Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Partie expérimentale/Cinquième mémoire



CINQUIÈME MÉMOIRE

EXPÉRIENCES SUR LES EFFETS DE LA CHALEUR OBSCURE.

Pour reconnaître les effets de la chaleur obscure, c’est-à-dire de la chaleur privée de lumière, de flamme et de feu libre, autant qu’il est possible, j’ai fait quelques expériences en grand, dont les résultats m’ont paru très intéressants.


PREMIÈRE EXPÉRIENCE.

On a commencé, sur la fin d’août 1772, à mettre des braises ardentes dans le creuset du grand fourneau qui sert à fondre la mine de fer pour la couler en gueuses ; ces braises ont achevé de sécher les mortiers qui étaient faits de glaise mêlée par égale portion avec du sable vitrescible. Le fourneau avait 23 pieds de hauteur. On a jeté par le gueulard (c’est ainsi qu’on appelle l’ouverture supérieure du fourneau) les charbons ardents que l’on tirait des petits fourneaux d’expériences ; on a mis successivement une assez grande quantité de ces braises pour remplir le bas du fourneau jusqu’à la cuve (c’est ainsi qu’on appelle l’endroit de la plus grande capacité du fourneau), qui dans celui-ci montait à 7 pieds 2 pouces de hauteur perpendiculaire depuis le fond du creuset. Par ce moyen, on a commencé de donner au fourneau une chaleur modérée qui ne s’est pas fait sentir dans la partie la plus élevée.

Le 10 septembre, on a vidé toutes ces braises réduites en cendres par l’ouverture du creuset, et lorsqu’il a été bien nettoyé on y a mis quelques charbons ardents et d’autres charbons par-dessus, jusqu’à la quantité de 600 livres pesant ; ensuite on a laissé prendre le feu, et le lendemain 11 septembre, on a achevé de remplir le fourneau avec 4 000 livres de charbon : ainsi il contient en tout 5 400 livres de charbon, qui ont été portées en cent trente-cinq corbeilles de 40 livres chacune, tare faite.

On a laissé pendant ce temps l’entrée du creuset ouverte, et celle de la tuyère bien bouchée pour empêcher le feu de se communiquer aux soufflets. La première impression de la grande chaleur, produite par le long séjour des braises ardentes et par cette première combustion du charbon, s’est marquée par une petite fente qui s’est faite dans la pierre du fond à l’entrée du creuset, et par une autre fente qui s’est faite dans la pierre de la tympe. Le charbon, néanmoins, quoique fort allumé dans le bas, ne l’était encore qu’à une très petite hauteur, et le fourneau ne donnait au gueulard qu’assez peu de fumée, ce même jour 12 septembre à six heures du soir : car cette ouverture supérieure n’était pas bouchée, non plus que l’ouverture du creuset.

À neuf heures du soir du même jour, la flamme a percé jusque au-dessus du fourneau, et comme elle est devenue très vive en peu de temps, on a bouché l’ouverture du creuset à dix heures du soir. La flamme, quoique fort ralentie par cette suppression du courant d’air, s’est soutenue pendant la nuit et le jour suivant ; en sorte que le lendemain 13 septembre, vers les quatre heures du soir, le charbon avait baissé d’un peu plus de 4 pieds. On a rempli ce vide à cette même heure avec onze corbeilles de charbon, pesant ensemble 440 livres ; ainsi le fourneau a été chargé en tout de 5 840 livres de charbon.

Ensuite on a bouché l’ouverture supérieure du fourneau avec un large couvercle de forte tôle, garni tout autour avec du mortier de glaise et sable mêlé de poudre de charbon, et chargé d’un pied d’épaisseur de cette poudre de charbon mouillée ; pendant que l’on bouchait, on a remarqué que la flamme ne laissait pas de retentir assez fortement dans l’intérieur du fourneau ; mais en moins d’une minute la flamme a cessé de retentir, et l’on n’entendait plus aucun bruit ni murmure, en sorte qu’on aurait pu penser que l’air n’ayant point d’accès dans la cavité du fourneau, le feu y était entièrement étouffé.

On laissé le fourneau ainsi bouché partout, tant au-dessus qu’au-dessous, depuis le 13 septembre jusqu’au 28 du même mois, c’est-à-dire pendant quinze jours. J’ai remarqué pendant ce temps, que, quoiqu’il n’y eût point de flamme dans le fourneau, ni même de feu lumineux, la chaleur ne laissait pas d’augmenter et de se communiquer autour de la cavité du fourneau.

Le 28 septembre, à dix heures du matin, on a débouché l’ouverture supérieure du fourneau avec précaution, dans la crainte d’être suffoqué par la vapeur du charbon ; j’ai remarqué, avant de l’ouvrir, que la chaleur avait gagné jusqu’à 4 pieds 1/2 dans l’épaisseur du massif qui forme la tour du fourneau ; cette chaleur n’était pas fort grande aux environs de la bure (c’est ainsi qu’on appelle la partie supérieure du fourneau qui s’élève au-dessus de son terre-plein). Mais à mesure qu’on approchait de la cavité, les pierres étaient déjà si fort échauffées, qu’il n’était pas possible de les toucher un instant : les mortiers dans les joints des pierres étaient en partie brûlés, et il paraissait que la chaleur était beaucoup plus grande encore dans le bas du fourneau, car les pierres du dessus de la tympe et de la tuyère étaient excessivement chaudes dans toute leur épaisseur jusqu’à 4 ou 5 pieds.

Au moment qu’on a débouché le gueulard du fourneau, il en est sorti une vapeur suffocante, dont il a fallu s’éloigner, et qui n’a pas laissé de faire mal à la tête à la plupart des assistants. Lorsque cette vapeur a été dissipée, on a mesuré de combien le charbon enfermé et privé d’air courant pendant quinze jours avait diminué, et l’on a trouvé qu’il avait baissé de 14 pieds 5 pouces de hauteur ; en sorte que le fourneau était vide dans toute sa partie supérieure jusqu’auprès de la cuve.

Ensuite j’ai observé la surface de ce charbon, et j’y ai vu une petite flamme qui venait de naître ; il était absolument noir et sans flamme auparavant. En moins d’une heure cette petite flamme bleuâtre est devenue rouge dans le centre, et s’élevait alors d’environ 2 pieds au-dessus du charbon.

Une heure après avoir débouché le gueulard, j’ai fait déboucher l’entrée du creuset : la première chose qui s’est présentée à cette ouverture n’a pas été du feu comme on aurait pu le présumer, mais des scories provenant du charbon, et qui ressemblaient à du mâchefer léger ; ce mâchefer était en assez grande quantité et remplissait tout l’intérieur du creuset, depuis la tympe à la rustine ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que, quoiqu’il ne se fût formé que par une grande chaleur, il avait intercepté cette même chaleur au-dessus du creuset, en sorte que les parties de ce mâchefer qui étaient au fond n’étaient, pour ainsi dire, que tièdes ; néanmoins elles s’étaient attachées au fond et aux parois du creuset, et elles en avaient réduit en chaux quelques portions jusqu’à plus de 3 ou 4 pouces de profondeur.

J’ai fait tirer ce mâchefer et l’ai fait mettre à part pour l’examiner ; on a aussi tiré la chaux du creuset et des environs, qui était en assez grande quantité. Cette calcination, qui s’est faite par ce feu sans flamme, m’a paru provenir en partie de l’action de ces scories charbon. J’ai pensé que ce feu sourd et sans flamme était trop sec, et je crois que si j’avais mêlé quelque portion de laitier ou de terre vitrescible avec le charbon, cette terre aurait servi d’aliment à la chaleur, et aurait rendu des matières fondantes qui auraient préservé de la calcination la surface de l’ouvrage du fourneau.

Quoi qu’il en soit, il résulte de cette expérience, que la chaleur seule, c’est-à-dire la chaleur obscure, renfermée et privée d’air autant qu’il est possible, produit néanmoins avec le temps des effets semblables à ceux du feu le plus actif et le plus lumineux. On sait qu’il doit être violent pour calciner la pierre. Ici c’était de toutes les pierres calcaires la moins calcinable, c’est-à-dire la plus résistante au feu, que j’avais choisie pour faire construire l’ouvrage et la cheminée de mon fourneau : toute cette pierre d’ailleurs avait été taillée et posée avec soin ; les plus petits quartiers avaient 1 pied d’épaisseur, 1 pied 1/2 de largeur, sur 3 et 4 pieds de longueur, et dans ce gros volume la pierre est encore bien plus difficile à calciner que quand elle est réduite en moellons. Cependant cette seule chaleur a non seulement calciné ces pierres à près de 1/2 pied de profondeur dans la partie la plus étroite et la plus froide du fourneau, mais encore a brûlé en même temps les mortiers faits de glaise et de sable sans les faire fondre, ce que j’aurais mieux aimé, parce qu’alors les joints de la bâtisse du fourneau se seraient conservés pleins, au lieu que la chaleur ayant suivi la route de ces joints a encore calciné les pierres sur toutes les faces des joints. Mais pour faire mieux entendre les effets de cette chaleur obscure et concentrée, je dois observer : 1o que le massif du fourneau étant de 28 pieds d’épaisseur de deux faces et de 24 pieds d’épaisseur des deux autres faces, et la cavité où était contenu le charbon n’ayant que 6 pieds dans sa plus grande largeur, les murs pleins qui environnent cette cavité avaient 9 pieds d’épaisseur de maçonnerie à chaux et sable aux parties les moins épaisses ; que par conséquent on ne peut pas supposer qu’il ait passé de l’air à travers ces murs de 9 pieds ; 2o que cette cavité qui contenait le charbon, ayant été bouchée en bas à l’endroit de la coulée avec un mortier de glaise mêlé de sable d’un pied d’épaisseur, et à la tuyère qui n’a que quelques pouces d’ouverture, avec ce même mortier dont on se sert pour tous les bouchages, il n’est pas à présumer qu’il ait pu entrer de l’air par ces ouvertures ; 3o que le gueulard du fourneau ayant de même été fermé avec une plaque de forte tôle lutée, et recouverte avec le même mortier, sur environ 6 pouces d’épaisseur, et encore environnée et surmontée de poussière de charbon mêlée avec ce mortier, sur 6 autres pouces de hauteur, tout accès à l’air par cette dernière ouverture était interdit. On peut donc assurer qu’il n’y avait point d’air circulant dans toute cette cavité, dont la capacité était de 330 pieds cubes, et que l’ayant remplie de 5 400 livres de charbon, le feu étouffé dans cette cavité n’a pu se nourrir que de la petite quantité d’air contenue dans les intervalles que laissaient entre eux les morceaux de charbon ; et comme cette matière jetée l’une sur l’autre laisse de très grands vides, supposons moitié ou même trois quarts, il n’y a donc eu dans cette cavité que 165 ou tout au plus 248 pieds cubes d’air. Or, le fer du fourneau, excité par les soufflets, consomme cette quantité d’air en moins d’une demi-minute ; et cependant il semblera qu’elle a suffi pour entretenir pendant quinze jours la chaleur, et l’augmenter à peu près au même point que celle du feu libre, puisqu’elle a produit la calcination des pierres à 4 pouces de profondeur dans le bas, et à plus de 2 pieds de profondeur dans le milieu et dans toute l’étendue du fourneau, ainsi que nous le dirons tout à l’heure. Comme cela me paraissait assez inconcevable, j’ai d’abord pensé qu’il fallait ajouter à ces 248 pieds cubes d’air contenus dans la cavité du fourneau, toute la vapeur de l’humidité des murs que la chaleur concentrée n’a pu manquer d’attirer, et de laquelle il n’est guère possible de faire une juste estimation. Ce sont là les seuls aliments, soit en air, soit en vapeurs aqueuses, que cette très grande chaleur a consommés pendant quinze jours ; car il ne se dégage que peu ou point d’air du charbon dans sa combustion, quoiqu’il s’en dégage plus d’un tiers du poids total du bois de chêne bien séché[1] ; cet air fixe contenu dans le bois en est chassé par la première opération du feu qui le convertit en charbon ; et, s’il en reste, ce n’est qu’en si petite quantité qu’on ne peut pas la regarder comme le supplément de l’air qui manquait ici à l’entretien du feu. Ainsi cette chaleur très grande, et qui s’est augmentée au point de calciner profondément les pierres, n’a été entretenue que par 248 pieds cubes d’air et par les vapeurs de l’humidité des murs ; et quand nous supposerions le produit successif de cette humidité cent fois plus considérable que le volume d’air contenu dans la cavité du fourneau, cela ne ferait toujours que 24 800 pieds cubes de vapeurs propres à entretenir la combustion : quantité que le feu libre et animé par les soufflets consommerait en moins de trente minutes, tandis que la chaleur sourde ne la consomme qu’en quinze jours.

Et ce qu’il est nécessaire d’observer encore, c’est que le même feu, libre et animé, aurait consumé en onze ou douze heures les 3 600 livres de charbon que la chaleur obscure n’a consommées qu’en quinze jours ; elle n’a donc eu que la trentième partie de l’aliment du feu libre, puisqu’il y a eu trente fois autant de temps employé à la consommation de la matière combustible, et en même temps il y a eu environ sept cent vingt fois moins d’air ou de vapeurs employées à la combustion. Néanmoins les effets de cette chaleur obscure ont été les mêmes que ceux du feu libre, car il aurait fallu quinze jours de ce feu violent et animé pour calciner les pierres au même degré qu’elles l’ont été par la chaleur seule : ce qui nous démontre, d’une part, l’immense déperdition de la chaleur lorsqu’elle s’exhale avec les vapeurs et la flamme, et d’autre part les grands effets qu’on peut attendre de sa concentration ou, pour mieux dire, de sa coercition, de sa détention ; car cette chaleur retenue et concentrée ayant produit les mêmes effets que le feu libre et violent, avec trente fois moins de matière combustible, et sept cent vingt fois moins d’air, et étant supposée en raison composée de ces deux éléments, on doit en conclure que dans nos grands fourneaux à fondre les mines de fer, il se perd vingt-un mille fois plus de chaleur qu’il ne s’en applique soit à la mine, soit aux parois du fourneau, en sorte qu’on imaginerait que les fourneaux de réverbère, où la chaleur est plus concentrée, devraient produire le feu le plus puissant. Cependant j’ai acquis la preuve du contraire, nos mines de fer ne s’étant pas même agglutinées par le feu du réverbère de la glacerie de Rouelles en Bourgogne, tandis qu’elles fondent en moins de douze heures au feu de mes fourneaux à soufflets. Cette différence tient au principe que j’ai donné : le feu, par sa vitesse ou par son volume, produit des effets tout différents sur certaines substances telles que la mine de fer, tandis que sur d’autres substances, telles que la pierre calcaire, il peut en produire de semblables. La fusion est en général une opération prompte qui doit avoir plus de rapport avec la vitesse du feu que la calcination, qui est presque toujours lente, et qui doit, dans bien des cas, avoir plus de rapport au volume du feu ou à son long séjour qu’à sa vitesse. On verra, par l’expérience suivante, que cette même chaleur, retenue et concentrée, n’a fait aucun effet sur la mine de fer.


DEUXIÈME EXPÉRIENCE.

Dans ce même fourneau de 33 pieds de hauteur, après avoir fondu de la mine de fer pendant environ quatre mois, je fis couler les dernières gueuses en remplissant toujours avec du charbon, mais sans mine, afin d’en tirer toute la matière fondue ; et quand je me fus assuré qu’il n’en restait plus, je fis cesser le vent, boucher exactement l’ouverture de la tuyère et celle de la coulée, qu’on maçonna avec de la brique et du mortier de glaise mêlé de sable. Ensuite je fis porter sur le charbon autant de mine qu’il pouvait en entrer dans le vide qui était au-dessus du fourneau ; il y entra cette première fois vingt-sept mesures de 60 livres, c’est-à-dire 1 620 livres pour affleurer le niveau du gueulard ; après quoi je fis boucher cette ouverture avec la même plaque de forte tôle et du mortier de glaise et sable, et encore de la poudre de charbon en grande quantité : on imagine bien quelle immense chaleur je renfermais ainsi dans le fourneau ; tout le charbon en était allumé du haut en bas lorsque je fis cesser le vent ; toutes les pierres des parois étaient rouges du feu qui les pénétrait depuis quatre mois. Toute cette chaleur ne pouvait s’exhaler que par deux petites fentes qui s’étaient faites au mur du fourneau, et que je fis remplir de bon mortier afin de lui ôter encore ces issues ; trois jours après je fis déboucher le gueulard, et je vis avec quelque surprise que, malgré cette chaleur immense renfermée dans le fourneau, le charbon ardent, quoique comprimé par la mine et chargé de 1 620 livres, n’avait baissé que de 16 pouces en trois jours ou soixante-douze heures. Je fis sur-le-champ remplir ces 16 pouces de vide avec vingt-cinq mesures de mine, pesant ensemble 1 500 livres. Trois jours après je fis déboucher cette même ouverture du gueulard, et je trouvai le même vide de 16 pouces, et par conséquent la même diminution, ou, si l’on veut, le même affaissement du charbon ; je fis remplir de même avec 1 500 livres de mine ; ainsi il y en avait déjà 4 620 livres sur le charbon, qui était tout embrasé lorsqu’on avait commencé de fermer le fourneau. Six jours après je fis déboucher le gueulard pour la troisième fois, et je trouvai que pendant ces six jours le charbon n’avait baissé que de 20 pouces, que l’on remplit avec 1 860 livres de mine ; enfin neuf jours après on déboucha pour la quatrième fois, et je vis que pendant ces neuf derniers jours le charbon n’avait baissé que de 11 pouces, que je fis remplir de 1 920 livres de mine ; ainsi il y en avait en tout 8 400 livres : on referma le gueulard avec les mêmes précautions, et le lendemain, c’est-à-dire vingt-deux jours après avoir bouché pour la première fois, je fis rompre la petite maçonnerie de briques qui bouchait l’ouverture de la coulée en laissant toujours fermée celle du gueulard, afin d’éviter le courant d’air qui aurait enflammé le charbon. La première chose que l’on tira par l’ouverture de la coulée furent des morceaux réduits en chaux dans l’ouvrage du fourneau ; on y trouva aussi quelques petits morceaux de mâchefer, quelques autres d’une fonte mal dirigée, et environ 1 livre 1/2 de très bon fer qui s’était formé par coagulation. On tira près d’un tombereau de toutes ces matières, parmi lesquelles il y avait aussi quelques morceaux de mine brûlée, et presque réduite en mauvais laitier : cette mine brûlée ne provenait pas de celle que j’avais fait imposer sur les charbons après avoir fait cesser le vent, mais de celle qu’on y avait jetée sur la fin du fondage, qui s’était attachée aux parois du fourneau, et qui ensuite était tombée dans le creuset avec les parties de pierres calcinées auxquelles elle était unie.

Après avoir tiré ces matières on fit tomber le charbon ; le premier qui parut était à peine rouge, mais dès qu’il eut de l’air il devint très rouge ; on ne perdit pas un instant à le tirer, et on l’éteignait en même temps en jetant de l’eau dessus. Le gueulard étant toujours bien fermé, on tira tout le charbon par l’ouverture de la coulée, et aussi toute la mine dont je l’avais fait charger. La quantité de ce charbon tiré du fourneau montait à cent quinze corbeilles ; en sorte que pendant ces vingt-deux jours d’une chaleur si violente, il paraissait qu’il ne s’en était consumé que dix-sept corbeilles, car toute la capacité du fourneau n’en contient que cent trente-cinq ; et comme il y avait 16 pouces 1/2 de vide lorsqu’on le boucha, il faut déduire deux corbeilles qui auraient été nécessaires pour remplir le vide.

Étonné de cette excessivement petite consommation du charbon pendant vingt-deux jours de l’action de la plus violente chaleur qu’on eût jamais enfermée, je regardai ces charbons de plus près, et je vis que quoiqu’ils eussent aussi peu perdu sur leur volume, ils avaient beaucoup perdu sur leur masse, et que, quoique l’eau avec laquelle on les avait éteints leur eût rendu du poids, ils étaient encore d’environ un tiers plus légers que quand on les avait jetés au fourneau ; cependant les ayant fait transporter aux petites chaufferies des martinets et de la batterie, ils se trouvèrent encore assez bons pour chauffer, même à blanc, les petites barres de fer qu’on fait passer sous ces marteaux.

On avait tiré la mine en même temps que le charbon, et on l’avait soigneusement séparée et mise à part : la très violente chaleur qu’elle avait essuyée pendant un si long temps ne l’avait ni fondue, ni brûlée, ni même agglutinée ; le grain en était seulement devenu plus propre et plus luisant ; le sable vitrescible et les petits cailloux dont elle était mêlée ne s’étaient point fondus, et il me parut qu’elle n’avait perdu que l’humidité qu’elle contenait auparavant, car elle n’avait guère diminué que d’un cinquième en poids et d’environ un vingtième en volume, et cette dernière quantité s’était perdue dans les charbons.

Il résulte de cette expérience : 1o que la plus violente chaleur, et la plus concentrée pendant un très long temps, ne peut, sans le secours et le renouvellement de l’air, fondre la mine de fer, ni même le sable vitrescible, tandis qu’une chaleur de même espèce, et beaucoup moindre, peut calciner toutes les matières calcaires ; 2o que le charbon, pénétré de chaleur ou de feu, commence à diminuer de masse longtemps avant de diminuer de volume, et que ce qu’il perd le premier sont les parties les plus combustibles qu’il contient. Car en comparant cette seconde expérience avec la première, comment se pourrait-il que la même quantité de charbon se consomme plus vite avec une chaleur très médiocre qu’à une chaleur de la dernière violence, toutes deux également privées d’air, également retenues et concentrées dans le même vaisseau clos ? Dans la première expérience, le charbon, qui, dans une cavité presque froide, n’avait éprouvé que la légère impression d’un feu qu’on avait étouffé au moment que la flamme s’était montrée, avait néanmoins diminué des deux tiers en quinze jours : tandis que le même charbon, enflammé autant qu’il pouvait l’être par le vent des soufflets, et recevant encore la chaleur immense des pierres rouges de feu dont il était environné, n’a pas diminué d’un sixième pendant vingt deux jours. Cela serait inexplicable si l’on ne faisait pas attention que, dans le premier cas, le charbon avait toute sa densité et contenait toutes ses parties combustibles, au lieu que dans le second cas, où il était dans l’état de la plus forte incandescence, toutes ses parties les plus combustibles étaient déjà brûlées. Dans la première expérience, la chaleur, d’abord très médiocre, allait toujours en augmentant à mesure que la combustion augmentait et se communiquait de plus en plus à la masse entière du charbon. Dans la seconde expérience, la chaleur excessive allait en diminuant à mesure que le charbon achevait de brûler, et il ne pouvait plus donner autant de chaleur, parce que sa combustion était fort avancée au moment qu’on l’avait enfermé : c’est là la vraie cause de cette différence d’effets. Le charbon, dans la première expérience, contenant toutes ses parties combustibles, brûlait mieux et se consumait plus vite que celui de la seconde expérience, qui ne contenait presque plus de matière combustible et ne pouvait augmenter son feu ni même l’entretenir au même degré que par l’emprunt de celui des murs du fourneau ; c’est par cette seule raison que la combustion allait toujours en diminuant, et qu’au total elle a été beaucoup moindre et plus lente que l’autre, qui allait toujours en augmentant et qui s’est faite en moins de temps. Lorsque tout accès est fermé à l’air et que les matières renfermées n’en contiennent que peu ou point dans leur substance, elles ne se consumeront pas, quelque violente que soit la chaleur ; mais s’il reste une certaine quantité d’air entre les interstices de la matière combustible, elle se consumera d’autant plus vite et d’autant plus qu’elle pourra fournir elle-même une plus grande quantité d’air. 3o Il résulte encore de ces expériences que la chaleur la plus violente, dès qu’elle n’est pas nourrie, produit moins d’effet que la plus petite chaleur qui trouve de l’aliment : la première est, pour ainsi dire, une chaleur morte qui ne se fait sentir que par sa déperdition ; l’autre est un feu vivant qui s’accroît à proportion des éléments qu’il consume. Pour reconnaître ce que cette chaleur morte, c’est-à-dire cette chaleur dénuée de tout aliment pouvait produire, j’ai fait l’expérience suivante.


TROISIÈME EXPÉRIENCE.

Après avoir tiré du fourneau, par l’ouverture de la coulée, tout le charbon qui y était contenu et l’avoir entièrement vidé de mine et de toute autre matière, je fis maçonner de nouveau cette ouverture et boucher avec le plus grand soin celle du gueulard en haut, toutes les pierres des parois du fourneau étant encore excessivement chaudes ; l’air ne pouvait donc entrer dans le fourneau pour le rafraîchir, et la chaleur pouvait en sortir qu’à travers des murs de plus de 9 pieds d’épaisseur ; d’ailleurs il n’y avait dans sa cavité, qui était absolument vide, aucune matière combustible, ni même aucune autre matière. Observant donc ce qui arriverait, je m’aperçus que tout l’effet de la chaleur se portait en haut, et que, quoique cette chaleur ne fût pas du feu vivant ou nourri par aucune matière combustible, elle fit rougir en peu de temps la forte plaque de tôle qui couvrait le gueulard ; que cette incandescence donnée par la chaleur obscure à cette large pièce de fer se communiqua par le contact à toute la masse de poudre de charbon qui recouvrait les mortiers de cette plaque et enflamma du bois que je fis mettre dessus. Ainsi la seule évaporation de cette chaleur obscure et morte, qui ne pouvait sortir que des pierres du fourneau, produisit ici le même effet que le feu vif et nourri. Cette chaleur, tendant toujours en haut et se réunissant toute à l’ouverture du gueulard au-dessous de la plaque de fer, la rendit rouge, lumineuse et capable d’enflammer des matières combustibles. D’où l’on doit conclure qu’en augmentant la masse de la chaleur obscure, on peut produire de la lumière de la même manière qu’en augmentant la masse de la lumière on produit de la chaleur ; que dès lors ces deux substances sont réciproquement convertibles de l’une en l’autre, et toutes deux nécessaires à l’élément du feu.

Lorsqu’on enleva cette plaque de fer qui couvrait l’ouverture supérieure du fourneau et que la chaleur avait fait rougir, il en sortit une vapeur légère et qui parut enflammée, mais qui se dissipa dans un instant : j’observai alors les pierres des parois du fourneau ; elles me parurent calcinées en très grande partie et très profondément ; et en effet, ayant laissé refroidir le fourneau pendant dix jours, elles se sont trouvées calcinées jusqu’à 2 pieds, et même 2 pieds 1/2 de profondeur, ce qui ne pouvait provenir que de la chaleur que j’y avait renfermée pour faire mes expériences, attendu que dans les autres fondages le feu animé par les soufflets n’avait jamais calciné les mêmes pierres à plus de 8 pouces d’épaisseur dans les endroits où il est le plus vif, et seulement à 2 ou 3 pouces dans tout le reste, au lieu que toutes les pierres, depuis le creuset jusqu’au terre-plein du fourneau, ce qui fait une hauteur de 20 pieds, étaient généralement réduites en chaux de 1 pied 1/2, de 2 pieds, et même de 2 pieds 1/2 d’épaisseur : comme cette chaleur renfermée n’avait pu trouver d’issue, elle avait pénétré les pierres bien plus profondément que la chaleur courante.

On pourrait tirer de cette expérience les moyens de cuire la pierre et de faire de la chaux à moindres frais, c’est-à-dire de diminuer de beaucoup la quantité de bois en se servant d’un fourneau bien fermé au lieu de fourneaux ouverts ; il ne faudrait qu’une petite quantité de charbon pour convertir en chaux, dans moins de quinze jours, toutes les pierres contenues dans le fourneau, et les murs même du fourneau à plus d’un pied d’épaisseur, s’il était bien exactement fermé.

Dès que le fourneau fut assez refroidi pour permettre aux ouvriers d’y travailler, on fut obligé d’en démolir tout l’intérieur du haut en bas, sur une épaisseur circulaire de 4 pieds ; on en tira cinquante-quatre muids de chaux, sur laquelle je fis les observations suivantes : 1o toute cette pierre, dont la calcination s’était faite à feu lent et concentré, n’était pas devenue aussi légère que la pierre calcinée à la manière ordinaire : celle-ci, comme je l’ai dit, perd à très peu près la moitié de son poids, et celle de mon fourneau n’en avait perdu qu’environ trois huitièmes ; 2o elle ne saisit pas l’eau avec la même avidité que la chaux vive ordinaire : lorsqu’on l’y plonge, elle ne donne d’abord aucun signe de chaleur ni d’ébullition, mais peu après elle se gonfle, se divise et s’élève, en sorte qu’on n’a pas besoin de la remuer comme on remue la chaux vive ordinaire pour l’éteindre ; 3o cette chaux a une saveur beaucoup plus âcre que la chaux commune, elle contient par conséquent beaucoup plus d’alcali fixe ; 4o elle est infiniment meilleure, plus liante et plus forte que l’autre chaux, et tous les ouvriers n’en emploient qu’environ les deux tiers de l’autre, et assurent que le mortier est encore excellent ; 5o cette chaux ne s’éteint à l’air qu’après un temps très long, tandis qu’il ne faut qu’un jour ou deux pour réduire la chaux vive commune en poudre à l’air libre : celle-ci résiste à l’impression de l’air pendant un mois où cinq semaines ; 6o au lieu de se réduire en farine ou en poussière sèche comme la chaux commune, elle conserve son volume, et lorsqu’on la divise en l’écrasant, toute la masse paraît ductile et pénétrée d’une humidité grasse et liante, qui ne peut provenir que de l’humidité de l’air que la pierre a puissamment attiré et absorbé pendant les cinq semaines de temps employées à son extinction. Au reste, la chaux que l’on tire communément des fourneaux de forge a toutes ces mêmes propriétés : ainsi la chaleur obscure et lente produit encore ici les mêmes effets que le feu le plus vif et le plus violent.

Il sortit de cette démolition de l’intérieur du fourneau deux cent trente-deux quartiers de pierre de taille, tous calcinés plus ou moins profondément ; ces quartiers avaient communément 4 pieds de longueur, la plupart étaient en chaux jusqu’à 18 pouces et les autres à 2 pieds et même 2 pieds 1/2, et cette portion calcinée se séparait aisément du reste de la pierre qui était saine et même plus dure que quand on l’avait posée pour bâtir le fourneau. Cette observation m’engagea à faire les expériences suivantes.


QUATRIÈME EXPÉRIENCE.

Je fis poser dans l’air et dans l’eau trois morceaux de ces pierres qui, comme l’on voit, avaient subi la plus grande chaleur qu’elles pussent éprouver sans se réduire en chaux, et j’en comparai la pesanteur spécifique avec celle de trois autres morceaux à peu près du même volume, que j’avais fait prendre dans d’autres quartiers de cette même pierre qui n’avaient point été employés à la construction du fourneau, ni par conséquent chauffés, mais qui avaient été tirés de La même carrière neuf mois auparavant, et qui étaient restés à l’exposition du soleil et de l’air. Je trouvai que la pesanteur spécifique des pierres échauffées à ce grand feu pendant cinq mois avait augmenté, qu’elle était constamment plus grande que celle de la même pierre non échauffée, d’un 81esur le premier morceau, d’un 90e sur le second et d’un 85e sur le troisième : donc la pierre chauffée au degré voisin de sa calcination gagne au moins un 86ede masse, au lieu qu’elle en perd trois huitièmes par la calcination qui ne suppose que 1 degré de chaleur de plus. Cette différence ne peut venir que de ce qu’à un certain degré de violente chaleur où de feu, tout l’air et toute l’eau transformés en matière fixe dans la pierre reprennent leur première nature, leur élasticité, leur volatilité, et que dès lors ils se dégagent de la pierre et s’élèvent en vapeurs, que le feu enlève et entraîne avec lui. Nouvelle preuve que la pierre en très grande partie composée d’air fixe et d’eau fixe saisis et transformés en matière solide par le filtre animal.

Après ces expériences, j’en fis d’autres sur cette même pierre échauffée à un moindre degré de chaleur, mais pendant un temps aussi long ; je fis détacher pour cela trois morceaux des parois extérieures de la lunette de la tuyère, dans un endroit ou la chaleur était à peu près de 95 degrés, parce que le soufre appliqué contre la muraille s’y ramollissait et commençait à fondre, et que ce degré de chaleur est à très peu près celui auquel le soufre entre en fusion. Je trouvai, par trois épreuves semblables aux précédentes, que cette même pierre, chauffée à ce degré pendant cinq mois, avait augmenté en pesanteur spécifique d’un 65e, c’est-à-dire de presque un quart de plus que celle qui avait éprouvé le degré de chaleur voisin de celui de la calcination, et je conclus de cette différence que l’effet de la calcination commençait à se préparer dans la pierre qui avait subi le plus grand feu, au lieu que celle qui n’avait éprouvé qu’une moindre chaleur avait conservé toutes les parties fixes qu’elle y avait déposées.

Pour me satisfaire pleinement sur ce sujet et reconnaître si toutes les pierres calcaires augmentent en pesanteur spécifique par une chaleur constamment et longtemps appliquée, je fis six nouvelles épreuves sur deux autres espèces de pierres. Celle dont était construit l’intérieur de mon fourneau, et qui a servi aux expériences précédentes, s’appelle dans le pays pierre à feu, parce qu’elle résiste plus à l’action du feu que toutes les autres pierres calcaires. Sa substance est composée de petits graviers calcaires liés ensemble par un ciment pierreux qui n’est pas fort dur, et qui laisse quelques interstices vides ; sa pesanteur est néanmoins plus grande que celle des autres pierres calcaires d’environ un 20e. En ayant éprouvé plusieurs morceaux au feu de mes chaufferies, il a fallu pour les calciner plus du double du temps de celui qu’il fallait pour réduire en chaux les autres pierres : on peut donc être assuré que les expériences précédentes ont été faites sur la pierre calcaire la plus résistante au feu. Les pierres auxquelles je vais la comparer étaient aussi de très bonnes pierres calcaires dont on fait la plus belle taille pour les bâtiments : l’une a le grain fin et presque aussi serré que le marbre ; l’autre a le grain un peu plus gros, mais toutes deux sont compactes et pleines, toutes deux font de l’excellente chaux grise, plus liante et plus forte que la chaux commune, qui est plus blanche.

En pesant dans l’air et dans l’eau trois morceaux chauffés et trois autres non chauffé de cette première pierre dont le grain était le plus fin, j’ai trouvé qu’elle avait gagné un 56e en pesanteur spécifique, par l’application constante pendant cinq mois d’une chaleur d’environ 90 degrés, ce que j’ai reconnu, parce qu’elle était voisine de celle dont j’avais fait casser les morceaux dans la voûte extérieure du fourneau, et que le soufre ne fondait plus contre ses parois : en ayant donc fait enlever trois morceaux encore chauds pour les peser et comparer avec d’autres morceaux de la même pierre qui étaient restés exposés à l’air libre, j’ai vu que l’un des morceaux avait augmenté d’un 60e, le second d’un 62e, le troisième d’un 56e. Ainsi cette pierre à grain très fin a augmenté en pesanteur spécifique de près d’un tiers de plus que la pierre à feu chauffée au degré voisin de celui de la calcination, et aussi d’environ un 7e de plus que cette même pierre à feu chauffée à 95 degrés, c’est-à-dire à une chaleur à peu près égale.

La seconde pierre, dont le grain était moins fin, formait une assise entière de la voûte extérieure du fourneau, et je fus maître de choisir les morceaux dont j’avais besoin pour l’expérience, dans un quartier qui avait subi pendant le même temps de cinq mois le même degré 95 de chaleur que la pierre à feu : en ayant donc fait casser trois morceaux, et m’étant muni de trois autres qui n’avaient pas été chauffés, je trouvai que l’un de ces morceaux chauffés avait augmenté d’un 54e, le second d’un 63e et le troisième d’un 66e ; ce qui donne pour la mesure moyenne un 61e d’augmentation en pesanteur spécifique.

Il résulte de ces expériences : 1o que toute pierre calcaire, chauffée pendant longtemps, acquiert de la masse et devient plus pesante ; cette augmentation ne peut venir que des particules de chaleur qui la pénètrent et s’y unissent par leur longue résidence, et qui dès lors en deviennent partie constituante sous une forme fixe ; 2o que cette augmentation de pesanteur spécifique étant d’un 61e ou d’un 56e ou d’un 65e ne se trouve varier ici que par la nature des différentes pierres ; que celles dont le grain est le plus fin, sont celles dont la chaleur augmente le plus la masse, et dans lesquelles les pores étant plus petits, elle se fixe plus aisément et en plus grande quantité ; 3o que la quantité de chaleur qui se fixe dans la pierre est encore bien plus grande que ne le désigne ici l’augmentation de la masse ; car la chaleur, avant de se fixer dans la pierre, a commencé par en chasser toutes les parties humides qu’elle contenait : on sait qu’en distillant la pierre calcaire dans une cornue bien fermée, on tire de l’eau pure jusqu’à concurrence d’un seizième de son poids ; mais comme une chaleur de 95 degrés, quoique appliquée pendant cinq mois, pourrait néanmoins produire à cet égard de moindres effets que le feu violent qu’on applique au vaisseau dans lequel on distille la pierre, réduisons de moitié et même des trois quarts cette quantité d’eau enlevée à la pierre par la chaleur de 95 degrés, on ne pourra pas disconvenir que la quantité de chaleur qui s’est fixée dans cette pierre, ne soit d’abord d’un 60e indiqué par l’augmentation de la pesanteur spécifique, et encore d’un 64e pour le quart de la quantité d’eau qu’elle contenait, et que cette chaleur aura fait sortir ; en sorte qu’on peut assurer, sans craindre de se tromper, que la chaleur qui pénètre dans la pierre lui étant appliquée pendant longtemps, s’y fixe en assez grande quantité pour en augmenter la masse tout au moins d’un trentième, même dans la supposition qu’elle n’ait chassé pendant ce long temps que le quart de l’eau que la pierre contenait.


CINQUIÈME EXPÉRIENCE.

Toutes les pierres calcaires dont la pesanteur spécifique augmente par la longue application de la chaleur acquièrent, par cette espèce de dessèchement, plus de dureté qu’elles n’en avaient auparavant. Voulant reconnaître si cette dureté serait durable, et si elles ne perdraient pas avec le temps, non-seulement cette qualité, mais celle de l’augmentation de densité qu’elles avaient acquise par la chaleur, je fis exposer aux injures de l’air plusieurs parties des trois espèces de pierres qui avaient servi aux expériences précédentes, et qui toutes avaient été plus ou moins chauffées pendant cinq mois. Au bout de quinze jours, pendant lesquels il y avait eu des pluies, je les fis sonder et frapper au marteau par le même ouvrier qui les avait trouvées très dures quinze jours auparavant ; il reconnut avec moi que la pierre à feu qui était la plus poreuse, et dont le grain était le plus gros, n’était déjà plus aussi dure et qu’elle se laissait travailler plus aisément. Mais les deux autres espèces, et surtout celle dont le grain était le plus fin, avaient conservé la même dureté ; néanmoins elles la perdirent en moins de six semaines. Et les ayant fait alors éprouver à la balance hydrostatique, je reconnus qu’elles avaient aussi perdu une assez grande quantité de la matière fixe que la chaleur y avait déposée. Néanmoins au bout de plusieurs mois elles étaient toujours spécifiquement plus pesantes d’un 150e ou d’un 160e que celles qui n’avaient point été chauffées. La différence devenant alors trop difficile à saisir entre ces morceaux et ceux qui n’avaient pas été chauffés, et qui tous étaient également exposés à l’air, je fus forcé de borner là cette expérience, mais je suis persuadé qu’avec beaucoup de temps ces pierres auraient perdu toute leur pesanteur acquise. Il en est de même de la dureté : après quelques mois d’exposition à l’air, les ouvriers les ont traitées tout aussi aisément que les autres pierres de même espèce qui n’avaient point été chauffées.

Il résulte de cette expérience, que les particules de chaleur qui se fixent dans la pierre, n’y sont, comme je l’ai dit, unies que par force ; que, quoiqu’elle les conserve après son entier refroidissement et pendant assez longtemps, si on la préserve de toute humidité, elle les perd néanmoins peu à peu par les impressions de l’air et de la pluie, sans doute parce que l’air et l’eau ont plus d’affinité avec la pierre que les parties de la chaleur qui s’y étaient logées. Cette chaleur fixe n’est plus active ; elle est pour ainsi dire morte, et entièrement passive : dès lors bien loin de pouvoir chasser l’humidité, celle-ci la chasse à son tour et reprend toutes les places qu’elle lui avait cédées. Mais dans d’autres matières qui n’ont pas avec l’eau autant d’affinité que la pierre calcaire, cette chaleur une fois fixée n’y demeure-t-elle pas constamment et à toujours ? c’est ce que j’ai cherché à constater par l’expérience suivante.


SIXIÈME EXPÉRIENCE.

J’ai pris plusieurs morceaux de fonte de fer que j’ai fait casser dans les gueuses qui avaient servi plusieurs fois à soutenir les parois de la cheminée de mon fourneau, et qui par conséquent avaient été chauffées trois fois pendant quatre ou cinq mois de suite au degré de chaleur qui calcine la pierre, car ces gueuses avaient soutenu les pierres ou les briques de l’intérieur du fourneau, et n’étaient défendues de l’action immédiate du feu que par une pierre épaisse de 3 ou 4 pouces qui formait le dernier rang des étalages du fourneau ; ces dernières pierres, ainsi que toutes les autres dont les étalages étaient construits, s’étaient réduites en chaux à chaque fondage, et la calcination avait toujours pénétré de près de 8 pouces dans celles qui étaient exposées à la plus violente action du feu : ainsi les gueuses, qui n’étaient recouvertes que de 4 pouces par ces pierres, avaient certainement subi le même degré de feu que celui qui produit la parfaite calcination de la pierre, et l’avaient, comme je l’ai dit, subi trois fois pendant quatre ou cinq mois de suite. Les morceaux de cette fonte de fer que je fis casser ne se séparèrent du reste de la gueuse qu’à coups de masse très réitérés, au lieu que des gueuses de cette même fonte, mais qui n’avaient pas subi l’action du feu, étaient très cassantes et se séparaient en morceaux aux premiers coups de masse ; je reconnus dès lors que cette fonte, chauffée à un aussi grand feu et pendant si longtemps, avait acquis beaucoup plus de dureté et de ténacité qu’elle n’en avait auparavant, beaucoup plus même à proportion que n’en avaient acquis les pierres calcaires. Par ce premier indice je jugeai que je trouverais une différence encore plus grande dans la pesanteur spécifique de cette fonte si longtemps chauffée. Et en effet, le premier morceau que j’éprouvai à la balance hydrostatique pesait dans 4 livres 4 onces 3 gros, ou 547 gros ; le même morceau pesait dans l’eau 3 livres 11 onces 3 gros 1/2, c’est-à-dire 474 gros 1/2 : la différence est de 72 1/2 ; l’eau dont je me servais pour mes expériences pesait exactement 70 livres le pied cube et le volume d’eau déplacé par celui du morceau de cette fonte pesait 72 gros 1/2 : ainsi 72 gros 1/2, poids du volume de l’eau déplacée par le morceau de fonte, sont à 70 livres, poids du pied cube de l’eau, comme 547 gros, poids du morceau de fonte, sont à 528 livres 2 onces 1 gros 47 grains, poids du pied cube de cette fonte, et ce poids excède beaucoup celui de cette même fonte lorsqu’elle n’a pas été chauffée : c’est une fonte blanche qui communément est très cassante et le poids n’est que de 495 ou 500 livres tout au plus. Ainsi la pesanteur spécifique se trouve augmentée de 28 sur 500 par cette très longue application de la chaleur, ce qui fait environ un dix-huitième de la masse ; je me suis assuré de cette grande différence par cinq épreuves successives pour lesquelles j’ai eu attention de prendre toujours des morceaux pesant chacun 4 livres au moins, et comparés un à un avec des morceaux de même figure d’un volume à peu près égal : car quoiqu’il paraisse qu’ici la différence du volume, quelque grande qu’elle soit, ne devrait rien faire, et ne peut influer sur le résultat de l’opération de la balance hydrostatique, cependant ceux qui sont exercés à la manier se seront aperçus, comme moi, que les résultats sont toujours plus justes lorsque les volumes des matières qu’on compare ne sont pas bien plus grands l’un que l’autre. L’eau quelque fluide qu’elle nous paraisse, a néanmoins un certain petit degré de ténacité qui influe plus ou moins sur des volumes plus ou moins grands. D’ailleurs il y a très peu de matières qui soient parfaitement homogènes ou égales en pesanteur dans toutes les parties extérieures du volume qu’on soumet à l’épreuve : ainsi, pour obtenir un résultat sur lequel on puisse compter précisément, il faut toujours comparer des morceaux d’un volume approchant, et d’une figure qui ne soit pas bien différente ; car si d’une part on pesait un globe de fer de 2 livres, et d’autre part une feuille de tôle du même poids, on trouverait à la balance hydrostatique leur pesanteur spécifique différente, quoiqu’elle fût réellement la même.

Je crois que quiconque réfléchira sur les expériences précédentes et sur leurs résultats, ne pourra disconvenir que la chaleur très longtemps appliquée aux différents corps qu’elle pénètre ne dépose dans leur intérieur une très grande quantité de particules qui deviennent parties constituantes de leur masse, et qui s’y unissent et y adhèrent d’autant plus que les matières se trouvent avoir avec elles plus d’affinité et d’autres rapports de nature. Aussi me trouvant muni de ces expériences, je n’ai pas craint d’avancer, dans mon Traité des éléments, que les molécules de la chaleur se fixaient dans tous les corps, comme s’y fixent celles de la lumière et celles de l’air dès qu’il est accompagné de chaleur ou de feu.


Notes de Buffon
  1. Hales, Statistique des végétaux, p. 152.