À travers l’Afrique/Chapitre11

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 130-142).

CHAPITRE XI


À Hissinéné. — Misérable fête de Noël. — Superstition à l’égard des serpents. — Coutumes des indigènes. — Danse. — Cuisine. — Magasinage du grain. — Habitations. — Aliments. — Conservation de la viande. — Provisions. — Étoffe. — Mouture du grain. — Marques nationales. — Coiffures. — Avertissement. — Espion fusillé. — Remis en marche. — Hospitalité d’une vieille femme. — Égaré. — Évasion. — État désordonné du pays. — Le Ngommbé méridional. — Journée de chasse. — Histoire d’un chasseur.


Dès que nous fûmes de retour à Hissinéné, j’appelai Bombay et Asmani et les consultai sur le meilleur parti à prendre, en face des difficultés qui nous barraient le chemin.

Tourner l’Ougara allongeait le voyage de près d’un mois et nous faisait traverser un pays où l’on ne trouvait pas de denrées.

Les ambassadeurs de Taka m’assuraient, d’autre part, qu’aussitôt l’affaire arrangée la route serait libre, et qu’ils me conduiraient au village de leur maître, où ils me garantissaient un chaleureux accueil, Cela me décida à leur adjoindre Asmani, que je chargeai d’expliquer à Ibn Sélim combien il était urgent que l’affaire s’arrangeât vite.

Le chef d’Hissinéné était l’allié des Arabes dans la guerre de ceux-ci avec Mirambo ; peu de temps après notre retour, les guerriers furent appelés sous les armes et partirent pour le lieu du combat.

Au bout de dix jours, n’ayant pas de nouvelles d’Asmani, j’envoyai Mohammed Mélim avec six soldats pour savoir ce qui était arrivé. Je lui donnai mes deux ânes de selle, afin que sa marche fût plus rapide.

Les inquiétudes, les ennuis de l’attente, joints à l’insalubrité de la place, me rendirent malade. Je fus repris de la fièvre et j’eus une attaque de dysenterie ; puis je souffrais tellement dans les reins, par suite de mon ancienne chute, que pendant plusieurs jours il me fut impossible de dormir.

Bien portant, j’aurais eu une belle chasse. Dès que je me remettais un peu, j’allais dans une rizière située à cinquante pas du village, et d’où je rapportais des bécassines.

Mes hommes chassaient constamment ; un jour ils tuèrent un zèbre, le lendemain deux antilopes. Le zèbre fournit la meilleure viande de cette partie de l’Afrique ; les Arabes la mangent avec plaisir, eux qui ne toucheraient pas à un morceau de cheval ou d’âne, même au péril de leur vie.


Zèbres.

Je passai la fête de Noël très misérablement. La journée débuta par une averse qui inonda le village ; il y eut six pouces d’eau sous ma tente. Pas une chose qui ne fût mouillée, trempée, à l’état d’éponge.

Mon diner, pour lequel j’avais gardé mes trois boîtes de conserves, manqua totalement. Sammbo renversa le potage dans les cendres ; un chien emporta le poisson ; le plum-pouding ne fut pas cuit ; et je dus me contenter d’une volaille étique et d’une bouchée de crêpe de sorgho.

Il y a ici une curieuse superstition à l’égard des serpents, au moins de ceux de grande espèce.

L’un de mes hommes vint, en courant, me dire qu’il y avait un gros serpent dans une case. Naturellement je pris mon fusil avec l’intention de tirer la bête ; mais les indigènes ne voulurent pas permettre que le reptile — un boa de dix pieds de long — fût blessé. Ils se contentèrent de le pousser doucement hors du village avec de longues baguettes. Je demandai la raison de ce traitement si doux ; il me fut répondu que c’était un pépo, c’est-à-dire un esprit, et que si on l’irritait, il arriverait malheur au village.

Ma longue détention eut du moins un bon côté : elle me permit d’observer les coutumes des indigènes. Sitôt qu’il faisait jour, les villageois sortaient de leurs cases, allaient s’asseoir autour de grands feux et fumaient leur pipe. La dernière bouffée évanouie, tous, à l’exception des vieilles femmes, des petits enfants, du chef et de deux ou trois anciens, allaient travailler à la terre. Ceux dont les champs étaient voisins revenaient à midi manger chez eux, tandis que les autres faisaient leur bouillie et l’avalaient sur place.


Tambours.

Ils rentraient tous au coucher du soleil, prenaient le repas du soir ; puis ils dansaient, fumaient et chantaient.

Quand le grain est abondant, l’orgie de bière s’ajoute à la danse. Dans tous les cas, on apporte les tambours que l’on bat vigoureusement avec les mains ; et les hommes tournent, tournent pendant des heures, en poussant des hurlements, entre-mêlés de grands cris.

Jamais les femmes ne prennent part à la ronde masculine ; mais quelquefois elles dansent entre elles ; et souvent leurs pas et leurs gestes sont plus obscènes que ceux des hommes, qui le sont cependant d’une manière suffisante. Hommes et femmes se laissent regarder pendant qu’ils se livrent à ces exercices et acceptent les spectateurs des deux sexes.

Presque toutes les cases ont leur mur en colombage ; la toiture est plate, légèrement inclinée vers la façade, et couverte soit avec des feuillets d’écorce, soit avec des broussailles et de l’herbe, sur lesquelles on étend une couche épaisse d’argile. Des patates coupées par tranches, des citrouilles, des courges, sont souvent mises sur les toits, où on les fait sécher comme provisions d’hiver.


Foyer chez les Vouanyamouési.

L’intérieur des cases est ordinairement divisée en deux ou trois parties :

La première de ces divisions contient de petites couchettes, garnies de peaux en guise de matelas. On y trouve également le foyer : trois cônes d’argile qui portent la marmite et qui parfois sont creux ; ils servent alors de fours. Presque tous les mets étant bouillis, les seuls ustensiles de cuisine sont des pots de terre.

La seconde pièce est une bergerie à l’usage des agneaux et des chevreaux, qu’on y enferme le soir.

Dans la troisième, se trouvent les linndos, boîtes d’écorce de forme ronde, où l’on serre le grain. Ces caisses, toujours très grandes, souvent énormes, peuvent contenir jusqu’à douze sacs (douze hectolitres). De petits linndos servent souvent de caisses de voyage.

C’est par la porte, qui en est la seule ouverture, que le jour pénètre dans les cases et que la fumée trouve une issue. Il résulte de cette absence de cheminée que tout l’intérieur est d’un noir brillant et que les toiles d’araignée qui festonnent la muraille et les chevrons sont chargées de suie. Des arcs, des lances, des cannes, des massues, des flèches sont placées dans la charpente pour y être séchées par la fumée.

Comme on peut s’y attendre, ces demeures sont infestées par la vermine, notamment par un énorme tiquet, dont les Arabes croient la morsure venimeuse.

Une bouillie de sorgho très épaisse, qu’on appelle ougali, forme, ainsi que dans toute l’Afrique, la base de l’alimentation des indigènes. Pour faire ce potage, la farine est mise dans l’eau bouillante, tournée rapidement et ajoutée peu à peu jusqu’à former une pâte massive. Quand le degré de cuisson nécessaire est obtenu, on renverse la marmite, qu’on enlève, et on laisse égoutter la pâte.

Les gens du pays ont si rarement de la viande, que quand ils parviennent à s’en procurer, ils la mangent avec une voracité excessive. Toutefois, lorsque le gibier est abondant, ils font preuve d’une certaine prévoyance, en conservant un peu de venaison par le boucanage.

La plupart des Vouanyamouési ont pour vêtement de la cotonnade étrangère — celle qu’apportent les caravanes ; mais les pauvres sont vêtus d’étoffe indigène, faite avec le liber d’une espèce de figuier. Pendant la saison pluvieuse, l’arbre est dépouillé de son écorce extérieure, et enveloppé de feuilles de bananier, jusqu’à ce que le liber s’amollisse suffisamment pour être employé à la fabrication de l’étoffe. Quand elle est amollie, on enlève cette écorce intérieure et on la met dans l’eau, où elle subit une sorte de rouissage ; elle est ensuite posée sur une planche, et doucement battue avec des maillets, faits en général d’une corne de rhinocéros, cannelée sur la face battante. À chaque coup de maillet, l’écorce s’élargit ; et après le battage, elle ressemble un peu à du velours de coton à côte, velours qui serait feutré.

Aussitôt après la récolte, le sorgho est mis sur une aire d’argile, et battu avec de grands bâtons courbes. Quelquefois ces fléaux sont terminés par une planchette, pareille à la pelle d’une rame.

Après ce battage, qui l’a séparé de la portion la plus grossière de la balle, le grain est serré dans le linndo. Quand on veut s’en servir, on le bat dans un mortier, ce qui le dépouille de la dernière partie de la glume et le concasse ; puis on le réduit en farine au moyen de deux pierres, de grandeur inégale. La plus large est fixée dans le sol ; l’autre, beaucoup plus petite, est mise en œuvre par une femme agenouillée, qui la fait mouvoir sur la meule où est déposé le grain : système primitif qui a pour effet de mêler à la farine une forte proportion de gravier.

Pendant ce pénible travail, les meunières ont souvent des bébés attachés sur le dos ; et à chaque mouvement du corps, leurs mamelles pendantes et flasques se balancent dans le tas de farine, qui s’accroît avec lenteur.

Une ligne verticale au milieu du front et une sur chaque tempe, faites au moyen du tatouage ; un vide triangulaire à la mâchoire supérieure (ablation de l’angle interne des incisives médianes), et un petit morceau d’ivoire d’hippopotame où un fragment de coquillage, l’un ou l’autre en forme d’équerre, constituent les marques nationales.

Ainsi que dans les tribus voisines, la verroterie et le fil métallique sont les principaux éléments de la parure. Les chefs de tout grade y ajoutent deux brassards d’ivoire, sortes d’étuis dont l’avant-bras est revêtu du coude au poignet, et que, dans le combat, ils frappent l’un contre l’autre pour rallier leurs guerriers ; le bruit s’en entend de très loin.

Généralement les hommes se rasent le dessus de la tête et divisent le reste de leur chevelure en d’innombrables torsades, qu’ils allongent avec de fines lanières de leur feutre d’écorce, et qui, par ce moyen, descendent quelquefois jusqu’au bas de la taille. En voyage, ces nombreux tortillons sont réunis et forment catogan.

Des merveilleux ont toute la chevelure coupée très ras, afin de pouvoir porter perruque dans les grands jours. La perruque de ces dandys est un assemblage de cordelettes.

Chez la plupart des femmes, la toison est abandonnée à sa frisure naturelle et sert de pelote, où sont fourrés le couteau, la pipe, les menus objets ayant tigelle ou pointe. Chez les autres, la laine est divisée en tresses nombreuses, et les nattes, appliquées sur la tête, représentent les billons d’un champ ; ou bien la masse est répartie en grosses touffes, que l’on bourre avec des fibres d’écorce. Ces dernières coiffures exigent plusieurs journées de travail ; mais l’œuvre d’art, une fois achevée, demeure intacte pendant six mois et plus.

Mrima Ngommbé, alors en tournée royale, passa à Hissinéné et vint me faire une visite. Il était paré d’un burnous écarlate, brodé d’or, s’ouvrant sur un gilet crasseux, et formant avec. celui-ci un contraste d’autant plus frappant que ledit gilet complétait le costume.

Mrima fut très mécontent du chef d’Hissinéné, qui n’avait pas eu pour moi des attentions suffisantes ; et il le gronda très fort de ne pas m’avoir approvisionné de bière.

Enfin, le 18 décembre, arriva Asmani, apportant la bonne nouvelle que l’affaire était arrangée, et que je pouvais traverser l’Ougara sans avoir rien à craindre. Toutefois les ambassadeurs de Taka retenus par les plaisirs de l’Ounyanyemmbé, n’étant pas partis avec mes gens, on me conseillait de faire un détour, afin d’éviter leur village, parce qu’autrement on pourrait croire que nous les avions tués.

Avec Asmani arrivaient des soldats d’Ibn Sélim. Celui-ci me renvoyait quelques-uns de mes déserteurs et me faisait dire de prendre garde à Mirammbo, auquel on avait indiqué la route que je devais suivre. L’homme qui avait donné le renseignement — un des Vouatosi établis comme pasteurs dans l’Ounyanyemmbé — avait été découvert ; et les gens de Sélim ne doutaient pas du plaisir qu’ils me feraient en m’apprenant que cet homme avait été fusillé : c’était un acte de courtoisie à mon égard, mais dont j’aurais volontiers dispensé l’auteur.

Rien n’avait été fait contre Mirammbo ; aucun plan n’avait été suivi, les intéressés n’ayant pas pu s’entendre sur le choix du commandant, l’officier qui avait amené les renforts de la côte aurait voulu prendre le commandement en chef, commandement civil et militaire ; mais Saïd Ibn Sélim et Abdallah Ibn Nassib, depuis plus longtemps que lui au service du sultan, n’avaient pas voulu le permettre. Les nouvelles troupes s’étaient mises du côté de leur chef ; tandis que les autres, qui avaient été sous les ordres d’Ibn Sélim et d’Abdallah, ne voulaient pas reconnaître l’arrivant.

Pendant ces discussions, qui les divisaient de plus en plus, les Arabes perdaient leurs alliés indigènes, et Mirammbo acquérait de nouvelles forces.

Asmani n’avait pas vu mon domestique ; il n’en avait pas même entendu parler. Mais ayant confiance en Mélim, et sachant qu’il me suivrait, je me disposai à partir.

Les askaris refusèrent de se mettre en marche. Au lieu de me venir en aide, Bombay soutint les récalcitrants, sous prétexte qu’il fallait leur laisser le temps de nettoyer le grain qu’ils devaient emporter. L’excuse n’était rien moins que valable ; et le 30 décembre, après beaucoup de tracas, je me dirigeai vers un autre Kouikourouh, village populeux qui avait pour chef la mère de Mrima Ngommbé.

Cette vieille dame, remarquablement polie, m’envoya immédiatement de la bière et des œufs, et refusa tout ce que je pus lui offrir en retour, disant que j’étais l’ami de son fils ; que, dès lors, tout ce qu’elle avait était à ma disposition.

Le lendemain matin, au départ, Asmani voulut prendre un chemin de traverse dont il avait entendu parler ; il s’arrangea de manière à le manquer, et nous conduisit en peu de temps au nord-est, au sud-ouest, au levant, au couchant, au midi et au nord.

Une plaie au talon m’empêcha de gagner l’avant-garde et de remettre la caravane en bonne voie. Mon âne, que j’avais prêté à Mohammed, n’était pas arrivé, et Jenny Lind, mon ancienne monture avec laquelle j’étais venu de Bagamoyo, était restée à Hissinéné, car elle était malade. Pour comble de misère, la pluie tomba presque tout le temps ; les chemins étaient détrempés ; en beaucoup d’endroits on enfonçait jusqu’au genou.

Ce fut avec une joie bien grande que j’aperçus le défrichement qui entourait un village. L’instant d’après, j’étais sous la véranda du chef, et tous mes vêtements, à l’exception de ce qu’exigeait la décence, étaient en train de sécher. Comme toujours, une caisse renfermant du linge et des habits de rechange arrivait derrière moi. Enfin un bon feu et une tasse de café brûlant, que m’apporta Sammbo, me remirent à l’état normal.

Dans la soirée, j’essayai de faire quelques relèvements astronomiques pour établir la latitude ; mes mauvais yeux m’en empêchèrent.

La marche avait été si pénible que je résolus d’attendre Mohammed, qui me ramènerait Jasmin. Il arriva le lendemain soir, ramenant en effet mon âne, mais avec une plaie sur le dos qui ne permettait pas de le monter.

Ce jour-là, j’avais eu l’occasion de voir un indigène confectionner un sac pour transporter du grain. Ayant retiré de l’eau, où elle trempait depuis plusieurs jours, une forte perche d’environ quatorze pieds de longueur, mon homme en enleva l’écorce en la frappant avec un petit maillet, Il mit ensuite un lien solide autour de la perche, à trois pieds de l’un des bouts, détacha et retourna le liber en commençant par l’autre extrémité, se servant pour cette double opération d’une espèce de doloire faite d’une branche courbe, dont la partie supérieure, en forme de lame, avait été taillée de manière à la rendre tranchante.

Ceci terminé, l’homme coupa la perche au-dessus du lien qui l’entourait ; puis il retourna l’écorce de nouveau, et l’élargit en la battant avec le maillet dont se servent les indigènes pour faire leur étoffe, battage qui rendit l’écorce plus souple.

L’ouvrier eut alors un sac, dans lequel il mit du grain, qu’il pressa le plus possible. Le sac étant rempli, il le ferma avec un morceau de liane et l’entoura de larges bandes d’écorce. Quand il eut achevé ce bandage, le ballot ressembla à un traversin très dur, de six à sept pieds de long — l’expansion latérale ayant raccourci l’étoffe du sac, — traversin pourvu d’une tige de trois pieds de hauteur. Cet appendice a pour objet de préserver le ballot de l’humidité du sol, chaque fois que le porteur se décharge.

Des sacs du même genre, mais beaucoup plus grands, plantés dans le village et soigneusement couverts d’un toit de chaume, font l’office de greniers.

Pendant notre séjour dans l’Ounyanyemmbé, un de nos ânes avait pris la fuite ; j’avais envoyé à sa recherche Oumbari et Manoua Séra, l’un des gens de Livingstone ; ils étaient revenus sans la bête, ne l’ayant pas retrouvée, disaient-ils. J’acquis ici la certitude qu’ils l’avaient vendue. Sur cette découverte, je chassai Oumbari de la caravane ; ce n’était pas seulement un fripon, mais un être maussade, toujours grognant et semant le mécontentement parmi les autres.

Cette exécution faite, je levai le camp de Chikourouh — qui, par parenthèse, est le Kouikourouh de Stanley —, et je partis le 2 janvier 1874, après un retard causé par quelques-uns de mes hommes qui étaient allés prendre la chair d’un buffle qu’ils avaient tué.

Le lendemain, notre guide paraissant douter du chemin, je me mis à la tête de la caravane, que je dirigeai au moyen de la boussole ; et après cinq heures de marche à travers une jungle très giboyeuse, mais dépourvue de sentier, nous nous établîmes près de quelques étangs, situés dans une clairière.

Je pris mon fusil et j’allai faire un tour aux environs du bivouac ; les pistes de girafe et d’autres grands animaux étaient nombreuses. J’avisai une belle antilope, et, me mettant à la rampée, je m’efforçai de la rejoindre ; mais je n’étais pas encore à bonne distance, lorsque Léo, que j’avais laissé au camp, m’ayant retrouvé, exprima sa joie d’une manière si bruyante que l’antilope s’effraya, et toute chance de l’atteindre fut perdue.

Revenu au bivouac, j’y trouvai des gens de Séid Ibn Sélim qui étaient à la recherche de trois femmes appartenant à leur maître ; ces femmes avaient, disait-on, accompagné les hommes que j’avais envoyés dans l’Ounyanyemmbé avec Mohammed Mélim. On les découvrit, en effet, sur quoi je donnai l’ordre de les rendre immédiatement.

Pendant la nuit, deux autres de mes porteurs prirent la fuite ; mais un chasseur que j’avais rencontré dans les bois vint m’offrir ses services et la perte fut à moitié réparée.

Toujours guidés par la boussole, nous poursuivîmes notre marche à travers la jungle. Léo fit partir une harde d’antilopes ; mes gens découvrirent une litée de marcassins ; je tuai l’un de ces petits criards ; et au bout de quelques heures, nous nous trouvâmes entourés d’arbres, qui, dépouillés de leur écorce, annonçaient des habitants.

Peu de temps après, nous tombions sur un sentier qui nous faisait traverser des défrichements de date récente, où les souches des arbres abattus, s’élevant à quatre pieds du sol, produisaient l’effet le plus curieux. Ce sentier nous conduisit au dernier village de l’Ougounda. Bien qu’il fût encore de bonne heure, je me décidai à faire halte ; trois grandes étapes nous séparaient de la première bourgade que nous devions rencontrer, il fallait acheter des provisions.

Les vivres abondaient ; je me procurai facilement du grain pour quatre jours, et donnai l’ordre de le nettoyer tout de suite, au lieu de permettre aux hommes d’y passer la journée suivante.

Le village était grand, fortement construit, et datait évidemment de différentes époques. La partie la plus ancienne, qui renfermait la résidence du chef, était bâtie presque tout entière sous un énorme figuier banian.

En surplus de l’estacade, il y avait un fossé avec contrescarpe, où étaient percées des meurtrières pour la mousquetade ; et l’on n’entrait dans la place que par des couloirs ayant chacun deux ou trois portes.

Quel changement dans la contrée depuis le passage de Burton ! En 1857, un mousquet était l’héritage d’un chef, et les heureux possesseurs de cette arme précieuse ne se rencontraient que de loin en loin. Lors de ma visite, presque tous les villages pouvaient montrer au moins la moitié de leurs guerriers munis d’armes à feu.

Par suite de la guerre qui avait éclaté entre Mirammbo et les Arabes, tout le pays était troublé. Les gens sans frein des villages profitaient de cet état de désordre pour former des bandes de quarante à cinquante individus, qui allaient mettre à sac les bourgades voisines, et attaquaient les faibles sans distinction, se disant alliés de Mirammbo ou des Arabes, selon le parti auquel appartenaient ceux qu’ils voulaient piller.

Comme il y avait à craindre de ne pas trouver d’eau en suivant les indications de la boussole, je pris la route que désignait Asmani. Bientôt sortis des jungles, nous entrâmes dans une plaine qui paraissait illimitée ; nous y dressâmes le camp, près d’un étang fangeux, sur une des éminences couvertes d’arbres qui s’y trouvaient en grand nombre.

Cette plaine était singulièrement giboyeuse ; nous y vîmes des cailles, des secrétaires, de grandes hardes d’antilopes, et j’y traversai une piste de buffles d’environ vingt mètres de large, énorme sillon creusé en droite ligne du nord au sud.

Le lendemain, nous dirigeant vers le Ngommbé méridional, nous passâmes auprès d’étangs marécageux entourés d’arbres et de broussailles. J’étais en avant de la caravane, malheureusement sans mon fusil, quand un énorme rhinocéros blanc sortit du hallier à quelques pas de moi. Je me glissai derrière un arbre sans qu’il m’eût aperçu. Il continua à flâner en grognant jusqu’à l’arrivée des porteurs, dont les cris le firent rentrer dans la jungle. Aussitôt que j’eus mon raïfle, je me mis sur les traces de la bêle, et les suivis assez loin ; mais elles me conduisirent à une fondrière qui termina la poursuite.

Le reste de l’étape se fit sur un terrain marécageux auquel succéda la plus charmante scénerie de plaine : des bouquets d’arbres magnifiques, groupés de manière à produire un effet que l’art du plus habile paysagiste n’aurait pu surpasser ; des buttes couvertes de bois, des pelouses d’une merveilleuse fraîcheur, et un fond de haute futaie, suivant les courbes du noullah.


Camp au désert.

Ce Ngommbé, qu’il ne faut pas confondre avec celui qui passe au nord de Taborah, est l’un des affluents méridionaux du Malagaradzi ; il est rejoint par le Voualé, autre noullah qui prend sa source à quelques milles au couchant d’Itoumvi. Près de l’endroit où nous l’avons passé, il contenait des auges remplies d’eau de quatre à cinq milles de long, et qui n’avaient entre elles que des bancs de sable de cinquante mètres de large. Ces canaux hébergent un grand nombre d’hippopotames et de crocodiles et sont couverts d’une profusion de nénufars.

À l’époque des crues, le Ngommbé s’étend sur une largeur de trois milles de chaque côté de ses bords, et porte au Malagaradzi une immense quantité d’eau.

Notre camp fut établi sur la rive gauche, dans une clairière gazonnée, entourée d’arbres gigantesques dont les branches, jusqu’aux plus hautes, étaient festonnées d’énormes lianes.

Fatigués par les deux longues marches précédentes, mes gens avaient besoin de repos ; je leur accordai un jour de halte, avec la permission de chasser. Le gibier était fort abondant, mais si farouche, effrayé qu’il était par mes hommes, ainsi que par des bandes de Vouagara alors en chasse, que je ne tuai qu’un sanglier ; et celui-ci étant un animal impur, aucun de mes chasseurs ne voulut le rapporter au camp.

Dans ma promenade, je vis les restes d’un lion, d’un buffle et d’un crocodile étroitement unis ; j’appris à leur sujet une curieuse histoire. Tandis que le buffle s’abreuvait, un lion s’élança sur lui, et tous les deux tombant dans l’eau, furent saisis par un crocodile. À son tour, celui-ci fut tiré du canal par les deux lutteurs, et traîné à vingt pas de la rive, où le trio périt dans un enlacement inextricable.

Je vis également, dans cette course, une grue dont le plumage était d’un gris bleuâtre et qui paraissait être l’une des reines de la gent ailée, car elle était beaucoup plus grande que pas un des oiseaux que je connaisse, à l’exception de l’autruche.