À travers l’Afrique/Chapitre16

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 206-225).

CHAPITRE XVI


Mes hommes s’enhardissent. — Akalonnga. — Notion du Portugal parmi les indigènes. — Greniers. — Étrange mutilation chez les femmes. — Ornements. — La Louhouazihoua. — Gorilles. — Culture au versant des montagnes. — Araignées. — Moustiques. — Source chaude. — Coiffure des Vouagouhha. — Idoles. — Le Loukouga. — Retour à Kahouélé. — Lettres d’Angleterre. — Opinion des Arabes sur le Loualaba. — Ce qu’il en eût coûté pour s’ouvrir le tapis herbeux du Loukouga. — Lectures. — Querelles domestiques. — Orgies. — Départ.


Ce fut avec plaisir qu’au moment de quitter Kassanngalohoua j’appris qu’il n’y avait pas de station à peu de distance : qu’il le voulût ou non, l’équipage serait obligé de faire une longue route.

Partir fut difficile, en raison du tinnghi-tinnghi où nos bateaux étaient enclavés à cent mètres de la rive. Il fallut aller en biais, puis en avant, puis à reculons ; prendre la gaffe et se pousser vigoureusement sur une eau profonde dans de petits canots, dont plusieurs chavirèrent.

Enfin nous pûmes nager. Au sud-ouest s’élevaient des montagnes à pic, falaises d’où les eaux tombaient en cascades et que déchiraient des gorges nombreuses, formées par des éboulements.

Nous fîmes halte sur un terrain évidemment inondé pendant la saison des crues et raviné par les eaux ; mais un endroit où les hippopotames s’étaient vautrés me fournit une place convenable, où je fis dresser ma tente.

Formées à leur base d’un granit de couleur claire, les falaises étaient de grès rouge au sommet.

Bien qu’il y eût dans la montagne des averses accompagnées de tonnerre, et que le ciel eût trop de nuages pour permettre les observations astronomiques, la saison pluvieuse semblait toucher à sa fin ; nous étions au 19 avril.

Remis en marche, nous croisâmes peu de temps après l’embouchure du Lougouvou, rivière importante d’un fort courant, dont la teinte restait visible à une distance considérable du rivage. Il y avait là de nombreux éboulements, où l’eau suintait des flancs de la montagne.

Comme nous serrions de près la côte, nous vîmes sur la grève un éléphant, qui évidemment venait de se baigner. Je chargeai mon raïfle avec des balles durcies, je dis à mes hommes de se baisser au-dessous du plat-bord, et leur recommandai le plus grand silence. Un d’entre eux faisait la sieste à l’avant du bateau ; je le laissai dormir, craignant le bruit qu’il pourrait faire si on le irait de son sommeil. Mais je n’étais pas encore à belle portée de la bête, quand mon dormeur, s’éveillant de la façon la plus inopportune, aperçut l’animal : Temmbo, bouana ! — un éléphant, maître ! — cria-t-il de toutes ses forces ; et le temmbo, agitant ses énormes oreilles, se précipita dans la jungle comme un lapin dans son terrier.


Rencontre d’un éléphant.

L’équipage se prétendant épuisé par cette journée de route, exceptionnelle, au dire de mes hommes, je fis dresser le camp de bonne heure, sur un point de la rive très fréquenté par les éléphants : il y avait là des arbres que ces animaux avaient complètement polis, en se frottant contre eux au sortir du bain.

Pendant la nuit éclata un orage effroyable dont les roulements, répétés par l’écho, dépassèrent tout ce que j’ai jamais entendu.

Le lendemain, je continuai ma route malgré une forte houle, que le vent poussait à la côte, une plage ouverte et sans herbe. Mes hommes fort heureusement ne s’inquiétaient plus de ce qui autrefois les eût terrifiés, et nous atteignîmes Akalonnga, l’un des plus gros bourgs que j’aie trouvés en Afrique.

Le chef, appelé Miriro, un vieillard à longue barbe, mais dont les favoris et les moustaches étaient rasés, vint me faire une visite. Il avait mis pour la circonstance une jupe de drap rouge et noir, remplacé par un fez le mouchoir crasseux qui formait sa coiffure habituelle.


Grenier du chef Miriro.

Mes fusils se chargeant par la culasse et mes revolvers le frappèrent d’admiration ; il éprouva le besoin d’obtenir en présent un de ces fusils merveilleux, et de me faire rester pour lui raccommoder une boîte à musique qu’il avait reçue d’un Arabe.

Je n’accédai ni à l’un ni à l’autre de ses désirs ; mais il eut de moi une très belle étoffe et ne me donna rien en retour. Il me témoigna cependant beaucoup de bienveillance, m’assurant que, dans le pays, on considérerait toujours comme une grande année celle où était arrivé le premier blanc qu’on y eût jamais vu.

Des esclaves, appartenant à des Arabes, et représentant leurs maîtres, étaient là, ainsi que des Vouanngouana[1] pour faire du commerce. Il y avait aussi un homme de la Mrima qui était parti de Bagamoyo peu de temps après ma bande, et de l’Ounyanyemmbé en même temps que nous. Il était venu directement à Akalonnga, en traversant le lac au village de Makakomo, et était arrivé depuis un mois.

L’un des Vouanyamouési de sa caravane se mit à parler des Portugais ; c’étaient, disait-il, des gens comme les Vouasoungou ; ils demeuraient sur la côte et avaient deux grands chefs ; le plus puissant des deux était une femme appelée Maria — évidemment la sainte Vierge — et ils avaient des maisons où se trouvait l’image de cette femme. L’autre chef s’appelait Moénépouto, ce qui est l’appellation africaine du roi de Portugal.

Malgré son importance, Akalonnga n’avait pas d’œufs, pas de volailles, pas de lait à me céder ; pas même de bananes mûres, la banane étant mangée en vert par les habitants, qui la font cuire. Mais le sorgho abondait, et il fut aisé d’en faire provision pour tous mes hommes.

Je dirai à ce propos que les greniers de ces parages méritent d’être mentionnés. Ils sont bâtis sur un pilotis qui les place à trois pieds de terre, ont de quatre à douze pieds de diamètre et jusqu’à vingt de hauteur, indépendamment de la toiture. Ceux dans lesquels se met le vieux grain sont crépis et ont, pour entrée, une petite ouverture pratiquée sous le toit. On arrive à cette porte au moyen d’un tronc d’arbre entaillé de distance en distance et qui sert d’échelle. Pour le grain nouveau, la tourelle est à claire-voie, ce qui, permettant la circulation de l’air, empêche le grain de s’échauffer.

Beaucoup de femmes du village portaient le même costume que celles de Kassanngalohoua, et comme ces dernières, elles manquaient même de l’apparence de mamelon qui se voit chez les autres négresses : elles n’avaient qu’un trou. Je m’en étonnai ; il me fut dit qu’elles se mutilaient elles-mêmes de la sorte par manière d’ornement. L’opération me parut être trop douloureuse pour qu’elle fût volontaire ; je présumai que c’était un châtiment, et je conserve mes soupçons à cet égard. En général, c’étaient les plus jolies qui étaient ainsi mutilées.

On fait ici d’élégants petits peignes d’ivoire qui, lorsqu’on a fini de s’en servir, se mettent dans les cheveux, où ils produisent très bon effet ; ils se vendent un prix modeste : quatre rangs de perles.

À la verroterie et au sammbo ordinaires, s’ajoutent de gros anneaux de fer et de cuivre jaune, qui se portent aux bras et aux chevilles. Ceux qui ne peuvent pas se donner ces parures coûteuses, les remplacent par de petits cercles d’herbe tressée.

Au lieu d’être entourée, comme ailleurs, de fil de fer ou de laiton, la corde qui passe autour des reins pour soutenir la draperie est souvent couverte de perles de couleurs diverses. Beaucoup d’hommes lui préfèrent une large ceinture de cuir. Quelques-uns portent de petites calottes faites avec des grains de verre enfilés.

Le lendemain, favorisés par un bon vent, nous déployâmes nos voiles ; celle du Pickle était composée d’une natte et des draperies de l’équipage.

Comme nous passions devant le Louhouazihoua, je crus à un émissaire du lac ; je m’y engageai pour en déterminer la direction et trouvai bientôt les bancs de sable et les herbes flottantes de l’embouchure.

Le Louhouazihoua prend, dit-on, sa source dans le pays de Mannbemmbé et fait de nombreux détours ; les caravanes qui se rendent de Kassenngé à Akalonnga le traversent trois fois.

En surplus des rivières et des torrents sans nombre dont il reçoit les eaux, je crois que le Tanganyika est alimenté par des sources que renferme son lit. À chaque endroit où s’est produit un éboulement, l’eau surgit entre les pierres et s’écroule dans le lac. Où nous étions alors, tout le pays ressemble à une éponge imbibée d’eau.

Le gibier abondait ; mais au furoncle dont j’avais souffert sur la route de l’Oudjidji avait succédé une plaie de mauvaise nature, à laquelle s’était jointe une pustule fort douloureuse ; j’étais si écloppé que je ne pouvais pas aller du bateau jusqu’à ma tente ; il fallait qu’on me portât ; la chasse m’était donc impossible.

Ce jour-là, beaucoup de ruisseaux et de torrents furent croisés. Les montagnes avaient des lignes d’une grande hardiesse, mais n’étaient pas très hautes : de quatre à six cents pieds au-dessus du lac. Pas de villages en vue ; toute la population vivait dans les terres, au delà des monts. Néanmoins, à deux ou trois places, nous aperçûmes des canots sur la plage ; les propriétaires ne devaient pas être bien loin.

Le 24 avril, une belle brise nous favorisa de nouveau ; mais l’équipage débarqua et pilla une cabane de pêcheurs ; j’eus beaucoup de peine à faire rendre les objets volés, ce qui nous fit perdre un temps assez long. Bombay fut du nombre de ceux qui mangèrent le poisson qu’on avait pris.

Nous passâmes le cap Rounanngoua, puis la rivière du même nom : toujours un affluent.

Côte rocheuse ; montagnes d’un millier de pieds et plus, couvertes d’arbres jusqu’au sommet ; roches de granit et de grès tendre, de couleur claire.

Je vis là des sokos (des gorilles), noirs compères qui semblaient plus grands que des hommes. Avant que j’eusse pu les tirer, le bateau avait tourné une pointe qui les masquait. D’après les indigènes, les sokos se bâtiraient tous les jours une nouvelle maison.

Pendant trois heures nous cherchâmes un endroit où nous pussions camper, ne trouvant que des rochers et pas de grève où l’on pût échouer les bateaux.

Le lendemain nous étions à Katoupi, village où la frasilah d’ivoire (trente-cinq livres) se vendait vingt brasses de cotonnade ; et les bons esclaves dix brasses seulement. Un Mgouana, qui faisait là du commerce, me dit que, de Tchakouola, les traitants gagnaient l’Ounyanyemmbé en vingt jours.

À partir de cet endroit, nous vîmes beaucoup de petits villages et de terrains cultivés au flanc de montagnes abruptes, dont le sol, presque abandonné à sa pente naturelle, était soutenu par des murs en pierre sèche. Les indigènes qui travaillaient là produisaient l’effet de mouches sur une muraille.

Cinq grands canots de l’Oudjidji étaient, disait-on, devant nous ; malgré cela, les habitants semblèrent moins effrayés de notre venue que ceux des bourgades précédentes. Une grande pirogue se détacha du rivage et approcha de notre barque de manière à permettre aux gens qui l’encombraient de nous regarder à leur aise ; d’autre part, un homme important, dont le canot était mené par douze rameurs, eut le courage de s’aventurer à quelques centaines de yards de la terre ferme, également pour me contempler.

Partout des champs étendus, des huttes éparses, des hameaux sans estacades : nous entrions évidemment dans une contrée paisible.

Marchant vent arrière avec une forte houle, notre barque roulait et bondissait comme un marsouin, m’empêchant de relever la côte.

Je devins même très désireux de rencontrer un bon atterrissage ; car avec pareille brise et pareilles lames, il ne pouvait qu’arriver malheur à nos bateaux s’ils venaient à toucher les récifs, et nous nous arrêtâmes près de Mona Kaloumvoué.

Pendant la nuit, quelques indigènes firent grand vacarme en se querellant avec mes hommes à propos d’étoffe qui avait été volée, et que le propriétaire réclamait hautement. La cotonnade fut retrouvée et rendue ; le voleur s’était sauvé dans la jungle ; mais il ne perdit rien pour attendre : saisi le lendemain matin, il reçut en présence de tout l’équipage, officiellement rassemblé, une flagellation en règle ; le jeune Bilâl, qui avait trempé dans l’affaire, fut traité de même.

J’aurais voulu faire un petit cadeau au propriétaire de l’étoffe pour le dédommager de l’ennui qu’il avait eu ; mais il était parti immédiatement après avoir repris sa cotonnade.

Le lendemain, bien que le vent parût faiblir, les vagues n’en étaient pas moins fortes. Cependant je me mis en route ; le cap Mirammbi fut doublé ; puis nous croisâmes des torrents et des villages.

Je remarquai dans ce trajet d’énormes toiles d’araignées ; certains arbres en étaient presque entièrement couverts.

Ce soir-là, nous ne fûmes pas rejoints par le Pickle ; j’en eus un peu d’inquiétude ; le lendemain matin, ne le voyant pas venir, je pensai à me mettre à sa recherche ; mais vers midi, la barque fut en vue et nous arriva peu de temps après, saine et sauve. L’équipage, effrayé d’un peu de houle, s’était arrêté avant d’atteindre Kapoppo.

Près de l’embouchure de la Lovouma, au bord d’une entrée profonde, nous trouvâmes les restes d’un camp arabe et deux grands bateaux : l’un de vingt rameurs, l’autre de dix-huit ; tous les deux avaient des nattes en guise de voiles. Ces bateaux appartenaient à Djoumah Méricani, qui était alors dans le pays de Msama.

Djoumah était venu là pour la première fois à l’époque où Burton se trouvait dans l’Oudjidji ; et depuis quinze ans, il faisait un commerce actif au delà de ce point éloigné.

Nous fûmes très bien reçus par les naturels. Un homme d’un certain âge et d’un caractère jovial, qui remplaçait le chef, alors en tournée d’inspection, vint s’incliner profondément devant moi en se frottant la poitrine et les bras avec de la poussière, ce qui dans le pays est la façon de rendre hommage.

Les ornements et les coiffures ressemblaient beaucoup à ce que nous avions trouvé dans les bourgades précédentes.

Pendant le jour, de grands moustiques nous piquaient sans cesse ; j’avais le dos couvert d’ampoules. Impossible de rester assis ou couché sans être torturé par ces menus vampires, et les plaies que j’avais aux pieds m’empêchaient de me mouvoir ; la position était loin d’être agréable.

C’est là que, en Afrique, j’ai rencontré du raisin sauvage pour la première fois.

Le 29 avril, nous étions dans une petite baie complètement abritée ; la nuit promettait d’être si belle que je résolus de ne pas faire dresser ma tente et de coucher dans le bateau. De leur côté, mes hommes ne se firent pas de cabanes et dormirent à découvert. Mais tout à coup arriva la pluie, qui nous rendit très misérables ; les barques eurent leur fond rempli d’eau, et les effets de mes gens furent trempés.

L’averse finie — le jour était venu — je donnai à mes hommes une couple d’heures pour faire sécher leurs vêtements et cuire leur déjeuner. Au bout des deux heures, ne voyant remuer personne, je chantai : Paka, paka (faites les paquets, faites les paquets). On me répondit : Kécho, kécho (demain, demain). Je cherchai Bombay pour lui demander ce que cela voulait dire ; il était assis tranquillement dans l’autre bateau, sous une toile, et s’excusa, en me disant : « Que voulez-vous que j’y fasse ? Ils ne veulent pas partir, ils ont peur.

— Amenez-moi celui qui dit non, et je le punirai.

— Je ne peux pas ; ils refusent tous. »

C’était plus que ma patience n’en pouvait endurer ; si écloppé que je fusse, je sortis promptement de la barque, et ramassant le premier bâton venu je frappai à droite et à gauche sur mes hommes, qui furent bientôt sur pied. Bombay ne me servit pas plus qu’une bûche, infiniment moins que le morceau de bois persuasif dont j’étais armé.

Une fois partis, mes hommes furent beaucoup plus gais qu’à l’ordinaire ; ce qui me fit supposer que d’être battus leur était agréable, bien qu’il u en eût parmi eux dont la peau avait quelques déchirures.

J’eus un peu plus tard l’explication de leur refus du matin : ils avaient entendu dire qu’il y avait une caravane derrière le cap Temmboué, à peu de distance du camp, et ils éprouvaient le besoin d’échanger des visites avec les gens qui composaient cette bande.

La côte que nous suivions était basse et mes relèvements n’eurent pas grande valeur ; mais mon espoir fut vivement surexcité par la promesse que me firent les guides de me montrer le jour suivant l’émissaire du lac. Speke n’est pas allé assez loin pour le découvrir ; et Livingstone, qui a passé devant l’ouverture sans la voir, en venant de chez Casemmbé, a pris un peu trop au nord, lorsqu’il s’est rendu dans le Manyéma.

Pas un des Arabes que j’avais vus à Kahouélé ne semblait avoir connaissance de cet affluent, qui paraît sortir du lac entre les deux routes que prennent les caravanes, et se trouve ainsi en dehors des lignes que suivent les traitants.

Après avoir passé la pointe Kalomoui, nous croisâmes l’embouchure du Kavagoué, rivière qui a deux cents yards de large, deux brasses de profondeur au milieu du courant, et dont la marche est insensible près des bords.

Le 1er mai se leva dans toute sa gloire ; le ciel était radieux, le pays d’une grande beauté ; sur la côte, se voyaient de petites falaises entremêlées d’espaces ouverts, que des bouquets de beaux arbres faisaient ressembler à des parcs.

En doublant le cap Nionngo, je fis baisser la voile et me rendis à terre pour examiner une source chaude dont on m’avait parlé. Après une demi-heure de marche à travers un fourré de grandes herbes, marche très pénible, j’arrivai au bord du lac, où se produisaient quelques bouillonnements. Le thermomètre indiqua pour la source la même température que celle de l’air prise à l’ombre (35o centigrades), d’où je conclus à l’inexactitude du rapport qui m’avait été fait. Mais plus tard, des gens qui l’avaient vue en pleine activité, me dirent que la source en question était alors assez chaude pour brûler la main qui s’y plongeait. Elle a peut-être une légère saveur, analogue à celle de l’eau de Seltz.

L’individu qui me conduisit à cette source me pria de lui donner de la verroterie, afin qu’il pût faire son offrande à l’esprit du lieu. L’esprit, évidemment, était facile à contenter ; mon homme du moins le supposait, car il ne jeta qu’une ou deux perles dans l’eau et garda le reste pour lui.

Nulle confiance ne pouvait être accordée aux renseignements fournis par mes guides. Ainsi, ayant trouvé des gens d’après lesquels une grande rivière, appelée Loukouga, se jetait dans le lac, près de Kassengé, ils dirent immédiatement comme eux, bien que jusque-là ils eussent affirmé le contraire.

Cette nouvelle assertion m’avait cruellement désappointé, lorsque le chef du village, un nommé Loulikè, tellement gras, par parenthèse, qu’à première vue je l’avais pris pour une femme, en raison de ses mamelles pendantes, me réconforta en m’assurant que le Loukouga sortait bien du lac.


Coiffures des Vouagouhha et autres peuples des bords du lac.

Les Vouagouhha, chez lesquels nous étions alors, ont des coiffures très compliquées. Beaucoup d’entre eux divisent leur chevelure en quatre parties ; de chacune de ses masses ils recouvrent des coussinets : puis ils font des nattes de la portion terminale, y ajoutant de faux cheveux s’il est nécessaire. Les quatre nattes sont ensuite attachées derrière le chignon, où elle forment une croix. Des brochettes où de nombreuses épingles de fer ou d’ivoire, épingles à grosse tête plantées à la naissance des cheveux, composent un bandeau ; parfois on les remplace par deux rangées de cauris.

Certains Vouagouhha mettent aussi dans leur cheveux le couteau dont ils se servent pour le tatouage, et surmontent le tout de bandes de fer poli, disposées en arceaux qui s’entre-croisent, comme dans une couronne royale. De petits ornements en forme d’éteignoir sont suspendus au bout des nattes ; et un enduit, composé d’argile rouge et d’huile ; recouvre les tresses : l’effet est saisissant, mais la mode est malpropre.

D’autres élégants se tordent les cheveux, après les avoir également divisés, et s’en font quatre cornes, dont l’une, celle qui est au-dessus du front, se recourbe en arrière.


Amulettes vues à Louliké.

Le village de Louliké est le premier où j’aie rencontré quelque chose qui ressemblât à des idoles. J’ai vu là, également pour la première fois, des indigènes porter au cou une amulette sculptée, figurine à tête humaine, dont le corps, de forme conique, était paré d’anneaux et avait jusqu’à trois jambes. Un trou pratiqué dans le cou de l’image permettait d’y passer le cordon au moyen duquel on suspend cette amulette.

Ce fut le 3 mai 1874 que, par une brise fraîchissante venant de l’est, je mis à la voile avec l’espoir de me trouver quelques heures après dans le Loukouga. Il allait être midi lorsque nous y arrivâmes. Je vis une entrée de plus d’un mille de large, mais fermée aux trois quarts par un banc de sable herbu. Un seuil traverse même ce passage ; parfois la houle vient y briser violemment, bien que dans sa partie la plus haute, il soit couvert de plus de six pieds d’eau.

Le chef, dont je reçus la visite, me dit que la rivière était bien connue de ses sujets ; ils en avaient fréquemment suivi les bords pendant plus d’un mois, ce qui les avait fait arriver au Loualaba, et leur avait fait voir que le Loukouga recevait le Louloumbidji et une grande quantité de petits cours d’eau.

« Nul Arabe, ajouta le chef, n’a descendu la rivière ; les marchands ne viennent pas chez moi : pour avoir de l’étoffe et des perles, il faut que j’envoie dans l’Oudjidji. »

Le lendemain matin, il plut à verse ; malgré cela, accompagné du chef, je descendis le Loukouga jusqu’au point où l’amas de végétation flottante nous empêcha d’aller plus loin ; toutefois des canots auraient pu s’ouvrir un passage.

Nous étions alors à quatre ou cinq milles de l’entrée. La rivière avait là trois brasses de profondeur, six cents yards de large, une vitesse d’un nœud et demi, et un courant d’une force suffisante pour nous faire entamer le bord du radeau végétal.

Ce premier amas, d’une étendue de quatre à cinq milles, était suivi, disait-on, d’une eau libre de même longueur ; et cette alternance de parties encombrées et de canaux dépourvus d’herbe se continuait jusqu’à un endroit fort éloigné.

Les embouchures des petits cours d’eau que, pendant notre descente, nous vîmes se jeter dans le Loukouga, étaient incontestablement à l’opposé du lac, et les herbes flottantes suivaient toutes cette direction contraire.

En aval, le dattier sauvage formait sur les rives d’épais fourrés.

Le jour suivant, mes observations touchant l’entrée de la rivière furent reprises. Au-dessous de la barre que j’ai mentionnée, je trouvai quatre et cinq brasses de profondeur ; il y en avait trois au bord du tapis qui avait arrêté notre bateau.

J’étais avec le chef ; je lui demandai de me faire ouvrir un passage dans l’herbe, offrant de lui donner la quantité de perles nécessaires pour le payement des ouvriers ; il refusa. Mes gens, répondit-il, me diraient : « Vous avez pris les perles de homme blanc, vous nous faites travailler pour lui, et vous ne nous remettez qu’un peu de ce qu’il vous a donné. » Prenez des hommes, continua-t-il, payez-les vous-même tous les jours ; ils sauront alors que tout ce que vous donnez est pour eux.

Nous descendions la rivière ; après un trajet d’une heure et demie, la brise ayant fraîchi et nous soufflant en face, nous nous arrêtâmes dans un îlot qui appartenait à un affluent. Ce n’était qu’un marais à l’intérieur d’un banc prolongé qui, çà et là, avait de petites ouvertures. La bouche dans laquelle nous nous trouvions n’était elle-même qu’une simple brèche de la rive, où l’eau passait en s’infiltrant dans l’herbe.

Le Loukouga nous offrait par endroits une eau profonde, puis des hauts-fonds, des bancs de sables, de grandes herbes, etc., obstacles formés par les débris qui flottent sur le Tanganyika et dérivent vers la seule issue qu’ils rencontrent.

J’en eus un bel exemple pendant les sept ou huit heures que nous passâmes sur la rivière : une quantité considérable de bois flotté arriva ; ce bois fut poussé dans l’amas végétal et disparut sans laisser de trace de son passage.

L’entrée du Loukouga est située dans la seule brèche que présente l’épaisse ceinture du lac, les montagnes de l’Ougoma se terminant tout à coup à dix ou douze milles au nord de Kassenngé ; tandis que celles qui viennent du sud, après avoir entouré la partie méridionale du Tanganyika, se dirigent vers l’ouest à partir du cap Mirâmmbé, laissant entre elles et les monts de l’Ougoma une large vallée ondulante.


Entrée du Loukouga.

Je partis, espérant toujours qu’on pourrait trancher le radeau herbeux ; je désirais tant descendre le Loukouga, explorer cette rivière qui ne pouvait pas finir dans un marais : elle était trop considérable. Le chef, d’ailleurs, m’avait assuré de nouveau que ses gens l’avaient suivie pendant plus de trente jours et l’avaient vue s’unir au Loualaba[2]. Mais je ne pus jamais trouver de guide ni d’interprète, et sans l’un et l’autre pas un de mes hommes ne voulait m’accompagner.

Puis j’envisageai la dépense qu’eût occasionnée l’ouverture du canal à travers la couche d’herbe, et la trouvai si lourde que je reculai devant elle : l’empêchement qu’elle eût apporté à la suite du voyage ne me sembla pas justifié par la descente du Loukouga. Dès qu’il était avéré que cette rivière sortait bien du lac, il n’aurait pas été sage de sacrifier, à la confirmation d’un fait certain, les ressources indispensables à de nouvelles découvertes et dont l’abandon eût compromis mon retour.

Quittant le Loukouga, le 5 mai, nous allâmes camper au cap Moulanngo.

Le lendemain, nous touchâmes à Kassenngé, situé sur la côte ; puis nous nous rendîmes à une entrée profonde qui découpait la rive orientale de l’île de Kivira, et nous nous préparâmes à traverser le lac. Cette traversée de retour commença le jour suivant à Matchatchési, où nous trouvâmes une grande caravane qui se rendait au Manyéma, sous la conduite de Mounyi Hassani Mrima, esclave de Saïd Ibn Habib.

Le 8 mai, nous étions à l’établissement de Djoumah Méricani, et le 9 dans l’Oudjidji. Des lettres datées de près d’un an réjouirent mon arrivée. Le paquet avait été ouvert le 12 janvier à Mpannga Sannga par Murphy, qui avait profité de l’occasion pour me dire qu’il allait bien.

Ces dépêches l’avaient échappé belle : remises dans l’Ounyanyemmbé à Ibn Sélim, celui-ci les avait confiées à une caravane qui avait été dispersée par des rougas-rougas. Attaqués à leur tour par une autre caravane, les brigands avaient perdu quelques-uns des leurs ; et mon paquet, trouvé sur l’un des morts, avait été recueilli et apporté à Kahouélé.

Tous mes hommes célébrèrent leur retour en s’enivrant. L’un d’eux alla jusqu’à s’introduire chez une femme pour lui voler sa bière. Une plainte fut déposée ; j’appelai Bombay ; il répondit qu’il était malade ; c’était vrai : il avait un affreux mal de tête pour avoir trop bu de pommbé. Je n’ai jamais compris comment on pouvait boire d’un pareil breuvage jusqu’à s’enivrer.

Parmi les nouvelles que j’appris tout d’abord fut celle de la proximité de quelques-uns de mes hommes que j’avais envoyés dans l’Ounyanyemmbé. Mes gens accompagnaient une caravane arabe, qui était alors dans l’Ouvinnza. Attaqués par les brigands de Mirammbo ou craignant de l’être, ils avaient fait le tour par l’Oukahouenndi, au lieu de suivre la route directe.

Pendant mon absence, le nombre de mes ânes s’était encore réduit. Il ne m’en restait plus que quatre, et malheureusement mon âne de selle était parmi les défunts.

À peine arrivé, j’eus de longs entretiens avec ceux des Arabes qui connaissaient la route que je voulais prendre, — Mohammed Ibn Sélib, Mohammed et Hassan Ibn Ghérib, Saïd Mézroui, Abdallah Ibn Habib. Suivant eux, le Loualaba et le Congo étaient bien la même rivière. Sur quoi basaient-ils leur opinion ? Je n’ai jamais pu le savoir.

Un voyageur m’a dit avoir fait, droit au nord, cinquante-cinq marches qui l’avaient conduit où l’eau était salée ; qu’à cette place il y avait des vaisseaux venant de la mer, et des hommes blancs qui habitaient de grandes maisons et faisaient un commerce considérable d’huile de palme.

Cinquante-cinq marches font cinq cents milles ; en y ajoutant les trois cents milles qui se déroulent du Tanganyika à Nyanngoué, on trouve à peu près la distance qui sépare l’Oudjidji des chutes d’Yellala.

Excepté la direction de la route, évidemment fausse, le récit du voyageur se rapporterait au Congo et aux traitants de la côte occidentale.

Abdallah Ibn Habib et Saïd Mézroui, d’autre part, avaient entendu dire que, à l’endroit désigné, les cauris étaient au nombre des objets de troc.

J’essayai d’obtenir de ces Arabes la carte des routes qu’ils avaient suivies ; mais au bout de deux minutes le nord, le sud, le levant, le couchant, ainsi que les distances, étaient irrémédiablement confondus. Saïd et Ibn Habib avouaient d’ailleurs qu’ils désiraient ne pas me donner d’informations à cet égard ; ils prétendaient que toutes celles que j’avais reçues étaient fausses, et promettaient de me renseigner exactement quand nous serions en route ; jusque-là ils ne voulaient rien dire, ayant peur que mes indiscrétions ne vinssent en aide à leurs concurrents. Déjà les pays neufs sont envahis ; ils ne savent plus où s’ouvrir de nouvelles routes. Les Égyptiens ou, comme ils les appellent, les Tourkis leur sont connus, et ils veulent éviter de se heurter contre eux.

Hassan Ibn Ghérib avait, disait-il, offert à Livingstone de le conduire à l’endroit où venaient les vaisseaux, endroit où il se rendait alors ; il demandait pour cela mille dollars ; Livingstone avait refusé. Il me disait également qu’aux environs de Nyanngoué on pouvait se procurer des canots pour descendre la rivière jusqu’à l’endroit en question : ce que les autres confirmaient. Il y avait dans tous ses rapports de quoi troubler l’esprit le plus lucide.

Je n’attendais, pour me mettre en marche, que l’arrivée des porteurs qui devaient venir de l’Ounyanyemmbé, et les journées me paraissaient longues. Dans un moment d’irréflexion j’avais montré à Saïd Mézroui un volume de contes du Souahil que je possédais ; il en avait parlé, et tous les soirs j’étais obligé de faire la lecture aux Arabes pendant quelques heures. Un auditoire nombreux se pressait pour jouir de cette lecture, qui semblait lui causer un plaisir extrême ; elle payait un peu de leur obligeance ceux qui m’avaient rendu service, et je la faisais volontiers, bien qu’elle me fatiguât.

Le 15 mai, certains individus, peut-être pour s’amuser, peut-être, ce qui est plus probable, avec l’intention de profiter du tumulte qui en résulterait pour commettre des vols, mirent le feu chez Bilâl pendant la nuit. C’était d’autant plus criminel que la porte de la maison était fermée en dehors. Fort heureusement, les hommes qui couchaient d’ordinaire dans cette maison n’y étaient pas. Quant aux incendiaires, il m’a été impossible de les découvrir.

Le lendemain, je fis une vente de mon djoho[3], et de la portion de ma cotonnade qui était en grande largeur ; cette dernière se vendit très bien. J’achetai ensuite, pour habiller mes hommes, quinze pièces d’autre calicot, de neuf dotis chacune, à raison de vingt-huit dollars (cent quarante-cinq francs) la pièce. Puis, afin de pouvoir acheter des vivres et payer les Vouadjidji qui devaient ramener les canots d’écorce avec lesquels nous allions gagner l’autre bord du lac, j’achetai vingt frasilahs de verroterie à cinquante dollars la frasilah : un prix très élevé ; mais c’était le cas de dire avec le proverbe : « Donne ce qu’on te demande ou abandonne ton œuvre. »

Si je n’avais pas été pillé, je n’aurais pas eu besoin de faire ces achats ; mais les vols dont j’avais été victime, et le non-arrivage des perles que j’avais laissées derrière moi, les rendaient nécessaires.

Une fois sur l’autre rive, j’avais l’intention — métaphoriquement parlant — de brûler mes bateaux, de manière à détruire tout espoir de retour.

Plusieurs de mes gens se prétendirent trop malades pour se mettre en route ; le fait est qu’ils avaient peur du voyage ; ces timides reçurent leur congé.

Toute la bande semblait vouloir employer en orgies les derniers jours qu’elle passait à Kahouélé. Un soir, Bombay revenant de l’une de ces débauches, et découvrant que de son côté Mme Bombay arrivait d’une partie fine, essaya d’une correction dont le résultat eut pour moi beaucoup de ressemblance avec celui qui fut produit par Artémus Ward : dans la lutte, le couple renversa une caisse de sinngo-mazzis, grains de verre opalin, de la grosseur d’un œuf de pigeon ; la plupart de ces perles furent étoilées ou craquelées et n’eurent plus aucune valeur.

Quelques autres de mes vauriens enlevèrent tout le calfatage des pirogues, afin d’éloigner le départ. Le radoub de ces canots qui aurait pu se faire en un jour, en prit quatre ; et lorsque les bateaux furent prêts, les Vouadjidji qui devaient les ramener avaient disparu.

Bombay, qui n’était pas le « démon » de Stanley, mais encore moins « l’ange » du colonel Grant, se disputait sans cesse avec Mohammed Mélim, dont il était jaloux comme il l’avait été d’Issa. Il l’accusait faussement, dans l’espoir d’obtenir son renvoi, et c’est lui que j’aurais congédié, si j’avais pu le faire sans voir partir un certain nombre des gens de l’escorte. Voulant enfin avoir la paix, je confiai à Mohammed la caisse de Livingstone, ainsi que mon journal, avec mission de les porter à Zanzibar, et je choisis pour domestique et pour factotum Djoumah Vouadi Nassib, qui fut un serviteur d’un prix inestimable.

Par suite de tous ces ennuis, ce ne fut que le 22 mai que je pus remettre à la voile ; encore fus-je obligé de m’’arrêter au premier cap et d’envoyer chercher les fusils et les bateliers qui devaient ramener les canots.

Les excès avaient tellement affaibli mon équipage qu’il nous fallut quatre jours pour gagner le Kabogo. Arrivés là, mes gens trouvèrent que la chaleur était trop forte pour qu’on pût traverser le lac, et je dus attendre le coucher du soleil.

Au point du jour, nous étions encore très-loin des îles Kassenngé ; le vent soufflait avec violence du sud-est, soulevant les vagues et les faisant courir devant nous.

Dans l’après-midi, nous atteignîmes Kivira ; mais le Pickle n’était pas en vue. Je campai le lendemain matin sur la côte, pour l’attendre ; mes rameurs en profitèrent pour déserter avec la Betsy. Arriva le Pickle : son équipage de retour avait également pris la fuite ; il me fallut engager des Vouagouhha pour le faire reconduire. La recherche de ce nouvel équipage, la distribution des ballots, etc., nous arrêtèrent jusqu’au 31 mai.

  1. Natifs de l’île de Zanzibar. (Note du traducteur.)
  2. Plus tard, en divers endroits, je recueillis des témoignages qui confirmaient le fait de la jonction du Loukouga avec le Loualaba. Les hommes qui me fournirent ces derniers renseignements affirmaient avoir longé eux-mêmes la rivière à une grande distance de là.
  3. Djoho, corruption du mot djohh, drap grossier écarlate ou bleu. (Note du traducteur.)