À travers l’Afrique/Chapitre12

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 143-153).

CHAPITRE XII


L’Ougara. — Téhouéré. — Quartier général de Mirammbo. — Destruction et désolation. — Ravages du commerce d’esclaves. — Étonnement des indigènes au sujet de Léo. — Ornements. — Liohoua. — Mes favoris. — Brigands. — Fortes pluies. Ruches. — Fuite devant un buffle. — Perdu dans la jungle. — Une panique. — Résidences rocheuses. — Tentative d’extorsion. — Sermon sur l’hospitalité. — Ses bons effets. — Rien à manger. — Mort de Jasmin. — Familiarité de ma chèvre. — Villages hostiles. — Charge d’un buffle.


Remis en marche le 8 janvier, nous rencontrâmes bientôt les envoyés de Taka, chef du district oriental de l’Ougara[1]. Ces gens étaient chargés de savoir pourquoi j’étais entré chez leur maître sans l’avoir averti de notre approche. Je leur expliquai l’affaire ; ils revinrent avec nous et me montrèrent l’endroit où nous devions camper ; mais il ne nous fut pas permis de nous établir dans Téhouéré, où finissait l’étape.

Ce dernier village ne paraissait être qu’une masse de végétation ; les arbres y étaient si serrés et si touffus qu’on n’apercevait rien des cases ; les palissades elles-mêmes, construites avec des branches du figuier à étoffe, avaient pris racine, émis des rejets et des feuilles, et ressemblaient aux fortifications de Robinson Crusoé.

La résidence de Taka, située à quelque sept milles de nous, vers le nord, se serait trouvée sur notre chemin, si on nous eût permis de suivre la route que nous avions prise à notre premier départ d’Hissinéné.

À peine étions-nous installés, que d’autres gens de Taka vinrent nous demander, comme tribut, quarante brasses d’étoffe et deux fusils. Je n’avais pas de fusils à donner, et me tirai d’affaire en ajoutant deux dotis (quatre brasses de cotonnade) à ceux qu’on me demandait. Un cadeau pour la mère de Taka fut ensuite réclamé. Je répondis que Taka était assez riche pour entretenir sa mère, et je refusai le cadeau.

Les messagers me dirent alors que si j’allais voir leur maître, il me donnerait des vivres ; mais cette visite m’aurait pris deux ou trois jours ; je déclinai l’invitation.

L’étape du lendemain se fit tout entière dans une plaine parfaitement horizontale. Arrivés à la fin de la marche, nous nous trouvâmes en face d’une petite colline, située près d’un village appelé Kouatosi, colline au sommet de laquelle notre camp fut dressé.

Nous avions eu pour guides des indigènes que Taka avait mis à notre disposition ; l’un d’eux m’avait beaucoup amusé par l’orgueil que lui inspirait la possession d’un parapluie. Toute la journée, il avait tenu ouvert le précieux objet, le faisant tourner, tourner sans cesse de la façon la plus risible. Au moment d’entrer dans une jungle, notre homme se dépouilla de la draperie qui formait son unique vêtement, et se la posa sur la tête, après l’avoir soigneusement pliée. La vue de ce nègre complètement nu, marchant sous un parapluie, triompha de ma gravité, et je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

De l’éminence où était placé notre camp, on n’apercevait qu’une plaine, n’ayant à l’horizon lointain que deux petites collines situées au nord-nord-ouest. C’était là, disait-on, que Mirammbo avait son quartier général, quartier que les Arabes n’avaient jamais attaqué, la position en étant si forte, que vouloir l’assaillir eût été courtiser la défaite.

Repartis, nous vîmes les sites de beaucoup de villages récemment détruits par la guerre ; et après une nuit passée dans la jungle, nous atteignîmes la capitale de l’Outenndé, qui est le district central de l’Ougara.

Le chef fut d’abord raisonnable, à l’égard du tribut ; il se serait contenté de douze brasses d’étoffe, si l’un des fils de Taka, malheureusement arrivé pendant l’affaire, ne lui avait dit : « Ne soyez pas si bête ; mon père a eu vingt-deux dotis (quarante-quatre brasses), demandez-en autant » Ce fut la cause d’un débat prolongé qui se termina par la défense du chef à ses sujets de nous apporter des vivres, tant que les vingt-deux dotis ne seraient pas payés.

Dans le village se trouvaient beaucoup de gens de Mirammbo ; ils me dirent gracieusement qu’ils nous auraient attaqués, si nous avions été des Arabes, mais qu’en ma qualité d’Anglais je n’avais rien à craindre : ils savaient que je ne venais pas pour faire des esclaves. Je soupçonne très fort que ce n’était pas là le motif de leur réserve ; car Mirammbo n’était pas moins esclavagiste que les Arabes. Je suppose qu’ils avaient entendu parler de nos fusils et que, n’étant pas assez forts pour nous piller, ils avaient trouvé convenable de faire les généreux.

Le chef se montra un curieux personnage, tantôt nous donnant la permission d’acheter des vivres, tantôt nous la retirant, pour nous la rendre l’instant d’après. Au bout de deux jours, ayant mis à profit les moments où la permission nous était accordée, nous avions du grain en quantité suffisante et nous nous remîmes en route.

La pluie était alors d’une extrême abondance ; elle tombait. parfois avec un tel bruit de cataracte qu’il devenait impossible de dormir. C’est évidemment pendant une de ces averses que la note suivante fut écrite dans mon journal : « Éclairs et tonnerre. Je suis éveillé, écoutant la pluie. Si le vieux Tanganyika reçoit tout ce déluge, il doit nécessairement crever quelque part. »

La dernière marche s’était faite dans une contrée absolument plate ; celle du jour suivant qui nous conduisit au village de Liohoua, chef de l’Ougara occidental, fut toute différente ; d’abord quelques plis de terrain, puis un pays ondulé, où chaque dépression renfermait un marais qui, sauf l’étendue, excédait par sa fange noire, profonde et tenace, toutes les horreurs de la Makata.

Sur la route, toujours des ruines. Voir les débris de tant de villages, naguère habités par des gens heureux, me jetait dans une tristesse inexprimable. Où étaient ceux qui avaient bâti ces cases, cultivé ces champs ? Ils avaient été saisis comme esclaves, massacrés par des bandits engagés dans une lutte à laquelle ces malheureux n’avaient pris aucune part, ou morts de faim et de fatigue dans les jungles.

L’Afrique perd son sang par tous les pores. Un pays fertile qui ne demande que du travail pour devenir l’un des plus grands producteurs du monde voit ses habitants, déjà trop rares, décimés par la traite de l’homme et par les guerres intestines. Qu’on laisse se prolonger cet état de choses, et tout ce pays retombé dans la solitude, repris par le hallier, redeviendra impraticable au commerçant et au voyageur.

La seule possibilité d’un pareil événement est une souillure pour notre civilisation trop vantée. Si l’Angleterre, avec ses usines qui chôment la moitié du temps, négligeait de s’ouvrir un marché pouvant donner de l’emploi à ses milliers d’hommes en détresse, ce serait inexplicable.

Espérons que la race anglo-saxonne ne permettra à aucune autre de la distancer dans les efforts qui doivent être faits pour racheter des millions de créatures humaines de la misère et de la dégradation où elles tomberaient infailliblement, si on n’allait pas à leur secours.

Tous les habitants du village de Liohoua se pressèrent pour nous regarder ; mais ils furent bien moins étonnés de ma vue que de celle de Léo ; et leur surprise grandit encore lorsque mes gens leur affirmèrent qu’à lui seul mon chien pouvait lutter contre deux lions.

Ces villageois, de race virile et guerrière, étaient de beaux hommes, bien armés de fusils et de lances dont les fers, d’une longueur de deux pieds, avaient au centre plus de quatre pouces de large.

Deux parures, qui jusque-là ne s’étaient vues qu’accidentellement, étaient communes chez eux. Le sammbo, formé de cercles très menus de poil d’éléphant, ou d’une ficelle de cuir, l’un ou l’autre entouré d’un fil métallique d’une extrême finesse, leur couvrait les jambes. Si grande était la masse de cette décoration, qu’elle donnait aux gens riches, seuls capables de se la procurer, l’air d’être affectés d’éléphantiasis. Je n’ai pas pu m’assurer du nombre exact de ces anneaux ; mais j’affirme, sans crainte d’erreur, qu’en portant leur chiffre à trois cents pour chaque jambe, chez certains individus, je reste au-dessous de la vérité.

L’autre ornement consistait en franges de poil de chèvre, qui se portent également à la jambe et qui l’entourent depuis le jarret jusqu’à la cheville. À ces franges, ainsi qu’au sammbo, sont souvent appendues de petites clochettes, ainsi que des lamelles de fer ou de cuivre, et l’heureux possesseur de ce supplément de parure ne manque pas de le faire valoir en frappant du pied, et en lançant les jambes à droite et à gauche, afin de signale son approche par le tintement de ses bijoux.

Le père de Liohoua, qui portait le même nom, avait été chef de tout l’Ougara. Un jour, après s’être querellé avec des Arabes, il était parti pour Bagamoyo, qu’il voulait détruire de fond en comble ; mais il était mort pendant le voyage, ainsi que la plupart de ses compagnons. Son fils lui avait succédé ; profitant de la jeunesse de celui-ci, les gouverneurs des deux autres provinces de l’Ougara s’étaient déclarés indépendants, et le Liohoua actuel avait perdu de la sorte les deux tiers de son patrimoine.

Je reçus de lui une petite chèvre qui se montra si affectueuse que je n’eus pas le courage de la faire tuer. Elle me connut bientôt et répondit à mon appel ; je la nommais Dinah. Elle et mon chien étaient deux inséparables ; en route, ils me suivaient côte à côte, ne s’éloignant pas de mes talons.

Pendant que nous étions chez Liohoua, arrivèrent des hommes de Mrima Ngommbé, qui se rendaient chez Simmba. Ce dernier l’un des chefs de l’Ourori, ayant pris récemment une quantité considérable d’ivoire à des gens de son voisinage, avait envoyé des messagers dans toutes les directions annoncer qu’il avait en magasin un stock énorme de dents d’éléphant de qualité supérieure. Sur le point de partir, il voulait se débarrasser de ce magnifique ivoire, et déclarait que, pour cela, il ferait un sacrifice ruineux. C’était pourquoi les gens de Ngommbé allaient chez Simmba. Le lendemain matin ils étaient en route.

Sur-ces entrefaites, le bruit courut que de nombreux esclaves mis sur le pied de guerre par les Arabes pour combattre Mirammbo avaient pris la fuite et rejoint les bandits qui infestaient les environs de l’Ounyanyemmbé. Ces esclaves, qui avaient tourné leurs armes contre leurs anciens maîtres, attaquaient indistinctement quiconque pouvait leur fournir une occasion de pillage, et fermaient, disait-on, la route qui conduisait au bac du Malagaradzi. Beaucoup des atrocités que l’on attribuait à Mirammbo devaient être portées à l’actif de ces brigands, qui, n’étant retenus par aucune loi humaine ou divine, ne mettaient pas de borne à leur scélératesse.

Le 17 janvier, comme nous venions de quitter le village de Liohoua, nous rencontrâmes les gens de Mrima, qui, partis la veille, revenaient se mettre sous notre protection, n’osant pas voyager seuls.

Trois milles en descendant toujours, et un demi-mille à travers un marais, fut tout ce que la pluie nous permit de faire. Ce fut, après cela, une chute d’eau venant à nous, muraille liquide et mouvante, qui produisait le bruit d’une cataracte ; nous eûmes beaucoup de peine à rassembler les hommes, à réunir les ânes et à leur faire gagner un endroit relativement sec. Les tentes heureusement furent dressées avec promptitude, et les bagages mis à l’abri avant d’avoir souffert. Je fus moi-même préservé par l’excellent waterproof que m’avait donné Murphy ; mais tous mes hommes qui, en face de l’averse, s’étaient mis en costume d’Adam, aux premiers jours de l’Éden, furent mouillés jusqu’aux os.

Quand la pluie eut cessé, quelques-uns de mes pagazis prirent un nid d’abeilles qu’ils avaient découvert dans un arbre dont les branches s’avançaient au-dessus du bivouac. Je suivis l’opération avec un vif intérêt ; je ne pouvais pas croire qu’il fût possible à des hommes nus d’élargir à coups de hache le trou qui renfermait cette ruche, haut placée dans l’arbre, et que défendait une légion d’abeilles furieuses. Cependant ils ne s’arrêtaient que de temps à autre, pour chasser les essaims qui se formaient sur leurs visages, ou pour arracher un aiguillon. Leur peau devait avoir quelque chose de celle de l’indicateur, qui est impénétrable au dard des abeilles. Dans tous les cas, ils ne furent nullement récompensés de la peine qu’ils avaient prise : l’arbre ne renfermait que des rayons délabrés, et totalement dépourvus de miel.

Remis en marche, nous traversâmes une haute futaie n’ayant pas de sous-bois, et dans laquelle je tuai une grande antilope. Vint ensuite un profond ravin, où de nombreux ruisseaux bouillonnaient le long de ses flancs rocheux, les uns cachés sous des broussailles, les autres formant des cascatelles. L’extrémité méridionale de la crevasse fut doublée, et nous gagnâmes le Mtammbo. Cette rivière, qui occupe le fond d’une vallée rocailleuse, avait alors deux ou trois pieds de profondeur et n’était là qu’une série de rapides. Son lit était si plein de rochers que nous le traversâmes facilement au moyen de ces marches ; toute la difficulté fut d’amener les ânes sur l’autre bord.

Le lendemain, il y avait à peine deux heures que nous étions en route, lorsqu’on aperçut des buffles. Aussitôt mes gens de déposer leurs charges, les uns pour s’enfuir, les autres pour se mettre en chasse. Peu de temps après, les fuyards étaient de retour, mais non les sportsmen, et il fallut dresser le camp.

Ce ne fut que dans la soirée que mes chasseurs reparurent. Ils n’avaient pas rejoint les buffles, mais Asmani avait tué un élan et un rhinocéros. Personne ne voulut partir avant qu’on eût dépecé les bêtes, transporté la viande au bivouac ; toute la journée suivante y fut employée.

Pour ajouter à l’ennui de ce nouveau délai, nous perdîmes la route le lendemain, presque au sortir du camp. J’étais boiteux, par suite d’une plaie à la jambe, provenant, je suppose, d’une morsure de scolopendre, qui, la veille, m’avait déjà empêché de prendre part à la chasse. Cette plaie, devenue très douloureuse, ne me permettait pas de me mettre à la tête de la caravane et de la guider au moyen de la boussole. La route ne fut pas retrouvée, et, pendant trois jours, nous errâmes à l’aventure, suivant une piste, la voyant finir au bout d’une demi-heure, rebroussant chemin, et tournant dans le même cercle. Les hommes que j’envoyais à la découverte ne rencontraient, disaient-ils, dans la direction que je voulais prendre, que des marais infranchissables.

Nous nous traînions ainsi dans la jungle, ne sachant pas si le lendemain nous serions plus heureux, trouvant des cours d’eau parfois si profonds qu’il fallait se servir du bateau de caoutchouc, et remorquer les ânes jusqu’au moment où l’un de ceux qui attendaient sur la berge, plus hardi que ses camarades, sautait dans la rivière et la passait à la nage, suivi de tous les autres.

Le soir du troisième jour, le camp venait d’être achevé, lorsque des coups de feu se succédèrent dans plusieurs directions. Je sortis de ma tente et vis un homme qui, les cheveux hérissés autant que le permettait leur nature laineuse, me cria d’une voix étranglée par la peur : « Maître, maître ! les rougas-rougas, prenez votre fusil. »

Je n’avais plus que vingt hommes ; les autres, n’écoutant que leur première impulsion, ce qu’ils faisaient toujours, avaient pris la fuite. Où était l’ennemi ? Personne ne pouvait le dire.

À la fin, je découvris qu’un de mes gens, qui battait le fourré dans l’espoir d’y trouver un chemin, ayant aperçu un vieillard, avait déchargé son fusil à diverses reprises pour nous annoncer qu’un village était proche. Ma bande, qui ne rêvait que d’esclaves marrons et de brigands, s’était figuré qu’on nous attaquait : d’où la fuite de tous mes braves.

Le vieil indigène que mon éclaireur avait trouvé dans les bois me fut amené. Il était en train de couper de l’écorce pour faire un vêtement à sa femme ainsi qu’à lui, ce qui me paraissait urgent, lorsque la rencontre avait eu lieu. Ce vieillard m’apprit que le village de Mânn Komo ; chef d’une section de Kakouenndi, était peu éloigné ; il me proposa d’y conduire sur-le-champ quelques-uns de mes hommes, qui reviendraient le lendemain matin et nous montreraient la route. Je reconnus cette offre obligeante par un cadeau d’une brasse de cotonnade ; et, ravi de ce présent, le vieil indigène partit aussitôt.

Ceux de mes hommes qui l’accompagnaient ne revinrent, le lendemain, que dans l’après-midi. Quelques autres étaient allés à la chasse ; ils avaient rapporté un zèbre ; le festin qui en fut la conséquence détruisit tout espoir de marche pour la journée.

Nous n’arrivâmes donc que le jour suivant au village de Mânn Komo. Ce village était défendu, à l’arrivée, par un cours d’eau qui avait alors vingt-cinq pieds de large et huit de profondeur ; il s’échelonnait, en majeure partie, sur le flanc d’une colline escarpée et rocheuse qui le protégeait par derrière. Un grand nombre des cavernes de la falaise servaient d’habitations ; et la place était à la fois d’un accès tellement difficile et d’une défense si aisée, que Mirammbo lui-même n’avait jamais pu s’y introduire.

Bientôt se présentèrent des agents de Mânn Komo, avec la mission de me réclamer cinquante dotis (cent brasses de cotonnade), sous prétexte de tribut. Leur maître avait entendu dire aux gens de Mrima Ngommbé que pareille somme avait été donnée dans l’Ougara.

Sachant qu’on n’avait jamais payé le droit de passage à Mânn Komo, et que sa demande n’était qu’un essai d’extorsion, je répondis à son message par un refus positif, auquel je joignis une leçon d’hospitalité. Je dis à ceux qui le représentaient que nous avions erré longtemps dans le jungle, où nous nous étions égarés, que leur maître ne l’ignorait pas, que par conséquent il aurait dû nous envoyer des vivres ; que s’il en avait été ainsi, j’aurais fait à Mânn Komo un présent en rapport avec sa générosité, mais que dans le cas actuel je ne lui donnerais rien, pas même un pouce d’étoffe.

Deux villageois m’ayant offert de nous conduire à la prochaine station, qui était la capitale de l’Ouvinnza, et les denrées étant communes sur la route, à ce que me disaient ces guides, je partis le lendemain matin de bonne heure.

Ma jambe allait de mal en pis et, le pauvre Jasmin étant d’une extrême faiblesse, par suite du manque de nourriture convenable, je suspendis ma chaise de fer à une perche et me fis porter par deux soldats.

Ce prompt départ, joint à la remontrance que j’avais adressée au chef, produisit un certain effet : à peine étions-nous en route, que l’un des fils de Mânn Komo nous rejoignit, et me promit au nom de son père que, si je voulais revenir, je recevrais une chèvre, du grain et du pommbé. Mais je refusai de rebrousser chemin.

Le sentier qui se déroulait à plat, entre la rivière et le pied de la colline, tourna celle-ci, et nous mit en face d’un autre escarpement si abrupt que, pour me monter, le port de ma chaise n’étant pas possible, il fallut me traîner par les bras.

Nous avions pris cette pente si raide comme étant le seul point accessible de la chaîne, sur la route que nous suivions ; et, en maint endroit, la muraille était si près de la verticale, que les énormes pierres qui se détachaient sous nos pieds tombaient à plomb sur les branches des arbres sortis des crevasses du roc, et ne touchaient la terre qu’en arrivant en bas.

Du sommet de la côte, le regard embrassait une immense étendue de prairies, de bois, de vallées, entourés de montagnes de toute grandeur, offrant toutes les variétés de lignes, et dont les plus lointaines, à ce qu’il me fut dit, bordaient le Tanganyika.

Une pluie aveuglante, qui nous mouilla jusqu’à la moelle et trempa les bagages, couvrit toutes les pentes de ruisseaux, à notre grand déconfort. Ce fut donc avec joie que, dans l’après-midi, nous rencontrâmes un petit groupe de cases ayant une douzaine d’habitants.

Il n’y avait pas là de ravitaillement possible ; au lieu de partir dès que la pluie cessa, mes gens organisèrent une maraude qui dura trois jours et n’eut aucun succès.

La douleur que je ressentais dans ma jambe, et les averses qui nous tenaient continuellement dans l’eau, m’avaient tellement affaibli que je n’éprouvais pas le besoin de manger. C’était bien heureux, car, excepté le plum-pouding que je réservais pour la prochaine fête de Noël, en supposant que je dusse y être, je n’avais rien à mettre sous la dent.

Le pauvre Jasmin était plus bas que jamais. Par un suprême effort, il se traîna jusqu’à la porte de ma tente, où il se coucha totalement épuisé ; c’était manque de grain. Ne pouvant lui donner aucune nourriture, je pensai qu’il était charitable d’abréger ses souffrances, et, prenant mon pistolet, je lui mis une balle dans la tête.

Le seul âne de selle qui me restât était un demi-sang, qui montrait également des symptômes d’inanition.

J’avais toujours Dinah ; extrêmement apprivoisée, elle couchait au pied de mon lit ; si on l’attachait ailleurs, elle empêchait tout le camp de dormir par ses bêlements continuels, jusqu’à ce qu’on lui permit de revenir auprès de son maître.

Mes gens vivaient de racines et de champignons ; peut-être avaient-ils trouvé un peu de grain. Quant à moi, je n’eus à manger que le soir du troisième jour.

Le 31 janvier, nous quittâmes enfin cette place inhospitalière et nous descendîmes dans une étroite vallée où serpentait un cours d’eau ; sur les deux bords, il y avait des champs nombreux, entourés de palissades.

Les villages étaient perchés parmi les rocs, et les habitants, enfermés dans leurs enceintes, refusèrent d’entrer en rapport avec nous : ils avaient trop souffert de la traite pour ne pas se défier des caravanes.

Aucun lien, aucune amitié ne réunit ces communes. Chaque hameau — un groupe de cinq ou six familles — se proclame indépendant. Il en résulte que, trop faibles pour se défendre, les habitants de ces bourgades sont chassés par les tribus voisines, qui les vendent aux Arabes.

En sortant de cette vallée, nous entrâmes dans une forêt dépourvue de sous-bois et qui couvrait le flanc d’une colline. Tout à coup je fus lâché par mes porteurs, qui se sauvèrent sans plus de cérémonie ; puis tous les autres jetèrent leurs fusils, leurs ballots, et allèrent se cacher derrière les arbres les plus voisins.

« Qu’y a-t-il ? m’écriai-je de ma chaise, où j’étais barricadé par la perche et dans l’impossibilité de me mouvoir. Qu’y a-t-il ? Bête féroce ou brigands ? Mon fusil ! mon fusil ! »

La seule réponse que je reçus me fut donnée par l’auteur même de la panique : un buffle solitaire, qui, noir et féroce, arrivait tête baissée. Il passa près de moi à fond de train, heureusement sans m’apercevoir, car autrement il est plus que probable que la chaise, l’homme et la perche, auraient été pris et jetés en l’air.


Déroute devant un buffle.

Nous dressâmes le camp dans un large ravin qui déchirait la colline ; mauvais emplacement, s’il en fût ; dans la nuit, une averse diluvienne transforma nos quartiers en un cours d’eau

rapide de deux pieds de profondeur, où tout le chargement fut à flot : caisses de livres et de cartouches, provisions, etc.

Le lendemain, nous étions au bord du Sinndi, tributaire important du Malagaradzi. Pour y arriver, nous avions eu à franchir sur une large étendue un pays couvert d’un à trois pieds d’eau, où, dans les endroits profonds, mon chien et ma chèvre nageaient de compagnie, à côté de ma chaise.

  1. L’Ougara, dans lequel nous étions alors, est divisé en trois chefferies indépendantes. Il n’est pas considéré comme faisant partie de l’Ounyamouési proprement dit ; mais sa population est la même que celle de cette dernière province ; elle a les mêmes marques nationales, le même langage et se distingue difficilement de ses voisins d’autre race.