À travers l’Afrique/Chapitre17

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 226-245).

CHAPITRE XVII


Espoir. — Rouannda. — Cuivre. — Ingéniosité de Bombay. — Accident. — Dernière vue de Tanganyika. — Compagnons déshonnêtes. — Mékéto. — Brutalité d’un traitant. — Costume et parure. — Armes. — Marchands de poisson. — Bords d’une rivière. — Gibier. — Fabrication d’un bol. — Caoutchouc. — Marche pénible. — Fétiches. — Un bon Samaritain. — Désir de mes hommes de rebrousser chemin. — Fraternisation. — Un artiste. — Imprécation. — Instruments de musique. — Mme Pakouanaïhoua. — Perforation de la lèvre supérieure. — Vêtement. — Tatouage. — Talismans. — Source chaude. — Caravane mélangée.


Aucun des membres de ma caravane ne m’eût suivi si je n’avais pas été accompagné d’un homme connaissant bien la route ; et Saïd Mézroui m’ayant assuré qu’en arrivant à Nyanngoué il me procurerait des bateaux, ce fut lui que j’engageai en qualité de guide. À l’entendre, rien ne lui serait plus aisé que d’avoir des pirogues, étant lié, disait-il, avec des chefs qui en possédaient un grand nombre ; et c’était avec l’espoir de gagner la côte occidentale en deux ou trois mois, par la descente du Congo, que je m’éloignais du Tanganyika.

Franchissant des montagnes escarpées, derniers éperons de la chaîne de l’Ougouhha, qui se termine du côté du lac par des pentes abruptes, nous atteignîmes Rouannda, capitale de l’Ougouhha. C’est une ville importante, située dans une plaine très-fertile, plaine d’alluvion qui s’étend des montagnes dont nous venons de parler, jusqu’au Loukouga, et que traversent le Lougoumba et de petits cours d’eau affluents du Tanganyika.

Tous les habitants accoururent pour me voir, formant deux haies entre lesquelles je passai. Un malheureux mouton, enfermé dans cette ruelle où il me précédait, annonçait mon approche par un bêlement désespéré qui donnait à la scène un caractère comique.

Sorti de la ville, je m’assis pour laisser à la caravane le temps de me rejoindre ; puis nous allâmes camper dans le voisinage, au delà d’un cours d’eau qui, à l’époque des pluies, doit prendre des proportions considérables.

Dans l’après-midi, un messager vint me dire que le chef se préparait à me rendre visite ; mais j’appris bientôt avec regret que celui-ci avait tellement sacrifié au dieu de la bière, qu’essayer d’atteindre mon camp aurait été pour lui d’une difficulté sérieuse ; et le projet de visite fut abandonné.

Je voulais troquer pour du cuivre mes sinngo-mazzis, les énormes perles qui avaient été renversées par Bombay et par sa femme dans leur querelle de ménage ; malheureusement, je l’ai déjà dit, la plupart étaient fêlés ; et de ceux qui me restaient, je ne pus avoir qu’un petit nombre de chèvres et quatre ou cinq morceaux de cuivre.

Ce métal, qui vient de l’Ouroua, est vendu par lingot de deux à trois livres, ayant la forme d’une croix de Saint-André, croix dont les bras ont de quinze à seize pouces de long sur deux de large, et un demi-pouce d’épaisseur. Beaucoup d’entre elles ont une ligne saillante et longitudinale au milieu de chacun des bras.


Hannda, lingot de cuivre.

Les hanndas, ainsi qu’on appelle ces lingots, étaient, disait-on, fort recherchés dans le Manyéma, où les sinngo-mazzis, qui n’ont pas cours à l’ouest de l’Ougouhha, devenaient inutiles.

Pour éviter l’emploi de nouveaux porteurs, j’avançai à mes gens la quantité de perles nécessaire à l’achat des rations d’un mois, et je donnai aux soldats le contenu d’une caisse de cartouches.

Ce qu’ils faisaient de leurs munitions me serait difficile à dire. À Bagamoyo, je leur avais distribué cent trente cartouches à balle ; dans l’Ounyanyemmbé, chaque fusil en avait reçu vingt-cinq en surplus des cartouches qui ne contenaient que de la poudre ; et maintenant, beaucoup d’entre eux n’en avaient pas une. Fiers de s’en être débarrassés, ils venaient me dire en souriant : Itapana, bouana (il n’y en a plus, maître).

En réduisant ainsi le nombre des ballots, je croyais m’être délivré de toute préoccupation à l’égard du transport ; mais j’avais compté sans Bombay, dont l’ingéniosité semblait n’avoir pour but que de renverser tous mes plans. Les munitions que j’avais données aux soldats, de celles qui appartenaient à mes armes, et que j’avais réparties de manière à égaliser les fardeaux, il fit des ballots supplémentaires ; de sorte qu’au moment du départ, il y avait quatre charges de plus que de pagazis.

Rétablir ce que j’avais fait nous retarda nécessairement ; et nous n’arrivâmes à la station que vers deux heures, par un soleil dévorant : 55° centigrades à mi-ombre ; marche d’autant plus accablante qu’elle nous avait fait traverser la boue fétide de plusieurs marais.

Le Lougoumba avait été passé : quarante yards de large, trois de profondeur, un courant de deux nœuds et demi, une eau étincelante, en raison des nombreuses parcelles de quartz qu’elle tenait en suspension.

Jusque-là, nous avions longé la base des éperons méridionaux de l’extrémité sud des montagnes de l’Ougoma ; nous quittions maintenant ces montagnes, pour nous diriger vers la chaîne de collines qui forme la ligne de partage entre le Lougoumba et le Loukouga.

Un affreux accident était arrivé dans cette marche à l’un des pagazis. En traversant un noullah profond, le malheureux avait fait un faux pas et était tombé en avant ; l’une des baguettes qui formaient le cadre de son ballot lui était entré dans l’œil, qu’elle avait complétement détruit ; elle avait en outre déchiré la paupière.

Je voulais appliquer au blessé des compresses d’eau froide ; mais il avait besoin, disait-il, d’un remède plus fort que cela ; et je l’abandonnai au soin du docteur d’un village voisin, qui lui mit un emplâtre composé de boue et de fiente, et lui demanda pour honoraires quarante fils de perles.

Le pauvre garçon étant dans l’impossibilité de faire aucun service, et quelques autres souffrant encore des suites de leurs excès, je cherchai des Vouagouhha qui pussent les remplacer. Quelques-uns vinrent s’offrir et me manquèrent de parole. Je fis dès lors à mes gens une nouvelle distribution de perles, leur en avançant pour sept semaines ; je donnai les fardeaux les plus légers aux malades, et partis le 5 juin, me dirigeant vers Mékéto.

Un violent accès de fièvre, que j’avais pris en restant exposé au soleil à notre départ de Rouannda, ajouta singulièrement à la fatigue et aux ennuis que me donnèrent toutes ces difficultés.

Pendant les deux marches qui nous séparaient de Météko, il y eut, comme dans la précédente, à gravir de nombreuses collines, à passer de nombreux cours d’eau, affluents du Lougoumba et du Loukouga. La vallée de celui-ci inclinait visiblement à l’ouest-sud-ouest. C’est du haut des collines, qui furent gravies dans la seconde de ces marches, que j’ai aperçu pour la dernière fois le Tanganyika : une nappe bleue, d’un ton brillant, dominée à l’horizon par le sombre massif des montagnes voisines du cap Koungoué.

Beaucoup de pistes de grands animaux furent rencontrées dans ces deux étapes. Aux endroits où avaient passé des troupes d’éléphants, la scène de destruction était surprenante.

Le soir de la première marche, un parti de Vouaroua peu nombreux, mais déshonnête, qui portait de l’huile au Tanganyika pour être échangé contre du sel, bivouaqua auprès de nous ; et le lendemain matin, excepté Dinah et une autre que l’on m’avait donnée dans l’Oudjidji, toutes mes chèvres avaient disparu ; les Vouaroua également n’étaient plus là.


Village de Mékéto.

Mékéto, où nous arrivâmes dans le courant du jour, est bâti dans une large et profonde vallée que draine le Kaça, tributaire du Loukonga. Vue de la montagne qui la borde du côté de l’est et par laquelle nous arrivions, cette vallée offrait un tableau à peu près complet de beauté rurale. Des champs nombreux de sorgho et de manioc contrastaient par leur verdure avec le jaune des herbes déjà brulées par le soleil. De petits hameaux étaient composés de huttes aux toits de chaume, groupées à l’ombre de bouquets de beaux arbres ; de légères spirales de fumées d’un bleu pâle se déroulaient au-dessus des feux, tandis qu’au premier plan une ligne sinueuse de végétation luxuriante longeait le Kaça : bordure épaisse d’où par intervalles s’échappait un rayon de soleil qui réfléchissait la surface de l’eau, pareille à une nappe d’argent bruni.

Nous passâmes trois jours à Mékéto pour nous ravitailler et pour chercher des hommes qui voulussent bien venir avec nous à Kouammrora Kaséa — cinq marches de distance, — une quantité de mes porteurs plaidant la maladie pour se décharger de leurs fardeaux.


Femme de l’Ougouhha.

Le chef, qui demeurait au loin, m’envoya un message pour s’excuser de ne pas venir me voir, à cause de la distance. Il me donna une chèvre grasse, et fit beaucoup plus en me procurant des pagazis. Naturellement je lui offris un cadeau en retour de la chèvre, et donnai quelque chose aux messagers.

Un indigène, qui faisait le commerce d’esclaves, amena au camp un petit garçon d’une dizaine d’années qu’il voulait vendre. Le pauvre petit avait la fourche au cou, et portait les traces des brutalités de son maître ; il pleurait si amèrement que ma première impulsion fut de le délivrer, et de donner à l’homme une volée de coups de fouet dont il put se souvenir. Mais sachant qu’à peine aurais-je le dos tourné, l’enfant payerait ma correction avec usure, je me bornai à faire chasser du camp l’infâme vendeur.

Dès qu’on sut que nous demandions des vivres, les arachides, le grain, les patates et autres denrées affluèrent. C’étaient principalement des femmes qui les apportaient, la plupart des hommes étant absents ; car ainsi que les Vouaroua, dont ils sont parents, ce sont des gens de race voyageuse et commerçante.


Vêtement des femmes de Mékéto.

Nos pourvoyeuses avaient les cheveux arrangés comme ceux des femmes que nous avions vues à l’entrée du Loukouga, et dont la coiffure a été décrite dans les pages précédentes. Pour ornements, elles portaient des bracelets de fil de laiton, des anneaux de fer, d’airain ou de cuivre rouge autour des chevilles, des ceintures de sinngo-mazzis, et un bandeau de cauris ou de petits grains de verre autour de la tête Souvent des raies peintes d’un rouge vif, alternant avec des raies noires, leur décoraient le haut du front, et ne produisaient pas un effet désagréable, ainsi qu’on pourrait le supposer.

Comme vêtement, elles avaient autour des reins un pagne d’une hauteur de dix-huit pouces ; cette jupe, de tissu d’herbe, ornée d’une frange, s’ouvrait par devant ; mais un étroit tablier, fréquemment brodé de perle ou orné de cauris, était attaché à la hauteur de la ceinture, et descendait jusqu’aux genoux.


Hache des Vouagouhha.

Si les houes qu’on emploie dans ce district sont larges et pesantes, je n’ai vu nulle part de haches aussi petites, aussi inutiles : la lame est d’un pouce et demie de hauteur. Les flèches ont au contraire de larges fers, à longues barbes et sont empoisonnées.

Tous les hommes portent des sifflets qui, en route, leur servent de moyen de ralliement.


Sifflet.

Quelques Vouaroua arrivèrent à Mékéto pendant notre séjour ; ils apportaient du poisson sec et de l’huile de mpafou qu’ils venaient vendre. Leur vue me rappela ce fait bizarre que bien que le Tanganyika soit très poissonneux, ses riverains ne font sécher que le dagaa, espèce minuscule, de la taille du vairon, tandis qu’ils achètent avec empressement le poisson que les Vouaroua leur apportent d’une distance de cent cinquante milles et plus.

Notre première halte, après Mékéto, eut lieu au village de Pakouanaïhoua, chef de l’Ouboudjoua, village situé à un jour de route au delà de Kouammrora Kaséa.


Femme des Vouatouta ; femme de l’Ougouhha.

Des cours d’eau sans nombre furent passés dans cette marche, entre autres le Rouhoumba que l’on confond souvent avec le Lougoumba, et qui est un des principaux affluents du Louama. Nous le traversâmes deux fois ; il était alors si rapide et si profond qu’il fallut jeter une corde de lianes d’une rive à l’autre pour empêcher les hommes d’être emportés par le courant.

Beaucoup de ces petites rivières sont d’une beauté remarquable, surtout la Lougoungoua à la place où, un peu en aval du gué, elle s’est taillé dans un grès tendre une auge qui a seulement huit pieds de large, mais cinquante pieds de profondeur. Sur les saillies de ses berges rocheuses croissent les plus jolies mousses, les plus charmantes fougères ; et les grands arbres des rives, entremêlant leurs branches, forment au-dessus de l’eau une véritable voûte de verdure.

Les montagnes au pied desquelles nous avions passé rejoignaient maintenant la chaîne de l’Ougouhha, dont la vallée du Lougoumba les avait séparées jusqu’alors.

Excepté celles de la girafe qui se rencontrent rarement à l’ouest de l’Ounyanyemmbé, les pistes de grands animaux de toute espèce abondaient. Dans une île sableuse, les empreintes de buffles étaient tellement pressées qu’on aurait pu croire qu’un troupeau considérable avait été parqué là. Mais de chaque côté du chemin, l’herbe était si épaisse que la recherche du gibier n’était pas possible. Il était d’ailleurs très important pour moi de rester à l’arrière de la caravane pour veiller sur mes hommes. Malgré tous mes efforts, il yen avait souvent qui se cachaient dans la jungle et attendaient que je fusse passé afin de dormir ou de traîner à leur aise. Ceux, principalement, qui portaient ma tente et ma baignoire avaient cette habitude ; et il m’arrivait fréquemment d’être depuis longtemps au bivouac quand ces objets, qui devaient m’y précéder, faisaient leur apparition.


Marchand de poisson de l’Ouroua.

C’est à l’ouest de Mékéto que je vis pour la première fois le mpafou, qui donne l’huile odorante avec laquelle se parfument les indigènes. Le mpafou est un arbre magnifique de trente pieds et plus de circonférence, et dont l’énorme cime étale ses premières branches à quatre-vingts ou cent pieds de terre. L’huile est extraite des fruits, qui ressemblent un peu à des olives. Pour l’obtenir, on jette ces fruits dans des fosses remplies d’eau. Au bout de quelques jours l’huile surnage, et il est facile de la recueillir ; elle est ordinairement rouge, très pure, très limpide et d’une odeur agréable.

Sous l’écorce du mpajou se trouve en abondance une gomme parfumée, qui entre dans les fumigations que se font les indigènes.


Oreiller.

Avec le mpafou, il y avait d’autres arbres complètement nouveaux pour moi ; un entre autres dont le bois, à la fois tendre et serré, est employé pour faire des ustensiles de ménage. Un homme que je vis à l’œuvre venait d’abattre deux ou trois de ces arbres ; il les débita par billes d’une longueur à peu près égale au diamètre de la tige, qui était d’un à deux pieds. Il fendit ces billes en deux, et avec une petite plane à une seule poignée et bien tranchante, il en fit des écuelles aussi régulières que s’il avait été un maître tourneur. L’objet creusé et façonné, il prit une feuille rude (l’analogue de notre papier de verre ou d’émeri) et en frotta la sébille jusqu’à ce que les traces de la plane eussent complètement disparu.

Souvent l’écuelle a un bec fait avec un couteau, et l’extérieur est décoré de sculptures. Celui-ci, dans tous les cas, est teint d’un rouge foncé. Quand le vase est neuf, ce rouge brun contraste heureusement avec la teinte blanche de l’intérieur ; mais la graisse et la saleté ont bientôt noirci l’écuelle et détruit son effet.


Tambour.

Je vis également tirer d’un bloc de bois un tambour d’une forme particulière ; il fut modelé avec la même plane que les sébilles et creusé au moyen d’un ciseau en fer, dont le manche avait trois pieds de long.

Beaucoup de jungles furent ensuite traversées : des fourrés inextricables, enlacés principalement de lianes à caoutchouc de la grosseur de la cuisse, et gorgées de sève. On récolterait là assez de caoutchouc pour répondre à toutes les exigences du monde civilisé.

Chaque village avait des cases à fétiche où étaient de petites idoles protectrices de la bourgade. D’autres idoles, moins soignées, étaient placées dans les champs où elles veillaient sur les récoltes. Ces images reçoivent des offrandes de bière et de grain, offrandes souvent renouvelées ; à l’époque de la moisson ou des semailles, on leur sacrifie une chèvre ou une poule.


Idoles.

La dernière des étapes qui nous conduisirent au village de Pakouanaïhoua fut la plus pénible que nous eussions encore faite : toujours par monts et par vaux, sous un soleil tombant à plomb d’un ciel sans nuage. La chaleur du sol était si grande qu’elle me brûlait les pieds à travers des semelles épaisses, des bas et des chaussettes. Respirer, c’était ouvrir ses poumons au souffle embrasé d’une fournaise.

Je gagnai le village, mourant de chaleur et de soif, et l’agonie s’augmenta de la curiosité des habitants, qui se pressèrent autour de moi pour me contempler. L’eau semblait hors d’atteinte. À la fin, cependant, un vieillard charitable fendit la foule et me présenta une grande calebasse remplie du précieux liquide ; si jamais un homme a été béni par moi, c’est bien celui-là.

Si grande qu’elle fût, je vidai la calebasse d’un trait ; le bon vieillard me la rapporta pleine, et refusa les quelques grains de verre que je lui offris, ne voulant accepter de récompense d’aucune sorte.


Râteliers pour accrocher les arcs (Ougouhha).

J’appris le lendemain qu’une caravane nombreuse, dirigée par Mouinyi Hassani, m’attendait à quelques journées de marche avec l’intention de se joindre à nous. Bien que cette adjonction ne fût nullement dans mes désirs, je pensai qu’il fallait mieux la tolérer que de se créer des opposants.

Les hommes que j’avais loués à Mékéto s’étant retirés, et les indigènes me refusant leurs services, je distribuai à mes gens deux nouvelles charges de perles ; il était plus avantageux de les leur céder à titre d’avances, que de les abandonner faute de porteurs.

Des membres de l’escorte augmentaient mes embarras par leur indiscipline, qui trouvait un appui dans la tolérance, je pourrais dire dans la complicité de leurs chefs ; car au lieu de me venir en aide, Bombay et Bilâl étaient toujours prêts à aggraver les difficultés, dans le vain espoir de me contraindre à rebrousser chemin.

Saïd Mézroui, notre guide, allait devenir frère de Pakouanaïhoua ; je me rendis au village pour être témoin de la curieuse cérémonie. Je trouvai Pakoua assis en plein air et surveillant la peinture du front de sa femme, ce qui semblait être pour lui une affaire sérieuse. L’artiste, muni des couleurs voulues, préparées à l’huile, chacune sur une feuille séparée, étendit ses différentes teintes avec un couteau sur le front de la dame, forma soigneusement son dessin, puis enleva les bavochures, de manière à ne laisser que des lignes très nettes.

L’opération terminée, le chef m’invita à venir chez lui. Sa case avait environ vingt pieds de côté sur chaque face. Les murs en étaient ornés de carrés blancs, jaunes, rouges, bordés de raies blanches et de raies noires. De ces carrés, les uns étaient unis, les autres semés à profusion de points blancs formés avec le bout du doigt.

Intérieurement, les parois étaient lambrissées d’un enduit très lisse, jusqu’à une hauteur de quatre pieds. De chaque côté de la pièce se trouvait une banquette en pisé, de trois pieds de large, tapissée de nattes, et faisant l’office de divan. Dans l’un des coins, était une grosse pile de ces blocs de bois dont on fait des écuelles ; dans l’autre, un foyer qui servait le soir et les jours de pluie.

Comme dans toutes les cases des indigènes, la fumée n’ayant pas d’autre issue que la porte, l’intérieur de la toiture, où séchaient des bois d’arc et des hampes de lance, était revêtu d’une couche de suie d’un noir brillant. La porte servait également de fenêtre. Un lit d’argile battue, parfaitement uni, formait le parquet.

Tout d’abord je ne distinguai rien de ce qu’il y avait autour de moi ; puis mes yeux s’habituèrent à l’obscurité de la pièce, et je vis une grande quantité de gourdes, de vases et de marmites suspendus aux solives. L’ordre qui régnait partout prouvait que la maîtresse de la maison était une parfaite ménagère.

Vint enfin la cérémonie. Après un certain nombre de discours, Saïd et Pakouanaïhoua échangèrent des cadeaux, au grand bénéfice du premier, d’autant plus qu’il m’avait emprunté les perles dont il fit présent, et qu’il oublia de me les rendre. Ensuite, Pakoua exécuta un air sur son harmonium ; puis il fut procédé à la fraternisation.

Le premier notable de la province était parrain du chef ; un de mes soldats remplissait le même office auprès de Saïd. Lorsque Pakoua eut joué son air, on pratiqua au poignet de chacun des présentés une légère incision, juste suffisante pour obtenir un peu de sang qui fut recueilli chez l’un, puis déposé sur la coupure de l’autre, où une friction l’introduisit, et réciproquement.

L’échange du sang ayant eu lieu, le parrain du chef plaça sur l’épaule de celui-ci la pointe d’une épée qu’il tenait à la main. Sur cette épée, le parrain de Saïd aiguisa un couteau ; en même temps, l’un et l’autre appelèrent sur Pakouanaïhoua et sur tous les membres de sa famille, passés, présents et futurs, les malédictions les plus véhémentes, si jamais il lui arrivait de briser en action, en parole ou en pensée le lien qu’il contractait, demandant que, en pareil cas, sa tombe et celle de chacun de ses parents fussent souillées par les pourceaux. La même formalité s’accomplit à l’égard de Saïd ; dès lors rien ne manqua au pacte fraternel et nous nous retirâmes.

Cette coutume de s’unir à des étrangers par des liens fraternels est, je crois, d’origine sémitique ; elle a dû être apportée chez les Africains par les Arabes idolâtres, qui bien avant Mahomet venaient trafiquer sur la côte orientale. Pour moi, cette idée est confirmée par le fait qu’à l’époque où les traitants de Zanzibar traversèrent le Tanganyika pour la première fois, l’usage de la fraternisation était inconnu à l’ouest du lac.

Ce que j’ai appelé l’harmonium de Pakouanaïhoua, à défaut d’un meilleur terme, se composait d’une planche à laquelle était attaché un certain nombre de tiges de fer, différant entre elles de longueur et de largeur. Ces touches vibrantes, derrière lesquelles était placée une gourde faisant l’office de table d’harmonie, étaient mises en jeu par les pouces. Un artiste habile peut tirer de cet instrument des sons agréables, d’une assez grande sonorité. Les indigènes appellent ce clavier kinannda ; mais ils nomment ainsi presque tous les instruments de musique.

Je trouve dans mon journal le passage suivant sur Mme Pakouanaïhoua : « La femme du chef est de belle humeur et de manières réellement distinguées. Je lui ai montré un miroir : c’était le premier qu’elle voyait ; elle en fut un peu effrayée, mais n’osa pas témoigner sa frayeur ; il en résulta une scène amusante.

« Elle aime beaucoup la parure ; outre les ornements de cuivre, de fer et d’ivoire qu’elle porte dans les cheveux, elle a, de chaque côté de la tête, retombant devant l’oreille, un petit gland de perles rouges et blanches. Son cou est entouré d’un large collier de coquillages ; un rang de ces grosses perles opalines nommées sinngo-mazzis lui serre la taille, et une torsadé de fils de grains de verre d’un rouge sombre soutient les deux tabliers qui l’habillent. Le plus petit de ses tabliers, celui de devant, est en peau de léopard ; l’autre est fait d’un tissu d’herbe frangé de grains de verre et de cauris, enfilés sur chacun des brins de la bordure, où ils forment un dessin régulier. Elle porte aux chevilles des anneaux de fer poli ; aux bras, des anneaux de cuivre et d’ivoire. Un peu de sa chevelure a été rasée de manière à hausser le front, dont la partie supérieure est décorée de trois lignes de peinture d’un quart de pouce de large ; la première de ces bandes, celle qui touche à la racine des cheveux, est rouge ; la seconde est noire, la troisième blanche. Enfin, quand je l’ai vue, la dame était revêtue des pieds à la tête d’une couche fraîche d’huile de mpafou, qui lui rendait la peau brillante et parfumée »

Les classes supérieures de l’Ouboudjoua portent le même costume, les mêmes ornements, le même tatouage que les Vouaroua et les Vouagouhha, et semblent appartenir à la même race.

Les gens du peuple, qui, autant que je puis le croire, sont les aborigènes, diffèrent complètement des notables par le costume et par les traits. Leurs femmes se font dans la lèvre supérieure un trou qu’elles agrandissent peu à peu, en y insérant d’abord des chevillettes, puis des morceaux de bois ou de pierre, jusqu’à faire saillir la lèvre d’un pouce et demi à deux pouces, ce qui les défigure d’une façon hideuse et les empêche de parler distinctement[1].

Pour costume, elles ont d’un à trois coussinets de cuir, faits sur le patron des cornes de buffle ; ces cornes, appliquées par leur base, ont la pointe en avant ; un petit morceau de feutre d’écorce, d’environ six pouces de large sur huit ou dix de longueur, s’y accroche et sert de tablier. Les hommes ne rognent pas leur toison et la barbouillent de graisse et d’argile rouge ; leur vêtement consiste en un tablier de peau. Hommes et femmes se tatouent la figure au noir de fumée, tatouage mal fait, qui leur donne l’air d’avoir été profondément égratignés par un chat dont les griffes, au lieu de sang rouge, ont fait venir du sang noir.

Mais gens de haute et de basse classe et gens des deux sexes portent, suspendues au cou ou bien attachées en haut du bras, de petites images sculptées, comme préservatifs contre les mauvais esprits. Ces amulettes sont ordinairement creuses et remplies d’ordures qu’y a mises le féticheur.


Femmes de l’Ouboudjoua.

Nous quittâmes le village de Pakouanaïhoua le 19 juin, pour nous rendre à Pakhoûndi. Immédiatement après notre départ, nous passâmes un ruisseau qui sortait d’une source chaude ; à l’endroit où nous l’avons trouvé, la température de l’eau était de 41o 6/9es, tandis que celle de l’air excédait à peine 21o.

À la source même, où l’eau sourdait en bouillonnant, la chaleur devait être beaucoup plus grande ; mais il était impossible d’approcher de la fontaine, en raison du bourbier et des grandes herbes qui l’entouraient. Malgré la chaleur de l’eau, on y voyait des plantes, des arbres, des grenouilles, qui paraissaient y prospérer.

La route nous fit ensuite traverser un pays tout à fait plat, en partie couvert de jungle, en partie défriché ; puis une plaine sablonneuse où les palmiers étaient nombreux. Plusieurs cours d’eau arrosaient cette plaine ; ils se rendaient tous au Rouboumba, à l’exception néanmoins du dernier, qui s’appelait le Katammba, et qui fuyait au sud, vers la vallée du Loukouga.

Près des villages, on remarquait de petites fonderies de fer ; et à proximité dangereuse du sentier, se trouvaient un grand nombre de fosses d’où l’on tire le minerai : une espèce d’hématite rouge.

C’était à Pakhoûndi que nous attendait la caravane qui devait se joindre à la mienne. Elle se composait de gens de Mouinyi Hassani, d’une bande conduite par un esclave de Saïd Ibn Habib, de deux petits groupes d’une douzaine d’hommes chacun, appartenant à Mouinyi Brahim et à Mouinyi Bokhari. En tout, près de deux cent quatre-vingts individus, auxquels il faut ajouter quelques hommes libres, forgerons et charpentiers qui voyageaient pour leur propre compte avec un ou deux esclaves.

  1. Cette hideuse coutume est très répandue en Afrique ; elle existe sur les bords du Zambèse inférieur, sur les rives du Chiré et du lac Nyassa, où le bijou inséré dans la lèvre est une bague nommée pélélé. On retrouve celui-ci parmi les riverains de la Rovouma, chez qui il est même porté par quelques dandys, bien que cette parure soit essentiellement féminine ; enfin l’ornement labial, sous forme de cheville, de plaque, d’anneaux métalliques, de brins de bois, etc., est commun dans tout le bassin du Diour. Voy. Livingstone, Explorations du Zambèse, p. 108 ; Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique, vol. I, p. 380, 381, 382, et vol. II, p. 288, 355. (Note du traducteur.)