À travers l’Afrique/Chapitre20

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 279-294).

CHAPITRE XX


Nyanngoué. — Mouinyi Dagâmmbé. — Indolence. — Marchés. — Le sexe faible. — Seigneurs et maîtres. — Difficulté d’obtenir des canots. — Opinion des indigènes sur l’homme blanc. — Intelligence commerciale d’un Manyéma. — Un vieil imposteur. — Manque de guides. — Combat sur la route. — L’Oulegga. — Le Loualaba et le Nil. — Le lac Sânnkorra. — Tipo-Tipo. — Traversée du Loualaba. — Séjour de la fièvre. — Pêcherie servant de passerelle. — Muscadiers. — Roussoûna. — Conflit avec les indigènes. — Épouses de Roussoûna. — Curiosité féminine. — Visite d’un chef. — Résidence privée de Roussoûna.


En choisissant Nyanngoué pour siège d’un établissement fixe au bord du Loualaba, les traitants de Zanzibar ont été bien inspirés. Deux villages, bâtis sur deux éminences de la rive droite, composent la station. Entre les deux collines est une petite vallée qu’arrose un ruisseau marécageux et qui offre d’excellents terrains pour la culture du riz. Par suite de son élévation, l’établissement est préservé de la fièvre, tandis qu’en face, la rive gauche, plate et basse, est inondée par les débordements du fleuve qui laissent derrière eux des eaux stagnantes, foyer de maladies pestilentielles. Nulle part le marécage n’a plus de malignité ; cependant les Vouaghénya habitent ce lieu insalubre sans paraître en souffrir aucunement.

Des deux villages, celui du couchant, quand nous y arrivâmes, était entièrement occupé par des Vouamrima de Bagamoyo et de ses environs. Ces gens avaient pour chef Mouinyi Dagâmmbé, qui, se trouvant là un bien plus grand sire qu’il n’aurait jamais pu l’être dans son pays natal, avait renoncé à toute idée de retour et donné tous ses soins à la création d’un harem. Il y avait réuni trois cents femmes ; et les triste effets de cette réunion, joints à sa passion pour la bière et pour le chanvre, qu’il fumait au lieu de tabac, se manifestaient clairement par sa marche rapide vers l’idiotie.

La partie orientale, où j’avais établi mon camp, était la demeure de Vouasouahili[1] et d’Arabes ; mais à cette époque, Habeb-Ibn-Sélim, dit Tanganyika, y était seul ; les autres étaient en course et avaient laissé leurs factoreries sous la garde d’esclaves de confiance.

Tanganyika me montra la maison qu’il avait prêtée à Livingstone. Pour y établir le docteur, il en avait chassé une de ses femmes, à qui cette maison appartenait.


Nyanngoué.

Ceux de mes hommes qui avaient continué à suivre la route, arrivèrent deux jours après moi. Je m’occupai immédiatement d’avoir des canots ; je voulais descendre le Loualaba, essayer de le reconnaître jusqu’à la mer. Saïd Mézroui, qui, à ce sujet, m’avait fait de grandes promesses appuyées, disait-il, sur ses relations avec les chefs, était sans influence aucune. Le sachant bien, il se contentait de demander sans cesse des grains de verre, que je lui refusais avec non moins de persistance, et que, malgré ma défense positive, Bombay et Bilâl lui donnèrent jusqu’au moment où, ayant découvert la fraude, j’enfermai ma verroterie dans le magasin d’un Arabe.

Tanganyika se mit complètement à ma disposition ; mais Dagâmmbé, me dit-il, était regardé par les indigènes comme le chef de l’établissement, et je ne pouvais rien sans lui. Malheureusement, c’était un de ces hommes qui ne comprennent pas que l’on puisse être pressé. Comme je n’étais arrivé que depuis quelques jours, il pensait que je ne devais pas songer à mes canots avant un mois et plus. D’autres notables exprimèrent le désir de m’être utiles, mais plus tard : « Lentement, lentement, me disaient ces prudents personnages ; demain sera aussi bon qu’aujourd’hui ; » et aucune de mes démarches n’aboutissait.

De grands marchés se tenaient tous les deux jours dans l’un ou l’autre des deux quartiers de la station. Les chefs du voisinage et les propriétaires de canots ne manquaient pas ces assemblées, ce qui m’avait donné l’espoir de trouver ce que je cherchais. Mais les seuls objets d’échange qui avaient cours pour les acquisitions importantes, étaient les cauris, les chèvres, les esclaves ; et n’en ayant pas, je ne pouvais traiter aucune affaire.

Tanganyika obtint de plusieurs individus la promesse qu’ils me vendraient leurs bateaux, si je pouvais avoir des cauris ; et il fit passer Bombay de l’autre côté de la rivière, où demeuraient les Vouaghénya, pour qu’il allât dans les bois où se faisaient les pirogues. Pendant ce temps-là, j’attendais.

Les jours de marché, on voyait dès le matin les canots apparaître dans toutes les directions. Ils étaient chargés, à couler bas, d’individus qui amenaient des esclaves, apportaient de la poterie, de l’huile de palme, de la volaille, du poisson, de la farine, du sel, de l’étoffe, des fruits, des légumes : tous les produits de la contrée.

Arrivés au débarcadère, les canots étaient tirés sur la grève, les hommes prenaient les pagaies et se rendaient à loisir sur la place, laissant les femmes apporter les marchandises : de lourdes charges, enfermées dans d’énormes hottes, qui étaient maintenues sur le dos des porteuses à l’aide d’une courroie passant sur le front.

Dans le marché, les hommes allaient et venaient, la plupart ne s’occupant de rien, à moins qu’une affaire importante, telle que la vente d’un esclave, n’attirât leur attention. Les femmes, au contraire, appliquaient toutes leurs facultés à la besogne du jour. Dès qu’elles avaient choisi l’endroit où elles voulaient s’établir, elles mettaient bas leurs hottes et en arrangeaient le contenu devant elles ; puis la marchande s’accroupissait dans la hotte couchée, où elle produisait l’effet de quelque mollusque d’un genre extraordinaire, sa hotte lui servant de coquille et préservant sa délicate personne du contact de la terre humide.


Femmes du marché.

Vendeurs et acheteurs formaient une masse compacte ; pas un qui s’éloignât des autres de plus d’un mètre, bien que la place fût assez grande pour que l’on pût s’y mouvoir à l’aise. Ils s’étouffaient ainsi pendant trois ou quatre heures ; foule criante, gesticulante et suante, j’ajouterai d’un haut fumet. Tout à coup un individu partait ; et, en vingt minutes, les deux mille qui étaient là avaient disparu[2].

Tous les jours, ces réunions avaient lieu sur quelque terrain neutre. La guerre, qui se fait constamment de village à village est suspendue pendant toute la durée du marché ; et vendeurs et acheteurs allaient et venaient librement de chez eux au lieu du rendez-vous, et de celui-ci chez eux.


Allant au marché.

Excepté à Nyanngoué, ces réunions mercantiles se faisaient en lieu désert. À Nyanngoué même, on ne trouvait que les demeures des traitants, avec leurs dépendances : magasins, cases des esclaves et des porteurs ; et c’était principalement à cause du marché que la station avait été fondée là.

Les chefs du voisinage ne manquaient pas de venir à l’assemblée ; on les voyait flâner autour des vérandas, parlant du prix de l’ivoire, de celui des chèvres et des esclaves.

J’employais tous les moyens possibles pour décider les gens à me céder leurs canots, mais inutilement.

« Les Vouaghénya, me répondit un vieillard dont je m’efforçais d’obtenir l’appui, n’ont jamais retiré de bien de la venue des étrangers ; et je leur conseillerai de ne pas vendre, de ne pas louer un seul canot à l’homme blanc. S’il agissait comme les autres, ce serait un nouveau maître pour les Vouaghénya, un maître cruel ; et alors même qu’il serait bon, il ouvrirait une nouvelle route aux marchands d’hommes et aux voleurs. »

Quelques-uns me dirent qu’ils m’amèneraient des canots si je voulais les payer en esclaves. Je répondis que je ne tenais pas cette marchandise ; que les Anglais ne reconnaissaient l’esclavage sous aucune forme ; que, pour eux, tous les hommes étaient libres ; et que si ma reine apprenait que j’eusse participé le moins du monde à la traite de mon semblable, je me trouverais à mon retour dans la plus mauvaise position.

Plusieurs chefs acceptèrent de recevoir en cauris la valeur des esclaves demandés ; mais un seul d’entre eux se le rappela ; et quand je lui eus compté les coquilles, payées l’équivalent de trois ou quatre pence (trente ou quarante centimes) chacune, il me fit observer que s’il portait dans sa maison une telle quantité de cauris, ses épouses ne manqueraient pas de le savoir, qu’elles prendraient les coquilles pour se parer, ne lui en feraient pas de meilleure étoffe, ni de meilleure cuisine, et qu’il aurait un canot de moins.

Je lui offris de doubler la somme, tant je désirais sa pirogue, lui faisant remarquer à mon tour que ses épouses ne porteraient jamais un pareil nombre de colliers. Mais il avait l’esprit du commerce à un degré surprenant ; il répondit que les coquilles dormiraient jusqu’à ce qu’il eût trouvé l’occasion de les troquer pour des esclaves ; tandis que s’il était payé en femmes, il les mettrait tout de suite à l’ouvrage, leur ferait mener ses canots, prendre du poisson, fabriquer de la poterie ou cultiver ses champs ; bref, qu’il n’avait pas besoin d’objets qui ne rapportaient rien.

Dagâmmbé, qui m’avait promis assistance, me disait bien, tous les jours de marché : « Restez là, je vais m’occuper de votre affaire. » Mais je découvris qu’après m’avoir quitté, sous prétexte d’aller me chercher des canots, il entrait par une porte de derrière dans son harem, où il restait jusqu’à la fin de l’assemblée.

Tanganyika était sincère, il faisait tous ses efforts pour m’être utile ; mais sans rien obtenir, même des constructeurs de pirogues.

Tout ce qu’il pouvait faire était de m’offrir le seul canot qu’il possédât ; et comme encouragement, il me fit entrevoir la possibilité d’obtenir des embarcations au retour d’une bande qui guerroyait alors sur l’autre rive : « Cette bande avait des canots ; elle m’en céderait certainement ; et dès que j’en aurais quelques-uns, les naturels ne verraient pas d’inconvénients à ce que j’en eusse davantage. »

Attendre était pénible ; mais je vivais dans l’espérance, et je tuais les heures en causant avec Tanganyika de ses différents voyages. J’appris de sa bouche qu’à partir de Nyanngoué le Loualaba coulait à l’O. S. O. et rejoignait un grand lac où des hommes, qui apportaient des cauris et de l’étoffe, se rendaient dans de grands vaisseaux pouvant contenir deux cents personnes.

À une certaine distance, au couchant de Nyanngoué, se trouvait Méghninna. Des Arabes y étaient allés et me dirent qu’il y avait là des marchands propriétaires de bateaux.

Je voulus partir pour Méghinna ; ma suite ne se trouva pas assez forte pour entreprendre cette marche, les avanies des bandes armées qui battaient le pays ayant soulevé toute la population contre les caravanes.

Je demandai aux traitants de Nyanngoué de me louer des hommes pour renforcer mon escorte ; ils me répondirent qu’ils avaient trop peu de fusils pour m’en donner une quantité suffisante, que les hommes qu’ils pourraient me prêter ne seraient pas assez nombreux pour revenir seuls ; et ils racontaient à l’appui de cette assertion que plusieurs bandes considérables et bien armées, étant allées récemment au nord du Loualaba, étaient revenues diminuées de plus de moitié. L’une d’elles, sur trois cents hommes dont elle se composait, en avait perdu plus de deux cents dans l’Oulegga : pays de hautes montagnes où les pentes sont boisées jusqu’au faîte, et les vallées remplies de forêts si épaisses qu’on disait y avoir marché quatre jours de suite sans avoir vu le soleil. Les indigènes de ce pays étaient dépeints comme étant d’humeur belliqueuse et féroce, se servant de flèches empoisonnées dont une simple égratignure donnait la mort en quatre ou cinq minutes, à moins qu’un antidote, connu seulement des naturels, eût été immédiatement employé.

Les gens de la caravane avaient entendu dire aux Voualegga que des hommes vêtus de longues robes blanches, et accompagnés de bêtes qui portaient leurs ballots, venaient de très loin, vers le nord, faire du commerce avec eux. Ces traitants, sans aucun doute, venaient du Soudan égyptien.

Tous les cours d’eau que les caravanes avaient rencontrés se dirigeaient vers le Loualaba, qui, à l’ouest de Nyanngoué, recevraient du nord trois grandes rivières : la Liloua, le Linndi et le Lohoua. Celui-ci, qui, d’après les renseignements que j’ai pu recueillir, serait aussi large que le Loualaba à Nyanngoué et aurait deux tributaires importants, nommés tous les deux Loulou, un venant de l’est, l’autre de l’ouest, me paraît être l’Ouellé de Schweinfurth[3].

Les niveaux dont j’ai fait le relèvement établissent d’une manière concluante que le Loualaba ne peut avoir aucun rapport avec le Nil, son altitude à Nyanngoué étant inférieure à celle du Nil à Gondokoro, même à celle du point où le fleuve d’Égypte a reçu tous ses affluents.

Une autre preuve non moins décisive est donnée par le débit du Loualaba ; celui-ci, dans la saison sèche, roule à Nyanngoué cent vingt mille pieds cubes d’eau par seconde, plus de cinq fois ce qui passe à Gondokoro, où le Nil, dans le même laps de temps, ne charrie que vingt et un mille pieds cubes.

Le Loualaba doit être l’une des sources du Congo ; sans lui, où ce géant, qui ne le cède en énormité qu’à l’Amazone, peut-être au Yang-tsé-Kiang, trouverait-il les deux millions de pieds cubes d’eau qu’à chaque seconde il verse dans l’Atlantique ?

Les grands tributaires du nord expliquent comment le régime du Congo offre relativement si peu de variation. Dès que l’immense bassin du fleuve s’étend de chaque côté de l’équateur, il y a toujours une de ces régions dans la zone des pluies ; d’où il résulte que la principale artère reçoit à peu près le même tribut toute l’année, au lieu de subir les alternatives de crue et de baisse que présentent les rivières tropicales dont tous les affluents se trouvent d’un seul côté de l’équateur.

J’étais à Nyanngoué depuis un peu plus de quinze jours, lorsque revint l’un des partis qui étaient allés au sud du Loualaba faire des esclaves, voler des chèvres, prendre tout ce qu’ils avaient pu saisir. Des propriétaires de canots revenaient avec cette bande ; je leur offris tout ce dont je pouvais disposer, en échange de quelques pirogues ; ils ne voulurent pas même en céder une.

J’avais perdu tout espoir quand, le 17 août, une décharge de mousqueterie annonça l’arrivée d’une nouvelle troupe. C’était l’avant-garde de Tipo-Tipo (Hamed-Ibn-Hamed).

Tipo avait, à dix marches au delà de Nyanngoué, un établissement qu’il habitait ; il l’avait quitté pour venir régler un différend survenu entre les pillards et un chef de ses amis, appelé Roussoûna. En causant avec le conducteur de cette avant-garde, je m’assurai que Tipo demeurait à côté du Lomâmi, affluent considérable du Loualaba, et que le lac Sânnkorra, vers lequel se dirigeait ce dernier, était à moins de quatorze marches de l’établissement. Des gens de Tipo s’étaient rendus au lac, où ils avaient rencontré des marchands qui étaient venus dans de grandes embarcations.

Tipo-Tipo arriva deux jours après, et vint me faire une visite. C’était un homme de belle mine, le plus soigné dans sa mise que j’aie vu parmi les traitants. Absolument noir, il n’en était pas moins un véritable Omani ; car, chose curieuse, le sang nègre n’avait en rien altéré chez lui ni les idées, ni les manières arabes.

Bien qu’il y eût deux ans et plus qu’il habitât les bords du Lomâmi, il ne s’était pas douté jusque-là du peu de distance qui le séparait de Nyanngoué. Il me dit que, pour atteindre Sânnkorra, le meilleur moyen était de venir à son établissement, d’y prendre des guides et de marcher droit au lac. De petites bandes d’indigènes passaient constamment sur cette route, et il ne pensait pas que le voyage offrît de difficulté.

Deux natifs de la contrée qui est à l’ouest du Lomâmi l’accompagnaient ; ils approuvèrent ce conseil, et me donnèrent quelques renseignements sur un lac du nom d’Iki, lac que traverse le Louhouemmbi, affluent du Lomâmi, et qui est probablement le lac Lincoln de Livingstone.

Tipo eut bien vite réglé l’affaire pour laquelle il était venu ; il lui suffit pour cela de déclarer que si l’on attaquait de nouveau Roussoûna, il le défendrait. Sa caravane, et les bandes des cinq ou six traitants qui le reconnaissaient pour chef, comptaient en effet plus de fusils que n’en possédaient tous les gens de Nyanngoué. Il était probable, en outre, que les marchands établis dans l’Ouroua se mettraient avec Tipo, ce dernier étant fils de l’un des hommes les plus riches et les plus puissants de Zanzibar, lui-même ayant à la fois beaucoup de fortune et d’influence. On promit donc à Nyanngoué de laisser Roussoûna tranquille.

L’affaire étant conclue, je fis mes adieux à Dagammbé ; et le 26 août, je m’occupai de faire passer la rivière à mes gens, afin d’être prêt à partir avec Tipo, qui devait se mettre en route le lendemain matin de bonne heure. Tanganyika me fut d’un grand secours ; mais dans l’après-midi, il eut un violent accès de fièvre, et je fus livré à mes propres forces. Je présidai au passage de la plupart de mes hommes ; puis, accablé de fatigue, je laissai à Bombay le soin d’amener les autres et le reste de la cargaison.

Le village où nous devions camper se trouvait au bord d’une lagune, dont l’eau morte et fangeuse fumait sous les rayons du soleil. Cette place, que l’inondation couvrait tous les ans pendant quatre ou cinq mois, n’était habitée que dans la saison sèche, et seulement par les Vouaghénya, qui sont à l’épreuve de la fièvre.

Vainement, ce soir-là, j’attendis Bombay ; et, lorsqu’il arriva le lendemain, au milieu du jour, Asmani, Mabrouki et un autre avaient déserté avec armes et bagages. Dès que j’avais été hors de vue, ledit Bombay avait déchargé le canot, puis était revenu à l’établissement pour faire une orgie de bière. Mon lit, ma cantine, mes provisions, ma boîte pharmaceutique étaient dans la pirogue. Ce fut en grande partie à leur absence que je dus le violent accès de fièvre dont je fus attaqué, après avoir couché sur cette rive insalubre.

Malade ou non, j’étais décidé à partir ; et à une heure je me mis en marche pour aller rejoindre Tipo, qui avait passé la rivière un peu plus bas. Nous traversâmes beaucoup de villages dont les femmes étaient occupées soit à prendre du poisson dans les lagunes, soit à faire de grands vases destinés à contenir l’huile de palme.

Presque toutes les cases avaient un cochon attaché à l’un des montants de la porte, et l’odeur de ces animaux, celle du poisson gâté, de la fange, etc., composaient un bouquet d’Afrique d’une senteur inimaginable.

Peu de temps après notre jonction avec Tipo-Tipo, nous avions quitté le fleuve, monté une pente douce, traversé un marché au fort de la vente, et, à quatre heures de notre point de départ, rencontré le Rovoubou, large cours d’eau que nous avions traversé au moyen d’une énorme pêcherie servant de passerelle.

En beaucoup d’endroits, les pieux de l’édifice avaient plus de quarante pieds de longueur ; et d’après leur nombre, il était évident que la construction de ce piège gigantesque avait demandé un travail persévérant et bien conçu.

Arrivés sur l’autre bord, nous fîmes halte ; la caravane en profita pour prendre un bain. Quant à moi, épuisé que j’étais par la fièvre, je ne pus que m’étendre sur la berge et me reposer.

Remis en marche, nous croisâmes beaucoup de villages déserts, dont les récoltes avaient été détruites par les gens de Nyanngoué. Enfin, nous nous arrêtâmes vers neuf heures du soir, et l’on dressa le camp.

Pendant la dernière partie de l’étape, ma fièvre s’était accrue au point de me faire chanceler comme un homme ivre. À peine si je pouvais mettre un pied devant l’autre. Mes yeux en délire prenaient les pyramides blanches des fourmilières pour ma tente. Mon erreur découverte se renouvelait aussitôt ; j’espérais que cette fois il n’y avait pas de méprise, et, d’illusion en illusion, j’avançais, bien que n’en pouvant plus.


Poteries du Manyéma.

Le lendemain, j’allai un peu mieux ; mais la fatigue fut très grande ; j’avais les pieds si écorchés que je fus obligé de fendre mes bottes.

Nous arrivâmes chez Roussoûna le 29, après avoir traversé un pays excessivement fertile, où le mpafou, l’arbre à copal, le chêne africain, le tek et autres essences précieuses étaient en grand nombre. À un endroit, nous avions rencontré un massif de muscadiers ; et, sur une longueur de quarante à cinquante pas, le sol était littéralement couvert de muscades.

Une affaire, dont le résultat aurait pu être beaucoup plus grave, se produisit pendant cette marche. Des gens de Nyanngoué, qui allaient chercher du cuivre chez Tipo, s’étaient joints à nous ; ils furent reconnus par les indigènes pour d’anciens ennemis, ce qui nous fit adresser une volée de flèches.

Le désordre se mit immédiatement dans la caravane, et deux ou trois des naturels furent tués avant qu’on pût entrer en explication. Mais Tipo arriva, et les habitants se rassurèrent ; quelques-uns cependant ne se remirent de leur frayeur que lorsque, étant parvenu à les faire asseoir autour de moi, je leur eus garanti qu’ils n’avaient rien à craindre.


Roussoûna et l’une de ses femmes.

Tipo-Tipo condamna les gens de Nyanngoué à payer le prix du sang, leur donnant pour motif que c’était à la faute qu’ils avaient commise, en se mettant à la tête de la caravane, que l’affaire était due. Je fus enchanté, non seulement de cette sentence, mais encore de voir les conducteurs de la bande donner une bastonnade en règle à d’autres gens de Nyanngoué qui avaient profité du tumulte pour commencer le pillage.

Notre camp fut établi à deux milles de la résidence de Roussoûna. Celui-ci vint avec son frère et une demi-douzaine de ses femmes passer près de nous les deux jours de notre halte. Il me fit pendant ce temps-là de fréquentes visites, amenant chaque fois une épouse différente. Depuis que j’étais en Afrique, je n’avais pas encore vu d’aussi jolies femmes que les siennes. À leur jupe de tissu d’herbe s’ajoutait une écharpe de même étoffe qui leur couvrait la poitrine.


Sous-chef de Roussoûna.

Le second jour, n’ayant plus ni crainte, ni timidité à mon égard, elles vinrent me voir toutes ensemble. Bientôt assises autour de moi, elles regardèrent mes images, mes bibelots ; puis, se familiarisant de plus en plus, elles relevèrent mes manches, ensuite mes jambières pour voir si mon visage seul était blanc, et finirent par se montrer si curieuses que j’en vins à craindre qu’elles ne me déshabillassent tout à fait. Pour éviter cela, j’envoyai chercher des cauris et des perles que je leur jetai, à qui les aura ; et leur attention fut détournée de mes particularités physiques.

Quand il venait me voir, Roussoûna apportait son siège, un grand escabeau, joliment sculpté, et mettait ses pieds dans le giron de sa femme : assise par terre, l’épouse lui servait de tabouret.

Pendant son séjour dans notre camp, il reçut la visite de l’un de ses sous-chefs qui arriva suivi de ses porte-boucliers, et d’une femme ayant à la main une lance où pendait une peau de colobe, en guise d’étendard. Les boucliers, ornés de perles et de cauris, étaient eux-mêmes bordés d’une frange de peau de singe noir.

Roussoûna, également en grande pompe, alla recevoir son visiteur à quelque distance du camp ; et tous les deux eurent avec Tipo et les Arabes qui voyageaient avec nous une conférence dans laquelle on se jura de part et d’autre une éternelle amitié. Après cela, il fut loisible à la caravane de continuer sa route vers le camp de Tipo, que nous atteignîmes sans plus d’aventures le 3 septembre.

La résidence privée de Roussoûna — le village que celui-ci habitait seul avec ses femmes — se trouvait sur la route ; elle consistait en deux rangées de huttes carrées et bien bâties : vingt cases sur chaque file ; et, au centre, la maison du maître, plus grande que toutes les autres. Chaque demeure renfermait environ quatre épouses. La mère de Roussoûna avait l’agréable tâche de maintenir la concorde parmi ses cent vingt brus.

  1. Nous rappellerons que le Souahil (contraction de Sahouahil), pays des Vouasouahili, et dont le nom signifie rivage, s’applique particulièrement à cette partie de la côte du Zanguebar qui s’étend de Mombas à l’embouchure du Pangani, où commence la Mrima (Terre des Collines) qui est la partie du Sahouahil située en face de Zanzibar. (Note du traducteur.)
  2. Voyez pour plus de détails sur ces marchés intéressants le Dernier Journal de Livingstone, vol. II, p. 130, 135, 145, 146. (Note du traducteur.)
  3. Voyez dans Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, Paris, Hachette, 1875, vol. I, p. 496 et suiv., les observations de l’éminent voyageur, et les renseignements qu’il a recueillis sur le cours de l’Ouellé. D’après les informations « données avec une concordance qui ne s’est jamais démentie, cette rivière aurait une direction O. N. 0. » Parmi les informants, plusieurs avaient suivi l’Ouellé pendant des jours et des jours, ils l’avaient vu déboucher dans un lac et donnaient de longs détails sur les riverains de la partie inférieure ; gens vêtus d’étoffe blanche et se mettant à genoux comme les Turcs pour faire leurs prières. « Ce sont donc des musulmans, dit Schweinfurth, qui habitent les bords du bas Ouellé ; ce qui, joint à la direction et à la distance (20 jours de marche), indique la province occidentale du Baghirmi » ; et le célèbre voyageur en conclut que l’Ouellé est le haut Chari. (Note du traducteur.)