Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Partie expérimentale/Neuvième mémoire



NEUVIÈME MÉMOIRE

EXPÉRIENCES SUR LA FUSION DES MINES DE FER[NdÉ 1].

Je ne pourrai guère mettre d’autre liaison entre ces Mémoires, ni d’autre ordre entre mes différentes expériences, que celui du temps ou plutôt de la succession de mes idées. Comme je ne me trouvais pas assez instruit dans la connaissance des minéraux, que je n’étais pas satisfait de ce qu’on en dit dans les livres, que j’avais bien de la peine à entendre ceux qui traitent de la chimie, où je voyais d’ailleurs des principes précaires, toutes les expériences faites en petit et toujours expliquées dans l’esprit d’une même méthode, j’ai voulu travailler par moi-même ; et, consultant plutôt mes désirs que ma force, j’ai commencé par faire établir sous mes yeux des forges et des fourneaux en grand, que je n’ai pas cessé d’exercer continuellement depuis sept ans.

Le petit nombre d’auteurs qui ont écrit sur les mines de fer ne donnent, pour ainsi dire, qu’une nomenclature assez inutile, et ne parlent point des différents traitements de chacune de ces mines. Ils comprennent dans les mines de fer : l’aimant, l’émeril, l’hématite,  etc., qui sont en effet des minéraux ferrugineux en partie, mais qu’on ne doit pas regarder comme de vraies mines de fer, propres à être fondues et converties en ce métal ; nous ne parlerons ici que de celles dont on doit faire usage, et on peut les réduire à deux espèces principales.

La première est la mine en roche, c’est-à-dire en masses dures, solides et compactes, qu’on ne peut tirer et séparer qu’à force de coins, de marteaux et de masses, et qu’on pourrait appeler pierre de fer. Ces mines ou roches de fer se trouvent en Suède, en Allemagne, dans les Alpes, dans les Pyrénées, et généralement dans la plupart des hautes montagnes de la terre, mais en bien plus grande quantité vers le nord que du côté du midi. Celles de Suède sont de couleur de fer pour la plupart, et paraissent être du fer presque à demi préparé par la nature ; il y en a aussi de couleur brune, rousse ou jaunâtre ; il y en a même de toutes blanches à Allevard en Dauphiné, ainsi que d’autres couleurs : ces dernières mines semblent être composées comme du spath, et on ne reconnaît qu’à leur pesanteur, plus grande que celle des autres spaths, qu’elles contiennent une grande quantité de métal. On peut aussi s’en assurer en les mettant au feu ; car, de quelque couleur qu’elles soient, blanches, grises, jaunes, rousses, verdâtres, bleuâtres, violettes ou rouges, toutes deviennent noires à une légère calcination. Les mines de Suède, qui, comme je l’ai dit, semblent être de la pierre de fer, sont attirées par l’aimant ; il en est de même de la plupart des autres mines en roche, et généralement de toute matière ferrugineuse qui a subi l’action du feu. Les mines de fer en grains, qui ne sont point du tout magnétiques, le deviennent lorsqu’on les fait griller au feu : ainsi les mines de fer en roche et en grandes masses étant magnétiques, doivent leur origine à l’élément du feu. Celles de Suède, qui ont été les mieux observées, sont très étendues et très profondes ; les filons sont perpendiculaires, toujours épais de plusieurs pieds, et quelquefois de quelques toises : on les travaille comme on travaillerait de la pierre très dure dans une carrière. On y trouve souvent de l’asbeste, ce qui prouve encore que ces mines ont été formées par le feu.

Les mines de la seconde espèce ont, au contraire, été formées par l’eau, tant du détriment des premières que de toutes les particules de fer que les végétaux et les animaux rendent à la terre par la décomposition de leur substance : ces mines, formées par l’eau, sont le plus ordinairement en grains arrondis, plus ou moins gros, mais dont aucun n’est attirable par l’aimant avant d’avoir subi l’action du feu, ou plutôt celle de l’air par le moyen du feu ; car ayant fait griller plusieurs de ces mines dans des vaisseaux ouverts, elles sont toutes devenues très attirables à l’aimant, au lieu que dans les vaisseaux clos, quoique chauffées à un plus grand feu et pendant plus de temps, elles n’avaient point du tout acquis la vertu magnétique.

On pourrait ajouter à ces mines en grains, formées par l’eau, une seconde espèce de mine souvent plus pure, mais bien plus rare, qui se forme également par le moyen de l’eau : ce sont les mines de fer cristallisées. Mais comme je n’ai pas été à portée de traiter par moi-même les mines de fer en roche, produites par le feu, non plus que les mines de fer cristallisées par l’eau, je ne parlerai que de la fusion des mines en grains, d’autant que ces dernières mines sont celles qu’on exploite le plus communément dans nos forges de France.

La première chose que j’ai trouvée, et qui me paraît être une découverte utile, c’est qu’avec une mine qui donnait le plus mauvais fer de la province de Bourgogne, j’ai fait du fer aussi ductile, aussi nerveux, aussi ferme que les fers du Berri, qui sont réputés les meilleurs de France. Voici comment j’y suis parvenu : le chemin que j’ai tenu est bien plus long, mais personne avant moi n’avant frayé la route, on ne sera pas étonné que j’aie fait du circuit.

J’ai pris le dernier jour d’un fondage, c’est-à-dire le jour où l’on allait faire cesser le feu d’un fourneau à fondre la mine de fer, qui durait depuis plus de quatre mois. Ce fourneau, d’environ 20 pieds de hauteur et de 5 pieds 1/2 de largeur à sa cuve, était bien échauffé, et n’avait été chargé que de cette mine qui avait la fausse réputation de ne pouvoir donner que des fontes très blanches, très cassantes, et par conséquent du fer à très gros grain, sans nerf et sans ductilité. Comme j’étais dans l’idée que la trop grande violence du feu ne peut qu’aigrir le fer, j’employai ma méthode ordinaire, et que j’ai suivie constamment dans toutes mes recherches sur la nature, qui consiste à voir les extrêmes avant de considérer les milieux : je fis donc, non pas ralentir, mais enlever les soufflets, et ayant fait en même temps découvrir le toit de la halle, je substituai aux soufflets un ventilateur simple, qui n’était qu’un cône creux, de 24 pieds de longueur, sur 4 pieds de diamètre au gros bout, et 3 pouces seulement à sa pointe, sur laquelle on adapta une buse de fer, et qu’on plaça dans le trou de la tuyère ; en même temps on continuait à charger de charbon et de mine, comme si l’on eût voulu continuer à couler ; les charges descendaient bien plus lentement, parce que le feu n’était plus animé par le vent des soufflets ; il l’était seulement par un courant d’air que le ventilateur tirait d’en haut, et qui, étant plus frais et plus dense que celui du voisinage de la tuyère, arrivait avec assez de vitesse pour produire un murmure constant dans l’intérieur du fourneau. Lorsque j’eus fait charger environ deux milliers de charbon, et quatre milliers de mine, je fis discontinuer pour ne pas trop embarrasser le fourneau, et, le ventilateur étant toujours à la tuyère, je laissai baisser les charbons et la mine sans remplir le vide qu’ils laissaient au-dessus. Au bout de quinze ou seize heures, il se forma de petites loupes, dont on tira quelques-unes par le trou de la tuyère, et quelques autres par l’ouverture de la coulée : le feu dura quatre jours de plus, avant que le charbon ne fût entièrement consumé, et dans cet intervalle de temps on tira des loupes plus grosses que les premières ; et, après les quatre jours, on en trouva de plus grosses encore en vidant le fourneau.

Après avoir examiné ces loupes, qui me parurent être d’une très bonne étoffe, et dont la plupart portaient à leur circonférence un grain fin et tout semblable à celui de l’acier, je les fis mettre au feu de l’affinerie et porter sous le marteau : elles en soutinrent le coup sans se diviser, sans s’éparpiller en étincelles, sans donner une grande flamme, sans laisser couler beaucoup de laitier, choses qui toutes arrivent lorsqu’on forge du mauvais fer. On les forgea à la manière ordinaire : les barres qui en provenaient n’étaient pas toutes de la même qualité ; les unes étaient de fer, les autres d’acier, et le plus grand nombre de fer par un bout ou par un côté, et d’acier par l’autre. J’en ai fait faire des poinçons et des ciseaux par des ouvriers, qui trouvèrent cet acier aussi bon que celui d’Allemagne. Les barres qui n’étaient que de fer étaient si fermes, qu’il fut impossible de les rompre avec la masse, et qu’il fallut employer le ciseau d’acier pour les entamer profondément des deux côtés avant de pouvoir les rompre ; ce fer était tout nerf, et ne pouvait se séparer qu’en se déchirant par le plus grand effort. En le comparant au fer que donne cette même mine fondue en gueuses à la manière ordinaire, on ne pouvait se persuader qu’il provenait de la même mine, dont on n’avait jamais tiré que du fer à gros grain, sans nerf et très cassant.

La quantité de mine que j’avais employée dans cette expérience aurait dû produire au moins 1 200 livres de fonte, c’est-à-dire environ 800 livres de fer, si elle eût été fondue par la méthode ordinaire, et je n’avais obtenu que 280 livres, tant d’acier que de fer, de toutes les loupes que j’avais réunies ; et en supposant un déchet de moitié du mauvais fer au bon, et de trois quarts du mauvais fer à l’acier, je voyais que ce produit ne pouvait équivaloir qu’à 500 livres de mauvais fer, et que par conséquent il y avait eu plus du quart de mes quatre milliers de mine qui s’était consumé en pure perte, et en même temps près du tiers du charbon brûlé sans produit.

Ces expériences étant donc excessivement chères, et voulant néanmoins les suivre, je pris le parti de faire construire deux fourneaux plus petits, tous deux cependant de 14 pieds de hauteur, mais dont la capacité intérieure du second était d’un tiers plus petite que celle du premier. Il fallait, pour charger et remplir en entier mon grand fourneau de fusion, cent trente-cinq corbeilles de charbon de 40 livres chacune, c’est-à-dire 5 400 livres de charbon, au lieu que dans mes petits fourneaux il ne fallait que 900 livres de charbon pour remplir le premier, et 600 livres pour remplir le second, ce qui diminuait considérablement les trop grands frais de ces expériences. Je fis adosser ces fourneaux l’un à l’autre, afin qu’ils pussent profiter de leur chaleur mutuelle : ils étaient séparés par un mur de 3 pieds, et environnés d’un autre mur de 4 pieds d’épaisseur, le tout bâti en bon moellon et de la même pierre calcaire dont on se sert dans le pays pour faire les étalages des grands fourneaux. La forme de la cavité de ces petits fourneaux était pyramidale sur une base carrée, s’élevant d’abord perpendiculairement à 3 pieds de hauteur, et ensuite s’inclinant en dedans sur le reste de leur élévation, qui était de 11 pieds : de sorte que l’ouverture supérieure se trouvait réduite à 14 pouces au plus grand fourneau, et 11 pouces au plus petit. Je ne laissai dans le bas qu’une seule ouverture à chacun de mes fourneaux ; elle était surbaissée en forme de voûte ou de lunette, dont le sommet ne s’élevait qu’à 2 pieds 1/2 dans la partie intérieure, et à 4 pieds en dehors ; je faisais remplir cette ouverture par un petit mur de briques, dans lequel on laissait un trou de quelques pouces en bas pour écouler le laitier, et un autre trou à 1 pied 1/2 de hauteur pour pomper l’air : je ne donne point ici la figure de ces fourneaux, parce qu’ils n’ont pas assez bien réussi pour que je prétende les donner pour modèles, et que d’ailleurs j’y ai fait et j’y fais encore des changements essentiels à mesure que l’expérience m’apprend quelque chose de nouveau. D’ailleurs, ce que je viens de dire suffit pour en donner une idée, et aussi pour l’intelligence de ce qui suit.

Ces fourneaux étaient placés de manière que leur face antérieure, dans laquelle étaient les ouvertures en lunette, se trouvait parallèle au courant d’eau qui fait mouvoir les roues des soufflets de mon grand fourneau et de mes affineries, en sorte que le grand entonnoir ou ventilateur dont j’ai parlé pouvait être posé de manière qu’il recevait sans cesse un air frais par le mouvement des roues ; il portait cet air au fourneau auquel il aboutissait par sa pointe, qui était une buse ou tuyau de fer de forme conique, et de 1 pouce 1/2 de diamètre à son extrémité. Je fis faire en même temps deux tuyaux d’aspiration, l’un de 10 pieds de longueur sur 14 pouces de largeur pour le plus grand de mes petits fourneaux, et l’autre de 7 pieds de longueur et de 11 pouces de côté pour le plus petit. Je fis ces tuyaux d’aspiration carrés, parce que les ouvertures du dessus des fourneaux étaient carrées, et que c’était sur ces ouvertures qu’il fallait les poser ; et quoique ces tuyaux fussent faits d’une tôle assez légère, sur un châssis de fer mince, ils ne laissaient pas d’être pesants, et même embarrassants par leur volume, surtout quand ils étaient fort échauffés : quatre hommes avaient assez de peine pour les déplacer et les replacer, ce qui cependant était nécessaire toutes les fois qu’il fallait charger les fourneaux.

J’y ai fait dix-sept expériences, dont chacune durait ordinairement deux ou trois jours et deux ou trois nuits. Je n’en donnerai pas le détail, non seulement parce qu’il serait fort ennuyeux, mais même assez inutile, attendu que je n’ai pu parvenir à une méthode fixe, tant pour conduire le feu que pour le forcer à donner toujours le même produit. Je dois donc me borner aux simples résultats de ces expériences, qui m’ont démontré plusieurs vérités que je crois très utiles.

La première, c’est qu’on peut faire de l’acier de la meilleure qualité sans employer du fer comme on le fait communément, mais seulement en faisant fondre la mine à un feu long et gradué. De mes dix-sept expériences il y en a eu six où j’ai eu de l’acier bon et médiocre, sept où je n’ai eu que du fer, tantôt très bon et tantôt mauvais, et quatre où j’ai eu une petite quantité de fonte et du fer environné d’excellent acier. On ne manquera pas de me dire : Donnez-nous donc au moins le détail de celles qui vous ont produit du bon acier. Ma réponse est aussi simple que vraie, c’est qu’en suivant les mêmes procédés aussi exactement qu’il m’était possible, en chargeant de la même façon, mettant la même quantité de mine et de charbon, ôtant et mettant le ventilateur et les tuyaux d’aspiration pendant un temps égal, je n’en ai pas moins eu des résultats tout différents. La seconde expérience me donna de l’acier par les mêmes procédés que la première, qui ne m’avait produit que du fer d’une qualité assez médiocre : la troisième, par les mêmes procédés, m’a donné de très bon fer ; et quand après cela j’ai voulu varier la suite des procédés et changer quelque chose à mes fourneaux, le produit en a peut-être moins varié par ces grands changements qu’il n’avait fait par le seul caprice du feu, dont les effets et la conduite sont si difficiles à suivre qu’on ne peut les saisir ni même les deviner qu’après une infinité d’épreuves et de tentatives qui ne sont pas toujours heureuses. Je dois donc me borner à dire ce que j’ai fait, sans anticiper sur ce que des artistes plus habiles pourront faire ; car il est certain qu’on parviendra à une méthode sûre de tirer de l’acier de toute mine de fer sans la faire couler en gueuses et sans convertir la fonte en fer.

C’est ici la seconde vérité, aussi utile que la première. J’ai employé trois différentes sortes de mines dans ces expériences ; j’ai cherché, avant de les employer, le moyen d’en bien connaître la nature. Ces trois espèces de mines étaient, à la vérité, toutes les trois en grains plus ou moins fins ; je n’étais pas à portée d’en avoir d’autres, c’est-à-dire des mines en roche, en assez grande quantité pour faire mes expériences ; mais je suis bien convaincu, après avoir fait les épreuves de mes trois différentes mines en grain, et qui toutes trois m’ont donné de l’acier sans fusion précédente, que les mines en roche, et toutes les mines de fer en général, pourraient donner également de l’acier en les traitant comme j’ai traité les mines en grain. Dès lors il faut donc bannir de nos idées le préjugé si anciennement, si universellement reçu, que la qualité du fer dépend de celle de la mine. Rien n’est plus mal fondé que cette opinion ; c’est au contraire uniquement de la conduite du feu et de la manipulation de la mine que dépend la bonne ou la mauvaise qualité de la fonte, du fer et de l’acier. Il faut encore bannir un autre préjugé, c’est qu’on ne peut avoir de l’acier qu’en le tirant du fer ; tandis qu’il est très possible, au contraire, d’en tirer immédiatement de toutes sortes de mines. On rejettera donc en conséquence les idées de M. Yonge et de quelques autres chimistes qui ont imaginé qu’il y avait des mines qui avaient la qualité particulière de pouvoir donner de l’acier à l’exclusion de toutes les autres.

Une troisième vérité que j’ai recueillie de mes expériences, c’est que toutes nos mines de fer en grain, telles que celles de Bourgogne, de Champagne, de Franche-Comté, de Lorraine, du Nivernais, de l’Angoumois, etc., c’est-à-dire presque toutes les mines dont on fait nos fers en France, ne contiennent point de soufre comme les mines en roche de Suède ou d’Allemagne, et que par conséquent elles n’ont pas besoin d’être grillées ni traitées de la même manière : le préjugé du soufre contenu en grande quantité dans les mines de fer nous est venu des métallurgistes du Nord, qui, ne connaissant que leurs mines en roche qu’on tire de la terre à de grandes profondeurs, comme nous tirons des pierres d’une carrière, ont imaginé que toutes les mines de fer étaient de la même nature et contenaient, comme elles, une grande quantité de soufre. Et comme les expériences sur les mines de fer sont très difficiles à faire, nos chimistes s’en sont rapportés aux métallurgistes du Nord, et ont écrit, comme eux, qu’il y avait beaucoup de soufre dans nos mines de fer, tandis que toutes les mines en grain que je viens de citer n’en contiennent point du tout, ou si peu qu’on n’en sent pas l’odeur de quelque façon qu’on les brûle. Les mines en roche ou en pierre, dont j’ai fait venir des échantillons de Suède et d’Allemagne, répandent au contraire une forte odeur de soufre lorsqu’on les fait griller, et en contiennent réellement une très grande quantité dont il faut les dépouiller avant de les mettre au fourneau pour les fondre.

Et de là suit une quatrième vérité tout aussi intéressante que les autres, c’est que nos mines en grain valent mieux que ces mines en roche tant vantées, et que si nous ne faisons pas du fer aussi bon ou meilleur que celui de Suède, c’est purement notre faute et point du tout celle de nos mines, qui toutes nous donneraient des fers de la première qualité si nous les traitions avec le même soin que prennent les étrangers pour arriver à ce but. Il nous est même plus aisé de l’atteindre, nos mines ne demandant pas, à beaucoup près, autant de travaux que les leurs. Voyez, dans Swedenborg, le détail de ces travaux : la seule extraction de la plupart de ces mines en roche qu’il faut aller arracher du sein de la terre à 3 ou 400 pieds de profondeur, casser à coups de marteaux, de masses et de leviers, enlever ensuite par des machines jusqu’à la hauteur de terre, doit coûter beaucoup plus que le tirage de nos mines en grain, qui se fait, pour ainsi dire, à fleur de terrain et sans autre instrument que la pioche et la pelle. Ce premier avantage n’est pas encore le plus grand, car il faut reprendre ces quartiers, ces morceaux de pierres de fer, les porter sous les maillets d’un bocard pour les concasser, les broyer et les réduire au même état de division où nos mines en grain se trouvent naturellement ; et comme cette mine concassée contient une grande quantité de soufre, elle ne produirait que de très mauvais fer si on ne prenait pas la précaution de lui enlever la plus grande partie de ce soufre surabondant avant de la jeter au fourneau. On la répand à cet effet sur des bûchers d’une vaste étendue où elle se grille pendant quelques semaines : cette consommation très considérable de bois, jointe à la difficulté de l’extraction de la mine, rendrait la chose impraticable en France à cause de la cherté des bois. Nos mines, heureusement, n’ont pas besoin d’être grillées, et il suffit de les laver pour les séparer de la terre avec laquelle elles sont mêlées ; la plupart se trouvent à quelques pieds de profondeur : l’exploitation de nos mines se fait donc à beaucoup moins de frais, et cependant nous ne profitons pas de tous ces avantages, ou du moins nous n’en avons pas profité jusqu’ici, puisque les étrangers nous apportent leurs fers qui leur coûtent tant de peines, et que nous les achetons de préférence aux nôtres, sur la réputation qu’ils ont d’être de meilleure qualité.

Ceci tient à une cinquième vérité, qui est plus morale que physique : c’est qu’il est plus aisé, plus sûr et plus profitable de faire, surtout en ce genre, de la mauvaise marchandise que de la bonne. Il est bien plus commode de suivre la routine qu’on trouve établie dans les forges que de chercher à en perfectionner l’art. Pourquoi vouloir faire du bon fer ? disent la plupart des maîtres de forges ; on ne le vendra pas une pistole au-dessus du fer commun, et il nous reviendra peut-être à trois ou quatre de plus, sans compter les risques et les frais des expériences et des essais, qui ne réussissent pas tous à beaucoup près. Malheureusement cela n’est que trop vrai : nous ne profiterons jamais de l’avantage naturel de nos mines, ni même de notre intelligence, qui vaut bien celle des étrangers, tant que le gouvernement ne donnera pas à cet objet plus d’attention, tant qu’on ne favorisera pas le petit nombre de manufactures où l’on fait du bon fer, et qu’on permettra l’entrée des fers étrangers. Il me semble que l’on peut démontrer avec la dernière évidence le tort que cela fait aux arts et à l’État ; mais je m’écarterais trop de mon sujet si j’entrais ici dans cette discussion.

Tout ce que je puis assurer comme une sixième vérité, c’est qu’avec toutes sortes de mines on peut toujours obtenir du fer de même qualité : j’ai fait brûler et fondre successivement dans mon plus grand fourneau, qui a 23 pieds de hauteur, sept espèces de mines différentes, tirées à deux, trois et quatre lieues de distance les unes des autres, dans des terrains tous différents, les unes en grains plus gros que des pois, les autres en grains gros comme des chevrotines, plomb à lièvre, et les autres plus menues que le plus petit plomb à tirer ; et de ces sept différentes espèces de mine, dont j’ai fait fondre plusieurs centaines de milliers, j’ai toujours eu le même fer : ce fer est bien connu, non seulement dans la province de Bourgogne où sont situées mes forges, mais même à Paris, où s’en fait le principal débit, et il est regardé comme de très bonne qualité. On serait donc fondé à croire que j’ai toujours employé la même mine, qui, toujours traitée de la même façon, m’aurait constamment donné le même produit, tandis que, dans le vrai, j’ai usé de toutes les mines que j’ai pu découvrir, et que ce n’est qu’en vertu des précautions et des soins que j’ai pris de les traiter différemment que je suis parvenu à en tirer un résultat semblable, et un produit de même qualité. Voici les observations et les expériences que j’ai faites à ce sujet : elles seront utiles et même nécessaires à tous ceux qui voudront connaître la qualité des mines qu’ils emploient.

Nos mines de fer en grain ne se trouvent jamais pures dans le sein de la terre : toutes sont mélangées d’une certaine quantité de terre qui peut se délayer dans l’eau, et d’un sable plus ou moins fin, qui, dans de certaines mines, est de nature calcaire, dans d’autres de nature vitrifiable, et quelquefois mêlé l’une de l’autre ; je n’ai pas vu qu’il y eût aucun autre mélange dans les sept espèces de mines que j’ai traitées et fondues avec un égal succès. Pour reconnaître la quantité de terre qui doit se délayer dans l’eau, et que l’on peut espérer de séparer de la mine au lavage, il faut en peser une petite quantité dans l’état même où elle sort de la terre, la faire ensuite sécher, et mettre en compte le poids de l’eau qui se sera dissipée par le dessèchement. On mettra cette terre séchée dans un vase que l’on remplira d’eau, et on la remuera : dès que l’eau sera jaune ou bourbeuse, on la versera dans un autre vase plat pour en faire évaporer l’eau par le moyen du feu ; après l’évaporation, on mettra à part le résidu terreux. On réitérera cette même manipulation jusqu’à ce que la mine ne colore plus l’eau qu’on verse dessus, ce qui n’arrive jamais qu’après un grand nombre de lotions. Alors on réunit ensemble tous ces résidus terreux, et on les pèse pour connaître leur quantité relative à celle de la mine.

Cette première partie du mélange de la mine étant connue et son poids constaté, il restera les grains de mine et les sables que l’eau n’a pu délayer : si ces sables sont calcaires, il faudra les faire dissoudre à l’eau-forte, et on en connaîtra la quantité en les faisant précipiter après les avoir dissous ; on les pèsera, et dès lors on saura au juste combien la mine contient de terre, de sable calcaire et de fer en grains. Par exemple, la mine dont je me suis servi pour la première expérience de ce Mémoire contenait, par once, 1 gros 1/2 de terre délayée par l’eau, 1 gros 55 grains de sable dissous par l’eau-forte, 3 gros 66 grains de mine de fer, et il y a eu 59 grains de perdus dans les lotions et dissolutions. C’est M. Daubenton, de l’Académie des Sciences, qui a bien voulu faire cette expérience à ma prière, et qui l’a faite avec toute l’exactitude qu’il apporte à tous les sujets qu’il traite.

Après cette épreuve, il faut examiner attentivement la mine dont on vient de séparer la terre et le sable calcaire, et tâcher de reconnaître, à la seule inspection, s’il ne se trouve pas encore parmi les grains de fer des particules d’autres matières que l’eau-forte n’aurait pu dissoudre, et qui par conséquent ne seraient pas calcaires. Dans celle dont je viens de parler, il n’y en avait point du tout, et dès lors j’étais assuré que, sur une quantité de 576 livres de cette mine, il y avait 282 parties de mines de fer, 127 de matière calcaire, et le reste de terre qui peut se délayer à l’eau. Cette connaissance une fois acquise, il sera aisé d’en tirer les procédés qu’il faut suivre pour faire fondre la mine avec avantage et avec certitude d’en obtenir du bon fer, comme nous le dirons dans la suite.

Dans les six autres espèces de mine que j’ai employées, il s’en est trouvé quatre dont le sable n’était point dissoluble à l’eau-forte, et dont par conséquent la nature n’était pas calcaire, mais vitrifiable ; et les deux autres, qui étaient à plus gros grains de fer que les cinq premières, contenaient des graviers calcaires en assez petite quantité, et de petits cailloux arrondis qui étaient de la nature de la calcédoine, et qui ressemblaient par la forme aux chrysalides des fourmis : les ouvriers employés à l’extraction et au lavage de mes mines les appelaient œufs de fourmis. Chacune de ces mines exige une suite de procédés différents pour les fondre avec avantage et pour en tirer du fer de même qualité.

Ces procédés, quoique assez simples, ne laissent pas d’exiger une grande attention : comme il s’agit de travailler sur des milliers de quintaux de mine, on est forcé de chercher tous les moyens et de prendre toutes les voies qui peuvent aller à l’économie ; j’ai acquis sur cela de l’expérience à mes dépens, et je ne ferai pas mention des méthodes qui, quoique plus précises et meilleures que celles dont je vais parler, seraient trop dispendieuses pour pouvoir être mises en pratique. Comme je n’ai pas eu d’autre but dans mon travail que celui de l’utilité publique, j’ai tâché de réduire ces procédés à quelque chose d’assez simple pour pouvoir être entendu et exécuté par tous les maîtres de forges qui voudront faire du bon fer ; mais néanmoins en les prévenant d’avance que ce bon fer leur coûtera plus que le fer commun qu’ils ont coutume de fabriquer, par la même raison que le pain blanc coûte plus que le pain bis ; car il ne s’agit de même que de cribler, trier et séparer le bon grain de toutes les matières hétérogènes dont il se trouve mélangé.

Je parlerai ailleurs de la recherche et de la découverte des mines, mais je suppose ici les mines toutes trouvées et triées ; je suppose aussi que, par des épreuves semblables à celles que je viens d’indiquer, on connaisse la nature des sables qui y sont mélangés. La première opération qu’il faut faire, c’est de les transporter aux lavoirs, qui doivent être d’une construction différente selon les différentes mines : celles qui sont en grains plus gros que les sables qu’elles contiennent, doivent être lavées dans des lavoirs foncés de fer et percés de petits trous comme ceux qu’a proposés M. Robert[1], et qui sont très bien imaginés, car ils servent en même temps de lavoirs et de cribles ; l’eau emmène avec elle toute la terre qu’elle peut délayer, et les sablons plus menus que les grains de la mine passent en même temps par les petits trous dont le fond du lavoir est percé ; et, dans le cas où les sablons sont aussi gros, mais moins durs que le grain de la mine, le râble de fer les écrase, et ils tombent avec l’eau au-dessous du lavoir ; la mine reste nette et assez pure pour qu’on la puisse fondre avec économie. Mais ces mines, dont les grains sont plus gros et plus durs que ceux des sables ou petits cailloux qui y sont mélangés, sont assez rares. Des sept espèces de mine que j’ai eu occasion de traiter, il ne s’en est trouvé qu’une qui fût dans le cas d’être lavée à ce lavoir, que j’ai fait exécuter et qui a bien réussi : cette mine est celle qui ne contenait que du sable calcaire, qui communément est moins dur que le grain de la mine. J’ai néanmoins observé que les râbles de fer, en frottant contre le fond du lavoir qui est aussi de fer, ne laissaient pas d’écraser une assez grande quantité de grains de mine, qui dès lors passaient avec le sable et tombaient en pure perte sous le lavoir, et je crois cette perte inévitable dans les lavoirs foncés de fer. D’ailleurs la quantité de castine que M. Robert était obligé de mêler à ses mines, et qu’il dit être d’un tiers de la mine[2], prouve qu’il restait encore après le lavage une portion considérable de sablon vitrifiable ou de terre vitrescible dans ses mines ainsi lavées ; car il n’aurait eu besoin que d’un sixième ou même d’un huitième de castine, si les mines eussent été plus épurées, c’est-à-dire plus dépouillées de la terre grasse ou du sable vitrifiable qu’elles contenaient.

Au reste, il n’était pas possible de se servir de ce même lavoir pour les autres six espèces de mines que j’ai eu à traiter : de ces six, il y en avait quatre qui se sont trouvées mêlées d’un sablon vitrescible aussi dur et même plus dur, et en même temps plus gros ou aussi gros que les grains de la mine. Pour épurer ces quatre espèces de mine, je me suis servi de lavoirs ordinaires et foncés de bois plein, avec un courant d’eau plus rapide qu’à l’ordinaire ; on les passait neuf fois de suite à l’eau, et, à mesure que le courant vif de l’eau emportait la terre et le sablon le plus léger et le plus petit, on faisait passer la mine dans des cribles de fil de fer assez serrés pour retenir tous les petits cailloux plus gros que les grains de la mine. En lavant ainsi neuf fois et criblant trois fois, on parvenait à ne laisser dans ces mines qu’environ un cinquième ou un sixième de ces petits cailloux ou sablons vitrescibles, et c’était ceux qui, étant de la même grosseur que les grains de la mine, étaient aussi de la même pesanteur, en sorte qu’on ne pouvait les séparer ni par le lavoir ni par le crible. Après cette première préparation, qui est tout ce qu’on peut faire par le moyen du lavoir et des cribles à l’eau, la mine était assez nette pour pouvoir être mise au fourneau ; et comme elle était encore mélangée d’un cinquième ou d’un sixième de matières vitrescibles, on pouvait la fondre avec un quart de castine ou matière calcaire, et en obtenir de très bon fer en ménageant les charges, c’est-à-dire en mettant moins de mine que l’on n’en met ordinairement ; mais comme alors on ne fond pas à profit, parce qu’on use une grande quantité de charbon, il faut encore tâcher d’épurer sa mine avant de la jeter au fourneau. On ne pourra guère en venir à bout qu’en la faisant vanner et cribler à l’air, comme l’on vanne et crible le blé. J’ai séparé par ces moyens encore plus d’une moitié des matières hétérogènes qui restaient dans mes mines, et, quoique cette dernière opération soit longue et même assez difficile à exécuter en grand, j’ai reconnu, par l’épargne du charbon, qu’elle était profitable ; il en coûtait vingt sous pour vanner et cribler quinze cents pesants de mine, mais on épargnait au fourneau trente-cinq sous de charbon pour la fondre : je crois donc que, quand cette pratique sera connue, on ne manquera pas de l’adopter. La seule difficulté qu’on y trouvera, c’est de faire sécher assez les mines pour les faire passer aux cribles et les vanner avantageusement. Il y a très peu de matières qui retiennent l’humidité aussi longtemps que les mines de fer en grain[3]. Une seule pluie les rend humides pour plus d’un mois ; il faut donc des hangars couverts pour les déposer, il faut les étendre par petites couches de 3 ou 4 pouces d’épaisseur, les remuer, les exposer au soleil, en un mot les sécher autant qu’il est possible ; sans cela, le van ni le crible ne peuvent faire leur effet. Ce n’est qu’en été qu’on peut y travailler, et quand il s’agit de faire passer au crible quinze ou dix-huit cents milliers de mine que l’on brûle au fourneau dans cinq ou six mois, on sent bien que le temps doit toujours manquer, et il manque en effet ; car je n’ai pu, par chaque été, faire traiter ainsi qu’environ cinq ou six cents milliers. Cependant, en augmentant l’espace des hangars, et en doublant les machines et les hommes, on en viendrait à bout, et l’économie qu’on trouverait par la moindre consommation de charbon dédommagerait et au delà de tous ces frais.

On doit traiter de même les mines qui sont mélangées de graviers calcaires et de petits cailloux ou de sable vitrescible ; en séparer le plus que l’on pourra de cette seconde matière à laquelle la première sert de fondant, et que par cette raison il n’est pas nécessaire d’ôter, à moins qu’elle ne fût en trop grande quantité : j’en ai travaillé deux de cette espèce ; elles sont plus fusibles que les autres, parce qu’elles contiennent une bonne quantité de castine, et qu’il ne leur en faut ajouter que peu ou même point du tout, dans le cas où il n’y aurait que peu ou point de matières vitrescibles.

Lorsque les mines de fer ne contiennent point de matières vitrescibles et ne sont mélangées que de matières calcaires, il faut tâcher de reconnaître la proportion du fer et de la matière calcaire, en séparant les grains de mine un à un sur une petite quantité, ou en dissolvant à l’eau-forte les parties calcaires, comme je l’ai dit ci-devant. Lorsqu’on se sera assuré de cette proportion, on saura tout ce qui est nécessaire pour fondre ces mines avec succès : par exemple, la mine qui a servi à la première expérience, et qui contenait 1 gros 55 grains de sable calcaire sur 3 gros 66 grains de fer en grain, et dont il s’était perdu 59 grains dans les lotions et la dissolution, était par conséquent mélangée d’environ un tiers de castine ou de matière calcaire, sur deux tiers de fer en grain. Cette mine porte donc naturellement sa castine, et on ne peut que gâter la fonte si on ajoute encore de la matière calcaire pour la fondre. Il faut au contraire y mêler des matières vitrescibles, et choisir celles qui se fondent le plus aisément : en mettant un quinzième ou même un seizième de terre vitrescible qu’on appelle aubue, j’ai fondu cette mine avec un grand succès, et elle m’a donné d’excellent fer, tandis qu’en la fondant avec une addition de castine, comme c’était l’usage dans le pays avant moi, elle ne produisait qu’une mauvaise fonte qui cassait par son propre poids sur les rouleaux en la conduisant à l’affinerie.

Ainsi, toutes les fois qu’une mine de fer se trouve naturellement surchargée d’une grande quantité de matières calcaires, il faut, au lieu de castine, employer de l’aubue pour la fondre avec avantage. On doit préférer cette terre aubue à toutes les autres matières vitrescibles, parce qu’elle fond plus aisément que le caillou, le sable cristallin et les autres matières du genre vitrifiable qui pourraient faire le même effet, mais qui exigeraient plus de charbon pour se fondre. D’ailleurs, cette terre aubue se trouve presque partout, et est la terre la plus commune dans nos campagnes. En se fondant elle saisit les sablons calcaires, les pénètre, les ramollit et les fait couler avec elle plus promptement que ne pourrait faire le petit caillou ou le sable vitrescible, auxquels il faut beaucoup plus de feu pour les fondre.

On est dans l’erreur lorsqu’on croit que la mine de fer ne peut se fondre sans castine. On peut la fondre, non seulement sans castine, mais même sans aubue et sans aucun autre fondant lorsqu’elle est nette et pure ; mais il est vrai qu’alors il se brûle une quantité assez considérable de mine qui tombe en mauvais laitier et qui diminue le produit de la fonte ; il s’agit donc, pour fondre le plus avantageusement qu’il est possible, de trouver d’abord quel est le fondant qui convient à la mine, et ensuite dans quelle proportion il faut lui donner ce fondant pour qu’elle se convertisse entièrement en fonte de fer, et qu’elle ne brûle pas avant d’entrer en fusion. Si la mine est mêlée d’un tiers ou d’un quart de matières vitrescibles, et qu’il ne s’y trouve aucune matière calcaire, alors un demi-tiers ou un demi-quart de matières calcaires suffira pour la fondre ; et si, au contraire, elle se trouve naturellement mélangée d’un tiers ou d’un quart de sable ou de graviers calcaires, un quinzième ou un dix-huitième d’aubue suffira pour la faire couler et la préserver de l’action trop subite du feu qui ne manquerait pas de la brûler en partie. On pèche presque partout par l’excès de castine qu’on met dans les fourneaux ; il y a même des maîtres de cet art assez peu instruits pour mettre de la castine et de l’aubue tout ensemble ou séparément, suivant qu’ils imaginent que leur mine est trop froide ou trop chaude, tandis que dans le réel toutes les mines de fer, du moins toutes les mines en grains, sont également fusibles, et ne diffèrent les unes des autres que par les matières dont elles sont mélangées, et point du tout par leurs qualités intrinsèques, qui sont absolument les mêmes et qui m’ont démontré que le fer, comme tout autre métal, est un dans la nature.

On reconnaîtra par les laitiers si la proportion de la castine ou de l’aubue que l’on jette au fourneau pèche par excès ou par défaut : lorsque les laitiers sont trop légers, spongieux et blancs, presque semblables à la pierre ponce, c’est une preuve certaine qu’il y a trop de matière calcaire ; en diminuant la quantité de cette matière on verra le laitier prendre plus de solidité, et former un verre ordinairement de couleur verdâtre qui file, s’étend et coule lentement au sortir du fourneau. Si au contraire le laitier est trop visqueux, s’il ne coule que très difficilement, s’il faut l’arracher du sommet de la dame, on peut être sûr qu’il n’y a pas assez de castine, ou peut-être pas assez de charbon proportionnellement à la mine ; la consistance et même la couleur du laitier sont les indices les plus sûrs du bon ou du mauvais état du fourneau, et de la bonne ou mauvaise proportion des matières qu’on y jette ; il faut que le laitier coule seul et forme un ruisseau lent sur la pente qui s’étend du sommet de la dame au terrain ; il faut que sa couleur ne soit pas d’un rouge trop vif ou trop foncé, mais d’un rouge pâle et blanchâtre, et lorsqu’il est refroidi on doit trouver un verre solide, transparent et verdâtre, aussi pesant et même plus que le verre ordinaire. Rien ne prouve mieux le mauvais travail du fourneau ou la disproportion des mélanges que les laitiers trop légers, trop pesants, trop obscurs ; et ceux dans lesquels on remarque plusieurs petits trous ronds, gros comme les grains de mine, ne sont pas des laitiers proprement dits, mais de la mine brûlée qui ne s’est pas fondue.

Il y a encore plusieurs attentions nécessaires, et quelques précautions à prendre pour fondre les mines de fer avec la plus grande économie. Je suis parvenu, après un grand nombre d’essais réitérés, à ne consommer que 1 livre 7 onces 1/2 ou tout au plus 1 livre 8 onces de charbon pour 1 livre de fonte ; car avec 2 880 livres de charbon, lorsque mon fourneau est pleinement animé, j’obtiens constamment des gueuses de 1 875, 1 900 et 1 950 livres, et je crois que c’est le plus haut point d’économie auquel on puisse arriver ; car M. Robert, qui, de tous les maîtres de cet art, est peut-être celui qui, par le moyen de son lavoir, a le plus épuré ses mines, consommait néanmoins 1 livre 10 onces de charbon pour chaque livre de fonte, et je doute que la qualité de ses fontes fût aussi parfaite que celle des miennes ; mais cela dépend, comme je viens de le dire, d’un grand nombre d’observations et de précautions dont je vais indiquer les principales.

1o  La cheminée du fourneau, depuis la cuve jusqu’au gueulard, doit être circulaire et non pas à huit pans, comme était le fourneau de M. Robert, ou carrée comme le sont les cheminées de la plupart des fourneaux en France : il est bien aisé de sentir que dans un carré la chaleur se perd dans les angles sans réagir sur la mine, et que par conséquent on brûle plus de charbon pour en fondre la même quantité.

2o  L’ouverture du gueulard ne doit être que de la moitié du diamètre de la largeur de la cuve du fourneau : j’ai fait des fondages avec de très grands et de très petits gueulards, par exemple, de 3 pieds 1/2 de diamètre, la cuve n’ayant que 5 pieds de diamètre, ce qui est à peu près la proportion des fourneaux de Suède ; et j’ai vu que chaque livre de fonte consommait près de 2 livres de charbon. Ensuite, ayant rétréci la cheminée du fourneau, et laissant toujours à la cuve un diamètre de 5 pieds, j’ai réduit le gueulard à 2 pieds de diamètre, et dans ce fondage j’ai consommé 1 livre 13 onces de charbon pour chaque livre de fonte. La proportion qui m’a le mieux réussi, et à laquelle je me suis tenu, est celle de 2 pieds 1/2 de diamètre au gueulard, sur 5 pieds à la cuve, la cheminée formant un cône droit, portant sur des gueuses circulaires depuis la cuve au gueulard, le tout construit avec des briques capables de résister au plus grand feu. Je donnerai ailleurs la composition de ces briques, et les détails de la construction du fourneau, qui est toute différente de ce qui s’est pratiqué jusqu’ici, surtout pour la partie qu’on appelle l’ouvrage dans le fourneau.

3o  La manière de charger le fourneau ne laisse pas d’influer beaucoup plus qu’on ne croit sur le produit de la fusion : au lieu de charger, comme c’est l’usage, toujours du côté de la rustine, et de laisser couler la mine en pente, de manière que ce côté de rustine est constamment plus chargé que les autres, il faut la placer au milieu du gueulard, l’élever en cône obtus, et ne jamais interrompre le cours de la flamme qui doit toujours envelopper le tas de mine tout autour, et donner constamment le même degré de feu. Par exemple, je fais charger communément six paniers de charbon de 40 livres chacun, sur huit mesures de mine de 55 livres chacune, et je fais couler à douze charges ; j’obtiens communément 1 925 livres de fonte de la meilleure qualité ; on commence, comme partout ailleurs, à mettre le charbon ; j’observe seulement de ne me servir au fourneau que de charbon de bois de chêne, et je laisse pour les affineries le charbon des bois plus doux. On jette d’abord cinq paniers de ce gros charbon de bois de chêne, et le dernier panier qu’on impose sur les cinq autres doit être d’un charbon plus menu que l’on entasse et brise avec un râble, pour qu’il remplisse exactement les vides que laissent entre eux les gros charbons : cette précaution est nécessaire pour que la mine, dont les grains sont très menus, ne perce pas trop vite, et n’arrive pas trop tôt au bas du fourneau ; c’est aussi par la même raison, qu’avant d’imposer la mine sur ce dernier charbon, qui doit être non pas à fleur du gueulard, mais à 2 pouces au-dessous, il faut, suivant la nature de la mine, répandre une portion de la castine ou de l’aubue, nécessaire à la fusion, sur la surface du charbon : cette couche de matière soutient la mine et l’empêche de percer. Ensuite on impose au milieu de l’ouverture une mesure de mine qui doit être mouillée, non pas assez pour tenir à la main, mais assez pour que les grains aient entre eux quelque adhérence, et fassent quelques petites pelotes : sur cette première mesure de mine, on en met une seconde et on relève le tout en cône, de manière que la flamme l’enveloppe en entier, et, s’il y a quelques points dans cette circonférence où la flamme ne perce pas, on enfonce un petit ringard pour lui donner jour, afin d’en entretenir l’égalité tout autour de la mine. Quelques minutes après, lorsque le cône de mine est affaissé de moitié ou des deux tiers, on impose de la même façon une troisième et une quatrième mesure qu’on relève de même, et ainsi de suite jusqu’à la huitième mesure. On emploie quinze ou vingt minutes à charger successivement la mine : cette manière est meilleure et bien plus profitable que la façon ordinaire qui est en usage, par laquelle on se presse de jeter, et toujours du même côté, la mine tout ensemble en moins de trois ou quatre minutes.

4o  La conduite du vent contribue beaucoup à l’augmentation du produit de la mine et de l’épargne du charbon ; il faut, dans le commencement du fondage, donner le moins de vent qu’il est possible, c’est-à-dire à peu près six coups de soufflets par minute, et augmenter peu à peu le mouvement pendant les quinze premiers jours, au bout desquels on peut aller jusqu’à onze et même jusqu’à douze coups de soufflets par minute ; mais il faut encore que la grandeur des soufflets soit proportionnée à la capacité du fourneau, et que l’orifice de la tuyère soit placé d’un tiers plus près de la rustine que de la tympe, afin que le vent ne se porte pas trop du côté de l’ouverture qui donne passage au laitier. Les buses des soufflets doivent être posées à 6 ou 7 pouces en dedans de la tuyère, et le milieu du creuset doit se trouver à l’aplomb du centre du gueulard ; de cette manière le vent circule à peu près également dans toute la cavité du fourneau, et la mine descend, pour ainsi dire, à plomb, et ne s’attache que très rarement et en petite quantité aux parois du fourneau : dès lors il s’en brûle très peu, et l’on évite les embarras qui se forment souvent par cette mine attachée, et les bouillonnements qui arrivent dans le creuset lorsqu’elle vient à se détacher et y tomber en masse ; mais je renvoie les détails de la construction et de la conduite des fourneaux à un autre Mémoire, parce que ce sujet exige une très longue discussion. Je pense que j’en ai dit assez pour que les maîtres de forges puissent m’entendre et changer ou perfectionner leurs méthodes d’après la mienne. J’ajouterai seulement que, par les moyens que je viens d’indiquer et en ne pressant pas le feu, en ne cherchant point à accélérer les coulées, en n’augmentant de mine qu’avec précaution, en se tenant toujours au-dessous de la quantité qu’on pourrait charger, on sera sûr d’avoir de très bonne fonte grise dont on tirera d’excellent fer, et qui sera toujours de même qualité, de quelque mine qu’il provienne ; je puis l’assurer de toutes les mines en grain, puisque j’ai sur cela l’expérience la plus constante et les faits les plus réitérés. Mes fers, depuis cinq ans, n’ont jamais varié pour la qualité, et néanmoins j’ai employé sept espèces de mine différentes ; mais je n’ai garde d’assurer de même que les mines de fer en roche donneraient, comme celles en grain, du fer de même qualité, car celles qui contiennent du cuivre ne peuvent guère produire que du fer aigre et cassant, de quelque manière qu’on voulût les traiter, parce qu’il est comme impossible de les purger de ce métal, dont le moindre mélange gâte beaucoup la qualité du fer ; celles qui contiennent des pyrites et beaucoup de soufre demanderaient à être traitées dans de petits fourneaux presque ouverts, ou à la manière des forges des Pyrénées ; mais comme toutes les mines en grain, du moins toutes celles que j’ai eu occasion d’examiner (et j’en ai vu beaucoup, m’en étant procuré d’un grand nombre d’endroits), ne contiennent ni cuivre ni soufre, on sera certain d’avoir du très bon fer, et de la même qualité, en suivant les précédés que je viens d’indiquer. Et comme ces mines en grain sont, pour ainsi dire, les seules que l’on exploite en France, et qu’à l’exception des provinces du Dauphiné, de Bretagne, du Roussillon, du pays de Foix, etc., où l’on se sert de mine en roche, presque toutes nos autres provinces n’ont que des mines en grain, les procédés que je viens de donner pour le traitement de ces mines en grain seront plus généralement utiles au royaume que les manières particulières de traiter les mines en roche, dont d’ailleurs on peut s’instruire dans Swedenborg et dans quelques autres auteurs.

Ces procédés, que tous les gens qui connaissent les forges peuvent entendre aisément, se réduisent à séparer d’abord autant qu’il sera possible toutes les matières étrangères qui se trouvent mêlées avec la mine : si l’on pouvait en avoir le grain pur et sans aucun mélange, tous les fers, dans tout pays, seraient exactement de la même qualité. Je me suis assuré, par un grand nombre d’essais, que toutes les mines en grain, ou plutôt que tous les grains des différentes mines, sont à très peu près de la même substance. Le fer est un dans la nature, comme l’or et tous les autres métaux ; et dans les mines en grain les différences qu’on y trouve ne viennent pas de la matière qui compose le grain, mais de celles qui se trouvent mêlées avec les grains et que l’on n’en sépare pas avant de les faire fondre. La seule différence que j’aie observée entre les grains des différentes mines que j’ai fait trier un à un pour faire mes essais, c’est que les plus petits sont ceux qui ont la plus grande pesanteur spécifique, et par conséquent ceux qui, sous le même volume, contiennent le plus de fer ; il y a communément une petite cavité au centre de chaque grain ; plus ils sont gros plus ce vide est grand ; il n’augmente pas comme le volume seulement, mais en bien plus grande proportion, en sorte que les plus gros grains sont à peu près comme les géodes ou pierres d’aigle, qui sont elles-mêmes de gros grains de mine de fer, dont la cavité intérieure est très grande : ainsi les mines en grains très menus sont ordinairement les plus riches ; j’en ai tiré jusqu’à quarante-neuf et cinquante par cent de fer en gueuse, et je suis persuadé que, si je les avais épurées en entier, j’aurais obtenu plus de soixante par cent ; car il y restait environ un cinquième de sable vitrescible aussi gros et à peu près aussi pesant que le grain, et que je n’avais pu séparer ; ce cinquième déduit sur cent, reste quatre-vingts, dont ayant tiré cinquante, on aurait par conséquent obtenu soixante-deux et demi. On demandera peut-être comment je pouvais m’assurer qu’il ne restait qu’un cinquième de matières hétérogènes dans la mine, et comment il faut faire en général pour reconnaître cette quantité : cela n’est point du tout difficile ; il suffit de peser exactement une demi-livre de la mine, la livrer ensuite à une petite personne attentive, once par once, et lui en faire trier tous les grains un à un ; ils sont toujours très reconnaissables par leur luisant métallique ; et lorsqu’on les a tous triés, on pèse les grains d’un côté et les sablons de l’autre pour reconnaître la proportion de leurs quantités.

Les métallurgistes qui ont parlé des mines de fer en roche disent qu’il y en a quelques-unes de si riches, qu’elles donnent soixante-dix et même soixante-quinze et davantage de fer en gueuse par cent : cela semble prouver que ces mines en roche sont en effet plus abondantes en fer que les mines en grain. Cependant j’ai quelque peine à le croire, et ayant consulté les Mémoires de feu M. Jars, qui a fait en Suède des observations exactes sur les mines, j’ai vu que, selon lui, les plus riches ne donnent que cinquante pour cent de fonte en gueuse. J’ai fait venir des échantillons de plusieurs mines de Suède, de celles des Pyrénées et de celles d’Allevard en Dauphiné, que M. le comte de Baral a bien voulu me procurer en m’envoyant la note ci-jointe[4], et les ayant comparées à la balance hydrostatique avec nos mines en grain, elles se sont à la vérité trouvées plus pesantes ; mais cette épreuve n’est pas concluante, à cause de la cavité qui se trouve dans chaque grain de nos mines, dont on ne peut pas estimer au juste, ni même à peu près, le rapport avec le volume total du grain ; et l’épreuve chimique que M. Sage a faite, à ma prière, d’un morceau de mine de fer cubique, semblable à celui de Sibérie, que mes tireurs de mine ont trouvé dans le territoire de Montbard, semble confirmer mon opinion, M. Sage n’en ayant tiré que cinquante pour cent[5]. Cette mine est toute différente de nos mines en grain, le fer y étant contenu en masses de figure cubique, au lieu que tous nos grains sont toujours plus ou moins arrondis, et que, quand ils forment une masse, ils ne sont pour ainsi dire qu’agglutinés par un ciment terreux facile à diviser ; au lieu que dans cette mine cubique, ainsi que dans toutes les autres vraies mines en roche, le fer est intimement uni avec les autres matières qui composent leur masse. J’aurais bien désiré faire l’épreuve en grand de cette mine cubique, mais on n’en a trouvé que quelques petits morceaux dispersés çà et là dans les fouilles des autres mines, et il m’a été impossible d’en rassembler assez pour en faire l’essai dans mes fourneaux.

Les essais en grand des différentes mines de fer sont plus difficiles, et demandent plus d’attention qu’on ne l’imaginerait. Lorsqu’on veut fondre une nouvelle mine, et en comparer au juste le produit avec celui des mines dont on usait précédemment, il faut prendre le temps où le fourneau est en plein exercice, et, s’il consomme dix mesures de mine par charge, ne lui en donner que sept ou huit de la nouvelle mine : il m’est arrivé d’avoir fort embarrassé mon fourneau faute d’avoir pris cette précaution, parce qu’une mine dont on n’a point encore usé peut exiger plus de charbon qu’une autre, ou plus ou moins de vent, plus ou moins de castine, et pour ne rien risquer il faut commencer par une moindre quantité, et charger ainsi jusqu’à la première coulée. Le produit de cette première coulée est une fonte mélangée environ par moitié de la mine ancienne et de la nouvelle ; et ce n’est qu’à la seconde, et quelquefois même à la troisième coulée que l’on a sans mélange la fonte produite par la nouvelle mine : si la fusion s’en fait avec succès, c’est-à-dire sans embarrasser le fourneau, et si les charges descendent promptement, on augmentera la quantité de mine par demi-mesure, non pas de charge en charge, mais seulement de coulées en coulées, jusqu’à ce qu’on parvienne au point d’en mettre la plus grande quantité qu’on puisse employer sans gâter sa fonte. C’est ici le point essentiel, et auquel tous les gens de cet art manquent par raison d’intérêt : comme ils ne cherchent qu’à faire la plus grande quantité de fonte, sans trop se soucier de la qualité ; qu’ils paient même leur fondeur au millier, et qu’ils en sont d’autant plus contents, que cet ouvrier coule plus de fonte toutes les vingt-quatre heures, ils ont coutume de faire charger le fourneau d’autant de mine qu’il peut en supporter sans s’obstruer ; et par ce moyen au lieu de quatre cents milliers de bonne fonte qu’ils feraient en quatre mois, ils en font dans ce même espace de temps cinq ou six cents milliers. Cette fonte, toujours très cassante et très blanche, ne peut produire que du fer très médiocre ou mauvais ; mais comme le débit en est plus assuré que celui du bon fer qu’on ne peut pas donner au même prix, et qu’il y a beaucoup plus à gagner, cette mauvaise pratique s’est introduite dans presque toutes les forges, et rien n’est plus rare que les fourneaux où l’on fait de bonnes fontes. On verra dans le Mémoire suivant, où je rapporte les expériences que j’ai faites au sujet des canons de la marine, combien les bonnes fontes sont rares, puisque celles même dont on se sert pour les canons n’est pas à beaucoup près d’une aussi bonne qualité qu’on pourrait et qu’on devrait la faire.

Il en coûte à peu près un quart de plus pour faire de la bonne fonte que pour en faire de la mauvaise : ce quart, que dans la plupart de nos provinces on peut évaluer à dix francs par millier, produit une différence de quinze francs sur chaque millier de fer ; et ce bénéfice qu’on ne fait qu’en trompant le public, c’est-à-dire en lui donnant de la mauvaise marchandise, au lieu de lui en fournir de la bonne, se trouve encore augmenté de près du double par la facilité avec laquelle ces mauvaises fontes coulent à l’affinerie ; elles demandent beaucoup moins de charbon et encore moins de travail pour être converties en fer ; de sorte qu’entre la fabrication du bon fer et du mauvais fer, il se trouve nécessairement, et tout au moins une différence de vingt-cinq francs. Et néanmoins dans le commerce, tel qu’il est aujourd’hui et depuis plusieurs années, on ne peut espérer de vendre le bon fer que dix francs tout au plus au-dessus du mauvais : il n’y a donc que les gens qui veulent bien, pour l’honneur de leur manufacture, perdre quinze francs par millier de fer, c’est-à-dire environ deux mille écus par an, qui fassent de bon fer. Perdre, c’est-à-dire gagner moins ; car avec de l’intelligence, et en se donnant beaucoup de peine, on peut encore trouver quelque bénéfice en faisant du bon fer, mais ce bénéfice est si médiocre, en comparaison du gain qu’on fait sur le fer commun, qu’on doit être étonné qu’il y ait encore quelques manufactures qui donnent du bon fer. En attendant qu’on réforme cet abus, suivons toujours notre objet : si l’on n’écoute pas ma voix aujourd’hui, quelque jour on y obéira en consultant mes écrits, et l’on sera fâché d’avoir attendu si longtemps à faire un bien qu’on pourrait faire dès demain, en proscrivant l’entrée des fers étrangers dans le royaume, ou en diminuant les droits de la marque des fers.

Si l’on veut donc avoir, je ne dis pas de la fonte parfaite et telle qu’il la faudrait pour les canons de la marine, mais seulement de la fonte assez bonne pour faire du fer liant, moitié nerf et moitié grain, du fer en un mot aussi bon et meilleur que les fers étrangers, on y parviendra très aisément par les procédés que je viens d’indiquer. On a vu dans le quatrième Mémoire, où j’ai traité de la ténacité du fer, combien il y a de différence pour la force et pour la durée entre le bon et le mauvais fer, mais je me borne dans celui-ci à ce qui a rapport à la fusion des mines et à leur produit en fonte : pour m’assurer de leur qualité et reconnaître en même temps si elle ne varie pas, mes gardes-fourneaux ne manquent jamais de faire un petit enfoncement horizontal d’environ 3 pouces de profondeur à l’extrémité antérieure du moule de la gueuse ; on casse le petit morceau lorsqu’on la sort du moule, et on l’enveloppe d’un morceau de papier portant le même numéro que celui de la gueuse ; j’ai de chacun de mes fondages deux ou trois cents de ces morceaux numérotés, par lesquels je connais non seulement le grain et la couleur de mes fontes, mais aussi la différence de leur pesanteur spécifique, et par là je suis en état de prononcer d’avance sur la qualité du fer que chaque gueuse produira ; car quoique la mine soit la même et qu’on suive les mêmes procédés au fourneau, le changement de la température de l’air, le haussement ou le baissement des eaux, le jeu des soufflets plus ou moins soutenu, les retardements causés par les glaces ou par quelque accident aux roues, aux harnais ou à la tuyère, et au creuset du fourneau, rendent la fonte assez différente d’elle-même, pour qu’on soit forcé d’en faire un choix si l’on veut avoir du fer toujours de même qualité. En général il faut, pour qu’il soit de cette bonne qualité, que la couleur de la fonte soit d’un gris un peu brun, que le grain en soit presque aussi fin que celui de l’acier commun, que le poids spécifique soit d’environ 504 ou 505 livres par pied cube, et qu’en même temps elle soit d’une si grande résistance, qu’on ne puisse casser les gueuses avec la masse.

Tout le monde sait que, quand on commence un fondage, on ne met d’abord qu’une petite quantité de mine, un sixième, un cinquième et tout au plus un quart de la quantité qu’on mettra dans la suite, et qu’on augmente peu à peu cette première quantité pendant les premiers jours, parce qu’il en faut au moins quinze pour que le fond du fourneau soit échauffé ; on donne aussi assez peu de vent dans ces commencements, pour ne pas détruire le creuset et les étalages du fourneau en leur faisant subir une chaleur trop vive et trop subite ; il ne faut pas compter sur la qualité des fontes que l’on tire pendant ces premiers quinze ou vingt jours : comme le fourneau n’est pas encore réglé, le produit en varie suivant les différentes circonstances, mais lorsque le fourneau a acquis le degré de chaleur suffisant, il faut bien examiner la fonte et s’en tenir à la quantité de mine qui donne la meilleure ; une mesure sur dix suffit souvent pour en changer la qualité. Ainsi l’on doit toujours se tenir au-dessous de ce que l’on pourrait fondre avec la même quantité de charbon, qui ne doit jamais varier si l’on conduit bien son fourneau. Mais je réserve les détails de cette conduite du fourneau et tout ce qui regarde sa forme et sa construction pour l’article où je traiterai du fer en particulier, dans l’histoire des minéraux, et je me bornerai ici aux choses les plus générales et les plus essentielles de la fusion des mines.

Le fer étant, comme je l’ai dit, toujours de même nature dans toutes les mines en grain, on sera donc sûr, en les nettoyant et en les traitant comme je viens de le dire, d’avoir toujours de la fonte d’une bonne et même qualité ; on le reconnaîtra, non seulement à la couleur, à la finesse du grain, à la pesanteur spécifique, mais encore à la ténacité de la matière : la mauvaise fonte est très cassante, et si l’un veut en faire des plaques minces et des côtés de cheminées, le seul coup de l’air les fait fendre au moment que ces pièces commencent à se refroidir, au lieu que la bonne fonte ne casse jamais, quelque mince qu’elle soit. On peut même reconnaître au son la bonne ou la mauvaise qualité de la fonte : celle qui sonne le mieux est toujours la plus mauvaise, et lorsqu’on veut en faire des cloches, il faut, pour qu’elles résistent à la percussion du battant, leur donner plus d’épaisseur qu’aux cloches de bronze, et choisir de préférence une mauvaise fonte, car la bonne sonnerait mal.

Au reste, la fonte de fer n’est point encore un métal : ce n’est qu’une matière mêlée de fer et de verre, qui est bonne ou mauvaise, suivant la quantité dominante de l’un ou de l’autre. Dans toutes les fontes noires, brunes et grises, dont le grain est fin et serré, il y a beaucoup plus de fer que de verre ou d’autre matière hétérogène ; dans toutes les fontes blanches, où l’on voit plutôt des lames et des écailles que des grains, le verre est peut-être plus abondant que le fer : c’est par cette raison qu’elles sont plus légères et très cassantes. Le fer qui en provient conserve les mêmes qualités. On peut, à la vérité, corriger un peu cette mauvaise qualité de la fonte par la manière de la traiter à l’affinerie, mais l’art du marteleur est comme celui du fondeur, un pauvre petit métier, dont il n’y a que les maîtres de forges ignorants qui soient dupes. Jamais la mauvaise fonte ne peut produire d’aussi bon fer que la bonne ; jamais le marteleur ne peut réparer pleinement ce que le fondeur a gâté.

Cette manière de fondre la mine de fer et de la faire couler en gueuses, c’est-à-dire en gros lingots de fonte, quoique la plus générale, n’est peut-être pas la meilleure ni la moins dispendieuse : on a vu, par le résultat des expériences que j’ai citées dans ce Mémoire, qu’on peut faire d’excellent fer, et même de très bon acier, sans les faire passer par l’état de la fonte. Dans nos provinces voisines des Pyrénées, en Espagne, en Italie, en Styrie, et dans quelques autres endroits, on tire immédiatement le fer de la mine sans le faire couler en fonte. On fond ou plutôt on ramollit la mine sans fondant, c’est-à-dire sans castine, dans de petits fourneaux dont je parlerai dans la suite, et on en tire des loupes ou des masses de fer déjà pur qui n’a point passé par l’état de la fonte, qui s’est formé par une demi-fusion, par une espèce de coagulation de toutes les parties ferrugineuses de la mine. Ce fer fait par coagulation est certainement le meilleur de tous : on pourrait l’appeler fer à 24 carats ; car, au sortir du fourneau, il est déjà presque aussi pur que celui de la fonte qu’on a purifiée par deux chaudes au feu de l’affinerie. Je crois donc cette pratique excellente, je suis même persuadé que c’est la seule manière de tirer immédiatement de l’acier de toutes les mines, comme je l’ai fait dans mes fourneaux de 14 pieds de hauteur ; mais n’ayant fait exécuter que l’été dernier, 1772, les petits fourneaux des Pyrénées, d’après un Mémoire envoyé à l’Académie des Sciences, j’y ai trouvé des difficultés qui m’ont arrêté, et me forcent à renvoyer à un autre Mémoire tout ce qui a rapport à cette manière de fondre les mines de fer.


Notes de Buffon
  1. Méthode pour laver les mines de fer, in-12. Paris, 1757.
  2. Méthode pour laver les fers, p. 12 et 13.
  3. Pour reconnaître la quantité d’humidité qui réside dans la mine de fer, j’ai fait sécher, et, pour ainsi dire, griller dans un four très chaud 300 livres de celle qui avait été la mieux lavée, et qui s’était déjà séchée à l’air ; et ayant pesé cette mine au sortir du four, elle ne pesait plus que 252 livres : ainsi la quantité de la matière humide ou volatile que la chaleur lui enlève est à très peu près d’un sixième de son poids total, et je suis persuadé que si on la grillait à un feu plus violent, elle perdrait encore plus.
  4. « La terre d’Allevard est composée du bourg d’Allevard et de cinq paroisses, dans lesquelles il peut y avoir près de six mille personnes toutes occupées, soit à l’exploitation des mines, soit à convertir les bois en charbon et aux travaux des fourneaux, forges et martinets : la hauteur des montagnes est pleine de rameaux de mines de fer, et elles y sont si abondantes qu’elles fournissent des mines à toute la province de Dauphiné. Les qualités en sont si fines et si pures, qu’elles ont toujours été absolument nécessaires pour la fabrique royale de canons de Saint-Gervais, d’où l’on vient les chercher à grands frais ; ces mines sont toutes répandues dans le cœur des roches, où elles forment des rameaux, et dans lesquelles elles se renouvellent par une végétation continuelle.

    « Le fourneau est situé dans le centre des bois et des mines, c’est l’eau qui souffle le feu, et les courants d’eau sont immenses. Il n’y a par conséquent aucun soufflet, mais l’eau tombe dans des arbres creusés dans de grands tonneaux, y attire une quantité d’air immense qui va par un conduit souffler le fourneau ; l’eau, plus pesante, s’enfuit par d’autres conduits. »

  5. Cette mine est brune, fait feu avec le briquet, et est minéralisée par l’acide marin : on remarque dans sa fracture de petits points brillants de pyrites martiales ; dans les fentes on trouve des cubes de fer de 2 lignes de diamètre, dont les surfaces sont striées ; les stries sont opposées suivant les faces. Ce caractère se remarque dans les mines de fer de Sibérie ; cette mine est absolument semblable à celles de ce pays, par la couleur, la configuration des cristaux et les minéralisations ; elle en diffère en ce qu’elle ne contient point d’or.

    Par la distillation au fourneau de réverbère, j’ai retiré de six cents grains de cette mine vingt gouttes d’eau insipide et très claire : j’avais enduit d’huile de tartre par défaillance le récipient que j’avais adapté à la cornue ; la distillation finie, je l’ai trouvé obscurci par des cristaux cubiques de sel fébrifuge de Sylvius.

    Le résidu de la distillation était d’un rouge pourpre, et avait diminué de 10 livres par quintal.

    J’ai retiré de cette mine 52 livres de fer par quintal ; il était très ductile.

Notes de l’éditeur
  1. Buffon avait installé à Monthard des forges importantes dans lesquelles il fit, tant pour son compte que pour celui du gouvernement français, des expériences nombreuses. Il se piquait de fabriquer des fers de qualité égale, sinon supérieure, à tous ceux de l’Angleterre et de la Suède, qui jouissaient alors comme aujourd’hui d’une réputation incontestée. C’est dans ces forges que furent fabriquées la plupart des grilles qui, à l’heure actuelle, entourent les jardins du Muséum.

    Il n’y a pas de sacrifices que Buffon ne fît pour améliorer sa fabrication, et il fut un temps où les étrangers eux-mêmes venaient visiter ses ateliers.