Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Partie expérimentale/Quatrième mémoire



QUATRIÈME MÉMOIRE

EXPÉRIENCES SUR LA TÉNACITÉ ET SUR LA DÉCOMPOSITION DU FER.

On a vu, dans le premier Mémoire, que le fer perd de sa pesanteur à chaque fois qu’on le chauffe à un feu violent, et des boulets, chauffés trois fois jusqu’au blanc, ont perdu la douzième partie de leur poids ; on serait d’abord porté à croire que cette perte ne doit être attribuée qu’à la diminution du volume du boulet, par les scories qui se détachent et tombent en petites écailles ; mais si l’on fait attention que les petits boulets, dont par conséquent la surface est plus grande, relativement au volume, que celle des gros, perdent moins, et que les gros boulets perdent proportionnellement plus que les petits, on sentira bien que la perte totale de poids ne doit pas être simplement attribuée à la chute des écailles qui se détachent de la surface, mais encore à une altération intérieure de toutes les parties de la masse que le feu violent diminue, et rend d’autant plus légère qu’il est appliqué plus souvent et plus longtemps[1].

Et en effet, si l’on recueille à chaque fois les écailles qui se détachent de la surface des boulets, on trouvera que sur un boulet de cinq pouces qui, par exemple aura perdu huit onces par une première chaude, il n’y aura pas une once de ces écailles détachées, et que tout le reste de la perte de poids ne peut être attribué qu’à cette altération intérieure de la substance du fer qui perd de sa densité à chaque fois qu’on le chauffe ; en sorte que si l’on réitérait souvent cette même opération, on réduirait le fer à n’être plus qu’une matière friable et légère dont on ne pourrait faire aucun usage : car j’ai remarqué que les boulets non seulement avaient perdu de leur poids, c’est-à-dire de leur densité, mais qu’en même temps ils avaient aussi beaucoup perdu de leur solidité, c’est-à-dire de cette qualité dont dépend la cohérence des parties ; car j’ai vu, en les faisant frapper, qu’on pouvait les casser d’autant plus aisément qu’il avaient été chauffés plus souvent et plus longtemps.

C’est sans doute parce que l’on ignorait jusqu’à quel point va cette altération du fer, ou plutôt parce qu’on ne s’en doutait point du tout, que l’on imagina, il y a quelques années, dans notre artillerie, de chauffer les boulets dont il était question de diminuer le volume[2]. On m’a assuré que le calibre des canons nouvellement fondus étant plus étroit que celui des anciens canons, il a fallu diminuer les boulets, et que pour y parvenir on a fait rougir ces boulets à blanc afin de les ratisser ensuite plus aisément en les faisant tourner ; on m’a ajouté que souvent on est obligé de les faire chauffer cinq, six et même huit et neuf fois, pour les réduire autant qu’il est nécessaire. Or il est évident, par mes expériences, que cette pratique est mauvaise, car un boulet chauffé à blanc neuf fois doit perdre au moins le quart de son poids, et peut-être les trois quarts de sa solidité. Devenu cassant et friable, il ne peut servir pour faire brèche, puisqu’il se brise contre les murs ; et, devenu léger, il a aussi pour les pièces de campagne le grand désavantage de ne pouvoir aller aussi loin que les autres.

En général, si l’on veut conserver au fer sa solidité et son nerf, c’est-à-dire sa masse et sa force, il ne faut l’exposer au feu ni plus souvent ni plus longtemps qu’il est nécessaire ; il suffira, pour la plupart des usages, de le faire rougir sans pousser le feu jusqu’au blanc ; ce dernier degré de chaleur ne manque jamais de le détériorer ; et dans les ouvrages où il importe de lui conserver tout son nerf, comme dans les bandes que l’on forge pour les canons de fusil, il faudrait, s’il était possible, ne les chauffer qu’une fois pour les battre, plier et souder par une seule opération : car, quand le fer a acquis sous le marteau toute la force dont il est susceptible, le feu ne fait plus que la diminuer ; c’est aux artistes à voir jusqu’à quel point ce métal doit être malléé pour acquérir tout son nerf, et cela ne serait pas impossible à déterminer par des expériences ; j’en ai fait quelques-unes que je vais rapporter ici.


I. — Une boucle de fer de 18 lignes 2/3 de grosseur, c’est-à-dire 348 lignes carrées pour chaque montant de fer, ce qui fait pour le tout 696 lignes carrées de fer, a cassé sous le poids de 28 milliers qui tirait perpendiculairement : cette boucle de fer avait environ 10 pouces de largeur, sur 13 pouces de hauteur, et elle était à très peu près de la même grosseur partout. Cette boucle a cassé presque au milieu des branches perpendiculaires, et non pas dans les angles.

Si l’on voulait conclure du grand au petit sur la force du fer par cette expérience, il se trouverait que chaque ligne carrée de fer tirée perpendiculairement, ne pourrait porter qu’environ 40 livres.


II. — Cependant ayant mis à l’épreuve un fil de fer d’une ligne un peu forte de diamètre, ce morceau de fil de fer a porté, avant de se rompre, 482 livres. Et un pareil morceau de fil de fer n’a rompu que sous la charge 495 livres ; en sorte qu’il est à présumer qu’une verge carrée d’une ligne de ce même fer aurait porté encore davantage, puisqu’elle aurait contenu quatre segments aux quatre coins du carré inscrit au cercle, de plus que le fil de fer rond, d’une ligne de diamètre.

Or cette disproportion dans la force du fer en gros et du fer en petit est énorme. Le gros fer, que j’avais employé, venait de la forge d’Aisy-sous-Rougermont ; il était sans nerf et à gros grain, et j’ignore de quelle forge était mon fil de fer ; mais la différence de la qualité du fer, quelque grande qu’on voulût la supposer, ne peut pas faire celle qui se trouve ici dans leur résistance, qui, comme l’on voit, est douze fois moindre dans le gros fer que dans le petit.


III. — J’ai fait rompre une autre boucle de fer de 18 lignes 1/2 de grosseur, du même fer de la forge d’Aisy ; elle ne supporta de même 28 450 livres, et rompit encore presque dans le milieu des deux montants.


IV. — J’avais fait faire en même temps une boucle du même fer que j’avais fait reforger pour le partager en deux, en sorte qu’il se trouva réduit à une barre de 9 lignes sur 18 ; l’ayant mise à l’épreuve, elle supporta avant de rompre, la charge de 17 300 livres, tandis qu’elle n’aurait dû porter, tout au plus que 14 milliers, si elle n’eût pas été forgée une seconde fois.


V. — Une autre boucle de fer de 16 lignes 3/4 de grosseur, ce qui fait pour chaque montant à peu près 280 lignes carrées, c’est-à-dire 560, a porté 24 600 livres, au lieu qu’elle n’aurait dû porter que 22 400 livres, si je ne l’eusse pas fait forger une seconde fois.


VI. — Un cadre de fer de la même qualité, c’est-à-dire sans nerf et à gros grains, et venant de la même forge d’Aisy, que j’avais fait établir pour empêcher l’écartement des murs du haut fourneau de mes forges, et qui avait 26 pieds d’un côté sur 22 pieds de l’autre, ayant cassé par l’effort de la chaleur du fourneau dans les deux points milieux des deux plus longs côtés, j’ai vu que je pouvais comparer ce cadre aux boucles des expériences précédentes, parce qu’il était du même fer, et qu’il a cassé de la même manière : or ce fer avait 21 lignes de gros, ce qui fait 441 lignes carrées, et ayant rompu comme les boucles aux deux côtés opposés, cela fait 882 lignes carrées qui se sont séparées par l’effort de la chaleur. Et comme nous avons trouvé par les expériences précédentes, que 696 lignes carrées du même fer ont cassé sous le poids de 28 milliers, on doit en conclure que 882 lignes de ce même fer n’auraient rompu que sous un poids de 35 480 livres, et que par conséquent l’effort de la chaleur devait être estimé comme un poids de 35 480 livres. Ayant fait fabriquer pour contenir le mur intérieur de mon fourneau, dans le fondage qui se fit après la rupture de ce cadre, un cercle de 26 pieds 1/2 de circonférence, avec du fer nerveux provenant de la fonte et de la fabrique de mes forges, cela m’a donné le moyen de comparer la ténacité du bon fer avec celle du fer commun. Ce cercle de 26 pieds 1/2 de circonférence était de deux pièces, retenues et jointes ensemble par deux clavettes de fer passées dans les anneaux forgés au bout des deux bandes de fer ; la largeur de ces bandes était de 30 lignes sur 5 d’épaisseur : cela fait 150 lignes carrées qu’on ne doit pas doubler, parce que si ce cercle eût rompu, ce n’aurait été qu’en un seul endroit, et non pas en deux endroits opposés comme les boucles et le grand cadre carré. Mais l’expérience me démontra que pendant un fondage de quatre mois, où la chaleur était même plus grande que dans le fondage précédent, ces 150 lignes de bon fer résistèrent à son effort qui était de 35 480 livres ; d’où l’on doit conclure avec certitude que le bon fer, c’est-à-dire le fer qui est presque tout nerf, est au moins cinq fois aussi tenace que le fer sans nerf à gros grains.

Que l’on juge par là de l’avantage qu’on trouverait à n’employer que du fer nerveux dans les bâtiments et dans la construction des vaisseaux, il en faudrait les trois quarts moins, et l’on aurait encore un quart de solidité de plus.

Par de semblables expériences, et en faisant malléer une fois, deux fois, trois fois des verges de fer de différentes grosseurs, on pourrait s’assurer du maximum de la force du fer, combiner d’une matière certaine la légèreté des armes avec leur solidité, ménager la matière dans les autres ouvrages sans craindre la rupture, en un mot, travailler ce métal sur des principes uniformes et constants. Ces expériences sont le seul moyen de perfectionner l’art de la manipulation du fer ; l’État en tirerait de très grands avantages, car il ne faut pas croire que la qualité du fer dépende de celle de la mine, que, par exemple, le fer d’Angleterre, ou d’Allemagne, ou de Suède soit meilleur que celui de France ; que le fer de Berri soit plus doux que celui de Bourgogne : la nature des mines n’y fait rien ; c’est la manière de les traiter qui fait tout, et ce que je puis assurer pour l’avoir vu par moi-même, c’est qu’en malléant beaucoup et chauffant peu, on donne au fer plus de force, et qu’on approche de ce maximum dont je ne puis que recommander la recherche, et auquel on peut arriver par les expériences que je viens d’indiquer.

Dans les boulets que j’ai soumis plusieurs fois à l’épreuve du plus grand feu, j’ai vu que le fer perd de son poids et de sa force d’autant plus qu’on le chauffe plus souvent et plus longtemps ; sa substance se décompose, sa qualité s’altère, et enfin il dégénère en une espèce de mâchefer ou de matière poreuse, légère, qui se réduit en une sorte de chaux par la violence et la longue application du feu : le mâchefer commun est d’une autre espèce, et, quoique vulgairement on croie que le mâchefer ne provient et même ne peut provenir que du fer, j’ai la preuve du contraire. Le mâchefer est, à la vérité, une matière produite par le feu, mais, pour le former, il n’est pas nécessaire d’employer du fer ni aucun autre métal : avec du bois et du charbon brûlé et poussé à un feu violent, on obtiendra du mâchefer en assez grande quantité ; et si l’on prétend que ce mâchefer ne vient que du fer contenu dans le bois (parce que tous les végétaux en contiennent plus ou moins), je demande pourquoi l’on ne peut pas en tirer du fer même une plus grande quantité qu’on en tire du bois, dont la substance est si différente de celle du fer. Dès que ce fait me fut connu par l’expérience, il me fournit l’intelligence d’un autre fait qui m’avait paru inexplicable jusqu’alors. On trouve dans les terres élevées, et surtout dans des forêts où il n’y a ni rivières ni ruisseaux, et où par conséquent il n’y a jamais eu de forges, non plus qu’aucun indice de volcans ou de feux souterrains ; on trouve, dis-je, souvent de gros blocs de mâchefer que deux hommes auraient peine à enlever : j’en ai vu pour la première fois en 1745, à Montigny-l’Encoupe, dans les forêts de M. de Trudaine : j’en ai fait chercher et trouvé depuis dans nos bois de Bourgogne, qui sont encore plus éloignés de l’eau que ceux de Montigny ; on en a trouvé en plusieurs endroits : les petits morceaux m’ont paru provenir de quelques fourneaux de charbon qu’on aura laissés brûler, mais les gros ne peuvent venir que d’un incendie dans la forêt lorsqu’elle était en pleine venue, et que les arbres y étaient assez voisins pour produire un feu très violent et très longtemps nourri.

Le mâchefer qu’on peut regarder comme un résidu de la combustion du bois, contient du fer ; et l’on verra, dans un autre Mémoire, les expériences que j’ai faites pour reconnaître par ce résidu la quantité de fer qui entre dans la composition des végétaux. Et cette terre morte ou cette chaux dans laquelle le fer se réduit par la trop longue action du feu, ne m’a pas paru contenir plus de fer que le mâchefer du bois, ce qui semble prouver que le fer est comme le bois une matière combustible que le feu peut également dévorer en l’appliquant seulement plus violemment et plus longtemps. Pline dit, avec grande raison, ferrum accensum igni, nisi duretur ictibus, corrumpitur[3]. On en sera persuadé, si l’on observe dans une forge la première loupe que l’on tire de la gueuse : cette loupe est un morceau de fer fondu pour la seconde fois, et qui n’a pas encore été forgé, c’est-à-dire consolidé par le marteau ; lorsqu’on le tire de la chaufferie où il vient de subir le feu le plus violent, il est rougi à blanc, il jette non seulement des étincelles ardentes, mais il brûle réellement d’une flamme très vive qui consommerait une partie de sa substance, si on tardait trop de temps à porter cette loupe sous le marteau ; ce fer serait, pour ainsi dire, détruit avant que d’être formé, il subirait l’effet complet de la combustion si le coup du marteau, en rapprochant ses parties trop divisées par le feu, ne commençait à lui faire prendre le premier degré de sa ténacité. On le tire dans cet état et encore tout rouge de dessous le marteau, et on le reporte au foyer de l’affinerie où il se pénètre d’un nouveau feu ; lorsqu’il est blanc, on le transporte de même et le plus promptement possible au marteau, sous lequel il se consolide et s’étend beaucoup plus que la première fois ; enfin on remet encore cette pièce au feu et on la reporte au marteau, sous lequel on l’achève en entier. C’est ainsi qu’on travaille tous les fers communs ; on ne leur donne que deux ou tout au plus trois volées de marteau : aussi n’ont-ils pas à beaucoup près la ténacité qu’ils pourraient acquérir si on les travaillait moins précipitamment. La force du marteau non seulement comprime les parties du fer trop divisées par le feu, mais en les rapprochant elle chasse les matières étrangères et le purifie en le consolidant. Le déchet du fer en gueuse est ordinairement d’un tiers, dont la plus grande partie se brûle, et le reste coule en fusion et forme ce qu’on appelle les crasses du fer : ces crasses sont plus pesantes que le mâchefer du bois, et contiennent encore une assez grande quantité de fer, qui est, à la vérité, très impur et très aigre, mais dont on peut néanmoins tirer parti en mêlant ces crasses broyées et en petite quantité avec la mine que l’on jette au fourneau ; j’ai l’expérience qu’en mêlant un sixième de ces crasses avec cinq sixièmes de mine épurée par mes cribles, la fonte ne change pas sensiblement de qualité, mais si l’on en met davantage elle devient plus cassante, sans néanmoins changer de couleur ni de grain. Mais si les mines sont moins épurées, ces crasses gâtent absolument la fonte, parce qu’étant déjà très aigre et très cassante par elle-même, elle le devient encore plus par cette addition de mauvaise matière, en sorte que cette pratique qui peut devenir utile entre les mains d’un habile maître de l’art, produira dans d’autres mains de si mauvais effets qu’on ne pourra se servir ni des fers ni des fontes qui en proviendront.

Il y a néanmoins des moyens, je ne dis pas de changer, mais de corriger un peu la mauvaise qualité de la fonte et d’adoucir à la chaufferie l’aigreur du fer qui en provient. Le premier de ces moyens est de diminuer la force du vent, soit en changeant l’inclinaison de la tuyère, soit en ralentissant le mouvement des soufflets, car plus on presse le feu plus le fer devient aigre. Le second moyen, et qui est encore plus efficace, c’est de jeter sur la loupe de fer qui se sépare de la gueuse une certaine quantité de gravier calcaire ou même de chaux toute faite ; cette chaux sert de fondant aux parties vitrifiables que le fer aigre contient en trop grande quantité, et le purge de ses impuretés. Mais ce sont de petites ressources auxquelles il ne faut pas se mettre dans le cas d’avoir recours, ce qui n’arriverait jamais si l’on suivait les procédés que j’ai donnés pour faire de bonne fonte[4].

Lorsqu’on fait travailler les affineurs à leur compte et qu’on les paye au millier, ils font, comme les fondeurs, le plus de fer qu’ils peuvent dans leur semaine, ils construisent le foyer de leur chaufferie de la manière la plus avantageuse pour eux ; ils pressent le feu, trouvent que les soufflets ne donnent jamais assez de vent, ils travaillent moins la loupe et font ordinairement en deux chaudes ce qui en exigerait au moins trois ; on ne sera donc jamais sûr d’avoir du fer d’une bonne et même qualité qu’en payant les ouvriers au mois, et en faisant casser à la fin de chaque semaine quelques barres du fer qu’ils livrent, pour reconnaître s’ils ne sont pas ou trop pressés ou négligés. Le fer en bandes plates est toujours plus nerveux que le fer en barreaux ; s’il se trouve deux tiers de nerf sur un tiers de grain dans les bandes, on ne trouvera dans les barreaux, quoique faits de même étoffe, qu’environ un tiers de nerf sur deux tiers de grain, ce qui prouve bien clairement que la plus ou moins grande force du fer vient de la différente application du marteau ; s’il frappe plus constamment, plus fréquemment sur un même plan, comme celui des bandes plates, il en rapproche et en réunit mieux les parties que s’il frappe presque alternativement sur deux plans différents pour faire les barreaux carrés : aussi est-il plus difficile de bien souder du barreau que de la bande, et lorsqu’on veut faire du fer de tirerie, qui doit être en barreaux de 13 lignes et d’un fer très nerveux et assez ductile pour être converti en fil de fer, il faut le travailler plus lentement à l’affinerie, ne le tirer du feu que quand il est presque fondant et le faire suer sous le marteau le mieux qu’il est possible, afin de lui donner tout le nerf dont il est susceptible sous cette forme carrée, qui est la plus ingrate, mais qui paraît nécessaire ici, parce qu’il faut ensuite tirer de ces barreaux, qu’on coupe environ à 4 pieds, une verge de 18 ou 20 pieds par le moyen du martinet, sous lequel on l’allonge après l’avoir chauffée ; c’est ce qu’on appelle de la verge crénelée : elle est carrée comme le barreau dont elle provient, et porte sur les quatre faces des enfoncements successifs, qui sont la empreintes profondes de chaque coup du martinet ou petit marteau sous lequel on la travaille. Ce fer doit être de la plus grande ductilité pour passer jusqu’à la plus petite filière, et en même temps il ne faut pas qu’il soit trop doux, mais assez ferme pour ne pas donner trop de déchet ; ce point est assez difficile à saisir, aussi n’y a-t-il en France que deux ou trois forges dont on puisse tirer ces fers pour les fileries.

La bonne fonte est, à la vérité, la base de tout bon fer, mais il arrive souvent que par des mauvaises pratiques on gâte ce bon fer. Une de ces mauvaises pratiques, la plus généralement répandue, et qui détruit le plus le nerf et la ténacité du fer, c’est l’usage où sont les ouvriers de presque toutes les forges de tremper dans l’eau la première portion de la pièce qu’ils viennent de travailler, afin de pouvoir la manier et la reprendre plus promptement ; j’ai vu, avec quelque surprise, la prodigieuse différence qu’occasionne cette trempe, surtout en hiver et lorsque l’eau est froide : non seulement elle rend cassant le meilleur fer, mais même elle en change le grain et en détruit le nerf, au point qu’on n’imaginerait pas que c’est le même fer, si l’on n’en était pas convaincu par ses yeux en faisant casser l’autre bout du même barreau, qui, n’ayant point été trempé, conserve son nerf et son grain ordinaire. Cette trempe, en été, fait beaucoup moins de mal, mais en fait toujours un peu : et, si l’on veut avoir du fer toujours de la même bonne qualité, il faut absolument proscrire cet usage, ne jamais tremper le fer chaud dans l’eau, et attendre, pour le manier, qu’il se refroidisse à l’air.

Il faut que la fonte soit bonne pour produire du fer aussi nerveux, aussi tenace que celui qu’on peut tirer des vieilles ferrailles refondues, non pas en les jetant au fourneau de fusion, mais en les mettant au feu de l’affinerie ; tous les ans on achète pour mes froges une assez grande quantité de ces vieilles ferrailles, dont, avec un peu de soin, l’on fait d’excellent fer. Mais il y a du choix dans ces ferrailles : celles qui proviennent des rognures de la tôle ou des morceaux cassés du fil de fer, qu’on appelle des riblons, sont les meilleures de toutes, parce qu’elles sont d’un fer plus pur que les autres : on les achète aussi quelque chose de plus, mais en général ces vieux fers, quoique de qualité médiocre, en produisent de très bon lorsqu’on sait les traiter. Il ne faut jamais les mêler avec la fonte ; si même il s’en trouve quelques morceaux parmi les ferrailles, il faut les séparer ; il faut aussi mettre une certaine quantité de crasses dans le foyer, et le feu doit être moins poussé, moins violent, que pour le travail du fer en gueuse, sans quoi l’on brûlerait une grande partie de sa ferraille, qui, quand elle est bien traitée et de bonne qualité, ne donne qu’un cinquième de déchet, et consomme moins de charbon que le fer de la gueuse. Les crasses qui sortent de ces vieux fers sont en bien moindre quantité, et ne conservent pas à beaucoup près autant de particules de fer que les autres. Avec des riblons qu’on renvoie des fileries que fournissent mes forges, et des rognures de tôle cisaillées que je fais fabriquer, j’ai souvent fait du fer qui était tout nerf, et dont le déchet n’était presque que d’un sixième ; tandis que le déchet du fer en gueuse est communément du double, c’est-à-dire d’un tiers, et souvent de plus du tiers si on veut obtenir du fer d’excellente qualité.

M. de Montbeillard, lieutenant-colonel au régiment royal d’artillerie, ayant été chargé pendant plusieurs années de l’inspection des manufactures d’armes à Charleville, Maubeuge et Saint-Étienne, a bien voulu me communiquer un Mémoire qu’il a présenté au ministre, et dans lequel il traite de cette fabrication du fer avec de vieilles ferrailles ; il dit, avec grande raison, « que les ferrailles qui ont beaucoup de surface, et celles qui proviennent des vieux fers et clous de chevaux ou fragments de petits cylindres ou carrés tors, ou des anneaux et boucles, toutes pièces qui supposent que le fer qu’on a employé pour les fabriquer était souple, liant et susceptible d’être plié, étendu ou tordu, doivent être préférées et recherchées pour la fabrication des canons de fusil. » On trouve, dans ce même Mémoire de M. de Montbeillard, d’excellentes réflexions sur les moyens de perfectionner les armes à feu et d’en assurer la résistance par le choix du bon fer et par la manière de le traiter : l’auteur rapporte une très bonne expérience[5], qui prouve clairement que les vieilles ferrailles et même les écailles ou exfoliations qui se détachent de la surface du fer, et que bien des gens prennent pour des scories, se soudent ensemble de la manière la plus intime, et que par conséquent le fer qui en provient est d’aussi bonne, et peut-être de meilleure qualité qu’aucun autre. Mais en même temps il conviendra avec moi, et il observe même, dans la suite de son Mémoire, que cet excellent fer ne doit pas être employé seul, par la raison même qu’il est trop parfait ; et en effet, un fer qui, sortant de la forge, a toute sa perfection, n’est excellent que pour être employé tel qu’il est, ou pour des ouvrages qui ne demandent que des chaudes douces : car toute chaude vive, toute chaleur à blanc la dénature ; j’en ai fait des épreuves plus que réitérées sur des morceaux de toute grosseur ; le petit fer se dénature un peu moins que le gros, mais tous deux perdent la plus grande partie de leur nerf dès la première chaude à blanc ; une seconde chaude pareille change et achève de détruire le nerf ; elle altère même la qualité du grain, qui, de fin qu’il était, devient grossier et brillant comme celui du fer le plus commun ; une troisième chaude rend ces grains encore plus gros, et laisse déjà voir entre leurs interstices des parties noires de matière brûlée ; enfin, en continuant de lui donner des chaudes, on arrive au dernier degré de sa décomposition, et on le réduit en une terre morte qui ne paraît plus contenir de substance métallique, et dont on ne peut faire aucun usage : car cette terre morte n’a pas, comme la plupart des autres chaux métalliques, la propriété de se revivifier par l’application des matières combustibles ; elle ne contient guère plus de fer que le mâchefer commun tiré du charbon des végétaux, au lieu que les chaux des autres métaux se revivifient presque en entier ou du moins en très grande partie, et cela achève de démontrer que le fer est une matière presque entièrement combustible.

Ce fer, que l’on tire tant de cette terre ou chaux de fer que du mâchefer provenant du charbon, m’a paru d’une singulière qualité ; il est très magnétique et très infusible ; j’ai trouvé du petit sable noir aussi magnétique, aussi indissoluble, et presque infusible dans quelques-unes des mines que j’ai fait exploiter : ce sablon ferrugineux et magnétique se trouve mêlé avec les grains de mine qui ne le sont point du tout, et provient certainement d’une cause tout autre ; le feu a produit ce sablon magnétique et l’eau les grains de mine ; et lorsque par hasard ils se trouvent mélangés, c’est que le hasard a fait qu’on a brûlé de grands amas de bois, ou qu’on a fait des fourneaux de charbon sur le terrain qui renferme les mines, et que ce sablon ferrugineux, qui n’est que le détriment du mâchefer que l’eau ne peut ni rouiller ni dissoudre, a pénétré par la filtration des eaux auprès des lits de mine en grains, qui souvent ne sont qu’à deux ou trois pieds de profondeur. On a vu, dans le Mémoire précédent que ce sablon ferrugineux, qui provient du mâchefer des végétaux, ou, si l’on veut, du fer brûlé autant qu’il peut l’être, paraît être le même à tous égards que celui qui se trouve dans le platine.

Le fer le plus parfait est celui qui n’a presque point de grain et qui est entièrement d’un nerf de gris cendré ; le fer à nerf noir est encore très bon, et peut-être est-il préférable au premier pour tous les usages où il faut chauffer plus d’une fois ce métal avant de l’employer ; le fer de la troisième qualité, et qui est moitié nerf et moitié grain, est le fer par excellence pour le commerce, parce qu’on peut le chauffer deux ou trois fois sans le dénaturer ; le fer sans nerf, mais à grain fin, sert aussi pour beaucoup d’usages, mais les fers sans nerf et à gros grains devraient être proscrits et font le plus grand tort dans la société, parce que malheureusement ils y sont cent fois plus communs que les autres. Il ne faut qu’un coup d’œil à un homme exercé pour connaître la bonne ou la mauvaise qualité du fer ; mais les gens qui le font employer, soit dans leurs bâtiments, soit à leurs équipages, ne s’y connaissent ou n’y regardent pas, et payent souvent comme très bon du fer que le fardeau fait rompre ou que la rouille détruit en peu de temps.

Autant les chaudes vives et poussées jusqu’au blanc détériorent le fer, autant les chaudes douces, où l’on ne le rougit que couleur de cerise, semblent l’améliorer : c’est par cette raison que les fers destinés à passer à la fenderie ou à la batterie ne demandent pas à être fabriqués avec autant de soin que ceux qu’on appelle fers marchands, qui doivent avoir toute leur qualité. Le fer de tirerie fait une classe à part, il ne peut être trop pur ; s’il contenait des parties hétérogènes, il deviendrait très cassant aux dernières filières : or, il n’y a d’autre moyen de le rendre pur que de le faire bien suer en le chauffant la première fois jusqu’au blanc et le martelant avec autant de force que de précaution, et ensuite en le faisant encore chauffer à blanc, afin d’achever de le dépurer sous le martinet en l’allongeant pour en faire de la verge crénelée. Mais les fers destinés à être refendus pour en faire de la verge ordinaire, des fers aplatis, des languettes pour la tôle, tous les fers, en un mot, qu’on doit passer sous les cylindres n’exigent pas le même degré de perfection, parce qu’ils s’améliorent au four de la fenderie, où l’on n’emploie que du bois, et dans lequel tous ces fers ne prennent une chaleur que du second degré, d’un rouge couleur de feu, qui est suffisant pour les amollir, et leur permet de s’aplatir et de s’étendre sous les cylindres et de se fendre ensuite sous les taillants. Néanmoins, si l’on veut avoir de la verge bien douce, comme celle qui est nécessaire pour les clous à maréchal ; si l’on veut des fers aplatis qui aient beaucoup de nerf, comme doivent être ceux qu’on emploie pour les roues, et particulièrement les bandages qu’on fait d’une pièce, dans lesquels il faut au moins un tiers de nerf ; les fers qu’on livre à la fenderie doivent être de bonne qualité, c’est-à-dire avoir au moins un tiers de nerf, car j’ai observé que le feu doux du four et la forte compression des cylindres rendent, à la vérité, le grain de fer un peu plus fin et donnent même du nerf à celui qui n’avait que du grain très fin, mais ils ne convertissent jamais en nerf le gros grain des fers communs ; en sorte qu’avec du mauvais fer à gros grain on pourra faire de la verge et des fers aplatis dont le grain sera moins gros, mais qui seront toujours trop cassants pour être employés aux usages dont je viens de parler.

Il en est de même de la tôle : on ne peut pas employer de trop bonne étoffe pour la faire, et il est bien fâcheux qu’on fasse tout le contraire, car presque toutes nos tôles, en France, se font avec du fer commun ; elles se rompent en les pliant, et se brûlent et pourrissent en peu de temps ; tandis que de la tôle faite, comme celle de Suède et d’Angleterre, avec du bon fer bien nerveux, se tordra cent fois sans rompre, et durera peut-être vingt fois plus que les autres. On en fait à mes forges de toute grandeur et de toute épaisseur ; on en emploie à Paris pour les casseroles et autres pièces de cuisine qu’on étame, et qu’on a raison de préférer aux casseroles de cuivre. On a fait, avec cette même tôle, grand nombre de poêles, de chaîneaux, de tuyaux, et j’ai, depuis quatre ans, l’expérience mille fois réitérée qu’elle peut durer comme je viens de le dire, soit au feu, soit à l’air, beaucoup plus que les tôles communes ; mais comme elle est un peu plus chère, le débit en est moindre, et l’on n’en demande que pour de certains usages particuliers auxquels les autres tôles ne pourraient être employées. Lorsqu’on est au fait, comme j’y suis, du commerce des fers, on dirait qu’en France on a fait un pacte général de ne se servir que de ce qu’il y a de plus mauvais en ce genre.

Avec du fer nerveux on pourra toujours faire d’excellente tôle, en faisant passer le fer des languettes sous les cylindres de la fenderie : ceux qui aplatissent ces languettes sous le martinet, après les avoir fait chauffer au charbon, sont dans un très mauvais usage ; le feu de charbon poussé par les soufflets gâte le fer de ces languettes, celui du four de la fenderie ne fait que le perfectionner. D’ailleurs, il en coûte plus de moitié moins pour faire les languettes au cylindre que pour les faire au martinet ; ici l’intérêt s’accorde avec la théorie de l’art : il n’y a donc que l’ignorance qui puisse entretenir cette pratique, qui néanmoins est la plus générale, car il y a peut-être, sur toutes les tôles qui se fabriquent en France, plus des trois quarts dont les languettes ont été faites au martinet. Cela ne peut pas être autrement, me dira-t-on : toutes les batteries n’ont pas à côté d’elles une fenderie et des cylindres montés, je l’avoue, et c’est ce dont je me plains. On a tort de permettre ces petits établissements particuliers, qui ne subsistent qu’en achetant dans les grosses forges les fers au meilleur marché, c’est-à-dire tous les plus médiocres, pour les fabriquer ensuite en tôle et en petits fers de la plus mauvaise qualité.

Un autre objet fort important sont les fers de charrue : on ne saurait croire combien la mauvaise qualité du fer dont on les fabrique fait de tort aux laboureurs. On leur livre inhumainement des fers qui cassent au moindre effort, et qu’ils sont forcés de renouveler presque aussi souvent que leurs cultures ; on leur fait payer bien cher du mauvais acier dont on arme la pointe de ces fers encore plus mauvais, et le tout est perdu pour eux au bout d’un an, et souvent en moins de temps ; tandis qu’en employant pour ces fers de charrue, comme pour la tôle, le fer le meilleur et le plus nerveux, on pourrait les garantir pour un usage de vingt ans, et même se dispenser d’en aciérer la pointe : car j’ai fait faire plusieurs centaines de ces fers de charrue, dont j’ai fait essayer quelques-uns sans acier, et ils se sont trouvés d’une étoffe assez ferme pour résister au labour. J’ai fait la même expérience sur un grand nombre de pioches ; c’est la mauvaise qualité de nos fers qui a établi chez les taillandiers l’usage général de mettre de l’acier à ces instruments de campagne, qui n’en auraient pas besoin s’ils étaient de bon fer fabriqué avec des languettes passées sous les cylindres.

J’avoue qu’il y a de certains usages pour lesquels on pourrait fabriquer du fer aigre, mais encore ne faut-il pas qu’il soit à trop gros grain ni trop cassant ; les clous pour les petites lattes à tuile, les broquettes et autres petits clous plient lorsqu’ils sont faits d’un fer trop doux, mais à l’exception de ce seul emploi, qu’on ne remplira toujours que trop, je ne vois pas qu’on doive se servir de fer aigre. Et si, dans une bonne manufacture, on en veut faire une certaine quantité, rien n’est plus aisé : il ne faut qu’augmenter d’une mesure ou d’une mesure et demie de mine au fourneau, et mettre à part les gueuses qui en proviendront, la fonte en sera moins bonne et plus blanche. On les fera forger à part en ne donnant que deux chaudes à chaque bande, et l’on aura du fer aigre, qui se fendra plus aisément que l’autre et qui donnera de la verge cassante.

Le meilleur fer, c’est-à-dire celui qui a le plus de nerf, et par conséquent le plus de ténacité, peut éprouver cent et deux cents coups de masse sans se rompre ; et comme il faut néanmoins le casser pour tous les usages de la fenderie et de la batterie, et que cela demanderait beaucoup de temps, même en s’aidant du ciseau d’acier, il vaut mieux faire couper sous le marteau de la forge les barres encore chaudes à moitié de leur épaisseur, cela n’empêche pas le marteleur de les achever, et épargne beaucoup de temps au tendeur et au platineur. Tout le fer que j’ai fait casser à froid et à grands coups de masse s’échauffe d’autant plus qu’il est plus fortement et plus souvent frappé ; non seulement il s’échauffe au point de brûler très vivement, mais il s’aimante comme s’il eût été frotté sur un très bon aimant. M’étant assuré de la constance de cet effet par plusieurs observations successives, je voulus voir si sans percussion je pourrais de même produire dans le fer la vertu magnétique : je fis prendre pour cela une verge de 3 lignes de grosseur de mon fer le plus liant, et que je connaissais pour être très difficile à rompre, et l’ayant fait plier et replier, par les mains d’un homme fort, sept ou huit fois de suite sans pouvoir la rompre, je trouvai le fer très chaud au point où on l’avait plié, et il avait en même temps toute la vertu d’un barreau bien aimanté. J’aurai occasion dans la suite de revenir à ce phénomène, qui tient de très près à la théorie du magnétisme et de l’électricité, et que je ne rapporte ici que pour démontrer que plus une matière est tenace, c’est-à-dire plus il faut d’efforts pour la diviser, plus elle est près de produire de la chaleur et tous les autres effets qui peuvent en dépendre, et prouver en même temps que la simple pression, produisant le frottement des parties intérieures, équivaut à l’effet de la plus violente percussion.

On soude tous les jours le fer avec lui-même ou sur lui-même, mais il faut la plus grande précaution pour qu’il ne se trouve pas un peu plus faible aux endroits des soudures : car, pour réunir et souder les deux bouts d’une barre, on les chauffe jusqu’au blanc le plus vif ; le fer dans cet état est tout prêt à fondre, il n’y arrive pas sans perdre toute sa ténacité et par conséquent tout son nerf ; il ne peut donc en reprendre, dans toute cette partie qu’on soude, que par la percussion des marteaux dont deux ou trois ouvriers font succéder les coups le plus vite qu’il leur est possible, mais cette percussion est très faible et même lente en comparaison de celle du marteau de la forge ou même de celle du martinet : ainsi l’endroit soudé, quelque bonne que soit l’étoffe, n’aura que peu de nerf et souvent point du tout, si l’on a pas bien saisi l’instant où les deux morceaux sont également chauds, et si le mouvement du marteau n’a pas été assez prompt et assez fort pour les bien réunir. Aussi, quand on a des pièces importantes à souder, on fera bien de le faire sous les martinets les plus prompts. La soudure, dans les canons des armes à feu, est une des choses les plus importantes : M. de Montbeillard, dans le Mémoire que j’ai cité ci-dessus, donne de très bonnes vues sur cet objet, et même des expériences décisives. Je crois avec lui que, comme il faut chauffer à blanc nombre de fois la bande ou maquette pour souder le canon dans toute sa longueur, il ne faut pas employer du fer qui serait au dernier degré de sa perfection, parce qu’il ne pourrait que se détériorer encore par ces fréquentes chaudes vives ; qu’il faut au contraire choisir le fer qui, n’étant pas aussi épuré qu’il peut l’être, gagnera plutôt de la qualité qu’il n’en perdra par ces nouvelles chaudes ; mais cet article seul demanderait un grand travail fait et dirigé par un homme aussi éclairé que M. de Montbeillard, et l’objet en est d’une si grande importance pour la vie des hommes et pour la gloire de l’État qu’il mérite la plus grande attention.

Le fer se décompose par l’humidité comme par le feu ; il attire l’humidité de l’air, s’en pénètre et se rouille, c’est-à-dire se convertit en une espèce de terre sans liaison, sans cohérence ; cette se fait en assez peu de temps dans les fers qui sont de mauvaise qualité ou mal fabriqués : ceux dont l’étoffe est bonne, et dont les surfaces sont bien lisses ou polies, se défendent plus longtemps, mais tous sont sujets à cette espèce de mal, qui de la superficie gagne assez promptement l’intérieur, et détruit avec le temps le corps entier du fer. Dans l’eau, il se conserve beaucoup mieux qu’à l’air, et quoiqu’on s’aperçoive de son altération par la couleur noire qu’il y prend après un long séjour, il n’est point dénaturé, peut être forgé, au lieu que celui qui a été exposé à l’air pendant quelques siècles, et que les ouvriers appellent du fer lune, parce qu’ils s’imaginent que la lune le mange, ne peut ni se forger ni servir à rien, à moins qu’on ne le revivifie comme les rouilles et les safrans de mars, ce qui coûte communément plus que le fer ne vaut. C’est en ceci que consiste la différence des deux décompositions du fer : dans celle qui se fait par le feu, la plus grande partie du fer se brûle et s’exhale en vapeurs comme les autres matières combustibles ; il ne reste qu’un mâchefer qui contient, comme celui du bois, une petite quantité de matière très attirable par l’aimant, qui est bien du vrai fer, mais qui m’a paru d’une nature singulière et semblable, comme je l’ai dit, au sablon ferrugineux qui se trouve en si grande quantité dans le platine. La décomposition par l’humidité ne diminue pas à beaucoup près autant que la combustion la masse du fer, mais elle en altère toutes les parties au point de leur faire faire perdre leur vertu magnétique, leur cohérence et leur couleur métallique ; c’est de cette rouille ou terre de fer que sont en grande partie composées les mines en grain : l’eau, après avoir atténué ces particules de rouille et les avoir réduites en molécules insensibles, les charrie et les dépose par filtration dans le sein de la terre, où elles se réunissent en grain par une sorte de cristallisation qui se fait, comme toutes autres, par l’attraction mutuelle des molécules analogues ; et comme cette rouille de fer était privée de la vertu magnétique, il n’est pas étonnant que les mines en grain qui en proviennent en soient également dépourvues. Ceci me paraît démontrer d’une manière assez claire que le magnétisme suppose l’action précédente du feu, que c’est une qualité particulière que le feu donne au fer, et que l’humidité de l’aire lui enlève en le décomposant.

Si l’on met dans un vase une grande quantité de limaille de fer pure qui n’a pas encore pris de rouille, et si on la couvre d’eau, on verra, en la laissant sécher, que cette limaille se réunit par ce seul intermède, au point de faire une masse de fer assez solide pour qu’on ne puisse la casser qu’à coups de masse ; ce n’est donc pas précisément l’eau qui décompose le fer et qui produit la rouille, mais plutôt les sels et les vapeurs sulfureuses de l’air, car on sait que le fer se dissout très aisément par les acides et par le soufre. En présentant une verge de fer bien rouge à une bille de soufre, le fer coule dans instant, et, en le recevant dans l’eau, on obtient des grenailles qui ne sont plus du fer ni même de la fonte, car j’ai éprouvé qu’on ne pouvait pas les réunir au feu pour les forger ; c’est une matière qu’on ne peut comparer qu’à la pyrite martiale, dans laquelle le fer paraît être également décomposé par le soufre ; et je crois que c’est par cette raison que l’on trouve presque partout à la surface de la terre et sous les premiers lits de ses couches extérieures une assez grande quantité de ces pyrites, dont le grain ressemble à celui du mauvais fer, mais qui n’en contiennent qu’une très petite quantité, mêlée avec beaucoup d’acide vitriolique et plus ou moins de soufre.


Notes de Buffon
  1. Une expérience familière et qui semble prouver que le fer perd de sa masse à mesure qu’on le chauffe, même à un feu très médiocre, c’est que les fers à friser, lorsqu’on les a souvent trempés dans l’eau pour les refroidir, ne conservent pas le même degré de chaleur au bout d’un temps. Il s’en élève aussi des écailles lorsqu’on les a souvent chauffés et trempés ; ces écailles sont du véritable fer.
  2. M. le marquis de Vallière ne s’occupait point alors des travaux de l’artillerie.
  3. Hist. nat., lib. XXXIV, cap. XV.
  4. On trouvera ces procédés dans mes Mémoires sur la fusion des mines de fer.
  5. Qu’on prenne une barre de fer, large de deux à trois pouces, épaisse de deux à trois lignes, qu’on la chauffe au rouge, et qu’avec la panne du marteau on y pratique dans sa longueur une cannelure ou cavité, qu’on la plie sur elle-même pour la doubler et corroyer, l’on remplira ensuite la cannelure des écailles ou pailles en question, on lui donnera une chaude douce d’abord en rabattant les bords, pour empêcher qu’elles ne s’échappent, et on battra la barre comme on le pratique pour corroyer le fer avant de la chauffer au blanc ; on la chauffera ensuite blanche et fondante, et la pièce soudera à merveille ; on la cassera à froid et l’on n’y verra rien qui annonce que la soudure n’ait pas été complète et parfaite, et que toutes les parties du fer ne se soient pas pénétrées réciproquement sans laisser aucun espace vide. J’ai fait cette expérience aisée à répéter, qui doit rassurer sur les pailles, soit qu’elle soient plates ou qu’elles aient la forme d’aiguilles, puisqu’elles ne sont autre chose que du fer, comme la barre avec laquelle on les incorpore, où elles ne forment plus qu’une même masse avec elle.