À travers l’Afrique/Chapitre36

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 520-532).

CHAPITRE XXXVI


Avenir de l’Afrique. — Esclaves et autres objets de commerce. — Routes commerciales. — Exportation croissante du caoutchouc. — Traite de l’homme à l’intérieur de l’Afrique. — Ivoire. — Canne à sucre. — Coton. — Huile de palme. — Café. — Tabac. — Sésame. — Huile de ricin. — Mpafou. — Muscade. — Poivre. — Bois de charpente. — Bois précieux. — Riz. — Froment. — Sorgho. — Maïs. — Caoutchouc. — Copal. — Chanvre. — Dents d’éléphant. — Cuirs. — Cire d’abeille. — Fer. — Houille. — Cuivre. — Or. — Argent. — Cinabre. — Œuvres des Missions. — Entreprises commerciales. — Stations de ravitaillement. — Routes proposées. — Chemins de fer. — Bateaux à vapeur. — Résultats probables. — L’esclavage doit-il continuer ? — Comment y mettre un terme et libérer l’Afrique ?


Il ne me reste plus qu’à dire un mot de l’état présent du commerce en Afrique, des moyens de transport dont il fait usage, et de l’avenir du vaste continent qui nous occupe.

La région du Sahara, celle du Cap, le bassin du Niger, le pays du Somâl, naturellement ne sont pas de mon ressort. Je ne parlerai ici que de la zone fertile où j’ai passé et des différentes voies par lesquelles on peut l’atteindre. Je dirai de quelle manière on peut utiliser ces routes, comment elles peuvent servir au développement des ressources latentes du pays, et donner le moyen d’effacer la souillure que l’odieux trafic de l’homme imprime à notre civilisation trop vantée.

À part le grain et le copal, objets d’un petit commerce restreint au rivage du Zanguebar, l’ivoire, la cire, le caoutchouc et l’esclave sont actuellement, dans la zone en question, les seuls articles exportés des deux côtes.

L’esclave et l’ivoire dominent tellement dans cette exportation, que je n’aurais pas cité les autres produits, si la vente de ces derniers ne prouvait pas qu’il peut y avoir, en Afrique, d’autre commerce profitable que celui de l’homme et des dents d’éléphant.

Les routes que suivent les caravanes pour se rendre aux lieux de production desdits articles, sont aujourd’hui :

1o Celles qui partent des ports de la côte orientale. De Brava au cap Delgado, ces routes sont aux mains des sujets du sultan de Zanzibar ; et du cap Delgado à la baie Délagoa, aux mains des Portugais ;

2o La route du Nil, sur laquelle tant de violences et de cruautés ont accompagné les progrès des traitants, que, d’après le colonel Gordon, « il est impossible à l’explorateur de s’y frayer un chemin autrement que par la force, les indigènes voyant un ennemi dans chaque étranger ». Il est de fait que M. Lucas, après une dépense considérable de temps et d’argent, s’est vu contraint de renoncer au projet qu’il avait formé de se rendre à Nyanngoué par le bassin du Nil ;

3o Les routes qui partent de la côte occidentale. De ces lignes, deux seulement sont suivies par les caravanes des Européens, celles qui passent, l’une à Bihé, l’autre à Cassanngé. Mais ici, le Congo paraît offrir un grand chemin qui conduira aux provinces les plus lointaines du continent ;

4o La route qui, du Natal, gagne les hautes terres des tropiques par les Drakensberg et le Transvaal. Cette ligne a l’avantage de s’ouvrir en territoire britannique et de débuter sur un point salubre de la côte, double considération qui en fera plus tard l’un des grands chemins de l’intérieur.

Le chiffre de l’exportation du caoutchouc qui, pour les ports du Zanzibar, s’élève à quarante mille livres sterling (un million de francs), tandis qu’aux mêmes lieux l’exportation de l’esclave a pu être arrêtée avec le concours loyal du sultan, annonce que des jours meilleurs commencent à poindre pour l’Afrique. Ce fait, qu’un nouvel objet de commerce a été exploité avec avantage, au moment où la suppression de la traite de l’homme produisait dans le négoce du Zanzibar une crise des plus graves, prouve qu’une portion du capital jusqu’alors engagé dans l’exécrable trafic s’est détournée vers une source de profits légitimes.

Aujourd’hui, dans l’Afrique tropicale, tous les transports de marchandises, sans exception, se font à dos d’homme ; le commerce n’a pas d’autre bête de charge que la créature humaine, d’où il résulte qu’une quantité considérable de travail qui pourrait être employée à la culture du sol ou à la récolte des produits naturels, est totalement perdue.

En outre, dans les pays où les dents d’éléphant sont le plus abondantes et le moins chères, les indigènes ne s’engagent pas volontiers en qualité de porteurs, et les traitants sont obligés d’acheter des esclaves pour faire transporter leur ivoire au lieu du marché.

À l’époque où la traite de l’homme était florissante, ces esclaves étaient vendus en arrivant à la côte et augmentaient les bénéfices du marchand ; maintenant qu’ils ne sont plus un article de commerce, il est à craindre que leur vie ne soit encore moins ménagée qu’autrefois par les petits trafiquants de la côte orientale.


Fragment d’un connaissement pour une cargaison d’esclaves de Loanda.

Beaucoup d’Arabes sont assez éclairés pour comprendre que le portage à dos d’homme est le plus précaire et le plus onéreux de tous les moyens de transport ; et ils accepteraient avec joie tout ce qui pourrait le remplacer.

Sur les lignes occupées par les Portugais, principalement sur les routes qui vont du Bihé à l’Ouroua et au Katannga, il se fait un commerce considérable d’esclaves. La plupart de ces capturés — presque tous sont obtenus par la violence et le rapt — ne sont pas menés à la côte, mais en pays cafre, où ils sont échangés pour de l’ivoire. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’une grande partie des travailleurs fournis par les Cafres aux mines de diamant ne proviennent de ces marchés.

Les traitants actuels ne le cèdent en rien à leurs ancêtres, qui inscrivaient leurs esclaves comme ballots de marchandises, et en faisaient baptiser cent d’un bloc par l’évêque de Loanda, pour éviter le droit d’exportation, ils ne le cèdent en rien disons-nous, à ceux d’autrefois pour la manière d’agir envers l’esclave, et pour l’insouciance à l’égard des moyens qui leur procurent cet article de commerce.

Les agents qui vont, dans l’intérieur, chercher la marchandise humaine pour les traitants établis sur la côte, sont généralement eux-mêmes des esclaves ; et comme il arrive toujours, — on le voit dans les basses classes de la civilisation, — les opprimés deviennent les oppresseurs les plus cruels de ceux qui se trouvent à leur merci.

Il n’est pas probable que l’ivoire soit toujours, ni même longtemps encore, le principal objet de l’exportation africaine. Les résultats de la guerre acharnée qu’on fait à l’éléphant sont déjà très sensibles ; en maint endroit où, il y a peu d’années, le noble animal était commun, on ne le rencontre plus que rarement.

En face de l’extinction présumable de la traite de l’ivoire, et en admettant, ce que doit faire tout homme de sens, que le commerce légitime est le véritable moyen d’ouvrir et de civiliser un pays, nous devons chercher quels sont les articles qui pourraient donner lieu à un négoce lucratif, remplaçant la traite de l’ivoire.

Rien de plus facile que cette recherche : le centre de l’Afrique est un pays merveilleux dont les produits égalent en nombre, en diversité, ceux des régions les plus favorisées du globe ; et si l’on employait les habitants de cet heureux pays à l’exploitation de ces richesses minérales et végétales, de grandes fortunes seraient la récompense des pionniers du nouveau commerce.

La première chose à faire serait d’établir des voies de communication. Pendant quelque temps, on manquerait des bras indispensables à la culture du sol, aux travaux des mines, à la création des routes ; mais cette pénurie même ne serait pas sans avantage ; elle ferait sentir aux chefs qu’ils auraient plus de bénéfice à employer leurs sujets dans leur propre pays qu’à les vendre : et l’intérêt qui, aujourd’hui, les pousse à répondre aux demandes des marchands d’esclaves, leur ferait au contraire repousser les offres des traitants.

L’énumération de quelques-uns des produits qui pourraient devenir la base d’un commerce fructueux, donnera une idée de la richesse de cette région.

Dans le règne végétal, nous citerons :

La canne à sucre, qui prospère dans tous les endroits suffisamment humides ;

Le coton, cultivé presque partout et que nous avons trouvé à l’état sauvage dans plusieurs provinces, notamment dans l’Oufipa.

L’élaïs, qui donne l’huile de palme, croît à profusion dans toute la vallée du Loualaba, où il réussit merveilleusement à deux mille six cents pieds au-dessus du niveau de la mer, et en quelques endroits, à trois mille pieds d’altitude. Ce palmier existe également dans l’île de Pemmba, et pourrait être cultivé avec avantage, sans aucun doute, sur la côte orientale.

Le café vient spontanément dans le Karagoué, ainsi qu’à l’ouest de Nyanngoué. Dans la première de ces provinces, la fève, dit-on, est petite ; mais dans le Manyéma elle est aussi grosse que la fève du moka et ressemble beaucoup à cette dernière.

Le tabac, cultivé dans presque toute l’Afrique, est, en différents lieux, d’excellente qualité, surtout dans l’Oudjidji. La feuille en est lisse et soyeuse, comme celle des meilleurs plants de Cuba.

Le sésame prospère sur la côte voisine de Zanzibar, d’où on l’exporte en France par quantités considérables, la meilleure huile d’olive qu’on en fabrique se faisant à Marseille. Nous l’avons trouvé également dans l’Ounyamouési, près du Tanganyika, ainsi que dans l’Ouroua ; et il peut être cultivé dans toutes les provinces.

Le ricin ; deux variétés de cette plante se rencontrent partout, soit cultivées, soit à l’état sauvage.

Le mpafou, grand et bel arbre de haute futaie, dont le fruit semblable à l’olive, contient une huile parfumée, et qui renferme sous son écorce une gomme aromatique, se voit communément depuis le bord occidental du Tanganyika, jusqu’au Lovalé.

Le muscadier, trouvé par nous à côté du Tanganyika (rive orientale), près de la ville de Roussoûna et à Mounza. La noix, très odorante, a le parfum pénétrant.

Le poivre est commun à Nyanngoué : poivre ordinaire, poivre noir. Le piment, gros et petit, se rencontre partout ; et dans le Manyéma et l’Ouroua, il y a un poivre tellement fort que les Arabes, qui mangent le piment à pleine main, n’y goûtent pas. Le fruit en est rouge, de forme ronde et de la grosseur d’une bille d’enfant.

Les bois de charpente et d’industrie, pouvant servir à tous les usages ; bois durs et bois tendres, suffisamment nombreux pour répondre à tous les besoins du pays, et pour devenir l’objet d’une exportation profitable.

Le riz, cultivé avec avantage par les Arabes, sur tous les points où ils sont établis, rapporte, dit-on, cent pour un dans l’Ouroua. Il croît spontanément dans l’Oufipa.

Le froment donne aux Arabes d’abondantes récoltes dans l’Ounyanyemmbé et dans l’Oudjidji ; les traitants essayent de l’introduire à Nyanngoué et paraissent devoir réussir. On le cultiverait, sans aucun doute, avec bénéfice dans les hautes terres de l’Ounyamouési, et, près de la côte occidentale, dans celles du Bihé et du Baïlounda.

Le sorgho, matama ou blé cafre, l’holeus sorghum est cultivé partout et en toute situation. Dans les lieux humides, on ne le sème qu’à la fin de la saison pluvieuse ; dans les endroits secs, au moment où la pluie arrive ; et dans les deux cas, le rendement est énorme.

Le maïs se cultive également dans toute la région. Où la saison humide est longue, on fait souvent trois récoltes en huit mois, dans la même pièce de terre ; le rapport de chacune de ces récoltes est de cent cinquante à deux cents pour un an.

Le caoutchouc, article de tant de valeur, est fourni par des lianes, des arbres, des arbustes qui se rencontrent presque partout.

Le copal, bien qu’à demi fossile, peut être considéré comme un produit végétal. C’est principalement près du Loufidji qu’on le recueille ; on en trouve également, bien qu’en moindre quantité, aux environs de Saadani, de Mbouamadji, et d’autres lieux. L’arbre à copal existe toujours près de la côte ; il se rencontre également au centre même du continent, où des Arabes m’ont affirmé avoir trouvé sa gomme semi-fossile en creusant des citernes.

Le chanvre. Il croît dans l’île d’Oubouari (lac Tanganyika), un chanvre à très longue fibre ; et le liber de beaucoup d’arbres fournit la matière de cordages d’une telle excellence que, pour cet usage, le chanvre est parfaitement remplacé par ses écorces.

Le règne animal donne :

L’ivoire : dents d’éléphant et d’hippopotame ;

Les cuirs de ces animaux et d’autres bêtes sauvages ;

Les peaux de bœuf, que l’on peut tirer en grand nombre du territoire des Masaïs, du pays des Gallas, de l’Ougogo, de l’Ousoukouma, de l’Ougannda, de l’Ouhoumba et d’autres contrées.

La cire est déjà, dans le Lovalé et le Kibokoué, l’objet d’une exportation considérable ; et les abeilles étant communes dans toute l’Afrique, où, en maint endroit, on leur met des ruches pour que le miel soit d’une récolte plus aisée, la cire actuellement perdue, jetée comme chose inutile par les indigènes, deviendrait bientôt la base d’un commerce très important.

Parmi les minéraux :

Le fer tient la première place. Il est ouvré dans la partie nord-ouest de l’Ounyanyemmbé, d’où on l’exporte dans toutes les directions ; les houes de cette province se vendent même sur la côte, où elles sont apportées par les caravanes descendantes.

L’hématite est commune dans tout l’Ounyamouési ; on la trouve dans l’Ouboudjoua, dans l’Ouhiya et dans l’Ouroua, aux environs de Mounza.

Il y a dans le Manyéma, en quantité considérable, un beau minerai noir, minerai spéculaire, qui donne un fer très estimé. Le docteur Livingstone a également trouvé beaucoup de fer à l’ouest du lac Nyassa.

Dans le Kibokoué, le minerai est tiré du lit des cours d’eau, où il se présente sous forme de nodules.

La houille existe sur les rives du Zambèse, le fait est connu depuis assez longtemps. Il y en a dans l’Itahoua ; je l’ai appris dans les environs de Mounza ; j’ai même reçu un échantillon de cette provenance, et je crois avoir vu du charbon de même nature au bord du Tanganyika.

Le cuivre se trouve en quantité considérable au Katannga et jusqu’à une grande distance au couchant de cette province.

L’or se rencontre également au Katannga. Hamed Ibn Hamed m’a montré une calebasse d’une contenance d’une pinte, remplie de grains d’or variant de la grosseur d’une chevrotine à celle du bout de mon petit doigt. Je lui demandai d’où lui venaient ces pépites ; il me répondit qu’elles avaient été trouvées au Katannga, par quelques-uns de ses esclaves qui nettoyaient un puisard et qui les lui avaient apportées, pensant qu’elles pourraient servir de balles. Il n’avait pas cherché à en avoir d’autres, ne croyant pas que d’aussi petits lingots pussent être d’aucun usage.

Les naturels, eux-mêmes, ont connaissance de l’or, qu’ils appellent cuivre blanc ; mais il est si mou, qu’ils ne l’estiment pas et lui préfèrent le cuivre rouge. À Benguéla, j’ai entendu dire qu’on avait trouvé de l’or dans le cuivre apporté du Katannga et qu’une compagnie achetait la totalité de ce cuivre pour en extraire le précieux métal.

L’argent : un homme de l’Ouroua m’a vendu un bracelet d’argent fabriqué dans son district ou dans les environs.

Le cinabre se trouve en grande quantité dans l’Ouroua, près de la capitale de Kassonngo.

Le sel, qui forme un article important du commerce intérieur, est mêlé à certaines parties du terrain, d’où on l’extrait au moyen du lavage dans l’Ougogo, l’Ouvinnza, l’Ouroua ; dans le Manyéma, près de Nyanngoué ; dans l’Oussammbé, près de Kanyoka.

Nous en avons dit suffisamment pour démontrer qu’il y a au centre de l’Afrique des richesses incalculables.

Déjà l’écorce du continent est percée ; les missionnaires établis sur les rives du Nyassa ont prouvé qu’il était possible de transporter un steamer au delà des rapides, et ont fondé un établissement au bord du lac. M. Cotterill s’occupe actuellement d’essais de commerce dans la même direction ; je ne doute pas que ses efforts ne soient couronnés de succès. M. Price, de la Société des missions de Londres, a conduit des bœufs de la côte au Mpouapoua, et les Missions de l’Église et de l’Université continuent de marcher vers l’intérieur.

Toutefois, les efforts des missionnaires ne parviendront pas à supprimer la traite de l’homme, et à ouvrir le pays à la civilisation, à moins qu’ils ne soient complétés par ceux du commerce. Les deux entreprises, au lieu de s’opposer l’une à l’autre, comme il arrive trop souvent, doivent se prêter assistance. Dans tous les endroits où le commerce pourra pénétrer, les missionnaires le suivront ; et sur tous les points où les missionnaires auront prouvé qu’un homme de race blanche peut vivre, il est certain que le commerce s’établira.

Si le projet philanthropique du roi des Belges rencontre l’appui qu’il mérite, bien qu’il n’ait aucun caractère religieux ou commercial, il aidera aussi à l’ouverture du pays.

L’établissement de stations sur un grand chemin qui traverserait le continent, stations où le voyageur, à bout de forces et de ressources, trouverait non seulement un lieu de repos, mais des vivres, des marchandises, un nouvel équipement, des hommes pour continuer sa tâche, permettrait de systématiser les découvertes, au lieu de laisser chaque explorateur chercher sa propre aiguille dans sa propre botte de foin.

Les stations étant fondées, il faudrait nécessairement établir entre elles des moyens réguliers de communication. Le nouvel arrivant pourrait alors se rendre directement au dépôt qui servirait de base à ses opérations, et n’aurait plus à subir les pertes de temps, d’argent et d’énergie que lui impose la traversée d’un pays neuf.

Ces stations pourraient être commandées soit par des Européens, soit par des marchands arabes dont le caractère, d’une honorabilité reconnue, inspirerait toute confiance.

Une chaîne de ces dépôts, espacés d’environ deux cents milles, chaîne partant des deux côtes, pourrait être promptement établie, si l’on avait l’argent nécessaire ; mais les fonds manquent. Il y a beaucoup d’hommes, très capables de se charger d’une expédition, qui n’ont pas le moyen de voyager pour leur propre compte, et qui s’offriraient par centaines, s’ils croyaient à la possibilité de concourir à l’œuvre en question sans exposer leur faible avoir.

Les promoteurs de la mission de Livingstonia parlent d’établir une ligne de stations qui passerait au nord de Nyassa et arriverait à l’extrémité sud du Tanganyika ; ils lanceraient alors des steamers sur ce lac, pour relier la côte orientale aux contrées d’où proviennent la majeure partie des esclaves. Le projet est praticable ; mais on peut se demander s’il n’y aurait pas une autre ligne plus dans la sphère d’action du gouvernement, et où celui-ci pourrait davantage pour la suppression de la traite.

À ce point de vue, je recommanderais l’acquisition d’un port — celui de Mombas, par exemple — que l’on obtiendrait du sultan de Zanzibar, soit par traité, soit par achat, et d’où partirait un chemin de fer se rendant au lac Tanganyika par l’Ounyanyemmbé, avec embranchements sur le Victoria Nyannza, et vers le sud, à travers l’Ougogo. Ce chemin pourrait être construit pour mille livres environ (vingt-cinq mille francs) par mille[1]. Je parle de ce genre de railway dit du pionnier, qui semble le mieux convenir à un pays neuf.

Une pareille ligne serait immédiatement productive ; le commerce d’ivoire, tel qu’il se fait aujourd’hui à Zanzibar, suffirait non seulement à payer les frais, mais donnerait un bénéfice, sans qu’il fût besoin de compter sur l’accroissement du trafic ; et il y a au Zanzibar (dans l’île et sur la côte) une quantité de négociants hindous qui partiraient sur-le-champ pour l’intérieur, s’ils pouvaient s’y rendre sans fatigue.

Il faudrait en même temps établir sur le Zambèse, le Zaïre et le Couenza un service de bateaux à vapeur d’un faible tirant d’eau, marchant vite et pouvant se démonter de manière à être facilement transportables lorsqu’on trouverait des rapides. Un steamer stationnerait sur chaque partie du fleuve. Des dépôts de vivres et de marchandises seraient à former à l’endroit des obstacles ; on y aurait, en outre, des moyens de transport, soit des hommes, soit des charrettes attelées de bœufs ou des tramways.

Par ses affluents, le Congo permettrait à nos marchands et à nos missionnaires de pénétrer dans la plus grande partie des régions actuellement inconnues de l’Afrique.

L’embouchure de cette énorme rivière n’est sous la domination d’aucune puissance européenne. Les principaux traitants qu’on y rencontre sont des Hollandais ; leur fortune dépend aujourd’hui du caprice de quelques-unes des tribus les plus dépravées de la côte, tribus qui, depuis la découverte du Congo, se livrent, en compagnie d’hommes de race blanche plus vils qu’elles-mêmes, à la traite de l’esclave et à la piraterie. Ces Hollandais seraient enchantés de voir le commerce de l’intérieur aux mains d’Européens honnêtes.

À cent dix milles du rivage, se trouvent les chutes d’Yellala, nom qui signifie rapides. C’est, jusqu’à présent, le point le plus éloigné que nous ayons atteint ; il n’a pas été dépassé depuis la malheureuse expédition de 1816, commandée par le capitaine Tuckey, de la marine royale d’Angleterre. Un portage, nullement difficile, et plus tard un tramway, conduirait en amont de ces chutes, et ferait gagner le cours supérieur de ce fleuve que le brave Tuckey dépeint comme « une rivière placide de trois à quatre milles de large ».

Pourquoi laisser dans l’abandon un pareil chemin qui nous mènerait en des contrées d’une richesse infinie ? Pourquoi des steamers, sous pavillon anglais, ne portent-ils pas le trop-plein de nos manufactures à l’Africain nu de ces rives, qui nous donnerait, en échange, les produits les plus précieux de la nature qui l’environne, produits dont maintenant il ignore la valeur et lui sont inutiles.

Les Portugais tiennent les clefs des routes qui partent de Loanda et de Benguéla ; ils ferment ces lignes au commerce étranger et sont moralement complices des marchands d’esclaves, des ravisseurs de femmes et d’enfants. S’ils ouvraient leurs ports, s’ils encourageaient l’emploi des capitaux, la venue d’hommes énergiques, doués d’esprit d’entreprise, leurs provinces d’Angola et de Mozambique pourraient rivaliser avec les dépendances les plus riches, les plus prospères de la Grande-Bretagne ; mais un système prohibitif absurde, soutenu par des fonctionnaires mal rétribués, étouffe le commerce et transforme ces provinces en foyers de corruption.

Beaucoup de Portugais le comprennent et le déplorent, mais se disent impuissants à remédier au mal. De même que l’était le marquis Sa de Bandeira, le vicomte Duprat est plus sage que la majorité de ses compatriotes. Si les conseils de ces hommes éminents, si les avis de l’amiral Andradé, gouverneur général de l’Angola, et ceux de quelques autres pouvaient prévaloir, il y aurait un grand pas de fait vers la civilisation de l’Afrique[2].

Le gouvernement portugais a récemment accordé à une compagnie l’autorisation d’établir des bateaux à vapeur sur le Zambèse ; si le projet s’exécute avec activité, on entendra bientôt parler de ses résultats.

Beaucoup de gens diront peut-être que les droits des chefs indigènes doivent être respectés et que nous n’avons pas à intervenir dans les affaires du pays. Je doute, leur répondrai-je, qu’il y ait au centre de l’Afrique une seule province dont les habitants ne se rallieraient pas avec joie à un gouvernement régulier, différent de celui qu’ils subissent. Les chefs n’ont pas d’autre règle que leurs caprices, d’autres lois que des coutumes barbares ; au moindre signe d’un despote en état d’ivresse, la mort ou la mutilation est infligée à de nombreuses victimes.

Les nègres prennent volontiers pour séjour les lieux où ils sont relativement en sûreté contre les razzias incessantes de leurs ennemis. Ainsi, la résidence d’un traitant devient souvent le noyau d’une agglomération considérable d’indigènes. Ceux-ci, ayant secoué le joug de leurs propres chefs, tombent bientôt sous la domination des étrangers ; et dans les projets qui auront pour but de créer, au centre de l’Afrique, des établissements soit religieux, scientifiques ou commerciaux, on ne devra pas oublier que les directeurs de ces établissements auront bientôt à remplir les fonctions de magistrats.

Si les grandes voies fluviales du Congo et du Zambèse sont utilisées par le commerce, elles devront être placées sous le contrôle de puissantes compagnies ayant, comme autrefois la Compagnie des Indes, le droit de nommer des fonctionnaires civils et militaires. Ou bien des consuls devront être envoyés dans chaque district, à mesure que le pays s’ouvrira, afin d’assurer aux indigènes, non moins qu’aux arrivants, la loyauté des transactions.

Il suffit de jeter un coup d’œil sur la carte pour voir les ramifications extraordinaires des deux systèmes jumeaux du Zaïre et du Zambèse, et pour comprendre combien l’arrivage des produits, transportés actuellement à dos d’homme, serait facilité par des flottilles établies sur ces rivières ; combien on réduirait la distance en conduisant les richesses de l’intérieur à la côte par ces grands fleuves, au lieu d’avoir à leur faire traverser par caravanes les douze ou quinze cents lieues de la vallée du Nil.

Les progrès du commerce et de la civilisation par la voie du sud peuvent être abandonnés à eux-mêmes. Chaque année, les marchands venant du midi pour faire la traite de l’ivoire pénètrent plus loin vers le nord ; les Portugais du Bihé les rencontrent maintenant dans le pays de Djenndjé ; et avant qu’il soit longtemps, les terres fertiles et salubres des rives du Zambèse seront colonisées par des Anglo-Saxons.

La question qui actuellement se pose au monde civilisé est celle-ci : doit-on permettre au commerce d’esclaves qui en Afrique cause, au minimum, une perte annuelle de plus de cinq cent mille existences, doit-on permettre à l’odieux trafic de continuer ?

Il n’est pas un être digne du nom d’homme qui ne réponde négativement.

Espérons que l’Angleterre, qui jusqu’ici a été au premier rang parmi les défenseurs des malheureux esclaves, voudra conserver cette position.

Que les gens qui cherchent un emploi à leurs capitaux inactifs se réunissent pour ouvrir le pays au commerce.

Que ceux qui s’intéressent aux recherches scientifiques se rallient au projet du roi des Belges, projet de systématiser l’exploration africaine.

Que ceux qui désirent l’extinction de la traite des noirs se lèvent, et par leur parole, leur bourse, leur énergie, viennent en aide aux individus à qui cette entreprise peut être confiée.

Que les personnes qui s’occupent des missionnaires secondent de tous leurs efforts ceux qui travaillent en Afrique, et leur envoient de dignes associés, prêts à vouer leur existence à la tâche qu’ils entreprennent.

Ce n’est pas par des discours ni par des écrits que l’Afrique peut être régénérée, mais par des actes. Que chacun de ceux qui croient pouvoir y prêter la main le fasse donc. Tout le monde ne peut pas voyager, devenir apôtre ou négociant ; mais chacun peut donner une cordiale assistance aux hommes que le dévouement ou la vocation mène dans les lieux inconnus.

Toutefois, je recommanderai à tous ceux que la question concerne, de ne pas s’illusionner. Beaucoup de noms seront ajoutés au martyrologe de la cause africaine ; beaucoup de souffrances devront être subies sans plaintes, beaucoup d’années de pénible labeur acceptées sans faiblesse, avant que l’Afrique soit vraiment libre et heureuse.

Je suis fermement convaincu que l’ouverture de voies de communication convenables réduira de beaucoup la traite de chair humaine, et que le développement du commerce légitime anéantira le trafic maudit ; mais je ne suis nullement certain de la rapide extinction de l’esclavage domestique. Il est si profondément ancré dans l’esprit des Africains, que nous devrons, j’en ai bien peur, nous contenter de commencer la tâche et laisser à nos descendants le soin de la compléter.

Quant à l’éducation des indigènes, il faudra n’y pourvoir que graduellement et ne pas tenter d’imposer les coutumes et les manières européennes à des peuplades qui, aujourd’hui, ne sont pas aptes à les recevoir.

Notre civilisation, qu’on ne l’oublie pas, est le fruit de siècles nombreux ; vouloir que l’Africain y arrive en une ou deux décades serait absurde. Le système de culture forcée, si souvent essayé en pareil cas, ne donne aux peuples enfants qu’un vernis de fausse civilisation, et ne fait, chez le plus grand nombre, qu’ajouter aux vices de l’état primitif, ceux qui appartiennent aux couches les plus basses de la lie de nos sociétés.

Travaillons donc avec mesure, bien qu’avec énergie, surtout avec persévérance. Ne reculons pas devant l’obstacle ; ne nous laissons pas décourager par le mauvais vouloir, abattre par l’échec ; si nous rencontrons l’un ou l’autre, cherchons le remède, redoublons d’effort ; et avec le temps, Dieu bénissant notre œuvre, l’Afrique sera libre et pourra être heureuse.


FIN.
  1. 1 609 mètres.
  2. Ces avis sont près de triompher ; on écrit de Lisbonne, à la date du 28 octobre : « La commission chargée par le gouvernement de réformer les tarifs des douanes des Indes portugaises, a décidé d’autoriser le libre cabotage des navires étrangers sur la côte de Guinée. » (Note du traducteur.)