À travers l’Afrique/Chapitre19

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 263-278).

CHAPITRE XIX


La Louama. — Pêcheuses. — Hippopotames. — Greniers en plein vent. — Fer. — Pays en feu. — Honteuse conduite des traitants. — Pont suspendu. — Hostilités des indigènes. — Crainte d’une attaque. — Assassinat de deux chefs. — Villages incendiés. — Femmes et enfants capturés. — Influence d’un Anglais. — Palabres. — Libération des captifs. — Fonderies. — Forges. — Costume. — Un tambour major. — Esclavage. — Le Loualaba. — Arrivée à Nyanngoué.


La Louama est un tributaire important du Loualaba ; elle naît dans les montagnes de l’Ougoma, à peu de distance des sources du Lougoumba et de celles du Louboumba[1]. C’est une rivière très sinueuse, qui, à l’époque où nous l’avons vue, au milieu de la saison sèche, aurait été parfaitement navigable pour de grandes chaloupes à vapeur. Elle a beaucoup d’affluents, et reçoit l’égouttage de nombreuses lagunes, eaux vives et eaux mortes où les femmes du pays prennent de grandes quantités de poisson.

Pour cela, chacune des rivulettes, chacun des marigots est traversé par une digue en clayonnage, allant d’une rive à l’autre, et dans laquelle on a ménagé des ouvertures coniques, analogues à celles de certaines souricières. Lorsque les eaux commencent à baisser, le poisson cherche à fuir à travers le barrage, pour gagner l’eau permanente ; c’est alors que les femmes vont à la pêche. Elles ôtent leurs tabliers brodés, les remplacent par des feuilles, prennent d’énormes corbeilles de sept pieds de long sur deux de large, au centre, et de deux et demi de profondeur, qu’elles vont mettre sous les ouvertures des digues. Pendant que quelques pêcheuses débouchent ces ouvertures, qui jusque-là sont restées closes, les autres prennent l’eau au-dessus du barrage et pourchassent le poisson qui, ne voyant pas d’autre moyen de salut, passe dans les trous et saute dans les paniers disposés pour les recevoir.

Les femmes qui se livrent à cette pêche y prennent un plaisir extrême, à en juger par les cris de joie et les éclats de rire qu’elles ne cessent de faire entendre.


Femmes allant à la pêche.

Après avoir quitté la Louama, passé à gué le Loulouou, un de ses affluents de trente mètres de large sur quatre pieds de profondeur, et fait environ deux milles, nous retrouvâmes la rivière à l’endroit où nous devions la traverser.

Les pirogues nous attendaient ; mais comme la Louama avait à cette place une largeur de cent mètres, et huit ou dix pieds d’eau au milieu du chenal, comme les berges étaient hautes, et que nous n’avions que trois barques, le passage dura assez longtemps.

Pendant les allées et les venues des pirogues, il y eut, à neuf heures dix minutes (temps moyen de la localité), une petite secousse de tremblement de terre, faible oscillation, néanmoins très perceptible, qui passa de l’E. N. E. à l’O. S. O., et qu’un roulement sourd accompagnait.

Lors de notre arrivée, le milieu de la rivière était occupé par de nombreux hippopotames ; j’avais tiré sur le troupeau, l’un de ses membres avait reçu dans la tête une balle ordinaire, puis une balle explosible, qui s’étaient succédé rapidement. L’animal avait sombré, et toute la bande était partie : résultat désirable, car, dans l’eau profonde, il arrive souvent aux hippopotames de passer sous le bateau, de le soulever et de le faire chavirer avec tous ceux qui s’y trouvent. Les canots des passeurs portaient les marques des défenses de ces brutes, qui les considèrent comme des intrus et qui les attaquent fréquemment sans y être provoquées.


Traversée de la Louama.

Le passage terminé, le soleil était devenu dévorant ; il était trop tard pour continuer la marche ; et nous allâmes camper dans un petit village qui s’éparpillait à un mille environ du bac.

C’est dans cette bourgade que je vis pour la première fois de grandes plates-formes où étaient rangées d’énormes bottes d’herbe, avec lesquelles on devait réparer les toitures à l’approche de la saison pluvieuse.

Les deux perches centrales de ces plates-formes qui dépassaient les autres d’une vingtaine de pieds étaient réunies par un filet à mailles carrées, fait avec des lanières d’écorce. À chaque angle des mailles étaient suspendus des paquets d’épis de sorgho et de maïs. Le grain ne court pas ainsi le risque de s’échauffer, comme il arrive parfois quand il est enfermé avant d’être complètement sec ; mais les oiseaux mettent au pillage ces greniers en plein vent[2].

La couchée du lendemain se fit à Kisimmbika, où nous arrivâmes en suivant la rive droite de la Louama, et après avoir traversé beaucoup de lits de rivières entièrement desséchés. Ces lits étaient ouverts dans une couche très mince de schiste argileux, trouée çà et là par des affleurements d’hématite.

Une partie de l’herbe avait déjà été incendiée ; tout le reste brûlait. Pendant la nuit, le rugissement de ces feux énormes s’entendait à une distance de trois ou quatre milles ; le ciel tout entier était éclairé par les flammes.

De Kisimmbika, la route se continua jusqu’au 17 juin sans longues haltes. Le soir, nous nous arrêtions dans les villages, au grand préjudice des indigènes. Comptant sur leurs fusils, mes compagnons n’approvisionnaient pas leurs bandes ; ils les envoyaient prendre non seulement ce dont elles avaient besoin, mais ils leur faisaient rapporter des vivres pour eux-mêmes.

Les habitants se sauvaient, ou regardaient d’un air sombre ces bandits piller leurs greniers, saisir leurs mortiers, leurs gamelles, leurs meubles pour alimenter le feu où cuisaient les denrées qu’on leur avait prises.

Si parfois ils s’approchaient de nous, c’était pour demander à la caravane de les aider à attaquer leurs voisins.

Je distribuai à mes hommes des rations supplémentaires pour les empêcher de prendre part au pillage ; plusieurs d’entre eux ayant, malgré cela, donné quelque sujet de plainte aux naturels, j’indemnisai ceux-ci et fis châtier sévèrement les coupables, afin de montrer qu’un Anglais n’avait nulle intention de s’ouvrir un chemin par la force, de s’approvisionner par le vol.

Je crains bien cependant que toutes les fois que j’ai eu le dos tourné, mes gens ne se soient pas mieux conduits que les autres. Il m’est revenu par Djoumah que Bombay lui-même n’était pas exempt de reproches.

Le 18 juillet, nous traversâmes le Loulinndi, large rivière qui dans la saison des crues ne doit pas être guéable, ainsi que le prouvait un pont d’une construction fort habile, suspendu à une vingtaine de pieds au-dessus de la surface de l’eau. Quatre grosses lianes étaient fixées, par couple, à deux troncs d’arbres situés sur les rives, l’une des deux paires à quatre pieds au-dessus de l’autre. Celle d’en bas supportait des traverses solidement nouées et reliées entre elles par un réseau de lianes. Aux maîtres câbles venaient s’attacher d’autres lianes tombant des plus hautes cimes, et des cordes transversales — toujours des lianes — prévenaient le balancement du tablier. Enfin un treillage vertical unissait les câbles superposés horizontalement et formait de chaque côté un véritable parapet. D’une construction fort ingénieuse, ce pont est le seul de ce genre que nous ayons rencontré dans tout notre voyage.

Karoungou, où nous arrivâmes ce jour-là, est une ville étendue, ou pour mieux dire un groupe de villages bâtis au penchant d’une colline. Il fut décidé qu’on y passerait la journée suivante et qu’ensuite on irait directement à Kouakasonngo, établissement considérable situé sur la route de Nyanngour.

Le lendemain matin, j’étais tranquillement à écrire, lorsque des coups de feu partirent du camp des Arabes. Je sortis et vis des indigènes qui fuyaient dans toutes les directions, poursuivis qu’ils étaient par les hommes des traitants.

Évidemment la chose était grave ; je défendis à mes gens, sous les peines les plus sévères, de sortir du bivouac, et de tirer sur les naturels, à moins d’être dans le cas de légitime défense. Je courus ensuite chez Hassani, que je trouvai fort ému.

Voici quel était le fait : Les habitants de quelques-uns des villages où nous avions couché, depuis notre passage de la Louama, nous avaient suivis dans l’espoir de trouver l’occasion de nous attaquer et de se dédommager des pertes que leur avait causées la caravane. Pour faire naître cette occasion, deux chefs avaient donné l’ordre de voler un objet quelconque aux traitants, sachant bien que ceux-ci le réclameraient, et qu’il en résulterait des palabres où l’on pourrait s’expliquer.

La réclamation, en effet, n’avait pas tardé à se produire ; sur quoi les chefs s’étaient rendus auprès d’Hassani, et, confiants dans le nombre de guerriers qui étaient cachés dans le bois voisin, avaient refusé de rendre l’objet en question — une caisse de perles — à moins qu’on ne leur payât tout ce qui avait été volé et détruit dans leurs villages.

À son tour, Hassani avait refusé, demandant qu’on lui rendît la caisse sans conditions. « Si tu la veux, essaye de la reprendre, » avait dit l’un des chefs ; et comme tous les deux se levaient pour partir, ils avaient reçu par derrière plusieurs balles qui les avaient tués.


Karoungou.

Je dis à Hassani que je ne brûlerais ma poudre que si j’étais attaqué, et que je ne permettrais à aucun de mes hommes de le soutenir dans une agression contre les naturels. Mais déjà les villages environnants étaient en flammes ; les pagazis revenaient chassant devant eux les troupeaux de chèvres et de moutons qu’ils avaient pris, les femmes, les enfants qu’ils avaient capturés. Bien qu’assez nombreux pour écraser les Arabes, les indigènes ne tiennent pas devant les mousquets.

Néanmoins dans l’après-midi ils se rassemblèrent et parurent concerter une attaque. J’engageai Mouinyi Hassani à parlementer ; cette démarche n’aboutit qu’à un nouvel assaut.


Pont sur le Loulinndi.

Peu de temps après, Kamouassa, l’un des fils de Manyara, chef qui était bien avec les Arabes, vint à notre camp. Je m’efforçai de le faire agir auprès des indigènes, afin de les amener à offrir la paix. De ce côté-là non plus, je ne pus rien obtenir.

Il y eut dans la nuit beaucoup d’alertes, plusieurs décharges de fusils. Le lendemain matin, pendant qu’une foule hurlante se pressait autour de notre enceinte, arriva Kamouassa ; il ordonna aux indigènes de consentir à un arrangement ; et cette fois il fut écouté.

S’ils avaient été seuls, je crois que les Arabes auraient continué la lutte, mais ils se dirent : « L’Anglais fera son rapport au consulat, il se plaindra de nous ; » et comme ils ont le plus grand respect pour le consul britannique, qu’ils mettent au-dessus de tous les personnages de Zanzibar, presque sur un pied d’égalité avec leur sultan, ma présence les détermina à faire des ouvertures de paix.

Les négociations furent donc entamées. Des représentants des deux partis se rendirent sur les bords d’une rivière située près du bivouac ; ils se rejoignirent au milieu du courant et se lavèrent réciproquement le visage. Puis les indigènes vinrent du côté où nous étions, et quelques-uns des chefs fraternisèrent avec des hommes de la caravane. L’échange du sang terminé, quelques signes furent tracés sur du papier avec une plume et de l’encre. On mit le papier dans un chaudron plein d’eau, on y ajouta une charge de poudre, on fit bouillir, et tous les gens des Arabes burent de cette décoction, qui fut représentée aux indigènes comme un charme d’une puissance irrésistible.

La paix étant conclue, tous mes efforts tendirent à faire relâcher les captifs. Je rencontrai sur ce point une opposition très vive ; mais j’insistai et l’on finit par consentir à les libérer moyennant rançon. Les rendre purement et simplement aurait fait croire aux indigènes que nous cédions à la peur ; cela aurait suffi pour nous faire attaquer sur la route.

Le rachat des prisonniers se fit avec des chèvres qui accrurent la fatigue et l’ennui de la marche suivante par leurs fugues continuelles dans la jungle.

Bien que l’échange dût être complet, je retrouvai le soir, dans la caravane, d’autres captifs de même provenance, et réclamai leur liberté. La discussion fut orageuse ; nous avions traversé la plus mauvaise partie du Manyéma, et les Arabes ne tenaient plus autant à la présence de mon escorte. Mais je leur rappelai tout ce qu’ils avaient à craindre du sultan et du consul ; j’ajoutai qu’au besoin j’emploierais la force ; que je ne pouvais pas les empêcher de faire des captifs quand ils voyageaient seuls ; mais que je ne souffrirais pas que le drapeau anglais, qui avait libéré tant d’esclaves sur la côte, fût déshonoré au centre de l’Afrique par les crimes de mes compagnons.

Bref, les gens furent relâchés, et une réconciliation apparente eut lieu entre Hassani et moi ; mais je résolus de ne plus avoir aucun rapport avec lui dès que nous aurions atteint Nyanngoué.

Le lendemain, nous arrivâmes au village de Manyara situé au milieu de beaucoup d’autres, qui, sans être placés nominalement sous l’autorité dudit Manyara, le reconnaissaient pour chef.

Tous ces villages avaient deux ou trois fonderies, bâtiments rectangulaires de trente pieds d’un côté, sur vingt de l’autre. Les murailles de l’édifice étaient basses, et la toiture extrêmement élevée : au milieu, se trouvait une fosse de vingt pieds de long, de six de large et de quatre de profondeur, un peu moins creuse à l’un des bouts.

En travers de cette auge, à six pieds environ de l’extrémité la moins profonde, s’élevait un fourneau d’argile de quatre pieds de diamètre. La plus petite des deux divisions de la fosse était employée comme trou de chauffe, tandis que le métal et les scories s’épanchaient de l’autre côté. Des casiers formés autour de l’auge étaient remplis de charbon et de minerai.

Une douzaine de soufflets doubles fonctionnent parfois dans chacune de ces fonderies. Ces soufflets consistent en deux cylindres en bois peu élevés, placés à côté l’un de l’autre, et percés chacun d’un trou, dans lequel est inséré un tuyau protégé contre le feu par une couche d’argile. Ces cylindres sont couverts d’étoffe d’herbe ; au centre de la couverture est fixé un bâton d’environ trois pieds. Le souffleur, ayant devant lui les deux bâtons, en prend un de chaque main, et les fait jouer verticalement, l’un après l’autre, aussi vite que possible. On obtient ainsi un courant continu et d’une assez grande force.

Les enclumes, placées sous de petits hangars, qui servent de forge, sont en pierre, ainsi que les grands marteaux. Ceux-ci sont entourés d’une corde formant de chaque côté une anse solide qui fait l’office de poignée. Les petits marteaux sont en fer et n’ont pas de manche : on les tient à pleine main.

Après avoir été fondu, le métal est forgé en petites masses du poids de deux livres. La forme du lingot représente deux cônes réunis par la base, et terminés chacun par une baguette de la dimension d’une grosse aiguille à tricoter. C’est ainsi que le fer est mis en vente.

Un léger changement se faisait remarquer dans le costume des indigènes. La plupart des hommes portaient des jupettes. Leur chevelure, également enduite d’argile, n’était pas accommodée avec autant de soin que chez les habitants des premiers bourgs.

Nous avons rencontré un chef élégamment paré d’un jupon, d’un bonnet et d’une écharpe d’étoffe d’herbe de diverses couleurs. Il avait pour escorte des hommes portant des boucliers et des lances ; deux autres fermaient la marche ; l’un de ceux-ci tenait une perche à laquelle était suspendu un énorme tambour ; l’individu qui marchait le dernier frappait avec force sur cet instrument, dès que son maître approchait d’un village.

Les femmes avaient pour ceinture une lanière de cuir, décorée de perles de fer et de cuivre, bandelette qui soutenait un morceau de feutre d’écorce passant entre les jambes, et retombant par devant et par derrière.

Ces dames se rasent le sommet de la tête ; elles n’y laissaient que des lignes de cheveux coupés très courts, et s’entre-croisant comme les baguettes d’un treillage. Par derrière, une touffe de longues mèches frisées leur tombe sur le cou.

Deux jours de marche nous conduisirent du village de Manyara à Kouakasonngo. Dans ce trajet, nous passâmes devant une montagne presque entièrement composée de fer spéculaire noir ; un mont curieux, taillé à pic et surgissant de la plaine même, formait l’un des côtés du massif.

Kouakasonngo est un établissement d’une certaine importance. Trois Arabes de race blanche y demeuraient alors, ainsi que beaucoup de métis et de Vouamrima. Ils y vivaient confortablement dans de bonnes maisons, et envoyaient au loin des caravanes composées d’esclaves et de Vouanyamouési. L’un des Arabes employait six cents de ces derniers, tous munis d’armes à feu.

Ces employés n’ont généralement pas d’autre paye que le butin qu’ils peuvent faire, et ne subsistent que de rapines. Ils chassent l’esclave, donnent à leurs maîtres un certain nombre de captifs et gardent le reste. Par la même occasion, ils achètent des dents d’éléphant pour celui qui leur fournit de la poudre ; l’homme aux six cents Vouanyamouési avait en magasin plus de trente mille livres de bel ivoire, et attendait que la route de l’Oudjidji à l’Ounyanyemmbé fût libre pour envoyer cet ivoire à la côte. Plusieurs de ses confrères étaient également fort bien pourvus ; mais Saïd Mézroui n’avait rien ; c’était un besoigneux, sans nul crédit ; toutes les histoires qu’il m’avait contées sur la grande influence qu’il possédait dans cette région étaient des mythes.

Comme toujours, les Arabes furent très polis, très généreux, et je ne pus m’arracher à leur hospitalité qu’au bout d’une semaine.

Pendant ce temps-là, Hassani était campé dans une bourgade voisine, où il se soignait d’une mauvaise fièvre. Ma conscience m’obligeait à lui porter secours ; et malgré nos anciennes querelles, je faisais matin et soir deux milles pour aller lui donner mes soins, autant pour revenir. Toute cette peine ne me valut pas même une parole de remerciement ; j’imagine qu’il ne me pardonnait pas mon entremise dans l’affaire des esclaves.

Nous quittâmes Kouakasonngo le 1er août ; deux jours après, nous étions en vue du Loualaba.

C’est du haut d’un escarpement avancé, que pour la première fois mon regard s’arrêta sur le fleuve qu’il s’agissait de reconnaître. J’avais sous les yeux une rivière puissante d’un mille de large, aux flots troubles et jaunes, courant avec une vitesse de trois à quatre milles à l’heure et contenant beaucoup d’îles qui ressemblaient aux îlots de la Tamise. Les plus grandes, qui étaient bien boisées, étaient habitées par les Vouaghénya ; ceux-ci occupaient, avec les îles, une longue bande de la rive gauche et leur tribu étant la seule qui eût des canots, ils avaient le monopole du trafic de la rivière.

De nombreuses pirogues, et des bandes d’oiseaux aquatiques, volant d’un banc de sable à l’autre pour y chercher pâture, animaient la scène, tandis que de grandes troupes d’hippopotames soufflant et ronflant, ça et là l’échine écailleuse d’un crocodile, rappelaient les dangers du passage.


Au bord du Loualaba. (Hélant les canots.)

Juste au moment où nous allions gagner le Loualaba, nous avions passé devant des villages dont les cases étaient de la même forme que celles de l’Ougouhha et de l’Ouboûdjoua. Des bosquets d’élaïs, régulièrement plantés et entourés de haies de cactus épineux, s’élevaient près de ces villages. Deux cases, une de chaque côté de la porte, servaient de logis aux gardiens de la plantation. Les bosquets étaient en outre protégés contre les éléphants et les autres bêtes sauvages par des trappes sans nombre, creusées autour de la clôture. Ces pièges, soigneusement dissimulés, obligent le passant à ne marcher qu’avec la plus grande précaution.

Le soir même, je m’arrangeai avec des naturels pour qu’une partie de mes gens et de mes bagages fût transportée par eau à Nyanngoué, pendant que le reste de la bande suivrait la route de terre.

Mouinyi Bokhari, notre pauvre mangeur d’herbe, mourut dans la nuit et fut enterré immédiatement à la lueur des feux.

Dès le matin, je me rendis à la rivière : pas une pirogue n’était en vue. Peu de temps après, les pêcheurs allèrent d’île en île relever leurs filets et poser des nasses ; aucun d’eux ne vint à nous. Ce ne fut que vers dix heures qu’à force de héler, de crier, de faire des signes, nous persuadâmes à quelques hommes d’approcher. Enfin de longs discours les décidèrent à nous amener trois canots. J’en payai tout de suite la location ; l’instant d’après nous étions partis.

La vitesse du courant et la beauté de la rive rendirent la descente aussi agréable que rapide. Sur la gauche, le rivage s’élevait graduellement jusqu’à une rangée de collines boisées, situées à une distance de dix à douze milles, tandis qu’à droite il se dressait en petites falaises couronnées de bois aux branches pendantes, et rompues ça et là par l’embouchure de l’un des nombreux tributaires du fleuve. Nous passions continuellement devant des îles populeuses et boisées.

De grandes troupes de canards cherchaient pâture sur les nombreux bancs de sable que nous croisions ; je tuai une demi-douzaine de ces oiseaux, qui, à part la couleur, étaient semblables au canard sauvage d’Angleterre. Ils avaient le corps blanc, tacheté de brun ; les ailes, la tête et la queue noires, lavées de bleu verdâtre.

Dans l’après-midi, nos canotiers abordèrent à un village de pêcheurs, bâti sur la rive droite, et déclarèrent leur intention d’y faire halte. Je leur dis qu’ils pouvaient s’arrêter si bon leur semblait, mais que je gardais les canots et me rendais à Nyanngoué. Je savais parfaitement que si nous campions en route, je n’aurais plus le lendemain matin ni bateaux ni bateliers. Me voyant résolu à faire ce que je disais, mes canotiers reprirent la nage.

Au coucher du soleil, je vis de grandes cases sur un promontoire de la rive droite : c’était le commencement de la station arabe.

Il y avait là un débarcadère ; je sautai du canot et me rendis à l’établissement où ma présence causa une vive surprise, personne n’ayant entendu parler de notre approche. La nouvelle fut communiquée immédiatement à Habeb-Ibn-Sélim, un bel Arabe à tête blanche, surnommé Tanganyika. Il était chez lui, à faire ses dévotions du soir, et accourut, n’imaginant pas d’où pouvait venir un blanc qu’on lui disait être sans caravane.

Quelques mots lui expliquèrent le fait, et nous devînmes bientôt de grands amis.

Ma tente fut plantée près de sa demeure. L’instant d’après, j’étais en face d’un plat de cari fumant, présent d’autant plus acceptable qu’à part une infusion de grain torréfié, avalé le matin au moment de partir, je n’avais rien pris depuis la veille.

J’étais enfin à Nyanngoué, au bord du Loualaba ! Pourrai-je suivre le fleuve jusqu’à la mer ? Telle était la question qui se posait devant moi.

  1. Après un détour considérable, le Louboumba rejoint la Louama à une trentaine de milles en amont de l’endroit où nous avons passé.
  2. Voyez dans Livingstone, Dernier Journal, la description d’autres greniers en plein vent, et la manière dont l’épi de maïs est accroché, épi de forme curieuse obtenue par sélection, p. 37, vol. II. (Note du traducteur.)