande, on pourrait faire de très bonnes petites lunettes massives de 5 ou 6 pouces de longueur avec ce verre.

Mais pour des lunettes longues, on ne peut employer que de l’eau, et encore est-il à craindre que le même inconvénient ne subsiste, car quelle sera l’opacité qui résultera de cette quantité de liqueur que je suppose remplir l’intervalle entre les deux verres ? Plus les lunettes seront longues et plus on perdra de lumière ; en sorte qu’il paraît au premier coup d’œil qu’on ne peut pas se servir de ce moyen, surtout pour les lunettes un peu longues ; car, en suivant ce que dit M. Bouguer dans son Essai d’Optique sur la gradation de la lumière, 9 pieds 7 pouces d’eau de mer font diminuer la lumière dans le rapport de 14 à 5 ; ou, ce qui revient à peu près au même, supposons que 10 pieds d’épaisseur d’eau diminuent la lumière dans le rapport de 3 à 1, alors 20 pieds d’épaisseur d’eau la diminueront dans le rapport de 9 à 1 ; 30 pieds la diminuèrent dans celui de 27 à 1, etc. Il paraît donc qu’on ne pourrait se servir de ces longues lunettes pleines d’eau que pour observer le soleil, et que les autres astres n’auraient pas assez de lumière pour qu’il fût possible de les apercevoir à travers une épaisseur de 20 à 30 pieds de liqueur intermédiaire.

Cependant si l’on fait attention qu’en ne donnant que 1 pouce ou 1 pouce 1/2 d’ouverture à un objectif de 40 pieds, on ne laisse pas d’apercevoir très nettement les planètes dans les lunettes ordinaires de cette longueur, on doit penser qu’en donnant un plus grand diamètre à l’objectif, on augmenterait la quantité de lumière dans la raison du carré de ce diamètre, et par conséquent si un pouce d’ouverture suffit pour voir distinctement un astre dans une lunette ordinaire, √3 pouces d’ouverture, c’est-à-dire 21 lignes environ de diamètre suffiront pour qu’on le voie aussi distinctement à travers une épaisseur de 10 pieds d’eau ; et qu’avec un verre de 3 pouces de diamètre, on le verrait également à travers une épaisseur de 20 pieds d’eau ; qu’avec un verre de √27 ou 5 pouces 1/4 de diamètre, on le verrait à travers une épaisseur de 30 pieds, et qu’il ne faudrait qu’un verre de 9 pouces de diamètre pour une lunette remplie de 40 pieds d’eau, et un verre de 27 pouces pour une lunette de 60 pieds.

Il semble donc qu’on pourrait, avec espérance de réussir, faire construire une lunette sur ces principes ; car en augmentant le diamètre de l’objectif, on regagne en partie la lumière que l’on perd par le défaut de transparence de la liqueur.

On ne doit pas craindre que les objectifs, quelque grands qu’ils soient, fassent une trop grande partie de la sphère sur laquelle ils seront travaillés, et que par cette raison les rayons de la lumière ne puissent se réunir exactement ; car en supposant même ces objectifs sept ou huit fois plus grands que je ne les ai déterminés, ils ne feraient pas encore à beaucoup près une assez grande partie de leur sphère pour ne pas réunir les rayons avec exactitude.

Mais ce qui ne me paraît pas douteux, c’est qu’une lunette construite de cette façon serait très utile pour observer le soleil ; car en la supposant même longue de 100 pieds, la lumière de cet astre ne serait encore que trop forte après avoir traversé cette épaisseur d’eau, et on observerait à loisir et aisément la surface de cet astre immédiatement, sans qu’il fût nécessaire de se servir de verres enfumés ou d’en recevoir l’image sur un carton, avantage qu’aucune autre espèce de lunette ne peut avoir.

Il y aurait seulement quelque petite différence dans la construction de cette lunette solaire, si l’on veut qu’elle nous présente la face entière du soleil, car en la supposant longue de 100 pieds, il faudra dans ce cas que le verre oculaire ait au moins 10 pouces de diamètre, parce que le soleil occupant plus de 1/2 degré céleste, l’image formée par l’objectif à son foyer à 100 pieds, aura au moins cette longueur de 10 pouces, et que, pour la réunir tout entière, il faudra un oculaire de cette largeur auquel on ne donnerait que 20 pouces de foyer pour le rendre aussi fort qu’il se pourrait. Il faudrait aussi que l’objectif, ainsi que l’oculaire, eût 10 pouces de diamètre, afin que l’image de l’astre et l’image de l’ouverture de la lunette se trouvassent d’égale grandeur au foyer.

Quand même cette lunette que je propose ne servirait qu’à observer exactement le soleil, ce serait déjà beaucoup : il serait, par exemple, fort curieux de pouvoir reconnaître s’il y a dans cet astre des parties plus ou moins lumineuses que d’autres, s’il y a sur sa surface des inégalités, et de quelle espèce elles seraient, si les taches flottent sur sa surface[11], ou si elles y sont toutes constamment attachées, etc. La vivacité de sa lumière nous empêche de l’observer à l’œil simple, et la différente réfrangibilité de ses rayons rend son image confuse lorsqu’on la reçoit au foyer d’un objectif sur un carton : aussi la surface du soleil nous est-elle moins connue que celle des autres planètes. Cette différente réfrangibilité des rayons ne serait pas à beaucoup près entièrement corrigée dans cette longue lunette remplie d’eau ; mais si cette liqueur pouvait, par l’addition des sels, être rendue aussi dense que le verre, ce serait alors la même chose que s’il n’y avait qu’un seul verre à traverser, et il me semble qu’il y aurait plus d’avantage à se servir de ces lunettes remplies d’eau, que de lunettes ordinaires avec des verres enfumés.

Quoi qu’il en soit, il est certain qu’il faut, pour observer le soleil, une lunette bien différente de celles dont on doit se servir pour les autres astres, et il est encore très certain qu’il faut pour chaque planète une lunette particulière, et proportionnée à leur intensité de lumière, c’est-à-dire à la quantité réelle de lumière dont elles nous paraissent éclairées. Dans toutes les lunettes il faudrait donc l’objectif aussi grand, et l’oculaire aussi fort qu’il est possible, et en même temps proportionner la distance du foyer à l’intensité de la lumière de chaque planète. Par exemple, Vénus et Saturne sont deux planètes dont la lumière est fort différente : lorsqu’on les observe avec la même lunette on augmente également l’angle sous lequel on les voit ; dès lors la lumière totale de la planète paraît s’étendre sur toute sa surface d’autant plus qu’on la grossit davantage. Ainsi à mesure qu’on agrandit son image on la rend sombre, à peu près dans la proportion du carré de son diamètre : Saturne ne peut donc, sans devenir obscur, être observé avec une lunette aussi forte que Vénus. Si l’intensité de lumière de celle-ci permet de la grossir cent ou deux cents fois avant de devenir sombre, l’autre ne souffrira peut-être pas la moitié ou le tiers de cette augmentation sans devenir tout à fait obscure. Il s’agit donc de faire une lunette pour chaque planète proportionnée à leur intensité de lumière ; et, pour le faire avec plus d’avantage, il me semble qu’il n’y faut employer qu’un objectif d’autant plus grand, et d’un foyer d’autant moins long que la planète a moins de lumière. Pourquoi jusqu’à ce jour n’a-t-on pas fait des objectifs de 2 et 3 pieds de diamètre ? l’aberration des rayons, causée par la sphéricité des verres, en est la seule cause ; elle une confusion qui est comme le carré du diamètre de l’ouverture[12], et c’est par cette raison que les verres sphériques, qui sont très bons avec une petite ouverture, ne valent plus rien quand on l’augmente : on a plus de lumière, mais moins de distinction et de netteté. Néanmoins les verres sphériques larges sont très bons pour faire des lunettes de nuit ; les Anglais ont construit des lunettes de cette espèce, et ils s’en servent avec grand avantage pour voir de fort loin les vaisseaux dans une nuit obscure. Mais maintenant que l’on sait corriger en grande partie les effets de la différente réfrangibilité des rayons, il me semble qu’il faudrait s’attacher à faire des verres elliptiques ou hyperboliques qui ne produiraient pas cette aberration causée par la sphéricité, et qui par conséquent pourraient être trois ou quatre fois plus larges que les verres sphériques. Il n’y a que ce moyen d’augmenter à nos yeux la quantité de lumière que nous envoient les planètes, car nous ne pouvons pas porter sur les planètes une lumière additionnelle comme nous le faisons sur les objets que nous observons au microscope ; mais il faut au moins employer le plus avantageusement qu’il est possible la quantité de lumière dont elles sont éclairées, en la recevant sur une surface aussi grande qu’il se pourra. Cette lunette hyperbolique qui ne serait composée que d’un seul grand verre objectif, et d’un oculaire proportionné, exigerait une matière de la plus grande transparence. On réunirait par ce moyen tous les avantages possibles, c’est-à-dire ceux des lunettes achromatiques à celui des lunettes elliptiques ou hyperboliques, et l’on mettrait à profit toute la quantité de lumière que chaque planète réfléchit à nos yeux. Je puis me tromper, mais ce que je propose me paraît assez fondé pour en recommander l’exécution aux personnes zélées pour l’avancement des sciences.

Me laissant aller à ces espèces de rêveries, dont quelques-unes néanmoins se réaliseront un jour, et que je ne publie que dans cette espérance, j’ai songé au miroir du port d’Alexandrie, dont quelques auteurs anciens ont parlé, et par le moyen duquel on voyait de très loin les vaisseaux en pleine mer. Le passage le plus positif qui me soit tombé sous les yeux est celui que je vais rapporter : « Alexandria… in Pharo verò erat speculum e ferro sinico, per quod a longè videbantur naves Græcorum advenientes ; paulò postquam Islamismus invaluit, scilicet tempore califatùs Walidi, filii Abd-el-Melek, Christiani, fraude adhibità, illud deleverunt. » Abul-l-feda, etc. Descriptio Ægypti.

J’ai pensé : 1o que ce miroir par lequel on voyait de loin les vaisseaux arriver n’était pas impossible ; 2o que même, sans miroir ni lunette, on pourrait, par de certaines dispositions, obtenir le même effet, et voir depuis le port les vaisseaux peut-être d’aussi loin que la courbure de la terre le permet. Nous avons dit que les personnes qui ont bonne vue aperçoivent les objets éclairés par le soleil à plus de trois mille quatre cents fois leur diamètre, et en même temps nous avons remarqué que la lumière intermédiaire nuisait si fort à celle des objets éloignés, qu’on apercevait la nuit un objet lumineux de dix, vingt et peut-être cent fois plus de distance qu’on ne le voit pendant le jour. Nous savons que du fond d’un puits très profond l’on voit les étoiles en plein jour[13] : pourquoi donc ne verrait-on, pas de même les vaisseaux éclairés des rayons du soleil, en se mettant au fond d’une longue galerie fort obscure et située sur le bord de la mer, de manière qu’elle ne recevrait aucune lumière que celle de la mer lointaine et des vaisseaux qui pourraient s’y trouver ; cette galerie n’est qu’un puits horizontal qui ferait le même effet pour la vue des vaisseaux que le puits vertical pour la vue des étoiles ; et cela me paraît si simple, que je suis étonné qu’on n’y ait pas songé. Il me semble qu’en prenant, pour faire l’observation, les heures du jour où le soleil serait derrière la galerie, c’est-à-dire le temps où les vaisseaux seraient bien éclairés, on les verrait du fond de cette galerie obscure dix fois au moins mieux qu’on ne peut les voir en pleine lumière. Or, comme nous l’avons dit, on distingue aisément un homme ou un cheval à une lieue de distance lorsqu’ils sont éclairés des rayons du soleil ; et, en supprimant la lumière intermédiaire qui nous environne et offusque nos yeux, nous les verrions au moins dix fois plus loin, c’est-à-dire à dix lieues : donc on verrait les vaisseaux, qui sont beaucoup plus gros, d’aussi loin que la courbure de la terre le permettrait[14], sans autre instrument que nos yeux.

Mais un miroir concave d’une assez grand diamètre et d’un foyer quelconque, placé au fond d’un long tuyau noirci, ferait pendant le jour à peu près le même effet que nos grands objectifs de même diamètre et de même foyer feraient pendant la nuit, et c’était probablement un de ces miroirs concaves d’acier poli (e ferro sinico) qu’on avait établi au port d’Alexandrie[15] pour voir de loin arriver les vaisseaux grecs. Au reste, si ce miroir d’acier ou de fer poli a réellement existé, comme il y a toute apparence, on ne peut refuser aux anciens la gloire de la première invention des télescopes, car ce miroir de métal poli ne pouvait avoir d’effet qu’autant que la lumière réfléchie par sa surface était recueillie par un autre miroir concave placé à son foyer, et c’est en cela que consiste l’essence du télescope et la facilité de sa construction. Néanmoins, cela n’ôte rien à la gloire du grand Newton, qui, le premier, a ressuscité cette invention entièrement oubliée. Il paraît même que ce sont ses belles découvertes sur la différente réfrangibilité des rayons de la lumière qui l’ont conduit à celle du télescope. Comme les rayons de la lumière sont par leur nature différemment réfrangibles, il était fondé à croire qu’il n’y avait nul moyen de corriger cet effet ; ou s’il a entrevu ces moyens, il les a jugés si difficiles qu’il a mieux aimé tourner ses vues d’un autre côté, et produire, par le moyen de la réflexion des rayons, les grands effets qu’il ne pouvait obtenir par leur réfraction. Il a donc fait construire son télescope, dont l’effet est réellement bien supérieur à celui des lunettes ordinaires ; mais les lunettes achromatiques inventées de nos jours sont aussi supérieures au télescope qu’il l’est aux lunettes ordinaires. Le meilleur télescope est toujours sombre en comparaison de la lunette achromatique, et cette obscurité dans les télescopes ne vient pas seulement du défaut de poli ou de la couleur du métal des miroirs, mais de la nature même de la lumière, dont les rayons, différemment réfrangibles, sont aussi différemment réflexibles, quoique en degrés beaucoup moins inégaux. Il reste donc, pour perfectionner les télescopes autant qu’ils peuvent l’être, à trouver le moyen de compenser cette différente réflexibilité, comme l’on a trouvé celui de compenser la différente réfrangibilité.

Après tout ce qui vient d’être dit, je crois qu’on sentira bien que l’on peut faire une très bonne lunette de jour sans employer ni verres ni miroirs, et simplement en supprimant la lumière environnante au moyen d’un tuyau de 150 ou 200 pieds de long, et en se plaçant dans un lieu obscur où aboutirait l’une des extrémités de ce tuyau : plus la lumière du jour serait vive, plus serait grand l’effet de cette lunette si simple et si facile à exécuter. Je suis persuadé qu’on verrait distinctement à quinze et peut-être vingt lieues les bâtiments et les arbres sur le haut des montagnes. La seule différence qu’il y ait entre ce long tuyau et la galerie obscure que j’ai proposée, c’est que le champ, c’est-à-dire l’espace vu, serait bien plus petit, et précisément dans la raison du carré de l’ouverture du tuyau à celle de la galerie.



ARTICLE TROISIÈME

INVENTION D’AUTRES MIROIRS POUR BRÛLER À DE MOINDRES DISTANCES.


I. — Miroirs d’une seule pièce à foyer mobile.

J’ai remarqué que le verre fait ressort, et qu’il peut plier jusqu’à un certain point ; et comme, pour brûler à des distances un peu grandes, il ne faut qu’une légère courbure, et que toute courbure régulière y est à peu près également convenable, j’ai imaginé de prendre des glaces de miroir ordinaire d’un pied et demi, de deux pieds et trois pieds de diamètre, de les faire arrondir et de les soutenir sur un cercle de fer bien égal et bien tourné, après avoir fait dans le centre de la glace un trou de 2 ou 3 lignes de diamètre pour y passer une vis[16] dont les pas sont très fins, et qui entre dans un petit écrou posé de l’autre côté de la glace. En serrant cette vis, j’ai courbé assez les glaces de trois pieds pour brûler depuis 50 pieds jusqu’à 30, et les glaces de 18 pouces ont brûlé à 25 pieds ; mais ayant répété plusieurs fois ces expériences, j’ai cassé les glaces de 3 pieds et de 2 pieds, et il ne m’en reste qu’une de 18 pouces, que j’ai gardée pour modèle de ce miroir[17].

Ce qui fait casser ces glaces si aisément, c’est le trou qui est au milieu ; elles se courberaient beaucoup plus sans rompre s’il n’y avait point de solution de continuité, et qu’on pût les presser également sur toute la surface : cela m’a conduit à imaginer de les faire courber par le poids même de l’atmosphère ; et pour cela il ne faut que mettre une glace circulaire sur une espèce de tambour de fer ou de cuivre, et ajouter à ce tambour une pompe pour en tirer de l’air ; on fera de cette manière courber la glace plus ou moins, et par conséquent elle brûlera à de plus et moins grandes distances.

Il y aurait encore un autre moyen, ce serait d’ôter l’étamage dans le centre de la glace, de la largeur de 9 ou 10 lignes, façonner avec une molette cette partie du centre en portion de sphère, comme un verre convexe de 1 pouce de foyer, mettre dans le tambour une petite mèche soufrée ; il arriverait que, quand on présenterait ce miroir au soleil, les rayons, transmis à travers cette partie du centre de la glace et réunis au foyer de 1 pouce, allumeraient la mèche soufrée dans le tambour ; cette mèche en brûlant absorberait de l’air, et par conséquent le poids de l’atmosphère ferait plier la glace plus ou moins, selon que la mèche soufrée brûlerait plus ou moins de temps. Ce miroir serait fort singulier, parce qu’il se courberait de lui-même à l’aspect du soleil sans qu’il fût nécessaire d’y toucher ; mais l’usage n’en serait pas facile, et c’est pour cette raison que je ne l’ai pas fait exécuter, la seconde manière étant préférable à tous égards.

Ces miroirs d’une seule pièce à foyer mobile peuvent servir à mesurer plus exactement que par aucun autre moyen la différence des effets de la chaleur du soleil, reçue dans des foyers plus ou moins grands. Nous avons vu que les grands foyers font toujours proportionnellement beaucoup plus d’effet que les petits, quoique l’intensité de chaleur soit égale dans les uns et les autres : on aurait ici, en contractant successivement les foyers, toujours une égale quantité de lumière ou de chaleur, mais dans des espaces successivement plus petits ; et, au moyen de cette quantité constante, on pourrait déterminer, par l’expérience, le minimum de l’espace du foyer, c’est-à-dire l’étendue nécessaire pour qu’avec la même quantité de lumière on eût le plus grand effet ; cela nous conduirait en même temps à une estimation plus précise de la déperdition de la chaleur dans les différentes substances, sous un même volume ou dans une égale étendue.

À cet usage près, il m’a paru que ces miroirs d’une seule pièce à foyer mobile étaient plus curieux qu’utiles : celui qui agit seul et se courbe à l’aspect du soleil est assez ingénieusement conçu pour avoir place dans un cabinet de physique.


II. — Miroirs d’une seule pièce pour brûler très vivement à des distances médiocres et à de petites distances.

J’ai cherché les moyens de courber régulièrement de grandes glaces ; et, après avoir fait construire deux fourneaux différents qui n’ont pas réussi, je suis parvenu à en faire un troisième[18], dans lequel j’ai courbé très régulièrement des glaces circulaires de 3, 4, et 4 pieds 1/2 de diamètre ; j’en ai même fait courber deux de 56 pouces, mais quelque précaution qu’on ait prise pour laisser refroidir lentement ces grandes glaces de 56 et 54 pouces de diamètre, et pour les manier doucement, elles se sont cassées en les appliquant sur les moules sphériques que j’avais fait construire pour leur donner la forme régulière et le poli nécessaire ; la même chose est arrivée à trois autres glaces de 48 et 50 pouces de diamètre, et je n’en ai conservé qu’une seule de 46 pouces et deux de 37 pouces. Les gens qui connaissent les arts n’en seront pas surpris ; ils savent que les grandes pièces de verre exigent des précautions infinies pour ne pas se fêler au sortir du fourneau, où on les laisse recuire et refroidir ; ils savent que plus elles sont minces et plus elles sont sujettes à se fendre non seulement par le premier coup de l’air, mais encore par ses impressions ultérieures. J’ai vu plusieurs de mes glaces courbées se fendre toutes seules au bout de trois, quatre et cinq mois, quoiqu’elles eussent résisté aux premières impressions de l’air et qu’on les eût placées sur des moules de plâtre bien séché, sur lesquels la surface concave de ces glaces portait également partout ; mais ce qui m’en a fait perdre un grand nombre, c’est le travail qu’il fallait faire pour leur donner une forme régulière. Ces glaces que j’ai achetées toutes polies à la manufacture du faubourg Saint-Antoine, quoique choisies parmi les plus épaisses, n’avaient que 5 lignes d’épaisseur : en les courbant, le feu leur faisait perdre en partie leur poli. Leur épaisseur, d’ailleurs, n’était pas bien égale partout ; et néanmoins il était nécessaire, pour l’objet auquel je les destinais, de rendre les deux surfaces concave et convexe parfaitement concentriques, et par conséquent de les travailler avec des molettes convexes dans des moules creux, et des molettes concaves sur des moules convexes. De vingt-quatre glaces que j’avais courbées, et dont j’en avais livré quinze à feu M. Passemant pour les faire travailler par ses ouvriers, je n’en ai conservé que trois : toutes les autres, dont les moindres avaient au moins 3 pieds de diamètre, se sont cassées, soit avant d’être travaillées, soit après. De ces trois glaces que j’ai sauvées, l’une a 46 pouces de diamètre, et les deux autres 37 pouces ; elles étaient bien travaillées, leurs surfaces bien concentriques, et par conséquent l’épaisseur bien égale ; il ne s’agissait plus que de les étamer sur leur surface convexe, et je fis pour cela plusieurs essais et un assez grand nombre d’expériences qui ne me réussirent point. M. de Bernières, beaucoup plus habile que moi dans cet art de l’étamage, vint à mon secours, et me rendit en effet deux de mes glaces étamées : j’eus l’honneur d’en présenter au Roi la plus grande, c’est-à-dire celle de 46 pouces, et de faire devant Sa Majesté les expériences de la force de ce miroir ardent qui fond aisément tous les métaux ; on l’a déposé au château de la Muette, dans un cabinet qui est sous la direction du Père Noël ; c’est certainement le plus fort miroir ardent qu’il y ait en Europe[19]. J’ai déposé au Jardin du Roi, dans le Cabinet d’Histoire naturelle, la glace de 37 pouces de diamètre, dont le foyer est beaucoup plus court que celui du miroir de 46 pouces. Je n’ai pas encore eu le temps d’essayer la force de ce second miroir, que je crois aussi très bon. Je fis, dans le temps, quelques expériences au château de la Muette sur la lumière de la lune, reçue par le miroir de 46 pouces, et réfléchie sur un thermomètre très sensible ; je crus d’abord m’apercevoir de quelque mouvement, mais cet effet ne se soutint pas, et depuis je n’ai pas eu occasion de répéter l’expérience. Je ne sais même si l’on obtiendrait un degré de chaleur sensible en réunissant les foyers de plusieurs miroirs, et les faisant tomber ensemble sur un thermomètre aplati et noirci ; car il se peut que la lune nous envoie du froid plutôt que du chaud, comme nous l’expliquerons ailleurs. Du reste, ces miroirs sont supérieurs à tous les miroirs de réflexion dont on avait connaissance : ils servent aussi à voir en grand les petits tableaux, et à en distinguer toutes les beautés et tous les défauts ; et si on en fait étamer de pareils dans leur concavité, ce qui serait bien plus aisé que sur la convexité, ils serviraient à voir les plafonds et autres peintures qui sont trop grandes et trop perpendiculaires sur la tête pour pouvoir être regardées aisément.

Mais ces miroirs ont l’inconvénient commun à tous les miroirs de ce genre, qui est de brûler en haut, ce qui fait qu’on ne peut travailler de suite à leur foyer, et qu’ils deviennent presque inutiles pour toutes les expériences qui demandent une longue action du feu et des opérations suivies. Néanmoins, en recevant d’abord les rayons du soleil sur une glace plane de 4 pieds 1/2 de hauteur et d’autant de largeur qui les réfléchit contre ces miroirs concaves, ils sont assez puissants pour que cette perte, qui est de la moitié de la chaleur, ne les empêche pas de brûler très vivement à leur foyer, qui par ce moyen se trouve en bas comme celui des miroirs de réfraction, et auquel par conséquent on pourrait travailler de suite et avec une égale facilité. Seulement il serait nécessaire que la glace plane et le miroir concave fussent tous deux montés parallèlement sur un même support, où ils pourraient recevoir également les mêmes mouvements de direction et d’inclinaison, soit horizontalement, soit verticalement. L’effet que le miroir de 46 pouces de diamètre ferait en bas, n’étant que de moitié de celui qu’il produit en haut, c’est comme si la surface de ce miroir était réduite de moitié, c’est-à-dire comme s’il n’avait qu’un peu plus de 32 pouces de diamètre au lieu de 46 ; et cette dimension de 32 pouces de diamètre pour un foyer de 6 pieds ne laisse pas de donner une chaleur plus grande que celle des lentilles de Tschirnaüs ou du sieur Segard, dont je me suis autrefois servi, et qui sont les meilleures que l’on connaisse.

Enfin, par la réunion de ces deux miroirs, on aurait aux rayons du soleil une chaleur immense à leur foyer commun, surtout en le recevant en haut, qui ne serait diminuée que de moitié en le recevant en bas, et qui par conséquent serait beaucoup plus grande qu’aucune autre chaleur connue, et pourrait produire des effets dont nous n’avons aucune idée.


III. — Lentilles ou Miroirs à l’eau.

Au moyen des glaces courbées et travaillées régulièrement dans leur concavité et sur leur convexité, on peut faire un miroir réfringent, en joignant par opposition deux de ces glaces, et en remplissant d’eau tout l’espace qu’elles contiennent.

Dans cette vue, j’ai fait courber deux glaces de 37 pouces de diamètre, et les ai fait user de 8 ou 9 lignes sur les bords pour les bien joindre. Par ce moyen, l’on n’aura pas besoin de mastic pour empêcher l’eau de fuir.

Au zénith du miroir il faut pratiquer un petit goulot[20], par lequel on en remplira la capacité avec un entonnoir ; et comme les vapeurs de l’eau échauffée par le soleil pourraient faire casser les glaces, on laissera ce goulot ouvert pour laisser échapper les vapeurs, et afin de tenir le miroir toujours absolument plein d’eau, on ajustera dans ce goulot une petite bouteille pleine d’eau, et cette bouteille finira elle-même en haut par un goulot étroit, afin que, dans les différentes inclinaisons du miroir, l’eau qu’elle contiendra ne puisse pas se répandre en trop grande quantité.

Cette lentille, composée de deux glaces de 37 pouces, chacune de 2 pieds 1/2 de foyer, brûlerait à 5 pieds, si elle était de verre ; mais l’eau ayant une moindre réfraction que le verre, le foyer sera plus éloigné ; il ne laissera pas néanmoins de brûler vivement. J’ai supputé qu’à la distance de 5 pieds 1/2, cette lentille à l’eau produirait au moins deux fois autant de chaleur que la lentille du Palais-Royal, qui est de verre solide, et dont le foyer est à 12 pieds.

J’avais conservé une assez forte épaisseur aux glaces, afin que le poids de l’eau qu’elles devaient renfermer ne pût en altérer la courbure. On pourrait essayer de rendre l’eau plus réfringente, en y faisant fondre des sels : comme l’eau peut successivement fondre plusieurs sels, et s’en charger en plus grande quantité qu’elle ne se chargerait d’un seul sel, il faudrait en fondre de plusieurs espèces, et on rendrait par ce moyen la réfraction de l’eau plus approchante de celle du verre.

Tel était mon projet ; mais, après avoir travaillé et ajusté ces glaces de 37 pouces, celle du dessous s’est cassée dès la première expérience, et comme il ne m’en restait qu’une, j’en ai fait le miroir concave de 37 pouces dont j’ai parlé dans l’article précédent.

Ces loupes, composées de deux glaces sphériquement courbées et remplies d’eau, brûleront en bas, et produiront de plus grands effets que les loupes de verre massif, parce que l’eau laisse passer plus aisément la lumière que le verre le plus transparent ; mais l’exécution ne laisse pas d’en être difficile, et demande des attentions infinies. L’expérience m’a fait connaître qu’il fallait des glaces épaisses de 9 ou 8 lignes au moins, c’est-à-dire des glaces faites exprès, car on n’en coule point aux manufactures d’aussi épaisses à beaucoup près ; toutes celles qui sont dans le commerce n’ont qu’environ moitié de cette épaisseur : il faut ensuite courber ces glaces dans un fourneau pareil à celui dont j’ai donné la figure, planche i et suivantes ; avoir attention de bien sécher le fourneau, de ne pas presser le feu et d’employer au moins trente heures à l’opération. La glace se ramollira et pliera par son poids sans se dissoudre, et s’affaissera sur le moule concave qui lui donnera sa forme : on la laissera recuire et refroidir par degrés dans ce fourneau, qu’on aura soin de boucher au moment qu’on aura vu la glace bien affaissée partout également. Deux jours après, lorsque le fourneau aura perdu toute sa chaleur, on en tirera la glace, qui ne sera que légèrement dépolie, on examinera avec un grand compas courbe si son épaisseur est à peu près égale partout, et si cela n’était pas, et qu’il y eût dans de certaines parties de la glace une inégalité sensible, on commencera par l’atténuer avec une molette de même sphère que la courbure de la glace. On continuera de travailler de même les deux surfaces concave et convexe, qu’il faut rendre parfaitement concentriques, en sorte que la glace ait partout exactement la même épaisseur. Et pour parvenir à cette précision, qui est absolument nécessaire, il faudra faire courber de plus petites glaces de 2 ou 3 pieds de diamètre, en observant de faire ces petits moules sur un rayon de 4 ou 5 lignes plus long que ceux du foyer de la grande glace : par ce moyen on aura des glaces courbes dont on se servira, au lieu de molettes, pour travailler les deux surfaces concave et convexe, ce qui avancera beaucoup le travail ; car ces petites glaces, en frottant contre la grande, l’useront et s’useront également ; et comme leur courbure est plus forte de 4 lignes, c’est-à-dire de moitié de l’épaisseur de la grande glace, le travail de ces petites glaces, tant au dedans qu’au dehors, rendra concentriques les deux surfaces de la grande glace aussi précisément qu’il est possible. C’est là le point le plus difficile, et j’ai souvent vu que pour l’obtenir on était obligé d’user la glace de plus de 1 ligne 1/2 sur chaque surface, ce qui la rendait trop mince, et dès lors inutile, du moins pour notre objet. Ma glace de 37 pouces, que le poids de l’eau, joint à la chaleur du soleil, a fait casser, avait néanmoins, toute travaillée, plus de 3 lignes 1/2 d’épaisseur, et c’est pour cela que je recommande de les tenir encore plus épaisses.

J’ai observé que ces glaces courbées sont plus cassantes que les glaces ordinaires : la seconde fusion ou demi-fusion que le verre éprouve pour se courber est peut-être la cause de cet effet, d’autant que, pour prendre la forme sphérique, il est nécessaire qu’il s’étende inégalement dans chacune de ses parties, et que leur adhérence entre elles change dans des proportions inégales, et même différentes, pour chaque point de la courbe, relativement au plan horizontal de la glace, qui s’abaisse successivement pour prendre la courbure sphérique.

En général, le verre a du ressort et peut plier sans se casser d’environ 1 pouce par pied, surtout quand il est mince ; je l’ai même éprouvé sur des glaces de 2 et 3 lignes d’épaisseur et de 5 pieds de hauteur. On peut les faire plier de plus de 4 pouces sans les rompre, surtout en ne les comprimant qu’en un sens ; mais si on les courbe en deux sens à la fois, comme pour produire une surface sphérique, elles cassent à moins de 1/2 pouce par pied sous cette double flexion : la glace inférieure de ces lentilles à l’eau obéissant donc à la pression causée par le poids de l’eau, elle cassera ou prendra une plus forte courbure, à moins qu’elle ne soit fort épaisse ou qu’elle ne soit soutenue par une croix de fer, ce qui fait ombre au foyer et rend désagréable l’aspect de ce miroir. D’ailleurs le foyer de ces lentilles à l’eau n’est jamais franc, ni bien terminé, ni réduit à sa plus petite étendue : les différentes réfractions que souffre la lumière en passant du verre dans l’eau, et de l’eau dans le verre, causent une aberration des rayons beaucoup plus grande qu’elle ne l’est par une réfraction simple dans les loupes de verre massif. Tous ces inconvénients m’ont fait tourner mes vues sur les moyens de perfectionner les lentilles de verre, et je crois avoir enfin trouvé tout ce qu’on peut faire de mieux en ce genre, comme je l’expliquerai dans les paragraphes suivants.

Avant de quitter les lentilles à l’eau, je crois devoir encore proposer un moyen de construction nouvelle qui serait sujette à moins d’inconvénients, et dont l’exécution serait assez facile. Au lieu de courber, travailler et polir de grandes glaces de 4 ou 5 pieds de diamètre, il ne faudrait que de petits morceaux carrés de 2 pouces, qui ne coûteraient presque rien, et les placer dans un châssis de fer traversé de verges minces de ce même métal, et ajustées comme les vitres en plomb ; ce châssis et ces verges de fer, auxquelles on donnerait la courbure sphérique, et quatre pieds de diamètre, contiendraient chacun trois cent quarante-six de ces petits morceaux de 2 pouces, et en laissant quarante-six pour l’équivalent de l’espace que prendraient les verges de fer, il y aurait toujours trois cent disques du soleil qui coïncideraient au même foyer que je suppose à 10 pieds : chaque morceau laisserait passer un disque de 2 pouces de diamètre, auquel, ajoutant la lumière des parties du carré circonscrit à ce cercle de 2 pouces de diamètre, le foyer n’aurait à 10 pieds que 2 pouces 1/2 ou 2 pouces 3/4 si la monture de ces petites glaces était régulièrement exécutée. Or, en diminuant la perte que souffre la lumière en passant à travers l’eau et les doubles verres qui la contiennent, et qui serait ici à peu près de moitié, on aurait encore au foyer de ce miroir, tout composé de facettes planes, une chaleur cent cinquante fois plus grande que celle du soleil. Cette construction ne serait pas chère, et je n’y vois d’autre inconvénient que la fuite de l’eau qui pourrait percer par les joints des verges de fer qui soutiendraient les petits trapèzes de verre ; il faudrait prévenir cet inconvénient en pratiquant de petites rainures de chaque côté dans ces verges et enduire ces rainures de mastic ordinaire des vitriers, qui est impénétrable à l’eau.


IV. — Lentilles de verre solide.

J’ai vu deux de ces lentilles, celle du Palais-Royal, et celle du sieur Segard : toutes deux ont été tirées d’une masse de verre d’Allemagne, qui est beaucoup plus transparent que le verre de nos glaces de miroirs. Mais personne ne sait en France fondre le verre en larges masses épaisses, et la composition d’un verre transparent comme celui de Bohème, n’est connue que depuis peu d’années.

J’ai donc d’abord cherché les moyens de fondre le verre en masses épaisses, et j’ai fait en même temps différents essais pour avoir une matière bien transparente. M. de Romilly, qui dans ce temps était l’un des directeurs de la manufacture de Saint-Gobain, m’ayant aidé de ses conseils, nous fondîmes deux masses de verre d’environ 7 pouces de diamètre sur 5 à 6 pouces d’épaisseur dans des creusets à un fourneau où l’on cuisait de la faïence au faubourg Saint-Antoine. Après avoir fait user et polir les deux surfaces de ces morceaux de verre pour les rendre parallèles, je trouvai qu’il n’y en avait qu’un des deux qui fût parfaitement net. Je livrai le second morceau, qui était le moins parfait, à des ouvriers qui ne laissèrent pas que d’en tirer d’assez bons prismes de toute grosseur, et j’ai gardé pendant plusieurs années le premier morceau, qui avait 4 pouces 1/2 d’épaisseur et dont la transparence était telle qu’en posant ce verre de 4 pouces 1/2 d’épaisseur sur un livre, on pouvait lire à travers très aisément les caractères les plus petits et les écritures de l’encre la plus blanche. Je comparai le degré de transparence de cette matière avec celle des glaces de Saint-Gobain, prises et réduites à différentes épaisseurs : un morceau de la matière de ces glaces de 2 pouces 1/2 d’épaisseur sur environ 1 pied de longueur et de largeur, que M. de Romilly me procura, était vert comme du marbre vert, et l’on ne pouvait lire à travers ; il fallut le diminuer de plus de 1 pouce pour commencer à distinguer les caractères à travers son épaisseur, et enfin le réduire à 2 lignes 1/2 d’épaisseur pour que sa transparence fût égale à celle de mon morceau de 4 pouces 1/2 d’épaisseur ; car on voyait aussi clairement les caractères du livre à travers ces 4 pouces 1/2, qu’à travers la glace qui n’avait que 2 lignes 1/2. Voici la composition de ce verre[NdÉ 2] dont la transparence est si grande :

Sable blanc cristallin, une livre.
Minium ou chaux de plomb, une livre.
Potasse, une demi-livre.
Salpêtre, une demi-once.
Le tout mêlé et mis au feu suivant l’art.

J’ai donné à M. Cassini de Thury ce morceau de verre, dont on pouvait espérer de faire d’excellents verres de lunette achromatique, tant à cause de sa très grande transparence que de sa force réfringente, qui était très considérable, vu la quantité de plomb qui était entrée dans sa composition ; mais M. de Thury ayant confié ce beau morceau de verre à des ouvriers ignorants, ils l’ont gâté au feu où ils l’ont remis mal à propos ; je me suis repenti de ne l’avoir pas fait travailler moi-même, car il ne s’agissait que de le trancher en lames, et la matière en était encore plus transparente et plus nette que celle flint-glass d’Angleterre, et elle avait plus de force de réfraction.

Avec 600 livres de cette même composition, je voulais faire une lentille de 26 ou 27 pouces de diamètre et de 5 pieds de foyer. J’espérais pouvoir la fondre dans mon fourneau, dont à cet effet j’avais fait changer la disposition intérieure ; mais je reconnus bientôt que cela n’était possible que dans les plus grands fourneaux de verrerie : il me fallait une masse de 3 pouces d’épaisseur sur 27 ou 28 pouces de diamètre, ce qui fait environ 1 pied cube de verre ; je demandai la liberté de la faire couler à mes frais à la manufacture de Saint-Gobain, mais les administrateurs de cet établissement ne voulurent pas me le permettre, et la lentille n’a pas été faite. J’avais supputé que la chaleur de cette lentille de 27 pouces serait à celle de la lentille du Palais-Royal, comme 19 sont à 6 ; ce qui est un très grand effet, attendu la petitesse du diamètre de cette lentille, qui aurait eu 11 pouces de moins que celle du Palais-Royal.

Cette lentille, dont l’épaisseur au point du milieu ne laisse pas d’être considérable, est néanmoins ce qu’on peut faire de mieux pour brûler à 5 pieds : on pourrait même en augmenter le diamètre ; car je suis persuadé qu’on pourrait fondre et couler également des pièces plus larges et plus épaisses dans les fourneaux où l’on fond les grandes glaces, soit à Saint-Gobain, soit à Rouelle en Bourgogne : j’observe seulement ici qu’on perdrait plus par l’augmentation de l’épaisseur qu’on ne gagnerait par celle de la surface du miroir, et que c’est pour cela que, tout compensé, je m’étais borné à 26 ou 27 pouces.

Newton a fait voir que, quand les rayons de lumière tombaient sur le verre sous un angle de plus de 47 ou 48 degrés, ils sont réfléchis au lieu d’être réfractés : on ne peut donc pas donner à un miroir réfringent un diamètre plus grand que la corde d’un arc de 47 ou 48 degrés de la sphère sur laquelle il a été travaillé ; ainsi dans le cas présent, pour brûler à 5 pieds, la sphère ayant environ 32 pieds de circonférence, le miroir ne peut avoir qu’un peu plus de 4 pieds de diamètre ; mais, dans ce cas, il aurait le double d’épaisseur de ma lentille de 26 pouces, et d’ailleurs les rayons trop obliques ne se réunissent jamais bien.

Ces loupes de verre solide sont, de tous les miroirs que je viens de proposer, les plus commodes, les plus solides, les moins sujets à se gâter, et même les plus puissants lorsqu’ils sont bien transparents, bien travaillés, et que leur diamètre est bien proportionné à la distance de leur foyer. Si l’on veut donc se procurer une loupe de cette espèce, il faut combiner ces différents objets, et ne lui donner, comme je l’ai dit, que 27 pouces de diamètre pour brûler à 5 pieds, qui est une distance commode pour travailler de suite et fort à l’aise au foyer. Plus le verre sera transparent et pesant, plus seront grands les effets ; la lumière passera en plus grande quantité en raison de la transparence, et sera d’autant moins dispersée, d’autant moins réfléchie, et par conséquent d’autant mieux saisie par le verre, et d’autant plus réfractée qu’il sera plus massif, c’est-à-dire spécifiquement plus pesant : ce sera donc un avantage que de faire entrer dans la composition de ce verre une grande quantité de plomb ; et c’est par cette raison que j’en ai mis moitié, c’est-à-dire autant de minium que de sable. Mais, quelque transparent que soit le verre de ces lentilles, leur épaisseur dans le milieu est non seulement un très grand obstacle à la transmission de la lumière, mais encore un empêchement aux moyens qu’on pourrait trouver pour fondre des masses aussi épaisses et aussi grandes qu’il le faudrait : par exemple, pour une loupe de 4 pieds de diamètre, à laquelle on donnerait un foyer de 5 ou 6 pieds, qui est la distance la plus commode, et à laquelle la lumière, plongeant avec moins d’obliquité, aura plus de force qu’à de plus grandes distances, il faudrait fondre une masse de verre de 4 pieds sur 6 pouces 1/2 ou 7 pouces d’épaisseur, parce qu’on est obligé de la travailler et de l’user même dans la partie la plus épaisse. Or, il serait très difficile de fondre et couler d’un seul jet ce gros volume, qui serait, comme l’on voit, de 5 ou 6 pieds cubes ; car les plus amples cuvettes des manufactures de glaces ne contiennent pas 2 pieds cubes ; les plus grandes glaces de 60 pouces sur 120, en leur supposant 5 lignes d’épaisseur, ne font qu’un volume d’environ 1 pied cube 3/4 : l’on sera donc forcé de se réduire à ce moindre volume, et à n’employer en effet que 1 pied cube 1/2, ou tout au plus 1 pied cube 3/4 de verre pour en former la loupe ; et encore aura-t-on bien de la peine à obtenir des maîtres de ces manufactures de faire couler du verre à cette grande épaisseur, parce qu’ils craignent, avec quelque raison, que la chaleur trop grande de cette masse épaisse de verre ne fasse fendre ou boursoufler la table de cuivre sur laquelle on coule les glaces, lesquelles, n’ayant au plus que 5 lignes d’épaisseur[21], ne communiquent à la table qu’une chaleur très médiocre en comparaison de celle que lui ferait subir une masse de 6 pouces d’épaisseur.


V. — Lentilles à échelons pour brûler avec la plus grande vivacité possible[22].

Je viens de dire que les fortes épaisseurs qu’on est obligé de donner aux lentilles, lorsqu’elles ont un grand diamètre et un foyer court, nuisent beaucoup à leur effet : une lentille de 6 pouces d’épaisseur dans le milieu et de la matière des glaces ordinaires ne brûle, pour ainsi dire, que par les bords. Avec du verre plus transparent, l’effet sera plus grand ; mais la partie du milieu reste toujours en pure perte, la lumière ne pouvant en pénétrer et traverser la trop grande épaisseur. J’ai rapporté les expériences que j’ai faites sur la diminution de la lumière qui passe à travers différentes épaisseurs du même verre, et l’on a vu que cette diminution est très considérable : j’ai donc cherché les moyens de parer à cet inconvénient, et j’ai trouvé une manière simple et assez aisée de diminuer réellement les épaisseurs des lentilles autant qu’il me plaît, sans pour cela diminuer sensiblement leur diamètre et sans allonger leur foyer.

Ce moyen consiste à travailler ma pièce de verre par échelons. Supposons, pour me faire mieux entendre, que je veuille diminuer de deux pouces l’épaisseur d’une lentille de verre qui a 26 pouces de diamètre, 5 pieds de foyer et 3 pouces d’épaisseur au centre ; je divise l’arc de cette lentille en trois parties, et je rapproche concentriquement chacune de ces portions d’arc, en sorte qu’il ne reste que 1 pouce d’épaisseur au centre ; et je forme de chaque côté un échelon de 1/2 pouce pour rapprocher de même les parties correspondantes : par ce moyen, en faisant un second échelon, j’arrive à l’extrémité du diamètre, et j’ai une lentille à échelons qui est à très peu près du même foyer, et qui a le même diamètre et près de deux fois moins d’épaisseur que la première, ce qui est un très grand avantage.

Si l’on vient à bout de fondre une pièce de verre de 4 pieds de diamètre sur 2 pouces 1/2 d’épaisseur et de la travailler par échelons sur un foyer de 8 pieds, j’ai supputé qu’en laissant même 1 pouce 1/2 d’épaisseur au centre de cette lentille et à la couronne intérieure des échelons, la chaleur de cette lentille sera à celle de la lentille du Palais-Royal comme 28 sont à 6, sans compter l’effet de la différence des épaisseurs, qui est très considérable et que je ne puis estimer d’avance.

Cette dernière espèce de miroir réfringent est tout ce qu’on peut faire de plus parfait en ce genre ; et quand même nous le réduirions à 3 pieds de diamètre sur 15 lignes d’épaisseur au centre et 6 pieds de foyer, ce qui en rendra l’exécution moins difficile, on aurait toujours un degré de chaleur quatre fois au moins plus grand que celui des plus fortes lentilles que l’on connaisse. J’ose dire que ce miroir à échelons serait l’un des plus utiles instruments de physique ; je l’ai imaginé il y a plus de vingt-cinq ans, et tous les savants auxquels j’en ai parlé désireraient qu’il fût exécuté. On en tirerait de grands avantages pour l’avancement des sciences ; et y adaptant un héliomètre, on pourrait faire à son foyer toutes les opérations de la chimie aussi commodément qu’on le fait au feu des fourneaux, etc.


Notes de Buffon
  1. C’est par cette même raison que les petites images du soleil qui passent entre les feuilles des arbres élevés et touffus, qui tombent sur le sable d’une allée, sont toutes ovales ou rondes.
  2. Si l’on se donne la peine de le supputer, on trouvera que le miroir courbe le plus parfait n’a d’avantage sur un miroir plan que dans la raison de 17 à 10, du moins à très peu près.
  3. Voyez ci-après les planches VII, VIII et IX, avec l’explication des figures 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7.
  4. Par des expériences subséquentes, j’ai reconnu que la distance la plus avantageuse pour faire commodément avec ces miroirs des épreuves sur les métaux était à 40 ou 45 pieds. Les assiettes d’argent que j’ai fondues à cette distance avec deux cent vingt-quatre glaces, étaient bien nettes, en sorte qu’il n’était pas possible d’attribuer la fumée très abondante qui en sortait à la graisse, ou à d’autres matières dont l’argent se serait imbibé, et comme se le persuadaient les gens témoins de l’expérience. Je la répétai néanmoins sur des plaques d’argent toutes neuves et j’eus le même effet. Le métal fumait très abondamment, quelquefois pendant plus de huit ou dix minutes avant de se fondre. J’avais dessein de recueillir cette fumée d’argent par le moyen d’un chapiteau et d’un ajustement semblable à celui dont on se sert dans les distillations, et j’ai toujours eu regret que mes autres occupations m’en aient empêché ; car cette manière de tirer l’eau du métal est peut-être la seule que l’on puisse employer. Et si l’on prétend que cette fumée qui m’a paru humide ne contient pas de l’eau, il serait toujours très utile de savoir ce que c’est, car il se peut aussi que ce ne soit que du métal volatilisé. D’ailleurs je suis persuadé qu’en faisant les mêmes épreuves sur l’or, on le verra fumer comme l’argent, peut-être moins, peut-être plus.
  5. Feu M. de Mairan a fait une épreuve avec trois glaces seulement, et a trouvé que les augmentations du double et du triple de chaleur étaient comme les divisions du thermomètre de Réaumur ; mais on ne doit rien conclure de cette expérience, qui n’a donné lieu à ce résultat que par une espèce de hasard. Voyez, sur ce sujet, ce que j’ai dit dans mon Traité des éléments.
  6. L’Académie royale des sciences.
  7. Il vient de paraître un petit ouvrage rempli de grandes vues, de M. l’abbé Scipion Bexon qui a pour titre : Système de la fertilisation. Il propose mes miroirs comme un moyen facile pour réduire en chaux toutes les matières calcaires ; mais il leur attribue plus de puissance qu’ils n’en ont réellement, et ce n’est qu’en les multipliant qu’on pourrait obtenir les grands effets qu’il s’en promet.
  8. Plusieurs voyageurs m’ont écrit que les thermomètres à l’esprit-de-vin, de Réaumur, leur étaient devenus tout à fait inutiles, parce que cette liqueur se décolore et se charge d’une espèce de boue en assez peu de temps.
  9. Cet intervalle est de 1 pied sur 27 de foyer.
  10. M. de Lalande, l’un de nos plus savants astronomes, après avoir lu cet article, a bien voulu me communiquer quelques remarques qui m’ont paru très justes et dont j’ai profité. Seulement je ne suis pas d’accord avec lui sur ces lunettes remplies d’eau : il croit qu’on diminuerait très peu la différente réfrangibilité, parce que l’eau disperse les rayons colorés d’une manière différente du verre, et qu’il y aurait des couleurs qui proviendraient de l’eau et d’autres du verre. Mais en se servant du verre le moins dense, et en augmentant par les sels la densité de l’eau, on rapprocherait de très près leur puissance réfractive.
  11. M. de Lalande m’a fait sur ceci la remarque qui suit : « Il est constant, dit-il, qu’il n’y a sur le soleil que des taches qui changent de forme et disparaissent entièrement, mais qui ne changent point de place, si ce n’est par la rotation du soleil ; sa surface est très unie et homogène. » Ce savant astronome pouvait même ajouter que ce n’est que par le moyen de ces taches, toujours supposées fixes, qu’on a déterminé le temps de la révolution du soleil sur son axe : mais ce point d’astronomie physique ne me paraît pas encore absolument démontré ; car ces taches, qui toutes changent de figure, pourraient bien aussi quelquefois changer de lieu.
  12. Smith’s Optick. Book II, chap. vii, art. 346.
  13. Aristote est, je crois, le premier qui ait fait mention de cette observation, et j’en ai cité le passage à l’article du Sens de la vue, t. II, p. 111, de cette Histoire naturelle.
  14. La courbure de la terre pour 1 degré, ou 25 lieues de 2 283 toises, est de 2 988 pieds ; elle croît comme le carré des distances : ainsi, pour 5 lieues, elle est vingt-cinq fois moindre, c’est-à-dire d’environ 120 pieds. Un vaisseau, qui a plus de 120 pieds de mâture, peut donc être vu de cinq lieues étant même au niveau de la mer ; mais si l’on s’élevait de 120 pieds au-dessus du niveau de la mer, on verrait de cinq lieues le corps entier du vaisseau jusqu’à la ligne de l’eau, et, en s’élevant encore davantage, on pourrait apercevoir le haut des mâts de plus de dix lieues.
  15. De temps immémorial les Chinois et surtout les Japonais savent travailler et polir l’acier en grand et en petit volume, et c’est ce qui m’a fait penser qu’on doit interpréter e ferro sinico par acier poli.
  16. Voyez les planches x, xi et xii
  17. Ces glaces de 3 pieds ont mis le feu à des matières légères jusqu’à 50 pieds de distance, et alors elles n’avaient plié que de 1 ligne 5/8 ; pour brûler à 40 pieds, il fallait les faire plier de 2 lignes ; pour brûler à 30 pieds, de 2 lignes 3/4, et c’est en voulant les faire brûler à 20 pieds qu’elles se sont cassées.
  18. Voyez les planches i, ii, iii, iv, v et vi.
  19. On m’a dit que l’étamage de ce miroir, qui a été fait il y a plus de vingt ans, s’était gâté : il faudrait le remettre entre les mains de M. de Bernières, qui seul a le secret de cet étamage, pour le bien réparer.
  20. Voyez la planche xii.
  21. On a néanmoins coulé à Saint-Gobain, et à ma prière, des glaces de 7 lignes, dont je me suis servi pour différentes expériences, il y a plus de vingt ans ; j’ai remis dernièrement une de ces glaces de 38 pouces en carré et de 7 lignes d’épaisseur à M. de Bernières, qui a entrepris de faire des loupes à l’eau pour l’Académie des Sciences, et j’ai vu chez lui des glaces de 10 lignes d’épaisseur qui ont été coulées de même à Saint-Gobain : cela doit faire présumer qu’on pourrait, sans aucun risque pour la table, en couler d’encore plus épaisses.
  22. Voyez les planches xiv, xv et xvi
Notes de l’éditeur
  1. Les premières expériences de Buffon sur les miroirs ardents furent faites en 1747. L’une d’elles eut lieu à la Muette en présence de Louis XV auquel Buffon offrit le miroir qui venait de servir. Ces expériences firent à l’époque beaucoup de bruit, un grand nombre de personnes les renouvelèrent et Buffon en retira une grande popularité.
  2. Ce verre est celui que l’on désigne sous le nom de cristal.