À travers l’Afrique/Chapitre21

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 295-310).

CHAPITRE XXI


Camp de Tipo-Tipo. — Visite de Kassonngo. — Gens envoyés au Lomâmi. — Je deviens armurier, rebouteur, fabricant de savon. — Kassonngo chez lui. — Informations touchant le lac Sânnkorra. — Route fermée. — Motif pour ne pas employer la force. — Trois guides. — Esclaves du Manyéma. — Augmentation du nombre des esclaves au centre de l’Afrique. — Fourmis considérées comme friandise. — Manière de les prendre. — Départ de chez Tipo. — Vallées des affluents du Lomâmi. — Village de Kifouma. — Une case élégante. — Générosité et gratitude. — En conflit avec le guide. — Hostilités. — Boxeur contre archer. — Paix conclue. — Pays dévasté. — Kassennghé. — Foule assistant à mes repas. — Kouaroumba.


L’établissement de Tipo, situé sur une éminence et fort bien distribué, mais n’étant que provisoire, n’offrait pas de ces vastes habitations que j’avais rencontrées dans les autres factoreries. Néanmoins les traitants y avaient de bonnes demeures, et l’on m’en donna une très confortable, composée de deux petites pièces et une salle de bain. J’eus en outre des hangars pour mes serviteurs et pour ma cuisine.

Avant de nous préparer à traverser le Lomâmi, nous avions à recevoir la visite de Kassonngo, le chef du district, qui s’était fait annoncer pour le surlendemain. Ce jour-là, dès le matin, Tipo-Tipo, ses chefs de bande, les gens de Nyanngoué et moi nous nous mîmes en aussi grande tenue que possible, — j’avoue que la mienne avait peu du costume de gala, — et à huit heures nous nous rendîmes à une grande halle, vaste hangar, qui servait de salle de réunion.

Immédiatement arriva un homme de Kassonngo, un maître des cérémonies, qui avait à la main une grande canne sculptée, comme insigne de sa charge. Ce fut le signal du rassemblement des porteurs et des esclaves, ainsi que des habitants des villages voisins, qui se pressèrent en foule pour voir le spectacle.

Le maître des cérémonies repoussa les curieux de manière à laisser une distance respectueuse entre la vile multitude et la salle de réception ; puis les chefs de village arrivèrent, tous suivis de porte-boucliers et d’hommes armés de lances, ceux-ci plus ou moins nombreux, selon le rang du personnage. Quelques hauts dignitaires, pénétrés de leur grandeur, étaient accompagnés de tambours.

Chaque nouvel arrivant fut conduit à l’entrée de la halle, où nous étions assis les Arabes et moi ; son nom et son titre étaient alors proclamés par le maître des cérémonies, qui lui désignait ensuite la place qu’il devait occuper, afin d’être prêt à saluer Kassonngo.


Kassonngo.

Au bout de quelque temps employé de la sorte, une vive tambourinade, mêlée à des cris retentissants, annoncèrent l’approche du chef. En tête du cortège apparurent alors une demi-douzaine de tambours ; derrière eux étaient trente ou quarante hommes armés de lances, suivis de six femmes portant des boucliers ; puis Kassonngo accompagné de ses frères, de l’aîné de ses fils, de deux de ses filles et de quelques fonctionnaires ; enfin des lances, des tambours et marimebas.

Arrivé à l’entrée de la halle, le cortège forma un cercle, et Kassonngo, en grand costume, exécuta une sorte de gigue avec ses deux filles. Il était coiffé d’un mouchoir crasseux, habillé d’une jaquette et d’un jupon de drap jaune et rouge, ornés de fourrure de singe, costume que lui avait fait l’un des hommes de Tipo.


Tambour.

Bouclier.

Le ballet terminé — il avait duré à peu près un quart d’heure — Kassonngo entra dans la salle. J’eus avec lui un long entretien, dans lequel je lui exprimai le désir que j’avais de traverser le Lomâmi, pour atteindre le Sânnkorra. Je savais, lui dis-je, que la route présentait peu de difficultés, et que, au bord du lac, je rencontrerais des gens qui possédaient de grands bateaux ; mais que pour traverser le territoire qui s’étendait sur la rive gauche du Lomâmi, il me fallait obtenir la permission du chef.

Kassonngo m’offrit tout d’abord d’aller personnellement traiter l’affaire ; mais plus tard, pensant qu’il était trop vieux pour se mettre en voyage, il décida qu’il enverrait avec moi quelques-uns de ses gens qui parleraient en son nom, et m’obtiendraient la permission voulue.

Il me questionna longuement sur ma nationalité, sur ce qui m’amenait chez lui, etc. Je répondis que c’était d’Angleterre que venaient l’étoffe et les autres objets apportés par les Arabes ; que j’avais pour but de visiter les peuples qui achetaient ces articles, afin de pouvoir dire à mon Sultan ce dont ils avaient besoin, pour que le commerce pût se développer, au grand bénéfice des deux pays.

Après le départ du chef, départ qui eut lieu avec le même cérémonial que l’arrivée, je demandai à Tipo de me prêter quelques-uns de ses gens qui se joindraient aux miens pour accompagner les hommes de Kassonngo au Lomâmi ; cela me fut accordé.

Le lendemain, la bande se mettait en marche, et je m’installais de manière à prendre quelques jours de repos.

Je n’en fus pas moins très occupé pendant ce temps-là. Tous les mousquets dont les batteries étaient brisées me furent apportés pour que je les remisse en état ; tous les gens qui avaient la fièvre ou la dysenterie m’appelèrent en consultation. J’eus même à pratiquer une opération chirurgicale sur un homme qui, en chassant avec des lingots de cuivre, s’était mis toute la charge dans la main. L’extraction des lingots ayant été faite, j’appliquai des attelles aux doigts fracturés, je recouvris tout l’appareil d’huile phéniquée, et à mon départ je laissai le malheureux en bonne voie de guérison.

Non contents de m’avoir fait armurier, médecin, chirurgien, ils me prièrent de leur fabriquer du savon, ayant entendu dire que les Anglais employaient l’huile de palme à cet usage. N’ayant pas de confiance dans le résultat, je ne me souciais pas de me livrer à cette entreprise ; mais ils me harcelèrent tellement que je finis par consentir ; et en me donnant beaucoup de peine, je réussis à leur faire une espèce de savon mou, me servant pour cela d’huile de palme et d’une lessive faite avec des tiges de maïs.

Deux jours après, j’allai rendre à Kassonngo la visite qu’il nous avait faite ; je le trouvai assis sur la place de son village : une pelouse entourée de logis confortables et de bonne grandeur. Le vieux chef était vêtu simplement d’étoffe d’herbe faite par ses femmes ; il était propre et avait l’air beaucoup plus respectable que dans sa toilette de cérémonie.

Parmi son entourage se trouvaient des individus qui arrivaient du lac Sânnkorra ; ils me dirent que des marchands y étaient venus à une époque récente ; et en témoignage de la vérité de leurs paroles, ils me montrèrent de l’étoffe neuve et des perles qu’ils avaient achetées là-bas, étoffe et rassade complètement différentes de celles qu’on apporte de Zanzibar.

Une autre preuve, peu agréable pour moi, était la dépréciation des cauris, due à la grande quantité de ces coquilles répandues dans la province par les traitants venus au lac, traitants qui, disait-on, portaient des chapeaux, des pantalons et avaient de grands canots où deux arbres (deux mâts) étaient plantés.

Sur ces entrefaites, mes hommes revinrent du Lomâmi ; la réponse qu’ils rapportaient fit évanouir l’espoir que j’avais eu d’atteindre aisément le lac mystérieux. « Jamais aucun étranger ayant des fusils, avait dit le chef, n’avait mis le pied sur son territoire, et pas un seul n’entrerait chez lui avec des armes, qu’en s’ouvrant un chemin par la force. »

J’aurais certainement obtenu de Tipo, et des marchands de Nyanngoué, assez d’hommes pour me frayer la route, les armes à la main ; mais il était de mon devoir de ne pas exposer une seule vie pour cet objet. Le mérite d’une découverte quelconque aurait été irréparablement terni si une goutte de sang indigène eût été répandue, en dehors du cas de légitime défense.

La voie directe m’étant fermée, je demandai s’il n’était pas possible de gagner le Sânnkorra par un détour. Tipo avait entendu dire que des Portugais étaient venus jusqu’aux environs de la capitale de l’Ouroua, située à une trentaine de jours de marche, à notre sud-ouest. Comme preuve du fait, il me montra un habit militaire acheté à un indigène, qui disait l’avoir reçu d’un homme blanc trouvé en compagnie de Kassonngo, chef de ladite province.

Après en avoir longuement parlé avec mon hôte, après avoir soigneusement pesé le pour et le contre, je résolus de me rendre dans l’Ouroua, d’y chercher les hommes blancs, que je présumais être venus du lac, puis de gagner le Sânnkorra, en me dirigeant à l’ouest du territoire que l’on m’avait interdit.

Lorsque j’eus pris cette décision, Tipo m’offrit les services de trois guides vouaroua qui étaient venus du sud avec lui. C’était d’abord Mona Kassannga, fils d’un chef de village des rives du lac Kohouammba, et qui lui-même occupait de hautes fonctions dans son pays ; ensuite Mou Nchkoulla, un des notables de Mou kalommbo ; enfin Konngoué, sans position particulière.

Le montant du salaire et des relations fut arrêté, et, suivant la coutume, payé d’avance à Mona Kassannga, l’homme important du groupe.

J’eus par ces guides des informations relatives à trois lacs peu éloignés de l’établissement : l’Iki, le Mohrya, qui renfermait, disait-on, des cases bâties sur pilotis, et le Kassali, où il y avait des îles flottantes.

Ces renseignements furent d’abord pour moi à peu près lettre morte, mes guides n’ayant qu’une connaissance fort incomplète du Kisouahili ; mais plus tard je les trouvai d’une grande valeur.

Outre ces guides indigènes, Tipo me donna un de ses chefs de bande qui avait l’ordre de m’accompagner pendant dix jours.


Guides.

Le seul mauvais côté de l’établissement de mon hôte, mais côté bien sombre, était la quantité d’hommes enchaînés et la fourche au cou que mes yeux rencontraient à chaque détour, Ces malheureux, toutefois, étaient bien nourris, et, à part leur esclavage, ils n’avaient pas la vie dure.

Tipo-Tipo et beaucoup d’Arabes m’ont assuré qu’ils seraient heureux de trouver un autre genre de transport que le portage à dos d’homme ; mais ne regardant pas en principe le commerce des noirs comme un péché, ils emploient le seul moyen qu’ils connaissent, c’est-à-dire l’esclave.

Très peu de Manyémas sont exportés comme objets de vente ; on les garde pour emplir les harems, pour cultiver les fermes qui entourent les établissements, ou pour servir de porteurs. Quand elle arrive au Tanganyika, la bande composée de captifs du Manyéma est diminuée de moitié : cinquante sur cent ont pris la fuite. La plupart de ceux qui restent sont vendus dans l’Oudjidji et dans l’Ounyanyemmbé ; de telle sorte que bien peu atteignent la côte.


Village de Manyéma.

Néanmoins les captures se multiplient par suite du grand nombre de traitants qui s’établissent dans l’intérieur, et qui croient ajouter à leur dignité en possédant beaucoup d’esclaves.

Je quittai l’établissement de Tipo-Tipo le 12 septembre, après la somme d’ennuis habituels — porteurs se cachant ou se disant trop faibles pour se charger de leurs ballots — et à la fin de l’étape il me fallut envoyer chercher les hommes et les bagages qui étaient restés en arrière.

Dans la nuit, deux de mes gens prirent la fuite ; mais ayant assez de monde pour porter la cargaison, je partis sans eux, ne découvrant que plus tard qu’ils m’avaient emporté une caisse de cartouches Snider. Ils avaient été poussés à ce vol par Saïd Mézroui, qui, de son côté, avais laissé par hasard à Nyanngoué un raïfle que je lui avais prêté quelque temps avant.

Pendant quelques jours, la route nous fit traverser un pays populeux, croiser de grands villages bien bâtis, dont les cases très propres, alignées sur plusieurs rangs, formaient de longues rues où des arbres à étoffe s’élevaient des deux côtés. Toutes ces rues, orientées de même, couraient de l’est à l’ouest ; je n’ai jamais pu savoir pourquoi[1].

En général, on paraissait bien disposé à notre égard ; les chefs nous apportaient du grain, ou des termites boucanés que les indigènes mangent avec leur épaisse bouillie, pour suppléer au manque de viande, celle-ci étant rare dans la contrée.

Ces termites sont recueillis d’une façon ingénieuse : une légère charpente faite avec des roseaux ou des brindilles est établie au-dessus de la fourmilière et couverte de feuilles habilement réunies au moyen de leurs côtes médianes, accrochées l’une à l’autre[2]. On laisse une très petite ouverture au sommet du toit, et l’on creuse au-dessous une fosse circulaire d’un pied de diamètre et de deux pieds de profondeur.

Quand les fourmis ailées sortent de leur demeure, au moment de l’émigration, elles se dirigent vers l’ouverture, s’y pressent, retombent dans la fosse où elles perdent leurs ailes et d’où elles ne peuvent plus sortir. Le lendemain matin, elles sont recueillies par les indigènes, qui les font sécher au-dessus d’un feu lent pour les conserver[3].

Dans tout le pays, l’élaïs est commun, et, parfois, d’une abondance extraordinaire.


Ville de termites.

Chaque jour, après deux ou trois heures de marche, l’homme de Tipo déclarait que la station suivante était beaucoup trop loin pour qu’on pût l’atteindre avant une heure tardive, bref qu’il fallait dresser le camp où l’on était alors. On lui avait simplement donné l’ordre de m’accompagner pendant dix jours, sans désignation d’un lieu quelconque ; et il avait intérêt à faire des étapes aussi brèves que possible.

Tous les affluents du Lomâmi, affluents dont le pays est entrecoupé, se sont creusé, dans le plateau presque horizontal que nous traversions, des vallées étroites, ombragées par des arbres énormes. Les sombres profondeurs de ces gorges renferment les plus jolies mousses, les plus charmantes fougères qu’on puisse imaginer.

Parfois l’un des flancs de la vallée, rapide et nu comme une falaise, montrait la formation du terrain : au sommet, une couche d’humus peu profonde sur un lit de sable d’environ quatorze pieds d’épaisseur ; puis un banc de cailloux roulé de quartz et de granit, d’une puissance de cinquante à soixante-dix pieds, reposant sur le granit massif. Ça et là, le banc de galets était divisé par une tranche de grès tendre et jaunâtre de dix pieds d’épaisseur ; et à l’exception de la roche granitique, qui formait une ligne irrégulière, toutes les strates étaient horizontales.

L’homme de Tipo-Tipo nous avait quittés depuis deux jours, quand nous atteignîmes le village de Kifouma. À notre approche, tous les habitants avaient pris la fuite ; mais l’évidence de nos intentions pacifiques en ramena bientôt quelques-uns.

Le chef vint à moi, et alla jusqu’à m’offrir sa demeure : une case élégante, d’une propreté admirable. C’était une maisonnette de dix pieds carrés ; un lit, fait avec des éclats de pétiole de raphia, y tenait une grande place.


Demeure du chef de Kifouma.

La maison avait deux portes, toutes les deux, surtout celle de la façade, étaient des échantillons de menuiserie d’une facture surprenante : chacune à deux battants montés sur pivots et se rejoignant par deux feuillures d’une excellente exécution. Des sculptures, lisérées de rouge, de blanc et de noir, décoraient la porte principale qui, pour montants, avait des colonnettes également sculptées.

Le parquet, formé d’argile battue, et poli jusqu’à être glissant, était élevé de dix-huit pouces au-dessus du sol. Les murs avaient sept pieds de haut ; ils étaient en boiserie avec colombage, c’est-à-dire faits avec des perches, mises à un pied de distance, et ayant entre elles de fortes plaques de bois maintenues par des lattes.

La toiture, un dôme à sommet conique, n’avait pas moins de vingt pieds d’élévation à l’intérieur, où les baguettes flexibles, dont se composait la charpente, allaient s’implanter, au faîte, dans les mortaises d’une plaque de bois ronde, peinte en noir et blanc et décorée de sculptures. Deux ou trois rangs de baguettes horizontales reliaient toutes les solives et consolidaient l’ensemble. Sur cette carcasse, de grandes herbes fines avaient été placées horizontalement, en couche parfaitement unie ; enfin un chaume, d’environ deux pieds d’épaisseur, recouvrait le tout et descendait jusqu’à terre. Ce chaume, également très lisse, était disposé au-dessus de chaque entrée, de manière à former un porche.

Dans la nuit, un raïfle et un sac de cartouches me furent volés. J’en parlai au chef ; il déclara ne rien savoir de l’affaire et me supplia de ne pas détruire son village à cause de ce vol. Je n’en avais nullement l’intention, je m’empressai de le lui dire. Il ne pouvait pas croire à tant d’indulgence ; et quand il vit que je partais sans avoir rien pris ni brûlé, sa joie ne connut plus de bornes. Pour me témoigner sa gratitude, il vint me trouver à la station suivante avec des chèvres dont il me fit présent. Je n’acceptai qu’une de ces bêtes, et lui donnai quelque chose en retour ; alors il s’agenouilla, et se couvrit de fange en signe de reconnaissance.

« Les Anglais, lui dis-je, ne punissent pas indistinctement. Chez eux, l’innocent ne paye pas pour le coupable. Si le voleur avait été découvert, je me serais contenté de lui reprendre le raïfle et les cartouches et de le faire fouetter d’importance. » Le pauvre chef n’avait jamais entendu parler d’une telle miséricorde. Les habitants du pays, me dit-il, ne connaissent pas d’autres étrangers que ceux qui viennent faire commerce d’hommes ; ceux-là saisissent tous les prétextes de guerre, afin de piller les villages et de se procurer des esclaves ; c’était pour cela que ses sujets avaient fui à notre approche.

Nous suivîmes encore le Lomâmi pendant quelque temps ; puis mon guide douta du chemin et s’efforça de tourner à l’est.

Un jour, après beaucoup d’ennuis, la route ayant été déclarée perdue et retrouvée trois fois en une heure, ma patience fut tellement à bout que je résolus d’aller droit au but, sans m’inquiéter de ce qu’en penseraient les guides.

D’abord personne ne me suivit. J’avançai, toujours seul ; puis je m’arrêtai pour voir la tournure que prendraient les choses ; et m’asseyant, je fumai tranquillement ma pipe. Quatre de mes hommes vinrent bientôt me dire que je prenais le mauvais chemin ; je répondis que le bon chemin était celui qui allait dans la direction que je voulais suivre. Ils me quittèrent, et je continuai ma route.

Vint ensuite Bombay, qui essaya de m’effrayer en déclarant que tous mes hommes m’abandonneraient si je persistais dans la voie que j’avais prise. « Et où iront-ils, vieux fou ? » lui demandai-je. Il insista pour me faire retourner, disant qu’il fallait suivre les Kiranngosis. Je refusai net. Au bout de quelque temps, je vis arriver toute la bande ; et le soir nous atteignîmes un village situé au bord du Loukadzé, qui est un bras du Lomâmi.

Les guides affirmèrent alors que nous étions dans une impasse formée par un détour de la rivière, et qu’il nous faudrait rebrousser chemin. Envoyés à la découverte, ils rapportèrent que le sentier n’aboutissait qu’à un abreuvoir, ce qui confirmait leur premier dire. Le rapport sonnait tellement faux que je n’en tins aucun compte ; et vingt minutes de marche nous conduisirent, par ledit sentier, à une pêcherie, qui formait un excellent pont.

Nous couchâmes près de la berge. Le lendemain, comme nous venions de passer la rivière, j’aperçus des indigènes qui allaient et venaient dans les grandes herbes. Tout ce que je pus faire pour les décider à venir près de moi fut inutile. Peu de temps après, j’étais en avant avec deux ou trois de mes hommes ; nous cherchions la route quand des flèches, parties d’une jungle étroite, vinrent nous surprendre d’une façon désagréable. L’une d’elles m’effleura l’épaule ; je découvris derrière un arbre celui qui me l’avait adressée, et me mis à sa poursuite.

Favorisé par le sort, j’atteignis mon homme, qui, en fuyant, avait fait un faux pas, suivi d’une chute. Avant qu’il fût debout, je lui administrai la plus belle volée de coups de poing qu’il eût jamais reçue ; je lui brisai son arc et ses flèches ; puis lui montrant ses camarades, groupés à une certaine distance, je l’aidai considérablement à les rejoindre par une forte propulsion à l’arrière.

En face de nous, un corps nombreux d’indigènes occupait la route et semblait disposé à l’attaque ; mais je fis des signes d’amitié, j’offris des perles ; et, après quelque hésitation, la bande vint à moi d’un air bienveillant, puis nous conduisit à Kassenghé. C’était là que résidait le chef, auquel un de nos conducteurs nous présenta, en exécutant avec les autres une sorte de danse guerrière.

J’appris alors que, un peu en aval du point où nous nous trouvions, le Loukadzé rejoignait le Lomâmé, dont il n’était qu’une branche, d’où il résultait que nous étions dans une île.

Le village de Kouarammba, qui nous avait été désigné comme l’une de nos stations, était voisin ; si donc j’avais écouté Mona Kassannga, mon premier Kiranngosi, j’aurais fait fausse route.

Non content des ennuis qu’il m’avait causés pendant la marche, ce précieux personnage commença à prendre des airs d’autorité, et, le lendemain, il refusa de partir sous prétexte que lui et sa femme avaient besoin de repos. À mes observations, il répondit qu’étant le fils d’un chef, il était habitué à faire ce qu’il voulait ; quand il voyageait avec les Arabes, on s’arrêtait chaque fois que tel était son désir.

Sa qualité d’interprète me mettant sous sa dépendance, je fus obligé de souscrire à sa demande ; et le jour suivant, étant pris de la fièvre, je ne fus pas fâché de rester tranquille.

Remis en marche, nous retraversâmes le Loukadzé sur un pont de même nature que le précédent ; puis une longue étape nous conduisit à un village populeux. Les habitants n’avaient jamais vu d’homme à peau blanche ; ils se rassemblèrent en foule autour de moi, ouvrant de grands yeux et exprimant sans réserve tout ce que leur suggérait mon extérieur, mes manières, ma façon de manger, etc. Dans le cercle qui assista à mon souper, il devait y avoir plus de cinq cents personnes ; beaucoup de leurs observations furent sans doute peu flatteuses ; mais ignorant la langue du pays, je ne ressentis nul embarras de cette libre critique.

Le lendemain nous atteignîmes la résidence de Kouaroumba, l’un des grands vassaux du monarque de l’Ouroua ; et comme il n’était permis à aucun étranger de passer la nuit près du chef, nous allâmes nous établir dans le vallon boisé qui se trouvait juste au delà du village.


Passage du Loukadzé.

Kouaroumba vint dans l’après-midi me faire une visite ; il me parut être un vieil ivrogne crasseux, dépourvu de sens. Je ne pus obtenir de lui aucune information ; mais j’appris de quelques-uns des hommes de sa suite, que des gens qui avaient des fusils et des parasols, et qu’on appelait Vouasoungou[4], bien qu’ils n’eussent pas la peau blanche, s’étaient battus, deux mois avant, à peu de distance du village. Ces Vouasoungou étaient ensuite retournés près du grand chef de l’Ouroua, dans les États duquel nous venions d’entrer.

En sortant de chez Kouaroumba, je m’aperçus de l’insistance que mettait notre guide à vouloir nous conduire au levant, sans que je pusse m’expliquer pourquoi. Je repris la ligne que je voulais suivre ; et après avoir passé la nuit dans la jungle, nous arrivâmes à un grand village appelé Kammhouahoué, dont les habitants étaient vêtus, tatoués et coiffés comme les Vouagouhha.

Bien que nous fussions campés en dehors du village, les femmes et les enfants nous apportèrent des vivres tout le long du jour. Les hommes vinrent aussi, mais simplement pour causer avec nous. En jasant, l’un d’eux offrit de me conduire à la capitale de l’Ouroua, qui, disait-il, n’était pas à plus de trois ou quatre jours de marche.

Tout semblait être couleur de rose, et je rentrai dans ma tente avec le doux espoir de faire le lendemain une longue étape en route directe ; mais toutes mes espérances devaient être trompées.

  1. C’est afin qu’elles soient promptement séchées par le soleil. Voyez, pour plus de détails sur ces villages, le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 139. Paris, Hachette, 1876. (Note du traducteur.)
  2. Voyez pour ce genre de couverture, qui est également celui des maisons, le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 35. (Note du traducteur.)
  3. Voyez dans le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 33, les détails et la gravure qui se rapportent à cette récolte des termites. (Note du traducteur.)
  4. Pluriel de Msoungou, mot du langage de la côte, qui sur toute la ligne des caravanes, à partir du Sahouahil, désigne un homme blanc, de race européenne. D’après Burton, ce mot est synonyme de savant : Ousoungou, pays du savoir, pays des blancs ; Vouasoungou, gens du pays de la science. (Note du traducteur.)