Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Partie expérimentale/Dixième mémoire



DIXIÈME MÉMOIRE

OBSERVATIONS ET EXPÉRIENCES FAITES DANS LE BUT D’AMÉLIORER LES CANONS DE LA MARINE.

Les canons de la marine sont de fonte de fer, en France comme en Angleterre, en Hollande et partout ailleurs. Deux motifs ont pu donner également naissance à cet usage ; le premier est celui de l’économie : un canon de fer coulé coûte beaucoup moins qu’un canon de fer battu, et encore beaucoup moins qu’un canon de bronze ; et cela seul a peut-être suffi pour les faire préférer, d’autant que le second motif vient à l’appui du premier. On prétend, et je suis très porté à le croire, que les canons de bronze, dont quelques-uns de nos vaisseaux de parade sont armés, rendent dans l’instant de l’explosion un son si violent qu’il en résulte dans l’oreille de tous les habitants du vaisseau un tintement assourdissant, qui leur ferait perdre en peu de temps le sens de l’ouïe. On assure, d’autre côté, que les canons de fer battu sur lesquels on pourrait, par l’épargne de la matière, regagner une partie des frais de la fabrication, ne doivent point être employés sur les vaisseaux, par cette raison même de leur légèreté, qui paraîtrait devoir les faire préférer : l’explosion les fait sauter dans les sabords, où l’on ne peut, dit-on, les retenir invinciblement, ni même assez pour les diriger à coup sûr. Si cet inconvénient n’est pas réel, ou si l’on pouvait y parer, nul doute que les canons de fer forgé ne dussent être préférés à ceux de fer coulé : ils auraient moitié plus de légèreté et plus du double de résistance. Le maréchal de Vauban en avait fait fabriquer de très beaux, dont il restait encore, ces années dernières, quelques tronçons à la manufacture de Charleville[1]. Le travail n’en serait pas plus difficile que celui des ancres, et une manufacture aussi bien montée pour cet objet que l’est celle[2] de M. de la Chaussade, pour les ancres, pourrait être d’une très grande utilité.

Quoi qu’il en soit, comme ce n’est pas l’état actuel des choses, nos observations ne porteront que sur les canons de fer coulé. On s’est beaucoup plaint, dans ces derniers temps, de leur peu de résistance ; malgré la rigueur des épreuves, quelques-uns ont crevé sur nos vaisseaux, accident terrible, et qui n’arrive jamais sans grand dommage et perte de plusieurs hommes. Le ministère, voulant remédier à ce mal, ou plutôt le prévenir par la suite, informé que je faisais à mes forges des expériences sur la qualité de la fonte, me demanda mes conseils en 1768, et m’invita à travailler sur ce sujet important. Je m’y livrai avec zèle, et de concert avec M. le vicomte de Morogues, homme très éclairé, je donnai, dans ce temps et dans les deux années suivantes, quelques observations au ministre, avec les expériences faites et celles qui restaient à faire pour perfectionner les canons. J’en ignore aujourd’hui le résultat et le succès : le ministre de la marine ayant changé, je n’ai plus entendu parler ni d’expériences ni de canons. Mais cela ne doit pas m’empêcher de donner, sans qu’on me le demande, les choses utiles que j’ai pu trouver en m’occupant pendant deux à trois ans de ce travail ; et c’est ce qui fera le sujet de ce Mémoire qui tient de si près à celui où j’ai traité de la fusion des mines de fer, qu’on peut l’en regarder comme une suite.

Les canons se fondent, en situation perpendiculaire, dans des moules de plusieurs pieds de profondeur, la culasse au fond et la bouche en haut : comme il faut plusieurs milliers de matière en fusion pour faire un gros canon plein et chargé de la masse qui doit le comprimer à sa partie supérieure, on était dans le préjugé qu’il fallait deux, et même trois fourneaux, pour fondre du gros canon. Comme les plus fortes gueuses que l’on coule dans les plus grands fourneaux ne sont que de deux mille cinq cents ou tout au plus trois mille livres, et que la matière en fusion ne séjourne jamais que douze ou quinze heures dans le creuset du fourneau, on imaginait que le double ou le triple de cette quantité de matière en fusion, qu’on serait obligé de laisser pendant trente-six ou quarante heures dans le creuset avant de la couler, non seulement pouvait détruire le creuset, mais même le fourneau par son bouillonnement et son explosion : au moyen de quoi on avait pris le parti qui paraissait le plus prudent, et on coulait les gros canons en tirant en même temps ou successivement la fonte de deux ou trois fourneaux placés de manière que les trois ruisseaux de fonte pouvaient arriver en même temps dans le moule.

Il ne faut pas beaucoup de réflexion pour sentir que cette pratique est mauvaise : il est impossible que la fonte de chacun de ces fourneaux soit au même degré de chaleur, de pureté, de fluidité ; par conséquent le canon se trouve composé de deux ou trois matières différentes, en sorte que plusieurs de ses parties, et souvent un côté tout entier, se trouve nécessairement d’une matière moins bonne et plus faible que le reste, ce qui est le plus grand de tous les inconvénients en fait de résistance, puisque l’effort de la poudre agissant également de tous côtés, ne manque jamais de se faire jour par le plus faible. Je voulus donc essayer et voir en effet s’il y avait quelque danger à tenir pendant plus de temps qu’on ne le fait ordinairement une plus grande quantité de matière en fusion : j’attendis pour cela que le creuset de mon fourneau, qui avait 18 pouces de largeur sur 4 pieds de longueur et 18 pouces de hauteur, fût encore élargi par l’action du feu, comme cela arrive toujours vers la fin du fondage ; j’y laissai amasser de la fonte pendant trente-six heures ; il n’y eut ni explosion ni autre bouillonnement que ceux qui arrivent quelquefois quand il tombe des matières crues dans le creuset ; je fis couler après les trente-six heures, et l’on eut trois gueuses pesant ensemble quatre mille six cents livres, d’une très bonne fonte.

Par une seconde expérience, j’ai gardé la fonte pendant quarante-huit heures sans aucun inconvénient ; ce long séjour ne fait que la purifier davantage, et par conséquent en diminuer le volume en augmentant la masse : comme la fonte contient une grande quantité de parties hétérogènes dont les unes se brûlent et les autres se convertissent en verre, l’un des plus grands moyens de la dépurer est de la laisser séjourner au fourneau.

M’étant donc bien assuré que le préjugé de la nécessité de deux ou trois fourneaux était très mal fondé, je proposai de réduire à un seul les fourneaux de Ruelle en Angoumois[3], où l’on fond nos gros canons : ce conseil fut suivi et exécuté par ordre du ministre ; on fondit sans inconvénient et avec tout succès, à un seul fourneau, des canons de vingt-quatre, et je ne sais si l’on n’a pas fondu depuis des canons de trente-six, car j’ai tout lieu de présumer qu’on réussirait également. Ce premier point une fois obtenu, je cherchai s’il n’y avait pas encore d’autres causes qui pouvaient contribuera la fragilité de nos canons, et j’en trouvai en effet qui y contribuent plus encore que l’inégalité de l’étoffe dont on les composait en les coulant à deux ou trois fourneaux.

La première de ces causes est le mauvais usage qui s’est établi depuis plus de vingt ans de faire tourner la surface extérieure des canons, ce qui les rend plus agréables à la vue : il en est cependant du canon comme du soldat, il vaut mieux qu’il soit robuste qu’élégant ; et ces canons tournés, polis et guillochés, ne devaient point en imposer aux yeux des braves officiers de notre marine ; car il me semble qu’on peut démontrer qu’ils sont non seulement beaucoup plus faibles, mais aussi d’une bien moindre durée. Pour peu qu’on soit versé dans la connaissance de la fusion des mines de fer, on aura remarqué en coulant des enclumes, des boulets, et à plus forte raison des canons, que la force centrifuge de la chaleur pousse à la circonférence la partie la plus massive et la plus pure de la fonte : il ne reste au centre que ce qu’il y a de plus mauvais, et souvent même il s’y forme une cavité. Sur un nombre de boulets que l’on fera casser, ou en trouvera plus de moitié qui auront une cavité dans le centre, et dans tous les autres une matière plus poreuse que le reste du boulet : on remarquera de plus qu’il y a plusieurs rayons qui tendent du centre à la circonférence, et que la matière est plus compacte et de meilleure qualité à mesure qu’elle est plus éloignée du centre. On observera encore que l’écorce du boulet, de l’enclume ou du canon est beaucoup plus dure que l’intérieur : cette dureté plus grande provient de la trempe que l’humidité du moule donne à l’extérieur de la pièce, et elle pénètre jusqu’à 3 lignes d’épaisseur dans les petites pièces, et à 1 ligne 1/2 dans les grosses. C’est en quoi consiste la plus grande force du canon, car cette couche extérieure réunit les extrémités de tous les rayons divergents dont je viens de parler, qui sont les lignes par où se ferait la rupture ; elle sert de cuirasse au canon, elle en est la partie la plus pure, et par sa grande dureté elle contient toutes les parties intérieures qui sont plus molles, et céderaient sans cela plus aisément à la force de l’explosion. Or que fait-on lorsqu’on tourne les canons ? on commence par enlever au ciseau, poussé par le marteau, toute cette surface extérieure que les couteaux du tour ne pourraient entamer ; on pénètre dans l’extérieur de la pièce jusqu’au point où elle se trouve assez douce pour se laisser tourner, et on lui enlève en même temps par cette opération peut-être un quart de sa force.

Cette couche extérieure que l’on a si grand tort d’enlever est en même temps la cuirasse et la sauvegarde du canon ; non seulement elle lui donne toute la force de résistance qu’il doit avoir, mais elle le défend encore de la rouille qui ronge en peu de temps ces canons tournés : on a beau les lustrer avec de l’huile, les peindre ou les polir, comme la matière de la surface extérieure est aussi tendre que tout le reste, la rouille y mord avec mille fois plus d’avantage que sur ceux dont la surface est garantie par la trempe. Lorsque je fus donc convaincu, par mes propres observations, du préjudice que portait à nos canons cette mauvaise pratique, je donnai au ministre mon avis motivé pour qu’elle fût proscrite ; mais je ne crois pas qu’on ait suivi cet avis, parce qu’il s’est trouvé plusieurs personnes, très éclairées d’ailleurs, et nommément M. de Morogues, qui ont pensé différemment. Leur opinion, si contraire à la mienne, est fondée sur ce que la trempe rend le fer plus cassant, et dès lors ils regardent la couche extérieure comme la plus faible et la moins résistante de toutes les parties de la pièce, et concluent qu’on ne lui fait pas grand tort de l’enlever ; ils ajoutent que, si l’on veut même remédier à ce tort, il n’y a qu’à donner aux canons quelques lignes d’épaisseur de plus.

J’avoue que je n’ai pu me rendre à ces raisons : il faut distinguer dans la trempe, comme dans toute autre chose, plusieurs états et même plusieurs nuances. Le fer et l’acier, chauffés à blanc et trempés subitement dans une eau très froide, deviennent très cassants ; trempés dans une eau moins froide ils sont beaucoup moins cassants, et dans de l’eau chaude la trempe ne leur donne aucune fragilité sensible. J’ai sur cela des expériences qui me paraissent décisives. Pendant l’été dernier, 1772, j’ai fait tremper dans l’eau de la rivière, qui était assez chaude pour s’y baigner, toutes les barres de fer qu’on forgeait à un des feux de ma forge, et comparant ce fer avec celui qui n’était pas trempé, la différence du grain n’en était pas sensible, non plus que celle de leur résistance à la masse lorsqu’on les cassait. Mais ce même fer, travaillé de la même façon par les mêmes ouvriers, et trempé cet hiver dans l’eau de la même rivière, qui était presque glacée partout, est non seulement devenu fragile, mais a perdu en même temps tout son nerf, en sorte qu’on aurait cru que ce n’était plus le même fer. Or la trempe qui se fait à la surface du canon n’est assurément pas une trempe à froid ; elle n’est produite que par la petite humidité qui sort du moule déjà bien séché ; il ne faut donc pas en raisonner comme d’une autre trempe à froid, ni en conclure qu’elle rend cette couche extérieure beaucoup plus cassante qu’elle ne le serait sans cela. Je supprime plusieurs autres raisons que je pourrais alléguer, parce que la chose me paraît assez claire.

Un autre objet, et sur lequel il n’est pas aussi aisé de prononcer affirmativement, c’est la pratique où l’on est actuellement de couler les canons pleins, pour les forer ensuite avec des machines difficiles à exécuter, et encore plus difficiles à conduire, au lieu de les couler creux comme on le faisait autrefois ; et dans ce temps nos canons crevaient moins qu’aujourd’hui. J’ai balancé les raisons pour et contre, et je vais les présenter ici. Pour couler un canon creux, il faut établir un noyau dans le moule, et le placer avec la plus grande précision, afin que le canon se trouve partout de l’épaisseur requise, et qu’un côté ne soit pas plus fort que l’autre : comme la matière en fusion tombe entre le noyau et le moule, elle a beaucoup moins de force centrifuge ; et dès lors la qualité de la matière est moins inégale dans le canon coulé creux que dans le canon coulé plein ; mais aussi cette matière, par la raison même qu’elle est moins inégale, est au total moins bonne dans le canon creux, parce que les impuretés qu’elle contient s’y trouvent mêlées partout, au lieu que dans le canon coulé plein, cette mauvaise matière reste au centre et se sépare ensuite du canon par l’opération des forets. Je penserais donc, par cette première raison, que les canons forés doivent être préférés aux canons à noyau. Si l’on pouvait cependant couler ceux-ci avec assez de précision pour n’être pas obligé de toucher à la surface intérieure ; si, lorsqu’on tire le noyau, cette surface se trouvait assez unie, assez égale dans toutes ses directions, pour n’avoir pas besoin d’être calibrée, et par conséquent en partie détruite par l’instrument d’acier, ils auraient un grand avantage sur les autres, parce que, dans ce cas, la surface intérieure se trouverait trempée comme la surface extérieure, et dès lors la résistance de la pièce se trouverait bien plus grande. Mais notre art ne va pas jusque-là : on était obligé de ratisser à l’intérieur toutes les pièces coulées creux afin de les calibrer ; en les forant on ne fait que la même chose, et on a l’avantage d’ôter toute la mauvaise matière qui se trouve autour du centre de la pièce coulée plein, matière qui reste au contraire dispersée dans toute la masse de la pièce coulée creux.

D’ailleurs les canons coulés plein, sont beaucoup moins sujets aux soufflures, aux chambres, aux gerçures ou fausses soudures, etc. Pour bien couler les canons à noyau et les rendre parfaits, il faudrait des évents, au lieu que les canons pleins n’en ont aucun besoin : comme ils ne touchent à la terre ou au sable dont leur moule est composé que par la surface extérieure, qu’il est rare, si ce moule est bien préparé, bien séché, qu’il s’en détache quelque chose, que, pourvu qu’on ne fasse pas tomber la fonte trop précipitamment et qu’elle soit bien liquide, elle ne retient ni les bulles de l’air ni celles des vapeurs qui s’exhalent à mesure que le moule se remplit dans toute sa cavité ; il ne doit pas se trouver autant de ces défauts à beaucoup près dans cette matière coulée pleine, que dans celle où le noyau, rendant à l’intérieur son air et son humidité, ne peut guère manquer d’occasionner des soufflures et des chambres qui se formeront d’autant plus aisément que l’épaisseur de la matière est moindre, sa qualité moins bonne et son refroidissement plus subit. Jusqu’ici tout semble donc concourir à donner la préférence à la pratique de couler les canons pleins : néanmoins comme il faut une moindre quantité de matière pour les canons creux, qu’il est dès lors plus aisé de l’épurer au fourneau avant de la couler, que les frais des machines à forer sont immenses, en comparaison de ceux des noyaux, on ferait bien d’essayer si, par le moyen des évents que je viens de proposer, on n’arriverait pas au point de rendre les pièces coulées à noyau assez parfaites pour n’avoir pas à craindre les soufflures, et n’être pas obligé de leur enlever la trempe de leur surface intérieure : ils seraient alors d’une plus grande résistance que les autres, auxquels on peut d’ailleurs faire quelques reproches par les raisons que je vais exposer.

Plus la fonte du fer est épurée, plus elle est compacte, dure et difficile à forer : les meilleurs outils d’acier ne l’entament qu’avec peine, et l’ouvrage de la forerie va d’autant moins vite que la fonte est meilleure. Ceux qui ont introduit cette pratique ont donc, pour la commodité de leurs machines, altéré la nature de la matière[4] ; ils ont changé l’usage où l’on était de faire de la fonte dure, et n’ont fait couler que des fontes tendres, qu’ils ont appelées douces pour qu’on en sentît moins la différence ; dès lors tous nos canons coulés plein ont été fondus de cette matière douce, c’est-à-dire d’une assez mauvaise fonte, et qui n’a pas à beaucoup près la pureté, la densité, la résistance qu’elle devrait avoir. J’en ai acquis la preuve la plus complète par les expériences que je vais rapporter.

Au commencement de l’année 1767, on m’envoya de la forge de la Nouée en Bretagne, six tronçons de gros canons coulés plein, pesant ensemble cinq mille trois cent cinquante-huit livres. L’été suivant je les fis conduire à mes forges, et en ayant cassé les tourillons, j’en trouvai la fonte d’un assez mauvais grain, ce que l’on ne pouvait pas reconnaître sur les tranches de ces morceaux, parce qu’ils avaient été sciés avec de l’émeril ou quelque autre matière qui remplissait les pores extérieurs. Ayant pesé cette fonte à la balance hydrostatique, je trouvai qu’elle était trop légère, qu’elle ne pesait que quatre cent soixante-une livres le pied cube, tandis que celle que l’on coulait alors à mon fourneau en pesait cinq cent quatre, et que, quand je la veux encore épurer, elle pèse jusqu’à cinq cent vingt livres le pied cube. Cette seule épreuve pouvait me suffire pour juger de la qualité plus que médiocre de cette fonte ; mais je ne m’en tins pas là. En 1770, sur la fin de l’été, je fis construire une chaufferie plus grande que mes chaufferies ordinaires, pour y faire fondre et convertir en fer ces tronçons de canon, et l’on en vint à bout à force de vent et de charbon : je les fis couler en petites gueuses, et après qu’elles furent refroidies j’en examinai la couleur et le grain en les faisant casser à la masse ; j’en trouvai, comme je m’y attendais, la couleur plus grise et le grain plus fin ; la matière ne pouvait manquer de s’épurer par cette seconde fusion, et en effet l’ayant portée à la balance hydrostatique, elle se trouva peser quatre cent soixante-neuf livres le pied cube ; ce qui cependant n’approche pas encore de la densité requise pour une bonne fonte.

Et en effet, ayant fait convertir en fer successivement, et par mes meilleurs ouvriers, toutes les petites gueuses refondues et provenant de ces tronçons de canon, nous n’obtînmes que du fer d’une qualité très commune, sans aucun nerf, et d’un grain assez gros, aussi différent de celui de mes forges que le fer commun l’est du bon fer.

En 1770, on m’envoya de la forge de Ruelle en Angoumois, où l’on fond actuellement la plus grande partie de nos canons, des échantillons de la fonte dont on les coule. Cette fonte a la couleur grise, le grain assez fin, et pèse quatre cent quatre-vingt-quinze livres le pied cube[5] : réduite en fer battu et forgé avec soin, j’en ai trouvé le grain semblable à celui du fer commun, et ne prenant que peu ou point de nerf, quoique travaillé en petites verges et passé sous le cylindre ; en sorte que cette fonte, quoique meilleure que celle qui m’est venue des forges de la Nouée, n’est pas encore de la bonne fonte. J’ignore si depuis ce temps l’on ne coule pas aux fourneaux de Ruelle des fontes meilleures et plus pesantes ; je sais seulement que deux officiers de marine[6], très habiles et zélés, y ont été envoyés successivement, et qu’ils sont tous deux fort en état de perfectionner l’art et de bien conduire les travaux de cette fonderie. Mais jusqu’à l’époque que je viens de citer, et qui est bien récente, je suis assuré que les fontes de nos canons coulés plein n’étaient que de médiocre qualité, qu’une pareille fonte n’a pas assez de résistance, et qu’en lui ôtant encore le lien qui la contient, c’est-à-dire en enlevant, par les couteaux du tour, la surface trempée, il y a tout à craindre du service de ces canons.

On ne manquera pas de dire que ce sont ici des frayeurs paniques et mal fondées, qu’on ne se sert jamais que des canons qui ont subi l’épreuve, et qu’une pièce, une fois éprouvée par une moitié de plus de charge, ne doit ni ne peut crever à la charge ordinaire. À ceci je réponds que non seulement cela n’est pas certain, mais encore que le contraire est beaucoup plus probable. En général, l’épreuve des canons par la poudre est peut-être la plus mauvaise méthode que l’on pût employer pour s’assurer de leur résistance. Le canon ne peut subir le trop violent effort des épreuves qu’en y cédant autant que la cohérence de la matière le permet, sans se rompre ; et comme il s’en faut bien que cette matière de la fonte soit à ressort parfait, les parties séparées par le trop grand effort ne peuvent se rapprocher ni se rétablir comme elles étaient d’abord : cette cohésion des parties intégrantes de la fonte étant donc fort diminuée par le grand effort des épreuves, il n’est pas étonnant que le canon crève ensuite à la charge ordinaire ; c’est un effet très simple qui dérive d’une cause tout aussi simple. Si le premier coup d’épreuve écarte les parties d’une moitié ou d’un tiers de plus que le coup ordinaire, elles se rétabliront, se réuniront moins dans la même proportion ; car, quoique leur cohérence n’ait pas été détruite, puisque la pièce a résisté, il n’en est pas moins vrai que cette cohérence n’est pas si grande qu’elle était auparavant, et qu’elle diminué dans la même raison que diminue la force d’un ressort imparfait : dès lors un second ou un troisième coup d’épreuve fera éclater les pièces qui auront résisté au premier, et celles qui auront subi les trois épreuves sans se rompre ne sont guère plus sûres que les autres ; après avoir subi trois fois le même mal, c’est-à-dire le trop grand écartement de leurs parties intégrantes, elles en sont nécessairement devenues bien plus faibles, et pourront par conséquent céder à l’effort de la charge ordinaire.

Un moyen bien plus sûr, bien simple et mille fois moins coûteux pour s’assurer de la résistance des canons, serait d’en faire peser la fonte à la balance hydrostatique : en coulant le canon, l’on mettrait à part un morceau de la fonte ; lorsqu’il serait refroidi, on le pèserait dans l’air et dans l’eau, et, si la fonte ne pesait pas au moins cinq cent vingt livres le pied cube, on rebuterait la pièce comme non recevable : l’on épargnerait la poudre, la peine des hommes, et on bannirait la crainte très bien fondée de voir crever les pièces souvent après l’épreuve. Étant une fois sûr de la densité de la matière, on serait également assuré de sa résistance, et si nos canons étaient faits avec de la fonte pesant cinq cent vingt livres le pied cube, et qu’on ne s’avisât pas de les tourner ni de toucher à leur surface extérieure, j’ose assurer qu’ils résisteraient et dureraient autant qu’on se le doit promettre. J’avoue que par ce moyen, peut-être trop simple pour être adopté, on ne peut pas savoir si la pièce est saine, s’il n’y a pas dans l’intérieur de la matière des défauts, des soufflures, des cavités ; mais, connaissant une fois la bonté de la fonte, il suffirait, pour s’assurer du reste, de faire éprouver une seule fois, et à la charge ordinaire, les canons nouvellement fondus, et l’on serait beaucoup plus sûr de leur résistance que de celle de ceux qui ont subi des épreuves violentes.

Plusieurs personnes ont donné des projets pour faire de meilleurs canons : les uns ont proposé de les doubler de cuivre, d’autres de fer battu, d’autres de souder ce fer battu avec la fonte. Tout cela peut être bon à certains égards ; et dans un art, dont l’objet est aussi important et la pratique aussi difficile, les efforts doivent être accueillis et les moindres découvertes récompensées. Je ne ferai point ici d’observations sur les canons de M. Feutry, qui ne laissent pas de demander beaucoup d’art dans leur exécution ; je ne parlerai pas non plus des autres tentatives, à l’exception de celle de M. de Souville, qui m’a paru la plus ingénieuse, et qu’il a bien voulu me communiquer par sa lettre datée d’Angoulême, le 6 avril 1771, dont je donne ici l’extrait[7]. Mais je dirai seulement que la soudure du cuivre avec le fer rend celui-ci beaucoup plus aigre ; que, quand on soude de la fonte avec elle-même par le moyen du soufre, on la change de nature, et que la ligne de jonction des deux parties soudées n’est plus de la fonte de fer, mais de la pyrite très cassante ; et qu’en général le soufre est un intermède qu’on ne doit jamais employer lorsqu’on veut souder du fer sans en altérer la qualité : je ne donne ceci que pour avis à ceux qui pourraient prendre cette voie comme la plus sûre et la plus aisée pour rendre le fer fusible et en faire de grosses pièces.

Si l’on conserve l’usage de forer les canons, et qu’on les coule de bonne fonte dure, il faudra en revenir aux machines à forer de M. le marquis de Montalembert, celles de M. Maritz n’étant bonnes que pour le bronze ou la fonte de fer tendre. M. de Montalembert est encore un des hommes de France qui entend le mieux cet art de la fonderie des canons, et j’ai toujours gémi que son zèle, éclairé de toutes les connaissances nécessaires en ce genre, n’ait abouti qu’au détriment de sa fortune : comme je vis éloigné de lui, j’écris ce Mémoire sans le lui communiquer, mais je serai plus flatté de son approbation que de celle de qui que ce soit, car je ne connais personne qui entende mieux ce dont il est ici question. Si l’on mettait en masse, dans ce royaume, les trésors de lumière que l’on jette à l’écart, ou qu’on a l’air de dédaigner, nous serions bientôt la nation la plus florissante et le peuple le plus riche. Par exemple, il est le premier qui ait conseillé de reconnaître la résistance de la fonte par sa pesanteur spécifique ; il a aussi cherché à perfectionner l’art de la moulerie en sable des canons de fonte de fer, et cet art est perdu depuis qu’on a imaginé de les tourner. Avec les moules en terre, dont on se servait auparavant, la surface des canons était toujours chargée d’aspérités et de rugosités : M. de Montalembert avait trouvé le moyen de faire des moules en sable qui donnaient à la surface du canon tout le lisse et même le luisant qu’on pouvait désirer. Ceux qui connaissent les arts en grand sentiront bien les difficultés qu’il a fallu surmonter pour en venir à bout, et les peines qu’il a fallu prendre pour former des ouvriers capables d’exécuter ces moules, auxquels ayant substitué le mauvais usage du tour, on a perdu un art excellent pour adopter une pratique funeste[8].

Une attention très nécessaire lorsque l’on coule du canon, c’est d’empêcher les écumes qui surmontent la fonte, de tomber avec elle dans le moule. Plus la fonte est légère et plus elle fait d’écumes, et l’on pourrait juger à l’inspection même de la coulée si la fonte est de bonne qualité, car alors sa surface est lisse et ne porte point d’écume ; mais dans tous ces cas il faut avoir soin de comprimer la matière coulante par plusieurs torches de paille placées dans les coulées : avec cette précaution il ne passe que peu d’écumes dans le moule, et si la fonte était dense et compacte, il n’y en aurait point du tout. La bourre de la fonte ne vient ordinairement que de ce qu’elle est trop crue et trop précipitamment fondue. D’ailleurs la matière la plus pesante sort la première du fourneau, la plus légère vient la dernière ; la culasse du canon est par cette raison toujours d’une meilleure matière que les parties supérieures de la pièce ; mais il n’y aura jamais de bourre dans le canon si d’une part on arrête les écumes par les torches de paille, et qu’en même temps on lui donne une forte masselotte de matière excédante, dont il est même aussi nécessaire qu’utile qu’il reste encore après la coulée trois ou quatre quintaux en fusion dans le creuset : cette fonte qui reste y entretient la chaleur ; et comme elle est encore mêlée d’une assez grande quantité de laitier, elle conserve le fond du fourneau, et empêche la mine fondante de brûler en s’y attachant.

Il me paraît qu’en France on a souvent fondu les canons avec des mines en roche, qui toutes contiennent une plus ou moins grande quantité de soufre ; et comme l’on n’est pas dans l’usage de les griller dans nos provinces où le bois est cher, ainsi qu’il se pratique dans les pays du Nord où le bois est commun, je présume que la qualité cassante de la fonte de nos canons de la marine pourrait aussi provenir de ce soufre qu’on n’a pas soin d’enlever à la mine avant de la jeter au fourneau de fusion. Les fonderies de Ruelle en Angoumois, de Saint-Gervais en Dauphiné et de Baigorry dans la Basse-Navarre, sont les seules dont j’aie connaissance, avec celle de la Nouée en Bretagne, dont j’ai parlé, et où je crois que le travail ait cessé : dans toutes quatre, je crois qu’on ne s’est servi et qu’on ne se sert encore que de mine en roche, et je n’ai pas ouï dire qu’on les grillât ailleurs qu’à Saint-Gervais et à Baigorry ; j’ai tâché de me procurer des échantillons de chacune de ces mines, et, au défaut d’une assez grande quantité de ces échantillons, tous les renseignements que j’ai pu obtenir par la voie de quelques amis intelligents. Voici ce que m’a écrit M. de Morogues au sujet des mines qu’on emploie à Ruelle.

« La première est dure, compacte, pesante, faisant feu avec l’acier, de couleur rouge-brun, formée par deux couches d’inégale épaisseur, dont l’une est spongieuse, parsemée de trous ou cavités, d’un velouté violet foncé, et quelquefois d’un bleu indigo à sa cassure, ayant des mamelons, teignant en rouge de sanguine ; caractères qui peuvent la faire ranger dans la septième classe de l’art des forges, comme une espèce de pierre hématite, mais elle est riche et douce.

» La seconde ressemble assez à la précédente pour la pesanteur, la dureté et la couleur, mais elle est un peu salardée (on appelle salard ou mine salardée, celle qui a des grains de sable clair, et qui est mêlée de sable gris blanc, de caillou et de fer) ; elle est riche en métal ; employée avec de la mine très douce, elle se fond très facilement. Son tissu à sa cassure est strié et parsemé quelquefois de cavités d’un brun noir. Elle paraît de la sixième espèce de la mine rougeâtre dans l’art des forges.

» La troisième, qu’on nomme dans le pays glacieuse parce qu’elle a ordinairement quelques-unes de ses faces lisses et douces au toucher, n’est ni fort pesante ni fort riche ; elle a communément quelques petits points noirs et luisants, d’un grain semblable au maroquin : sa couleur est variée ; elle a du rouge assez vif, du brun, du jaune, un peu de vert et quelques cavités ; elle paraît, à cause de ses faces unies et luisantes, avoir quelque rapport à la mine spéculaire de la huitième espèce.

» La quatrième, qui fournit d’excellent fer, mais en petite quantité, est légère, spongieuse, assez tendre, d’une couleur brune presque noire, ayant quelques mamelons et sablonneuse ; elle paraît être une sorte de mine limoneuse de la onzième espèce.

» La cinquième est une mine salardée faisant beaucoup de feu avec l’acier, dure, compacte, pesante, parsemée à la cassure de petits points brillants qui ne sont que du sable de couleur de lie-de-vin. Cette mine est difficile à fondre ; la qualité de son fer passe pour n’être pas mauvaise, mais elle en produit peu ; les ouvriers prétendent qu’il n’y a pas moyen de la fondre seule, et que l’abondance des crasses qui s’en séparent l’agglutine à l’ouvrage du fourneau. Cette mine ne paraît pas avoir de ressemblance bien caractérisée avec celle dont Swedenborg a parlé.

» On emploie encore un grand nombre d’autres espèces de mine, mais elles ne diffèrent des précédentes que par moins de qualité, à l’exception d’une espèce d’ocre martiale qui peut fournir ici une sixième classe. Cette mine est assez abondante dans les minières ; elle est aisée à tirer, on l’enlève comme la terre, elle est jaune et quelquefois mêlée de petites grenailles, elle fournit peu de fer, elle est très douce, on peut la ranger dans la douzième espèce de l’art des forges.

» La gangue de toutes les mines du pays est une terre vitrifiable rarement argileuse. Toutes ces espèces de mines sont mêlées, et le terrain dont on les tire est presque tout sableux.

» On appelle schiffre en Angoumois un caillou assez semblable aux pierres à feu, et qui en donne beaucoup quand on le frappe avec l’acier. Il est d’un jaune clair, fort dur ; il tient quelquefois à des matières qui peuvent avoir du fer, mais ce n’est point le schiste.

» La castine est une vraie pierre calcaire assez pure, si l’on en peut juger par l’uniformité de sa cassure et de sa couleur qui est gris blanc ; elle est pesante, assez dure, et prend un poli fort doux au toucher. »

Par ce récit de M. de Morogues, il me semble qu’il n’y a que la sixième espèce qui ne demande pas à être grillée, mais seulement bien lavée avant de la jeter au fourneau.

Au reste, quoique généralement parlant, et comme je l’ai dit, les mines en roche, et qui se trouvent en grandes masses solides, doivent leur origine à l’élément du feu, néanmoins il se trouve aussi plusieurs mines de fer en assez grosses masses qui se sont formées par le mouvement et l’intermède de l’eau. On distinguera, par l’épreuve de l’aimant, celles qui ont subi l’action du feu, car elles seront toujours magnétiques, au lieu que celles qui ont été produites par la stillation des eaux ne le sont point du tout et ne le deviendront qu’après avoir été bien grillées et presque liquéfiées. Ces mines en roche, qui ne sont point attirables par l’aimant, ne contiennent pas plus de soufre que nos mines en grain : l’opération de les griller, qui est très coûteuse, doit dès lors être supprimée, à moins qu’elle ne soit nécessaire pour attendrir ces pierres de fer assez pour qu’on puisse les concasser sous les pilons du bocard.

J’ai tâché de présenter, dans ce Mémoire, tout ce que j’ai cru qui pourrait être utile à l’amélioration des canons de notre marine ; je sens en même temps qu’il reste beaucoup de choses à faire, surtout pour se procurer dans chaque fonderie une fonte pure et assez compacte pour avoir une résistance supérieure à toute explosion ; cependant je ne crois point du tout que cela soit impossible, et je pense qu’en purifiant la fonte de fer, autant qu’elle peut l’être, on arriverait au point que la pièce ne ferait que se fendre au lieu d’éclater par une trop forte charge : si l’on obtenait une fois ce but, il ne nous resterait plus rien à craindre ni rien à désirer à cet égard.


Notes de Buffon
  1. Une personne très versée dans la connaissance de l’art des forges m’a donné la note suivante :

    « Il me paraît que l’on peut faire des canons de fer battu, qui seraient beaucoup plus sûrs et plus légers que les canons de fer coulé, et voici les proportions sur lesquelles il faudrait en tenter les expériences.

    » Les canons de fer battu, de quatre livres de balles, auront 7 pouces 1/2 d’épaisseur à leur plus grand diamètre.

    » Ceux de huit, 10 pouces.

    » Ceux de douze, 1 pied.

    » Ceux de vingt-quatre livres, 14 pouces.

    » Ceux de trente-six livres, 16 pouces 1/2.

    » Ces proportions sont plutôt trop fortes que trop faibles : peut-être pourrait-on les réduire à 6 pouces 1/2 pour les canons de 4 ; ceux de huit livres, à 8 pouces 1/2, ceux de douze livres, à 9 pouces 1/2 ; ceux de vingt-quatre, à 12 pouces, et ceux de trente-six, à 14 pouces.

    » Les longueurs pour les canons de quatre seront de 5 pieds 1/2 ; ceux de huit, de 7 pieds de longueur ; ceux de douze livres, 7 pieds 9 pouces de longueur ; ceux de vingt-quatre, 8 pieds 9 pouces ; ceux de trente-six, 9 pieds 2 pouces de longueur.

    » L’on pourrait même diminuer ces proportions de longueur assez considérablement, sans que le service en souffrît, c’est-à-dire faire les canons de quatre, de 5 pieds de longueur seulement ; ceux de huit livres, de 6 pieds 8 pouces de longueur ; ceux de douze livres, à 7 pieds de longueur ; ceux de vingt-quatre, à 7 pieds 10 pouces ; et ceux de trente-deux, à 8 pieds, et peut-être même encore au-dessous.

    » Or, il ne paraît pas bien difficile : 1o  de faire des canons de quatre livres qui n’auraient que 5 pieds de longueur, sur 6 pouces 1/2 d’épaisseur dans leur plus grand diamètre ; il suffirait pour cela de souder ensemble quatre barres de 3 pouces forts en carre, et d’en former un cylindre massif de 6 pouces 1/2 de diamètre, sur 5 pieds de longueur ; et comme cela ne serait pas praticable dans les chaufferies ordinaires, ou du moins que cela deviendrait très difficile, il faudrait établir des fourneaux de réverbère, où l’on pourrait chauffer ces barres dans toute leur longueur pour les souder ensuite ensemble, sans être obligé de les remettre plusieurs fois au feu. Ce cylindre une fois formé, il sera facile de le forer et tourner, car le fer battu obéit bien plus aisément au foret que le fer coulé.

    » Pour les canons de huit livres qui ont 6 pieds 8 pouces de longueur, sur 8 pouces 1/2 d’épaisseur, il faudrait souder ensemble neuf barres de 3 pouces faibles en carré chacune, en les faisant toutes chauffer ensemble au même fourneau de réverbère, pour en faire un cylindre plein de 8 pouces 1/2 de diamètre.

    » Pour les canons de douze livres de balles qui doivent avoir 10 pouces 1/2 d’épaisseur, on pourra les faire avec neuf barres de 3 pouces 1/2 carrés, que l’on soudera toutes ensemble par les mêmes moyens.

    » Et pour les canons de vingt-quatre, avec seize barres de 3 pouces en carré.

    » Comme l’exécution de cette espèce d’ouvrage devient beaucoup plus difficile pour les gros canons que pour les petits, il sera juste et nécessaire de les payer à proportion plus cher.

    » Le prix du fer battu est ordinairement de deux tiers plus haut que celui du fer coulé. Si l’on paie vingt francs le quintal les canons de fer coulé, il faudra donc payer ceux-ci soixante livres le quintal ; mais comme ils seront beaucoup plus minces que ceux de fer coulé, je crois qu’il serait possible de les faire fabriquer à quarante livres le quintal et peut-être au-dessous.

    » Mais quand même ils coûteraient quarante livres, il y aurait encore beaucoup à gagner :

    » 1o  Pour la sûreté du service, car ces canons ne crèveraient pas, ou s’ils venaient à crever, ils n’éclateraient jamais et ne feraient que se fendre, ce qui ne causerait aucun malheur ;

    » 2o  Ils résisteraient beaucoup plus à la rouille, et dureraient pendant des siècles, ce qui est un avantage très considérable ;

    » 3o  Comme on les forerait aisément, la direction de l’âme en serait parfaite ;

    » 4o  Comme la matière en est homogène partout, il n’y aurait jamais ni cavités ni chambres ;

    » 5o  Enfin comme ils seraient beaucoup plus légers, ils chargeraient beaucoup moins, tant sur mer que sur terre, et seraient plus aisés à manœuvrer. »

  2. À Guérigny près de Nevers.
  3. Voici l’extrait de cette proposition faite au ministre.

    Comme les canons de gros calibre, tels que ceux de trente-six et de vingt-quatre, supposent un grand volume de fer en fusion, on se sert ordinairement de trois, ou tout au moins de deux fourneaux pour les couler. La mine fondue dans chacun de ces fourneaux arrive dans le moule par autant de ruisseaux particuliers. Or, cette pratique me paraît avoir les plus grands inconvénients, car il est certain que chacun de ces fourneaux donne une fonte de différente espèce, en sorte que leur mélange ne peut se faire d’une manière intime ni même en approcher. Pour le voir clairement, ne supposons que deux fourneaux, et que la fonte de l’un arrive à droite, et la fonte de l’autre arrive à gauche dans le moule du canon : il est certain que l’une de ces deux fontes étant ou plus pesante, ou plus légère, ou plus chaude, ou plus froide, ou, etc., que l’autre, elles ne se mêleront pas, et que par conséquent l’un des côtés du canon sera plus dur que l’autre ; que dès lors il résistera moins d’un côté que de l’autre, et qu’ayant le défaut d’être composé de deux matières différentes, le ressort de ces parties ainsi que leur cohérence ne sera pas égal, et que par conséquent ils résisteront moins que ceux qui seraient faits d’une matière homogène. Il n’est pas moins certain que si l’on veut forer ces canons, le foret trouvant plus de résistance d’un côté que de l’autre, se détournera de la perpendiculaire du côté le plus tendre, et que la direction de l’intérieur du canon prendra de l’obliquité, etc. : il me paraît donc qu’il faudrait tâcher de fondre les canons de fer coulé avec un seul fourneau, et je crois la chose très possible.

  4. Sur la fin de l’année 1762, M. Maritz fit couler aux fourneaux de la Nouée en Bretagne, des gueuses avec les mines de la Ferrière et de Noyal ; il en examina la fonte, en dressa un procès-verbal, et sur les assurances qu’il donna aux entrepreneurs, que leur fer avait toutes les qualités requises pour faire de bons canons, ils se déterminèrent à établir des mouleries, fonderies, décapiteries, centreries, foreries, et les tours nécessaires pour tourner extérieurement les pièces. Les entrepreneurs, après avoir formé leur établissement, ont mis les deux fourneaux en feu le 29 janvier 1765, et le 12 février suivant on commença à couler du canon de huit. M. Maritz, s’étant rendu à la forge le 21 mars, trouva que toutes ces pièces étaient trop dures pour souffrir le forage, et jugea à propos de changer la matière. On coula deux pièces de douze avec un nouveau mélange, et une autre pièce de douze avec un autre mélange, et encore deux autres pièces de douze avec un troisième mélange, qui parurent si durs sous la scie et au premier foret, que M. Maritz jugea inutile de fondre avec ces mélanges de différentes mines, et fit un autre essai avec onze mille cinq cent cinquante livres de la mine de Noyal, trois mille trois cent quatre-vingt-dix livres de la mine de la Ferrière, et trois mille six cents livres de la mine des environs, faisant en tout dix-huit mille cinq cent quarante livres, dont on coula le 31 mars une pièce de douze, à trente charges basses. À la décapiterie, ainsi qu’en formant le support de la volée, M. Maritz jugea ce fer de bonne nature, mais le forage de cette pièce fut difficile, ce qui porta M. Maritz à faire une autre expérience.

    Le 1er  et le 3 avril, il fit couler deux pièces de douze, pour chacune desquelles on porta trente-quatre charges, composées chacune de dix-huit mille sept cents livres de mine de Noyal et de deux mille sept cent vingt livres de mine des environs, en tout vingt-un mille quatre cent vingt livres. Ceci démontra à M. Maritz l’impossibilité qu’il y avait de fondre avec de la mine de Noyal seule, car même avec ce mélange l’intérieur du fourneau s’embarrassa au point que le laitier ne coulait plus, et que les ouvriers avaient une peine incroyable à l’arracher du fond de l’ouvrage ; d’ailleurs les deux pièces provenues de cette expérience se trouvèrent si dures au forage, et si profondément chambrées à 18 et 20 pouces de la volée, que quand même la mine de Noyal pourrait se fondre sans être alliée avec une espèce plus chaude, la fonte qui en proviendrait ne serait cependant pas d’une nature propre à couler des canons forables.

    Le 4 avril 1765, pour septième et dernière expérience, M. Maritz fit couler une neuvième pièce de douze en trente-six charges basses, et composées de onze mille huit cent quatre-vingts livres de mine de Noyal, de sept mille deux cents livres de mine de Phlemet, et de deux mille huit cent quatre-vingts livres de mine des environs, en tout vingt-un mille neuf cent soixante livres de mine.

    Après la coulée de cette dernière pièce, les ouvrages des fourneaux se trouvèrent si embarrassés, qu’on fut obligé de mettre hors, et M. Maritz congédia les fondeurs et mouleurs qu’il avait fait venir des forges d’Angoumois.

    Cette dernière pièce se fora facilement, en donnant une limaille de belle couleur ; mais lors du forage il se trouva des endroits si tendres et si peu condensés, qu’il parut plusieurs grelots de la grosseur d’une noisette qui ouvrirent plusieurs chambres dans l’âme de la pièce.

    Je n’ai rapporté les faits contenus dans cette note que pour prouver que les auteurs de la pratique du forage des canons n’ont cherché qu’à faire couler des fontes tendres, et qu’ils ont par conséquent sacrifié la matière à la forme, en rejetant toutes les bonnes fontes que leurs forets ne pouvaient entamer aisément, tandis qu’il faut au contraire chercher la matière la plus compacte et la plus dure si l’on veut avoir des canons d’une bonne résistance.

  5. Ces morceaux de fonte, envoyés du fourneau de Ruelle, étaient de forme cubique de 3 pouces, faibles dans toutes leurs dimensions : le premier, marqué S, pesait dans l’air 7 livres 2 onces 4 gros 1/2, c’est-à-dire, 916 gros 1/2. Le même morceau pesait dans l’eau 6 livres 2 onces 2 gros 1/2 ; donc le volume d’eau égal au volume de ce morceau de fonte pesait 130 gros. L’eau dans laquelle il a été pesé, pesait elle-même 70 livres le pied cube. Or, 130 gros : 70 livres : : 916 gros 1/2 : 493 3/13 livres, poids du pied cube de cette fonte. Le second morceau marqué P, pesait dans l’air 7 livres 4 onces 1 gros, c’est-à-dire, 929 gros. Le même morceau pesait dans l’eau 6 livres 3 onces 6 gros, c’est-à-dire, 798 gros ; donc le volume d’eau, égal au volume de ce morceau de fonte, pesait 131 gros. Or, 131 gros : 70 livres : : 929 gros : 496 54/131 livres, poids du pied cube de cette fonte. On observera que ces morceaux qu’on avait voulu couler sur les dimensions d’un cube de 3 pouces étaient trop faibles. Ils auraient dû contenir chacun 27 pouces cubiques, et par conséquent le pied cube du premier n’aurait pesé que 438 livres 4 onces, car 27 pouces : 1 728 pouces : : 916 gros 1/2 : 458 livres 4 onces. Et le pied cube du second n’au’ait pesé que 464 livres 1/4, au lieu de 493 livres 3/13, et de 496 livres 54/131.
  6. MM. de Souville et de Vialis.
  7. « Les canons fabriqués avec des spirales ont opposé la plus grande résistance à la plus forte charge de poudre et à la manière la plus dangereuse de les charger. Il ne manque à cette méthode, pour être bonne, que d’empêcher qu’il ne se forme des chambres dans ces bouches à feu ; cet inconvénient, il est vrai, m’obligerait à l’abandonner si je n’y parvenais ; mais pourquoi ne pas le tenter ? Beaucoup de personnes ont proposé de faire des canons avec des doublures ou des enveloppes de fer forgé, mais ces doublures et ces enveloppes ont toujours été un assemblage de barres inflexibles que leur forme, leur position et leur raideur rendent inutiles. La spirale n’a pas les mêmes défauts, elle se prête à toutes les formes que prend la matière ; elle s’affaisse avec elle dans le moule : son fer ne perd ni sa ductilité ni son ressort, dans la commotion du tir l’effort est distribué sur toute son étendue. Elle enveloppe presque toute l’épaisseur du canon, et dès lors s’oppose à sa rupture avec une résistance de près de trente mille livres de force. Si la fonte éprouve une plus grande dilatation que le fer, elle résiste avec toute cette force ; si cette dilatation est moindre, la spirale ne reçoit que le mouvement qui lui est communiqué. Ainsi dans l’un et l’autre cas l’effet est le même. L’assemblage des barres, au contraire, ne résiste que par les cercles qui les contiennent. Lorsqu’on en a revêtu l’âme des canons, on n’a pas augmenté la résistance de la fonte, sa tendance à se rompre a été la même, et lorsqu’on a enveloppé son épaisseur, les cercles n’ont pu soutenir également l’effort qui se partage sur tout le développement de la spirale. Les barres d’ailleurs s’opposent aux vibrations des cercles. La spirale que j’ai mise dans un canon de six, foré et éprouvé au calibre de douze, ne pesait que quatre-vingt-trois livres ; elle avait 2 pouces de largeur et 4 lignes d’épaisseur. La distance d’une hélice à l’autre était aussi de 2 pouces ; elle était roulée à chaud sur un mandrin de fer. »
  8. L’outil à langue de carpe perce la fonte de fer avec une vitesse presque double de celle de l’outil à cylindre. Il n’est point nécessaire, avec ce premier outil, de seringuer de l’eau dans la pièce, comme il est d’usage de le faire en employant le second qui s’échauffe beaucoup par son frottement très considérable. L’outil à cylindre serait détrempé en peu de temps sans cette précaution : elle est même souvent insuffisante ; dès que la fonte se trouve plus compacte et plus dure, cet outil ne peut la forer. La limaille sort naturellement avec l’outil à langue de carpe, tandis qu’avec l’outil à cylindre il faut employer continuellement un crochet pour la tirer, ce qui ne peut se faire assez exactement pour qu’il n’en reste pas entre l’outil et la pièce, ce qui la gêne et augmente encore son frottement.

    Il faudrait s’attacher à perfectionner la moulerie. Cette opération est difficile, mais elle n’est pas impossible à quelqu’un d’intelligent. Plusieurs choses sont absolument nécessaires pour y réussir : 1o  des mouleries plus étendues, pour pouvoir y placer plus de chantiers et y faire plus de moules à la fois, afin qu’ils puissent sécher plus lentement ; 2o  une grande fosse pour les recuire de bout, ainsi que cela se pratique pour les canons de cuivre, afin d’éviter que le moule ne soit arqué, et par conséquent le canon ; 3o  un petit chariot à quatre roues fort basses avec des montants assez élevés pour y suspendre le moule recuit, et le transporter de la moulerie à la cuve du fourneau, comme on transporte un lustre : 4o  un juste mélange d’une terre grasse et d’une terre sableuse, tel qu’il le faut pour qu’au recuit le moule ne se fende pas de mille et mille fentes qui rendent le canon défectueux, et surtout pour que cette terre, avec cette qualité de ne pas se fendre, puisse conserver l’avantage de s’écaler (c’est-à-dire de se détacher du canon quand on vient à le nettoyer) : plus la terre est grasse, mieux elle s’écale, et plus elle se fend ; plus elle est maigre ou sableuse, moins elle se fend, mais moins elle s’écale. Il y a des moules de cette terre qui se tiennent si fort attachés au canon, qu’on ne peut avec le marteau et le ciseau en emporter que la plus grosse partie : ces sortes de canons restent encore plus vilains que ceux cicatrisés par les fentes innombrables des moules de terre grasse. Ce mélange de terre est donc très difficile ; il demande beaucoup d’attention, d’expérience, et ce qu’il y a de fâcheux, c’est que les expériences dans ce genre, faites pour de petits calibres, ne concluent rien pour les gros. Il n’est jamais difficile de faire écaler de petits canons avec un mélange sableux. Mais ce même mélange ne peut plus être employé dès que les calibres passent celui de douze ; pour ceux de trente-six surtout, il est très difficile d’attraper le point du mélange.