À travers l’Afrique/Chapitre15

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 181-205).

CHAPITRE XV


Le cap Koungoué. — Commerce rémunérateur. — Acrobates. — Peinture de guerre. — Mauvaise nuit. — Lâcheté de l’équipage. — Kabogo. — Divertissement public. — Crainte d’un chef de se voir enlever son peu d’intelligence. — Houille. — Miel protégé par un esprit. — Grenouilles assourdissantes. — Accroissement du lac. — Massé Kammbé. — Illusion d’optique. — Démons nombreux. — Avis différents. — Curieux cosmétique. — Le chef de Makoukira. — Son costume. — Ses femmes. — Poupées. — Goût de la bière sucée avec le lait. — Cotonnade indigène. — Extension du commerce d’esclaves. — Vonatouta. — Leurs coutumes, leurs vêtements. — Jumeaux.


C’est dans la partie la plus étroite du Tanganyika, près de l’endroit où celui-ci n’a pas plus de quinze milles de large, que s’avance le cap Koungoué.

Après avoir doublé cette pointe, nous passâmes devant de grands monts couverts de bois, et où des torrents et des cascades étincelaient sur les pentes. Au pied de ces montagnes, surtout près de la bouche des torrents, se trouvaient de petites plages, les unes revêtues de sable fin, les autres de cailloux anguleux : fragments de quartz, de granit et de minerai de fer.

Des champs épars dans le fourré indiquaient la retraite de malheureux qui avaient fui devant les chasseurs d’hommes ; pauvres gens condamnés à une misérable existence par les habitants de quelques villages fortifiés, qui saisissent leurs voisins plus faibles et les livrent aux marchands de l’Oudjidji, en échange des denrées qu’ils sont trop paresseux pour produire.

Le soir nous nous arrêtâmes dans la rivière de Lououlouga, près de Kinyari, où les Vouadjidji, qui suivaient la côte avec nous, vendirent leur grain, leur huile, leurs chèvres pour des esclaves, seul objet de troque de la place. Le prix de l’homme y était de quatre à six dotis, ou de deux chèvres ; et comme dans l’Oudjidji l’esclave valait alors jusqu’à vingt dolis, — quarante fois le prix d’une chèvre — les bénéfices de nos compagnons ont dû être énormes.

Je profitai de l’occasion pour visiter le village ; il était de grandeur moyenne, composé de huttes coniques et entouré d’une forte estacade. Un large fossé, n’ayant qu’une planche glissante pour passerelle, précédait cette enceinte qui, doublée de troncs d’arbres placés horizontalement, était à l’épreuve du mousquet. Au-dessus de la porte et à chaque coin de l’estacade, s’élevaient des forts bien approvisionnés de lourdes pierres, toutes prêtes à être lancées sur l’ennemi.

Du tabac, en très petite quantité, formait la seule culture. Les hommes allaient à la pêche, quand la fantaisie leur en prenait, comme simple divertissement. Pour subvenir à ses besoins — alimentation et le reste — la place n’avait que son commerce d’esclaves.

Lors de mon arrivée, une danse entrecoupée de pantomime, variée de sauts et de culbutes, était exécutée par deux hommes, dont les efforts manquaient d’énergie et d’entrain. Quand les danseurs crurent avoir assez fait pour l’amusement du public, ils se traînèrent comme entièrement épuisés, se dirent mourants de faim et se jetèrent aux pieds des personnes dont ils attendaient une ou deux poignées de sorgho ; puis, la collecte achevée, ils reprirent leurs exercices.

L’orchestre se composait de six tambours et d’un chanteur qui bourdonnait une sorte de récitatif.

Ensuite, un homme obligeant alla se mettre en costume de guerre à mon intention. Il revint coiffé d’un bonnet de peau de zèbre et avec un masque de la même peau, masque hideux. Ses armes consistaient en une couple de lances et en un bouclier de cinq pieds et demi de long sur dix pouces de large. Bien qu’il affirmât que ce bouclier, fait en bois de palmier, était à l’épreuve de tout, notre homme refusa de le soumettre à l’essai d’une balle de mon raïfle.

Dans la nuit, il y eut de si fortes rafales, accompagnées de tonnerre, que je sortis de ma cabine pour aller voir si la barque était solidement amarrée. Tous mes gens, excepté Bombay, étaient campés sur la rive ; en outre, ils avaient pris les rames pour faire la charpente de leurs cabanes. Que serait devenu le bateau, s’il avait été poussé au large par une semblable nuit, sans équipage et sans rames ?

Tandis que je faisais mon inspection, la pluie tombait avec une telle violence qu’en un instant les bateaux furent remplis. Je réveillai mes hommes et regagnai mon gîte, à l’arrière de la Betsy, où m’attendait un douloureux spectacle : la couverture de la cabine avait été emportée ; mon lit, mes cartes, mes livres, mes fusils étaient dans l’eau.

Après avoir fait la revue de ces ruines, je réunis sous mon waterproof tout ce que je pus y mettre, je plaçai ma tête entre mes genoux et restai là comme une poule sur sa couvée de poussins.

L’orage était effrayant. Un éclair frappa l’eau à côté de moi et fut si promptement suivi du coup que l’un et l’autre me parurent simultanés. La commotion fut telle que je crus avoir été touché par la foudre ; l’éclat m’avait ébloui au point qu’il se passa une demi-heure avant que j’eusse recouvré la vue.

Le jour parut, il nous trouva dans une situation peu confortable. Mes gens refusaient de partir sous prétexte d’une petite houle. Toutefois, dans l’après-midi, la nage fut reprise, et côtoyant des montagnes d’où tombaient de nombreux torrents, nous gagnâmes le Loubougoué, rivière où nous fîmes halte.

Repartis de bonne heure, et passant devant l’île de Kililo, puis croisant l’embouchure du Loufoungou, nous atteignîmes le cap Katimmba, où je m’arrêtai avec l’intention de reprendre la marche dans l’après-midi, si le temps s’éclaircissait. Mais une légère houle effraya de nouveau mes loups de mer : « Lac méchant, canots brisés, » s’écriaient-ils ; et il n’y eut pas moyen de leur persuader de reprendre les rames. Même les Vouadjidji, nés au bord du Tanganyika, me rapportèrent la paye qu’ils avaient reçue, me disant : « Laissez-nous nous en aller, nous ne voulons pas mourir. »

Que n’aurais-je pas donné pour avoir la chaloupe d’un vaisseau de guerre et son équipage ! Au lieu de me traîner d’une baie à l’autre en en suivant les rives, j’aurais pu traverser le lac, en explorer le centre, faire quelque chose de satisfaisant. Tous les dangers que nous courions venaient justement de cette habitude de longer la côte, au point d’en effleurer les rocs Venaient-ils à se rapprocher du large, mes gens regagnaient vite le rivage. C’est leur pusillanimité qui les met en péril ; l’observation le prouve : les lâches courent plus de risques et ont plus de malheur que ceux qui affrontent virilement le danger.

Le 28, nous passâmes entre la terre ferme et l’île de Kabogo, où nous nous arrêtâmes. Les habitants nous donnèrent du poisson en échange d’huile de palme, qu’ils aiment beaucoup.

Cette île, dont le sol est fécond, a une population nombreuse ; elle est bien cultivée, et l’éparpillement de ses cases, bâties au milieu des champs qui en dépendent, chacune à l’ombre d’un figuier-sycomore ou de quelque autre géant de la forêt, donne à la scène un caractère paisible que nous n’avions pas rencontré depuis notre départ de l’Oudjidji.

En face de Kabogo était la résidence du chef. Les montagnes s’abaissaient, elles s’éloignaient du lac, et sur le rivage, ainsi que dans l’île, abondaient les palmyras (borassus flabelliformis).

Il y avait là beaucoup d’oiseaux de mainte espèce ; entre autres un élégant coureur à manteau brun, à tête et à cou blancs, qui se promenait sur les feuilles de nénuphar et cherchait des insectes parmi les fleurs.

Le détroit qui sépare l’île de la côte a un mille et demi de large au centre et deux milles de long. À son extrémité, une pointe sableuse joint presque l’île au rivage. C’était au milieu de cette chaussée, parmi les roseaux, que se trouvait le débarcadère. Le chef se nommait Ponnda, sa résidence s’appelait Karyânn Gouina.

Fils du grand chef de l’Oukahouenndi, Ponnda s’était vu disputer par son frère l’héritage paternel. Se trouvant le plus faible il avait abandonné la partie, puis était venu fonder ce village, qui était grand et défendu par une forte enceinte de fossés et de palissades.

L’entrée en était généralement interdite aux étrangers. Des Vouanyamouési, chargés par Mkasihouah, chef de l’Ounyanyemmbé, d’y conduire un troupeau de vaches qu’il envoyait à sa fille, épouse de Ponnda, durent eux-mêmes camper extramuros. Il est vrai que le présent qu’ils devaient remettre au chef leur avait été volé en route par des Vouarori et qu’ils arrivaient les mains vides.

Plus heureux, j’obtins la permission de franchir l’enceinte. Je trouvai un village bien tenu, divisé en plusieurs quartiers par des palissades rayonnant d’une place centrale. De chaque côté de la porte menant à la demeure du chef, étaient deux pièces de bois servant de siège aux personnes qui attendaient leur tour d’audience. Ces divans rustiques étaient surmontés d’une quarantaine de crânes humains et de cinq ou six de bêtes sauvages.

Sur la place, une foule nombreuse regardait deux horribles vieilles qui dansaient au son de grands tambours battus par des hommes. Cette danse, répugnante à voir, consistait en une sorte de tremblement convulsif et de mouvements du corps et des jambes, lancés brusquement, d’où il résultait que les longues mamelles ridées et pendantes étaient secouées comme des outres vides.

Tout en s’agitant ainsi, les hideuses sorcières hurlaient un chant auquel, à chaque secousse plus violente des danseuses, les femmes du cercle répondaient en chœur.

Une bande d’étoffe d’écorce, des moins larges, formait le piètre costume des deux vieilles, qui, pour ornements, portaient des touffes de poils de zèbre (longs poils du bout de la queue) attachées aux genoux et aux coudes, et avaient un cercle de clochettes autour des chevilles.

Le chef m’envoya un peu de lait aigre et de farine, je lui fis en retour un léger cadeau, lui exprimant le désir que j’avais de le voir, soit qu’il voulût bien me faire une visite, soit qu’il m’autorisât à me présenter devant lui ; mais il refusa toute espèce d’entrevue, persuadé qu’il était que, par suite de ma puissance magique, il suffirait d’un de mes regards pour lui enlever le peu d’esprit qu’il avait.

Je rencontrai dans son village un Msahouili que j’avais connu dans l’Ounyanyemmbé. Il venait là pour faire du commerce, l’ivoire n’étant pas cher : douze dotis la frasilah (vingt-quatre brasses de calicot les trente-cinq livres), prix courant. À force de marchander, il avait même eu deux frasilahs pour dix-huit dotis ; mais il se plaignait avec amertume du prix élevé de l’esclave : douze dotis pour une jeune fille, cinq ou six pour un enfant.

Ne voulant pas rester chez Ponnda jusqu’à ce qu’il eût épuisé ses marchandises, il éprouvait le besoin de me céder ce qu’il avait d’étoffe et d’autres articles ; il désirait en outre que je le prisse à bord pour le ramener dans l’Oudjidji, ses hommes redoutant les voleurs qui infestaient le chemin de l’Ounyanyemmbé. Je refusai ses marchandises et lui accordai le passage ; mais au moment du départ, ses Vouanyamouési furent plus effrayés des tempêtes du lac que des brigands de la route, et je partis seul avec mes gens.

Sortis des roseaux, nous passâmes au-dessous de Karyânn Gouina, longeant la grève, où les villageois se pressaient en foule, les uns se baignant, les autres remplissant d’eau leurs grands vases, relevant leurs nasses, visitant leurs filets ou regardant passer nos bateaux.

Nous arrivâmes ensuite à de petites falaises composées de granit, de porphyre, de grès et d’argile délitée, falaises où le battement des vagues avait produit de nombreux éboulements, creusé de nombreuses cavernes ; puis nous entrâmes dans le Lougouvou. Nos barques y furent amarrées à l’abri d’autres falaises plus rocailleuses, formées par une ligne de grandes montagnes.

La crainte qu’avaient mes rameurs d’affronter un peu de vent et de houle nous fit rester là tout un jour. Les hippopotames, les crocodiles, les singes étaient nombreux, et si j’avais pu marcher, cette halle n’aurait pas été ennuyeuse ; mais j’avais les pieds et les jambes couverts de furoncles, ce qui m’empêchait de quitter le bateau.

En sortant du Lougouvou, nous longeâmes des murailles presque verticales, formées de grès et de marbre noir rayé de blanc ; puis, sur une longue étendue, de grands lits qui nous parurent être de la houille ; quand mes gens de Bagamoyo virent ce point de la falaise, ils s’écrièrent tous : Makoa marikébou (charbon de vaisseau). Le filon principal, situé au sommet de courbes rocheuses de même inclinaison, tandis que les courbes d’inclinaison contraires avaient disparu, offrait une épaisseur de quinze à dix-huit pieds.

Il me fut impossible d’avoir un fragment de cette houille, mais plus tard on me fit présent d’un échantillon qui venait d’Itahoua, province située sous la même latitude, à peu de distance du bord occidental du lac. Ce charbon, sans nul doute, est légèrement bitumineux.

Après avoir croisé plusieurs cours d’eau, plusieurs torrents, nous atteignîmes l’embouchure du Makanyadzi, où se terminent les falaises dont il vient d’être question. Mes guides m’apprirent qu’il y avait là du miel en quantité considérable, mais qu’il était sous la protection d’un méchant esprit, d’où il résultait qu’on ne pouvait pas en prendre sans s’exposer à quelque malheur, et aucun de mes gens ne voulut en aller recueillir.

Au moment où nous abordions, je remarquai dans l’herbe le dos écailleux d’un crocodile. Saisissant mon raïfle, j’envoyai au monstre deux balles qui le tuèrent sur le coup ; ce n’était qu’un jeune d’une longueur d’environ quatre pieds.

Les hippopotames nous tinrent éveillés toute la nuit par leurs ronflements, mais nos feux les empêchèrent de pénétrer dans le bivouac. À en juger d’après le nombre de leurs empreintes, nous étions campés sur une de leurs escales favorites, d’où leurs pistes conduisaient en ligne droite au sommet d’une montagne abrupte que l’on n’aurait jamais crue accessible à des animaux d’allure aussi pesante.

Aux renâclements de ces ronfleurs se joignait le fracas des grenouilles, qui ne cessaient pas de se faire entendre. Le bruit des unes ressemblait à celui que font les calfats et les riveurs ; d’autres, plus volumineuses ou plus rapprochées, martelaient comme des forgerons, tandis que certains coassements produisaient l’effet d’une machine à forer ; si bien qu’avec un peu d’imagination on pouvait se croire dans un chantier de construction navale.

Nous passâmes le lendemain devant la résidence du frère de Ponnda ; et voyant approcher une rafale qui venait de l’arrière, nous courûmes nous mettre à l’abri d’une petite pointe sableuse où s’apercevaient une demi-douzaine de cases.

Nous prenant pour des chasseurs d’esclaves au service des Arabes, les habitants s’enfuirent avec leurs bêtes et tout ce qu’ils purent emporter ; car si une forte palissade les protégeait du côté du rivage, ils étaient sans défense contre l’ennemi arrivant du large.

Après la bourrasque, vint une pluie continue qui nous fit dresser le camp. Plusieurs de mes hommes se rendirent au village dans l’espoir d’y trouver des vivres ; mais rien ne put être obtenu. Les jours suivants nous ne fûmes pas plus heureux ; et le grain que nous avions apporté de l’Oudjidji ayant été avarié par les pluies quotidiennes, la faim commença à se faire sentir.

Nous nous arrêtâmes ensuite au milieu d’un groupe d’îles sableuses et couvertes d’herbe, situées à l’embouchure du Mousammouira, qui verse au Tanganyika les eaux du Likoua[1]. À notre approche, quelques pêcheurs essayèrent de prendre la fuite, croyant voir en nous des gens de Mirammbo, dont le nom redouté avait pénétré jusque-là.

Peu d’années avant, ces îles faisaient partie d’une vaste plaine largement cultivée ; et pendant toute la course du jour, nos barques nagèrent sur les sites d’anciens champs, d’anciens villages.

D’après les rapports de nos guides, le Tanganyika empiéterait constamment sur ses rives et accroîtrait son étendue. J’ai remarqué moi-même à Kakouélé que, depuis la venue de Burton (1858), une bande de terre de plus de six cents yards de large (près de six cents mètres) paraissait avoir été emportée par les eaux sur une longueur de trois ou quatre milles.

Bien qu’autour de nous il y eût beaucoup de pêcheries, les îlots étaient déserts. Les quelques individus que notre approche avait effrayés nous dirent que les habitants étaient partis à cause de l’érosion incessante des rives du lac. Eux-mèmes n’étaient revenus que pour réunir les engins de pêche qu’on avait laissés dans les îles.


Camp au bord du lac Tanganyika.

Une nouvelle demeure diabolique fut rencontrée le lendemain. Nos pilotes firent l’offrande et l’oraison ordinaires ; en outre, ils se mirent du sel sur la tête et en mêlèrent aux perles du sacrifice.

Le démon du lieu s’appelait Mousammouira. Je demandai pourquoi il n’habitait pas la rivière qui porte son nom ; il me fut répondu qu’il y allait quelquefois, mais qu’il demeurait habituellement derrière la montagne au pied de laquelle l’offrande avait été faite.

Le lendemain nous nous dirigeâmes vers Massé Kammbé, où nous voulions acheter des vivres. Quelques rafales rendirent mes hommes si nerveux que je dus leur permettre de baisser la voile ; puis ils persistèrent à serrer la côte et finirent par marcher vent debout, au lieu de croiser avec belle brise.

Arrivés à Massé Kammbé, nous trouvâmes toutes les portes closes, tous les forts en état de défense ; et nous allâmes nous établir sur un petit banc de sable, où quelques huttes de pécheurs étaient construites sur pilotis ; mais le vent et la vague grandirent tellement qu’il nous fallut gagner la côte. Nous y passâmes toute la journée suivante, cherchant à nous procurer des vivres. Quelques patates et une petite quantité de haricots furent tout ce que nous pûmes recueillir. Dans l’après-midi, je tuai un lépidosirène, que les naturels appellent sinnga ; l’aspect en était si répugnant que personne ne voulut en goûter ; les gens du pays disent même que la chair de ce poisson est vénéneuse.

Partis de Massé Kammbé, nous doublâmes le cap Mpimmboué, promontoire composé de masses énormes de granit confusément amoncelées, entassement prodigieux qu’on eût pris pour le commencement d’un brise-lames fait par quelque race de titans.


Homme de Massé Kammbé.

Le lendemain matin de bonne heure, comme nous venions de mettre à la voile, les montagnes situées au couchant du lac me parurent avoir le sommet couvert de neige. Tandis que je les regardais fixement avec ma lunette, leur blancheur s’évanouit et je reconnus la cause de mon illusion : les rayons presque horizontaux du soleil levant avaient été réfléchis par le bord inférieur des nuages, qui reposaient à la cime des monts, et avaient formé à ceux-ci une coiffe lumineuse que l’ombre des pentes, encore obscures, avait fait paraître d’une blancheur étincelante. Il est possible que maint rapport, au sujet de la couronne neigeuse de certaines montagnes, n’ait pas d’autre fondement que cet effet d’optique.

Au large du cap Mpimmboué, se trouvaient de nombreux récifs, qui, à demi hors de l’eau, rendaient la navigation dangereuse.

Vers midi, nous nous arrêtâmes sur la côte septentrionale de la pointe de Kammbemmba, où le bivouac fut dressé. Peu de temps après, des cris jetés par mes hommes me firent prendre mon raïfle et sortir de ma tente : un buffle s’était approché du camp ; mais, effarouché par le bruit qu’il avait fait naître, il s’enfuyait à toute vitesse.

En remettant mon raïfle à sa place, contre le pilier de ma tente, je fis partir mon fusil qui était suspendu à la même perche. J’avais la tête près de la bouche du canon ; instinctivement je fis un bond en arrière et tombai sur le coin de mon lit, où je fus pris d’étourdissement.

Je crus d’abord m’être blessé avec le fusil ; mais en entendant mon domestique crier : « Bouana amepigoua ! » — Maître est tué ! — je repris mes sens et ne me trouvai qu’une déchirure à la peau du crâne, résultat de ma chute, déchirure moins fâcheuse que le trou fait par le coup de feu au sommet de ma tente, à l’endroit où la charge était sortie. Le terrain, à la pointe de Kammbemmba, est formé de grandes masses de granit et de grès durcis, encastrées principalement dans un grès rouge très tendre ; celui-ci, facilement désagrégé, est entraîné par les eaux et abandonne à eux-mêmes les rocs de nature plus résistante, qui alors sont détachés.

Le Tanganyika paraît avoir plus que son compte d’esprits infernaux ; Kamassannga, où nous passâmes le lendemain, est encore une retraite de démon. Comme toujours en pareil cas, mes Vouadjidji présentèrent leurs respects au malin, en s’écriant :

« Ô diable ! donne-nous un beau lac, peu de vent, peu de pluie, laisse passer nos canots, fais qu’ils passent vite et sans danger. »


Poissons du Tanganyika.

Beaucoup d’îlots mouvants étaient apportés par les rivières, îlots qui ressemblaient plus à ceux du Mississipi qu’aux amas de végétation habituels. Un de ces radeaux herbeux, d’une largeur d’un quart de mille, portait de petits arbres.

Des traces de cultures récentes, des marques d’emplacements de huttes se voyaient à l’endroit où nous étions campés. Qu’étaient devenus les cultivateurs de ces champs, les habitants de ces cases ? « Tués, esclaves ou fugitifs, » me répondirent tous ceux que j’interrogeai à leur égard.

Après le cap Katannké et le village de Massannga, les deux rives du lac se rapprochent ; c’est, je le suppose, le rétrécissement du lac Liemmba de Livingstone[2].

Comme je faisais marcher le bateau en face d’un orage, afin de gagner Tchékoualé avant la pluie, mes hommes furent pris de panique, et à leur tour jetèrent l’effroi parmi les indigènes, dont la plupart s’enfuirent dans la jungle ; les autres se disposèrent au combat. Toutefois la confiance ne tarda pas à se rétablir ; les habitants reparurent et consentirent à nous vendre du poisson.


Baie de l’île de Kivira (bords du lac Tanganyika).

Nos pilotes demandèrent alors ce qu’ils appelaient un présent de coutume, présent d’étoffe : « pour s’habiller, » disaient-ils, Bien qu’ils eussent déjà touché leur salaire, je fis droit à leur demande ; car c’étaient de braves gens, qui nous rendaient de grands services.

Près du cap Tchékoualé, qui fut doublé le 9 avril, les roches sont composées d’une sorte de poudingue, qui a l’air d’avoir été primitivement une argile fluide à laquelle se sont mêlées de petites pierres.

Nous passâmes ensuite devant l’embouchure de la Tchékoualé et devant des îles que nos pilotes se rappelaient avoir vues faire partie de la côte. Ces îles, que l’on appelle Makakomo, étaient gouvernées par Kapôpia, chef d’une certaine importance.

Au cap Makouroungoué, le rivage est composé de masses de granit, dont les flancs perpendiculaires ont de soixante-dix à quatre-vingts pieds de hauteur. À l’île de Kohouennga, où nous nous arrêtâmes, d’énormes blocs gisent, çà et là, dans la plus grande confusion.

Notre arrivée jeta l’effroi parmi les indigènes ; les femmes et les enfants se réfugièrent dans la jungle, et les hommes se mirent en état de défense. Chacun d’eux avait à la main un arc et une demi-douzaine de flèches ; il y en avait en outre une vingtaine dans le carquois.

Le mauvais aspect de la matinée suivante retarda notre départ. Vers dix heures, comme on arrimait les bagages, un de mes soldats, en mettant le pied dans le bateau, fit partir son fusil et se blessa. La balle lui entra sous le bras droit et sortit au bas du coin interne de l’omoplate ; il était tellement gras qu’il serait difficile de déterminer la direction que le projectile avait suivie ; mais le poumon n’était pas attaqué.

Après avoir fait deux compresses avec un mouchoir de baliste, je pansai mon homme de manière à l’empêcher de mouvoir le bras, et, bien que l’hémorragie fût considérable, le sang, n’étant pas artériel, s’arrêta facilement. Enfin je donnai au blessé un peu de morphine pour le faire dormir, et je partis rassuré sur son compte ; mais dès que je l’eus quitté, ses camarades lui firent boire de l’eau chaude, pour lui faire rejeter le mauvais sang qu’il avait dans l’estomac, et les efforts qu’il fit pour vomir eurent bientôt ramené l’hémorragie.

Je leur recommandais sans cesse de ne pas avoir leur fusil chargé ; non seulement celui-ci, pauvre fou, n’en avait pas tenu compte, mais il s’était servi de son raïfle comme d’une gaffe, le tenant par la gueule, et l’agrafant au plat-bord avec le chien.

Aucune étoffe d’importation étrangère ne se voit dans le village de Kitata, où nous arrivâmes ensuite ; les habitants sont vêtus de peaux de bêtes, de feutre d’écorce ou de cotonnade de leur propre fabrique. Ils suspendent la draperie qui leur sert de jupe à une ceinture formée d’une corde de la grosseur du petit doigt et soigneusement recouverte de fil de laiton.

Parfois leur chevelure est enduite d’une pommade faite avec de l’ocre rouge et de l’huile, ce qui leur donne l’air d’avoir trempé leur tête dans le sang.


Village de Kitata (bords du lac Tanganyika).

De Kitata, nous allâmes nous établir à Makoukira, grand village avec estacade, fossé et contrescarpe, situé sur la rivière du même nom, et dont le chef avait un costume compliqué : d’abord un tatouage au noir de fumée, et deux plaques du même noir, une sur le front, l’autre sur la poitrine ; puis une couche de graisse des pieds à la tête ; pour coiffure, une tiare composée de griffes de léopard. Quelques anneaux d’herbe jaune au-dessus du genou, un rang de sofis autour de la cheville, à la main un chasse-mouches, dont la poignée était couverte de perles, complétaient la toilette. Dehors, une grande canne à pomme volumineuse fait partie des atours ; elle est également à l’usage des épouses du prince.

Lorsque je fis ma visite à ce chef élégant, ses femmes lui préparaient du pommbé. L’une d’elles, qui était fort jolie, mit de cette bière dans une calebasse, y ajouta de l’eau chaude, alla s’asseoir sur un tabouret, posa la calebasse sur ses genoux, et l’y maintint pendant que le maître en aspirait le contenu au moyen d’un roseau. Je trouvai en rentrant une grande gourde de cette boisson que m’avait envoyée le chef ; mais j’étais trop malade pour y faire honneur.

Dans cette région, les enfants sont allaités jusqu’à l’âge de deux ou trois ans ; j’en ai vu un qui appliquait alternativement ses lèvres au sein maternel et au roseau de la calebasse ; de telle sorte qu’on pouvait dire à la lettre qu’il suçait le goût du pommbé avec le lait de sa mère.

Les petites filles se font une poupée d’une calebasse ornée de perles, et se la mettent sur le dos, où elles la suspendent de la même manière que les enfants sont portés dans le pays.

De Makoukira, nous nous rendîmes à Kirammba sur le Mivito, village où il se fait beaucoup de cotonnade. Près du tiers de la population a pour vêtement le tissu du pays, grosse toile à carreaux, bordée de raies noires et qui a toujours une frange.

Apercevant la terre en face de nous, j’espérais qu’un jour de rame nous suffirait pour gagner le fond du lac ; mais il fallait se procurer des vivres. Les petits villages que nous avions rencontrés récemment n’avaient pas pu nous en fournir en quantité suffisante, pas même Makoukira. La même déception nous attendait dans une bourgade des bords du Kissangé, près de laquelle nous nous arrêtâmes ; les denrées y étaient rares et s’y vendaient fort cher.

À l’époque du dernier passage de Livingstone, quinze ou seize mois avant notre arrivée, le grain et les légumes abondaient, les chèvres étaient nombreuses ; mais depuis lors sont venues des bandes de Vouanyamouési et d’autres gens, qui ont pris non seulement les chèvres, mais ceux qui les élevaient et cultivaient le sol.

La traite de l’homme s’étend dans l’intérieur ; elle continuera ses ravages jusqu’à ce qu’elle soit arrêtée par une main puissante, ou jusqu’à ce qu’elle s’éteigne faute d’aliment. La dépopulation est rapide ; il y a quelques années à peine que les Arabes ont pénétré dans le Manyéma, et déjà ils sont établis à Nyanngoué, d’où leurs bandes vont chasser l’esclave beaucoup plus loin.

Le chef du pays où nous étions alors demeurait à quatre journées de marche dans l’intérieur des terres ; mais le village de Mikisanngé avait un chef appelé Mpara Gouina, auquel j’allai faire une visite. C’était un vieillard à cheveux tout à fait blancs, et dont les fonctions paraissaient peu rémunératrices, car il était bien le plus mal drapé du pays. Toutefois son front et ses cheveux étaient poudrés de rouge, de jaune et de blanc avec le pollen des fleurs ; il avait en outre sur le front un bandeau de perles, et, sur les tempes, les cicatrices en relief qui sont les marques de sa tribu.

Je le trouvai avec un de ses amis ; l’un et l’autre filaient du colon, pendant que leurs femmes et leurs filles, assises près d’eux, enlevaient les graines des capsules nouvellement récoltées. Le duvet était mis en tas à côté des fileurs, qui les employaient activement au moyen de fuseaux de bois d’environ quatorze pouces de longueur et d’un demi-pouce de diamètre. Un morceau de bois courbe, placé un peu au-dessous de l’extrémité supérieure, donne du poids à l’instrument, qui est surmonté d’un petit crochet en fil de fer.

Le colon est d’abord filé grossièrement entre le pouce et l’index sur une longueur d’un demi-mètre, puis accroché au fuseau, qu’on roule vivement sur la cuisse droite, pour lui imprimer un mouvement de rotation rapide. Tenu de la main gauche, le fil est travaillé de la main droite, qui le régularise ; puis on le décroche on le met sur le fuseau, et de nouveau coton est pris, tordu et filé de la même manière. Le fil ainsi obtenu est grossier, mais très fort et d’une égalité surprenante. Pour le tissage, on l’enroule sur des bâtons de quatre pieds de longueur, qui servent de navettes.

Les gens du pays ont le nez aquilin et sont bien de profil ; mais tous ont de larges narines qui, vues de face, les défigurent.

Quelques opulents avaient la tête couverte de sofis. Chacune de ces perles était enfilée séparément sur une mèche de cheveux, et l’ensemble, qui produisait l’effet d’une tête couverte d’écailles, n’était nullement agréable à voir. Ceux qui n’avaient pas le moyen de se payer cette coiffure dispendieuse l’avaient imitée en se faisant, avec leur toison, de petites balles empâtées d’un enduit qui ne permettait pas de distinguer les brins de laine.

Presque tous portaient des anneaux de jambe fabriqués avec de l’herbe, et des bracelets de fibres de dattier sauvage habilement tressées ou tordues.


Armes.

Les arcs que nous eûmes occasion de voir se terminaient d’un côté par une frange de longs poils ; quelques-uns même en avaient aux deux bouts. Outre la corde de rechange qui s’y enroule, le bois de ces arcs est entouré d’un fil, appliqué avec beaucoup de soin. Quant aux flèches, elles sont de divers modèles et non empoisonnées. Les couteaux ont la forme d’un fer de lance.

Autrefois, le district produisait des quantités considérables de grain. J’ai vu les houes qui alors étaient en usage, le fer en est énorme, plus large que celui des bêches dont se servent les jardiniers anglais. Mais la plupart des naturels ont été tués par les Batouta, et les survivants n’ont plus aujourd’hui ni habitations ni cultures ; ils vivent exclusivement du produit de leur chasse et de leurs rapines.

Je ferai observer qu’ici le préfixe Ba remplace le Voua des peuplades de la côte, et que l’on dit : Bafipa, Batouta, au lieu de Vouafipa, de Vouatouta.

C’est à Mikisanngé que, pour la première fois, je vis une potière à l’œuvre ; son travail m’intéressa vivement. Elle commença par battre avec un pilon, tel que celui dont on se sert pour concasser le grain, assez de terre et d’eau pour fabriquer son vase, et gâcha sa pâte jusqu’à ce que la masse en fût parfaitement homogène. Quand ce résultat fut obtenu, elle posa le bloc d’argile sur une pierre plate, en creusa le centre d’un coup de poing et modela sa terre. Le vase ébauché, elle effaça la marque de ses doigts à l’aide d’une rafle d’épi, acheva de polir avec de petits morceaux de bois et des fragments de calebasse, qui donnèrent les courbes voulues, puis décora l’extérieur avec la pointe d’une baguette finement taillée.

Je me demandais comment ferait l’ouvrière pour enlever son pot de la pierre où il se trouvait et pour y mettre un fond. Elle avait déjà porté à l’ombre la pierre et le vase ; et quatre ou cinq heures après, celui-ci étant assez ferme pour être manié avec soin, le fond y fut placé intérieurement.

À compter du moment où l’argile avait commencé à être battue, jusqu’à celui où le vase — un pot d’une contenance de trois gallons, près de quatorze litres — avait été mis à l’ombre pour sécher, la fabrication avait pris trente-cinq minutes ; il en avait fallu dix autres pour ajouter le fond : trois quarts d’heure en tout.

D’une régularité parfaite, ces vases ont toujours des lignes très gracieuses ; beaucoup d’entre eux sont pareils à l’amphore de la villa Diomède à Pompéi.

Le 15 avril, après avoir passé l’embouchure du Manndiouli, celle du Monomisa, puis les villages de Kassanngalohoua et de Mammbéna, nous commençâmes à perdre de vue les rochers de la côte, et nous longeâmes ceux de l’île de Polonngo, masses énormes, qui çà et là s’élevaient isolées, ou composaient les entassements les plus fantastiques : blocs surplombants, pierres ballantes, obélisques, forteresses, pyramides, toutes les formes imaginables. De toutes les fentes, de tous les creux, de tous les points où un peu de terre avait pu s’arrêter, surgissaient de grands arbres d’où retombaient des lianes de cinquante à soixante pieds de longueur, laissant apercevoir de profondes crevasses à travers leur réseau.

Le soleil des tropiques baignait d’une lumière incomparable cet amas saisissant et inondait de ses rayons les eaux gonflées du lac, scène d’une magie à faire douter qu’elle fût réelle : un décor fantastique, disposé pour un changement à vue ; et l’on s’attendait à voir ces roches s’ouvrir pour laisser apparaître les sylphes ou les diablotins d’une féerie.

J’étais immobile, contemplant ce merveilleux tableau d’un calme absolu ; aucun signe de vie.

Tout à coup les lianes s’agitent, passe un éclair brun, puis un autre, puis un autre : toute une bande de singes se balançant ou bondissant, volant de cime en cime, puis s’arrêtant suspendus par une main, et, dans un babil animé, exprimant la surprise que leur cause l’étrange spectacle de nos bateaux.

Un cri, et toute la bande disparut plus rapidement qu’elle n’était arrivée, laissant l’écho nous apporter les roulements d’un bruit égal à celui du tonnerre.

Le moindre tressaillement du sol eût fait tomber de leur site élevé des masses rocheuses, pesant des milliers de tonnes, et qui auraient tout détruit devant elles.

À la place où le camp fut établi se trouvaient de grands cotonniers qui paraissaient croître à l’état sauvage ; mais il est possible qu’il y ait eu là un défrichement, où le coton avait été cultivé. La falaise, d’un calcaire très blanc, présentait des fentes verticales, dont les bords semblaient avoir été taillés avec un instrument tranchant, tant les arêtes en étaient vives.

Il m’était extrêmement difficile de dresser ma carte avec exactitude, mes guides changeant les noms de la manière la plus embarrassante, appelant un cap une île, et réciproquement ; ce qui me jetait dans une perplexité d’autant plus grande, qu’après tant de fièvre et de quinine, mes idées n’étaient pas très nettes.

Le lendemain, 16 avril, nous arrivâmes au terrain contesté qui sépare l’Oufipa de l’Ouloungou ; puis nous doublâmes une petite pointe basse, dont les murailles avaient l’air d’avoir été construites de main d’homme. Cette formation particulière n’existait du reste qu’à l’extrémité ; plus près de la base du cap, la falaise différait complètement. Les assises en étaient également aussi régulières que possible ; et au sommet, dans les endroits où elle était dénudée, la surface, qui n’offrait aucune brèche, était parfaitement de niveau. Je suppose donc que cette falaise était composée d’un nombre incalculable de strates.

Il y avait là une bourgade déserte ; j’en vis d’autres également abandonnées, par suite du décès de quelque notable.

Une éclipse eut lieu dans l’après-midi ; nous étions alors campés à Loungou. Le soleil était caché dans les nuages ; quand il se dégagea, la pluie tombait et il se forma deux arcs-en-ciel parfaitement distincts, qui disparurent pendant trois minutes du champ de l’éclipse et se reproduisirent quelques instants avant le coucher du soleil.

La diminution de la lumière fut très sensible ; une partie de mon équipage en profita pour voler sept chèvres aux gens du village voisin. Il y avait trop de monde impliqué dans l’affaire pour que l’on pût découvrir les vrais coupables ; mais je renvoyai les chèvres à leurs maîtres avec un présent de verroterie pour chacun de ces derniers. Si, au lieu de sept bêtes, mes hommes n’en avaient pris qu’une, il est très probable qu’ils l’auraient mangée hors du bivouac ; j’aurais ignoré le fait, et les indigènes auraient eu des blancs une opinion peu flatteuse.

La rive courait maintenant droit à l’ouest ; selon toute apparence nous étions à l’extrémité du lac. Toutefois, au sud-est, un bras étroit s’enfonçait dans les terres, à une distance que l’on disait être d’une vingtaine de milles ; il s’y terminait dans un fourré de grandes herbes, où débouchait le Kirammboué.

Apercevant un village, tous mes hommes éprouvèrent le besoin de faire halte, sous prétexte d’aller acheter des vivres ; mais deux jours avant nous avions fait des provisions pour une semaine ; les bateaux étaient encombrés de patates, de bananes, de sacs de grain ; je n’acceptai pas cette vaine excuse d’un accès de paresse.

Le cap Yamini, devant lequel nous passâmes, a de hautes falaises qui ressemblent à des remparts en ruines. Il est certain que ce sont là des formations naturelles ; néanmoins les restes des anciennes villes de l’Amérique centrale, qui ont peu d’étendue et sont suivies de masses rocheuses, présentent le même aspect.

Nous aurions dû atteindre ce jour-là un grand village situé en face de nous ; mais exaspéré de la mollesse de mes rameurs, il me fut impossible de rester plus longtemps dans le bateau, et je fis dresser ma tente.

Les petites misères de la vie quotidienne ajoutent singulièrement aux duretés du voyage. Les privations, les fatigues, les obstacles, les maux sérieux, tout cela paraît naturel ; on le supporte ; mais être contrarié, contrecarré sans cesse, vous agace et vous irrite plus que de raison. En pareil cas, la pipe est d’un grand soulagement, et j’avais dit à mon domestique de m’apporter la mienne dès qu’il m’entendrait crier après quelqu’un.

Depuis mon départ de Kahouélé, mon travail avait été à la fois très ennuyeux et très fatigant, par suite de l’attention constante qu’il me fallait pour éviter les erreurs, par suite de la peine que j’avais à faire comprendre mes questions, et à obtenir des réponses, qui alors même qu’elles étaient précises, devaient toujours être contrôlées avec soin.

Ainsi, une hauteur se découvre, j’interroge ; on me répond que c’est une grande île appelée Kahapionngo ; j’en fixe la position. Arrivé sur les lieux, je trouve un groupe d’îlots, dont celui qui m’était désigné comme une île importante avait cinq ou six habitants.

Jamais les guides n’ont pu me nommer les endroits près desquels nous passions ; et ils n’avaient qu’une idée très confuse de la côte, qu’ils avaient pourtant suivie mainte et mainte fois. Les connaissances locales, chez eux, étaient surprenantes ; mais ils semblaient incapables de saisir l’ensemble, de concevoir une idée générale. Ma carte leur paraissait une chose merveilleuse ; ils la regardaient avec ébahissement ; et quand je leur eus dit que, par elle, les Anglais connaîtraient le Tanganyika, sa forme, son étendue, les noms et les positions des villages qui l’entourent, les rivières qui s’y jettent, ils me prirent pour un grand magicien. Ma prédiction de l’éclipse, que je leur annonçai d’avance, les confirma dans l’idée qu’ils se faisaient de ma science magique.

Le grand bras de vingt milles qu’on m’avait annoncé était un mythe ; je crois cependant qu’une rivière considérable se jette dans le lac, au fond de cette entrée, par une embouchure très herbue.

Les endroits où l’herbe est trop épaisse pour que les canots puissent la traverser, mais où elle n’est pas assez serrée pour porter le poids d’un homme, s’appellent tinnghi-tinnghi. On leur donne le nom de sinndi quand le radeau herbeux peut servir de chaussée. Le Kirammboué est qualifié de Tinnghi-Tinnghi avec. un peu de sinndi.

Remis en marche, nous arrivâmes bientôt à Kassanngalohoua, où, pour la première fois, nous retrouvâmes l’élaïs (mitchikitchi des indigènes) depuis notre départ de Kahouélé.

Le village, dont tous les habitants avaient fui dans la montagne, était occupé par les Vouatouta. Ceux-ci avaient tous des arcs et des flèches, une petite hache, de courtes lances soit pour jeter, soit pour combattre de près ; ils y ajoutaient un casse-tête, que portaient même les enfants, et un bouclier de cuir, bouclier ovale de quatre pieds de long sur deux pieds et demi de large. Ces Vouatouta sortirent en grand nombre — très noirs et complètement nus — pour s’informer de ce qui arrivait ; malgré leur réputation de bandits, ils nous firent très bon accueil.

Ainsi que les Vouagogo, ils s’agrandissent le lobe des oreilles en y insérant des morceaux de bois ou des éclats de gourde, quelquefois ornés de perles.

Leurs femmes ont un petit tablier de peau, et se mettent par derrière un autre pan disposé d’une façon plus fantaisiste que décente ; car tandis que cette demi-jupe cache la moitié de la cuisse, elle laisse entièrement à découvert la partie du corps qui est au-dessus. Le haut de ce tablier postérieur est coupé de telle sorte qu’il s’arrondit et forme revers, afin de dégager complètement ce qu’il semblerait urgent de voiler. Parfois même ce retroussis est orné de perles : d’où il faut conclure que c’est la mode d’exhiber cette partie de soi-même ; peut-être l’intention de ces dames est-elle de prouver qu’elles n’ont pas de queue.

Celles qui peuvent se donner ce luxe portent un large bandeau de perles de deux couleurs autour de la tête et ont une ceinture des mêmes grains de verre. Quelquefois les cheveux sont rasés au-dessous du bandeau, conservés au-dessus et taillés en brosse d’une certaine hauteur, ce qui produit l’effet d’une toque de fourrure.

L’habitude de s’enlever l’angle interne des deux incisives médianes de la mâchoire supérieure nous parut être universelle. Quelques individus les avaient entaillées toutes les quatre ; chez ceux-là les deux incisives centrales de la mâchoire d’en bas avaient été arrachées.

Une ligne de tatouage, qui descend au milieu du front, et deux raies sur les tempes, raies qui parfois se prolongent jusqu’au menton, semblent constituer les marques de la tribu.


Femme de la tribu des Vouatouta.

Parmi les hommes, quelques-uns portaient d’énormes lances, dont la hampe en bois d’ébène s’élargissait à l’extrémité inférieure, afin d’augmenter le poids de cette arme, qui est surtout employée pour chasser l’éléphant.

De même que les Vouapimmboué, qui pourtant dans l’Oufipa sont sédentaires, les Vouatouta mènent dans l’Ouloungou une vie errante sous différents chefs de leur tribu. Là, ils vivent uniquement de chasse et de rapine, s’emparent des villages, y séjournent jusqu’à ce qu’ils aient consommé les vivres qui s’y trouvent et brûlé toutes les cases, dont les matériaux leur servent de combustible. Quand il ne reste plus rien, ils vont ailleurs recommencer le même jeu. À leur approche, toute la population prend la fuite ; personne n’essaye de leur résister, sachant bien que, pour eux, massacrer est la seule manière de combattre[3].

C’est à Kassanngalohoua que j’ai vu, pour la première fois en Afrique, une femme ayant deux jumeaux.

  1. Lagune située au sud-ouest de l’Oukahouenndi. (Note du traducteur.)
  2. Non pas de Livingstone, mais des renseignements qui lui avaient été donnés et qu’il a transmis dans ses lettres. C’est au contraire l’illustre docteur qui, en en suivant les bords, a découvert que le Liemmba n’était autre chose que la partie méridionale du lac Tanganyika. Voyez Livingstone, Dernier Journal, vol. I, pages 279-293 (Note du traducteur.)
  3. Les Vouatouta sont des Mazitous, peuplade de proie dont le territoire est au nord-ouest du lac Nyassa. Voyez dans Livingstone, Explorations du Zambèze, pages 354 et 358, des détails relatifs à l’origine et aux coutumes de cette tribu, et dans le Dernier Journal du docteur, pages 149, 172, 182, l’effroi qu’inspirent ces Cafres de race zouloue. (Note du traducteur.)