À travers l’Afrique/Chapitre10

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 119-129).

CHAPITRE X


Arrivée et réception du corps de Livingstone. — À propos de la mort du docteur. — Avenir de l’expédition. — Démission de Murphy. — Départ forcé de Dillon. — Mon personnel. — Difficultés du transport. — Argument des indigènes en faveur de l’esclavage. — Coup affreux. — Kasékérah. — Dignité offensée d’un askari. — Travail éludé. — Déserteurs. — Marche agréable. — Clubs de village. — Une visite à Murphy. — Transport de la dépouille de Livingstone. — Capture d’un voleur. — Réduction de l’équipement. — Saleté et ivresse d’un chef. — Ânes de Mascate. — Fermeture de la route.


Quelques jours après arriva le convoi funèbre. Séid Ibn Sélim, Cheik Ibn Nassib, son frère Abdallah, tous les notables de la colonie, témoignèrent de leur respect pour la mémoire de Livingstone en voulant assister à la réception du corps.

Celle-ci eut lieu avec toute la solennité que nous pouvions y mettre. Les askaris furent rangés sur deux lignes entre lesquelles passa la dépouille de l’illustre voyageur ; et quand elle entra dans la maison, le drapeau, qui ce jour-là n’avait pas été déployé, fut hissé à moitié du mât.

Souzi, le chef de la caravane, rapportait tout ce qui avait appartenu à Livingstone : les armes, les instruments, les papiers, les effets, et nous apprit qu’en outre il y avait dans l’Oudjidji une caisse de livres que son maître y avait laissée. Il ajouta que peu de temps avant sa mort, le docteur s’était préoccupé de cette caisse et avait exprimé le désir qu’elle fût envoyée à la côte.

La mort de Livingstone, autant que j’ai pu m’en assurer par le rapport que m’ont fait Souzi, Chouma et leurs camarades, s’est produite un peu à d’ouest de l’endroit où elle est marquée sur la carte.

Le grand voyageur souffrait depuis quelque temps d’une dyssenterie aiguë ; malheureusement l’activité de son esprit ne lui permettait pas de se reposer. S’il se fût arrêté pendant une semaine ou deux, il aurait probablement guéri ; c’était l’avis de Dillon, à qui cette pensée était venue en lisant les dernières pages de son journal.

Il ne n’appartient pas de parler ici de Livingstone, de sa vie et de sa mort. L’appréciation de tout un peuple, bien plus, celle du monde civilisé tout entier, apprendra aux générations à venir qu’il fut un héros. Jamais ce titre n’a été conquis par plus de persévérance, de désintéressement, de véritable courage que n’en montra David Livingstone.

Maintenant que celui qui devait nous guider avait cessé de vivre, quel parti allions-nous prendre ?

Murphy pensa que l’expédition n’avait plus de raison d’être, et annonça qu’il retournait à Zanzibar. Mais il fut décidé, entre Dillon et moi, que nous irions chercher la caisse de Livingstone, qu’après l’avoir expédiée par quelqu’un digne de confiance, nous pousserions jusqu’au Manyéma, et que nous ferions tous nos efforts pour continuer les explorations du docteur.

Cette décision nous fit redoubler de zèle, et équiper en toute hâte Souzi et ses compagnons pour leur retour à la côte. Malheureusement, nous n’étions pas destinés à faire route ensemble. Quelques jours avant l’époque fixée pour notre départ, Dillon fut attaqué d’une inflammation d’entrailles, et, bien à contre-cœur, il se vit obligé de reprendre le chemin de Bagamoyo.

Renonçant alors à ses projets de retour, Murphy me proposa de m’accompagner ; mais les difficultés du portage, et ma conviction que le seul moyen de réussir était de restreindre la caravane le plus possible, me firent refuser cette offre généreuse.

Il fallut également me séparer d’Issa. Bombay et lui étaient, toujours en querelle, au point qu’il devenait impossible de les garder tous les deux ; et apprenant que son frère, interprète à bord de l’un des croiseurs de la reine d’Angleterre, venait d’être tué à Quiloa, Issa voulut retourner à Zanzibar, où sa mère était seule. Je le regrettai vivement ; il était plein d’activité, avait beaucoup d’ordre, l’esprit méthodique, il tenait bien ses comptes, et avait pris sur mes gens une très grande influence.

Certes Bombay était fidèle et ferme dans son attachement ; il me rappelait ce vieux serviteur écossais qui, renvoyé par son maître, lui répondait : « Nenni, nenni ; je ne m’en vais pas, quand vous avez un bon domestique, si vous ne savez pas le reconnaître, moi je sais quand j’ai une bonne place. » Quelquefois il travaillait bien et me rendait réellement service ; mais il ne savait pas commander, il avait peur de ses hommes, et l’ivrognerie était son grand défaut.

L’expédition fut alors composée du susdit Bombay, chef de la troupe ; de Bilâl son lieutenant, d’Asmani, l’ancien guide de Stanley, et de Livingstone (il remplissait auprès de moi les mêmes fonctions) ; de Mabrouki, l’inséparable d’Asmani ; de Mohammed-Mélim, mon domestique, bon interprète et bon tailleur ; d’Hamis, porteur de mes armes, récemment engagé ; de Djacko, jeune garçon libéré par Ibn Sélim pour qu’il vînt avec nous, de Sammbo, mon cuisinier, qui n’avait d’autre droit à ce titre que d’avoir été marmiton à bord d’un navire anglais, bâtiment de commerce ; de Kommbo, son aide de cuisine ; enfin de soldats et de porteurs au nombre d’une centaine, chiffre que les désertions et les nouveaux engagements faisaient varier tous les jours.

La caravane de Livingstone se mit en marche le 9 novembre, accompagnée de Dillon et de Murphy. J’étais parti avant elle ; mais l’absence de beaucoup de mes porteurs, au moment du départ, m’avait contraint de laisser derrière moi un certain nombre de ballots, sous la garde de Bombay, et il fallut m’arrêter à peu de distance, dans un endroit appelé Mkouemmkoué.

La dernière soirée que nous avions passée à Kouiharah, Dillon et moi, avait été pour tous les deux un moment solennel. Nous avions parlé de notre pays, de nos foyers, de l’époque où nous nous reverrions en Angleterre ; mais je ne sais pas si réellement nous espérions nous revoir : de graves pressentiments devaient nous agiter.

Pour ma part, je voyais l’avenir très sombre ; la santé me manquait, et devant moi tout n’était qu’incertitude. Par suite d’une chute que j’avais faite sur une pointe de granit, où mon âne m’avait jeté violemment et où j’étais tombé sur les reins, chute qui m’avait alité pendant plusieurs jours, je pouvais à peine marcher ; j’étais presque aveugle ; la fièvre, qui persistait, m’avait réduit à l’état de squelette : je ne pesais plus que sept stones et quatre livres (cinquante et un kilos), et la probabilité de revoir l’Angleterre me paraissait beaucoup plus grande pour Dillon que pour moi.

Mais quelle que fût l’angoisse de la séparation, ni l’un ni l’autre n’exprima ses craintes : « Je me fiais à la bonté divine ; elle me donnerait la force d’achever mon entreprise ; jamais je n’avais été plus résolu, etc. ; » et lui, il parlait gaiement de son départ : « Le changement de climat lui rendrait la santé ; ses yeux allaient être guéris. » Je prévoyais bien peu que notre séparation définitive ici-bas dût être si prochaine.

De Mkouemmkoué, mes gens continuèrent à se rendre à Taborah ou à Kouiharah, et à ne pas revenir. J’eus recours de nouveau à Ibn Sélim et aux deux frères, Cheikh et Abdallah ; ils promirent de me renvoyer mes hommes, si toutefois c’était possible.

En revenant de cette visite au gouverneur et aux deux fils de Nassib, je fus étonné de voir Murphy dans ma tente. Il venait chercher des médicaments pour le pauvre Dillon, qui, en surcroît de la fièvre, avait une attaque de dysenterie. Néanmoins, leur intention, me dit-il, était de partir sans délai, des mesures ayant été prises pour que le malade fût porté en litière.

Je lui recommandai de me faire prévenir immédiatement, si Dillon allait plus mal, afin que je pusse me rendre auprès de lui ; mais le lendemain, des gens de Livingstone m’apportèrent de bonnes nouvelles, et me dirent qu’ils partiraient le jour suivant.

À force de persévérance, étant parvenu à faire venir mes bagages, je levai le camp et gagnai Itoumvi, gros bourg situé sur la route directe d’Oudjidji, et où je subis de nouveaux délais, par suite du nombre insuffisant de mes porteurs.

Sur le papier, ainsi que d’après le compte des rations, le chiffre des hommes dépassait d’une vingtaine celui des ballots ; mais au moment de partir, il y avait toujours beaucoup d’absents. J’envoyai à leur recherche : on m’en ramenait six ; pendant ce temps-là, vingt autres de mes gens disparaissaient.

Cette conduite exaspérante des porteurs me fit rester à Itoumvi jusqu’au 20 novembre, époque où, réduisant le nombre des charges, en jetant une partie des conserves destinées à mon propre usage, je repris enfin ma route.

J’avais essayé de m’attirer la sympathie du chef et d’acquérir son assistance en lui disant que l’Angleterre était l’amie des noirs, qu’elle désirait que tous les hommes fussent libres et qu’elle faisait les plus grands efforts pour supprimer le commerce d’esclaves.

« Que feront alors les pauvres Arabes, dit-il, si vous arrêtez leur commerce ? » Et tout en reconnaissant que l’esclavage était une mauvaise chose, tout en disant qu’il n’avait jamais vendu d’esclaves, il avouait qu’il en achetait quelquefois.

Comme nous sortions du village, un envoyé de Murphy m’apporta l’affreuse nouvelle de la mort de Dillon, arrivée le 18. Mon pauvre ami avait eu la fièvre ; malheureusement on lui avait laissé des armes, et dans son délire il s’était brûlé la cervelle.

Personne, à moins de l’avoir éprouvé, ne peut se faire une idée des extravagances qui, pendant cette fièvre, s’emparent de votre esprit. Parfois, bien qu’ayant encore une partie de ma raison, je me suis imaginé que j’avais une seconde tête. Le poids était si lourd, l’impression tellement vive, que j’étais tenté de recourir à n’importe quel moyen pour me délivrer de cette tête si pesante, et sans avoir aucune envie de me tuer.


Routes suivies par Murphy et par Cameron.

L’heure où j’ai appris la mort de Dillon a été la plus cruelle de ma vie. Je perdais l’un de mes plus anciens camarades, de mes amis les plus dévoués, les plus chers ; celui qui m’avait soutenu dans les heures de fatigue et de souffrance, si nombreuses depuis le commencement du voyage, l’ami dont la société amoindrissait les difficultés quotidiennes, les vexations sans cesse renaissantes.

Le coup fut si terrible que pendant plusieurs jours ma pensée en fut suspendue. J’ai vécu pendant ce temps-là comme en rêve, ne gardant nul souvenir de la route d’Itoumvi à Kononngo, et laissant mon journal en blanc.

Peut-être ne comprend-on pas comment il arriva qu’après avoir quitté Dillon et Murphy depuis plusieurs jours, et marché dans la direction contraire à celle qu’ils devaient prendre, nous fussions restés dans leur voisinage. C’est pourquoi je donne le tracé des routes que nos deux bandes avaient suivies.

Le manque de porteurs continuait à m’arrêter ; et finalement je dus renoncer au projet de gagner l’Oudjidji par la voie directe, personne ne voulant m’accompagner si je persistais à suivre cette ligne. Je résolus donc de faire le tour par l’Ougounda, essayant de me frayer un passage entre le chemin des caravanes et celui qu’a ouvert Stanley.

Excepté une boîte de bouillon, une de poisson et deux de plum-pouding, que je réservais pour la possibilité d’un repas de Noël, tout le reste des conserves fut abandonné. Si imprévoyant que cela paraisse, et quel que fût mon regret de laisser derrière moi ce qui, plus tard, pouvait être pour nous d’une importance vitale, je devais m’y résigner : notre seule chance d’atteindre le port était d’alléger le navire.

Le sacrifice accompli, il me resta cent dix charges, dix de plus que je n’avais de porteurs. Je n’en partis pas moins le 27 novembre pour Témé, laissant à Bombay le soin de me faire apporter les dix ballots restants.

Dans les quatre milles qui nous séparaient de Témé, nous vîmes de gros villages, près desquels nous passâmes drapeaux au vent, et au son d’un tambour que je m’étais procuré, dans l’espoir qu’un peu de bruit donnerait du cœur à mes hommes. Parade inutile : les pluies ayant commencé, toute la population était dans les champs, préparant le sol pour la prochaine récolte, et les villages étaient déserts.

Bombay n’apparut que le lendemain ; un certain nombre de mes gens en profitèrent pour retourner à Kouiharah ; et quand arrivèrent les dix ballots, la situation était pire que la veille.

Nous trouvâmes à Témé des soldats faisant partie de la troupe commandée par l’un des Ibn Nassib, et qui étaient là avec mission d’acheter du grain pour les Béloutchis de Kouiharah. Je fus très surpris de voir un Turc au milieu d’eux. Né à Constantinople, il avait fait partie de l’armée turque, avait assisté à l’ouverture du canal de Suez, avait déserté pendant qu’il était en Égypte ; et sans trop savoir comment, il était arrivé à Zanzibar, où, n’ayant aucune ressource, il avait pris du service dans l’armée de Saïd Bargash. Il paraissait fort content de sa position ; néanmoins il regrettait Constantinople, et me disait qu’il espérait bien y retourner un jour.

Des porteurs étant venus s’offrir, j’entrevis la possibilité de me mettre en route le lendemain matin ; mais pendant la nuit il en déserta plus d’une vingtaine, et ce ne fut qu’après de nouveaux délais que je pus enfin partir.

Trois heures de marche dans un pays ondulé, où des champs et des villages étaient disséminés dans la jungle, nous conduisirent à Kasékérah, théâtre de la mort du pauvre Dillon. J’aurais voulu visiter son dernier asile, marquer d’une pierre l’endroit où il repose, mais personne n’a pu me dire où il est enterré. Craignant que les indigènes (crainte peu fondée) ne vinssent à profaner son tombeau, Murphy l’avait inhumé dans la jungle.

J’appris également ce jour-là que, peu d’instants avant sa mort, il avait déchiré les lettres que je l’avais prié de porter à la côte. Je fis donc un nouveau récit des actes de l’expédition, de nos projets et de nos espérances.

Le surlendemain, arrivèrent des hommes de Murphy ; ce dernier avait été volé d’une certaine quantité d’étoffe et envoyait demander à Séid Ibn Sélim de lui céder de la cotonnade, afin qu’il pût continuer son voyage.

Kasékérah est un gros village bien tenu, composé de huttes à toits plats et entouré d’une estacade. À l’intérieur, une palissade enferme une énorme case circulaire, qui est la résidence du chef. Celui-ci était alors une femme, la fille de Mkasihoua, chef indigène de tout l’Ounyanyemmbé. Un grand nombre de cases avaient de larges vérandas, et plusieurs d’entre elles étaient crépies avec de l’argile de teintes diverses, dont les couleurs étaient distribuées de manière à former des dessins.

Je fus obligé de nouveau d’attendre Bombay ; puis le jour de son arrivée, une pluie torrentielle nous empêcha de partir. Enfin, le 22 décembre, je quittai Kasékérah, après la somme des ennuis habituels : neuf de mes gens avaient encore déserté, le jour même où ils avaient reçu leurs rations.

Mes askaris s’étaient plaints d’avoir à porter les drapeaux et le tambour : ce n’était pas, disaient-ils, l’affaire des soldats ; c’était l’ouvrage des pagazis. Bombay avait soutenu ses hommes dans leurs prétentions ridicules ; il n’avait pas fallu moins de quatre heures d’un rude travail pour mettre la caravane en marche et sans le tambour.

Une courte promenade dans un pays boisé nous fit gagner Kiganndah.

Entre ce village, qui dans cette direction est le dernier de l’Ounyanyemmbé, et l’Ougounda, province suivante de l’Ounyamouési, il y avait six heures de route en forêt vierge. Pour prévenir les désertions, je posai des sentinelles à l’entrée du village. Le lendemain, vingt-cinq de mes hommes manquaient à l’appel : des lambeaux de leurs maigres vêtements, restés aux pieux de l’enceinte, montraient le chemin qu’ils avaient pris.

Attendre les fugitifs n’aurait fait que nous retarder et probablement causer de nouvelles pertes. Faisant donc contre fortune bon cœur, je louai vingt-cinq hommes pour aller jusqu’au premier village de l’Ougounda, où l’on m’assurait qu’il était facile d’avoir du monde.

En même temps, j’envoyai aux Arabes de Kouiharah et de Taborah la liste de mes déserteurs, dont la plupart étaient des hommes de la côte, et je me mis en marche.

La jeune feuillée couvrait les branches, l’herbe nouvelle tapissait les clairières, que le feu avait noircies ; toute la forêt semblait renaître : partout de la fraîcheur, un air printanier. Je me sentais mieux que je ne l’avais été depuis longtemps, et, à ma grande surprise, je suivais la route ombreuse sans éprouver de fatigue.

Nous fîmes halte auprès d’une série d’étangs, remplis d’une eau transparente et douce. Un âne de somme, appréciant les avantages du bain, entra dans l’une de ces mares limpides, se coucha, et commença à se rouler, au grand détriment de sa charge, composée de papier botanique, et autres objets craignant l’humidité.

Remis en chemin, nous atteignîmes en quelques heures un gros bourg entouré de vastes cultures, et qui, résidence de Mrima Ngommbé, chef de l’Ougounda, s’appelait Kouikourouh, ainsi que dans l’Ounyamouési on nomme invariablement tout village où demeure un chef de district.

Les hommes qui portaient ma tente n’arrivant pas, je me réfugiai dans la maison commune ; j’y fus bientôt le point de mire d’une foule étonnée.

Dans presque tous les bourgs de l’Ounyamouési, il y a deux de ces maisons publiques, ou pour mieux dire de ces clubs, les deux sexes ayant chacun la leur. Ces cases sont généralement plus grandes et mieux construites que les autres ; une sorte de couchette, espèce de lit de camp, y tient une place considérable. Dès qu’un garçon atteint sa huitième année, même la septième, il échappe à l’autorité maternelle et va au club ; il y reste une grande partie du jour, y prend généralement ses repas, et souvent y passe la nuit. Le club des femmes n’est pas ouvert aux étrangers ; mais, dans celui des hommes, tout voyageur de distinction est fort bien reçu.

Le lendemain j’allai voir Murphy, qui était campé dans les environs, et le trouvai beaucoup mieux que je ne l’avais vu depuis son arrivée à Bagamoyo. Il fut pour moi d’une bonté parfaite, me donna son waterproof et sa couverture de caoutchouc, qui, plus tard, me rendirent les plus grands services.

D’après l’avis d’Issa, les gens de Livingstone avaient mis la précieuse dépouille dans un étui d’écorce, et avaient enveloppé l’étui de façon à lui donner l’aspect d’un ballot de cotonnade, afin de le soustraire aux yeux perçants des Vouagogo. Si ces derniers avaient pu soupçonner la nature du contenu de cette enveloppe d’apparence ordinaire, ils n’auraient jamais permis à la caravane de traverser leur territoire avec son précieux fardeau[1].

J’avais envoyé notre guide à la recherche de pagazis ; le bruit courut qu’il avait été attaqué par des rougas-rougas, dépouillé de ses vêtements, et laissé nu dans la jungle, ce qui l’empêchait de revenir. Je fis porter à ce malheureux un morceau d’étoffe par quelques-uns de mes hommes, qui, au lieu d’Asmani, ramenèrent un déserteur, précisément l’individu qui avait volé Murphy ; lui-même en fit l’aveu. Il avait été poussé à commettre ce vol par un métis arabe fixé dans le village. Ce métis avait jeté une drogue aux chiens de Murphy pour les empêcher d’aboyer, quand le voleur s’introduirait dans la tente où était la cotonnade, et avait reçu en payement de cette drogue magique la plus grosse part de l’étoffe. On a vu que, en essayant de gagner Taborah, le pauvre instrument du vol avait été dépouillé, non seulement de sa part de prise, mais de ses habits.

Une enquête minutieuse m’ayant fait considérer l’homme qui avait eu l’idée et le bénéfice de l’affaire comme le vrai coupable, j’ordonnai au métis de payer à Murphy la valeur de l’étoffe qu’il lui avait fait perdre, et cela immédiatement, sous peine d’être mis aux fers et livré à Saïd Ibn Sélim.

Après quelque résistance, le métis aima mieux payer que d’être envoyé au gouverneur, qui probablement l’aurait fait fusiller, ou tout au moins conduire à la côte pour être puni par le sultan.

J’ai su plus tard qu’Ibn Sélim et Abdallah Ibn Nassib avaient agi à diverses reprises pour empêcher les gens déshonnêtes de Taborah de nous enlever nos porteurs. Ils auraient, sans nul doute, pris des mesures énergiques s’ils n’avaient pas craint de faire naître des divisions dans la colonie pendant que Mirammbo tenait la campagne.

Malgré tous les efforts de Mrima Ngommbé, le chef de l’Ougounda, qui me témoignait beaucoup d’affection, me rendant de fréquentes visites et m’apportant de la bière, il me fut impossible de trouver des pagazis : personne ne voulait partir pendant la saison des semailles.

Je réduisis de nouveau mon bagage personnel, faisant de tous mes effets une seule charge. Il me resta encore plus de ballots que de porteurs ; et ne pouvant pas trouver d’hommes, même à la journée, je laissai douze balles de verroterie sous la garde du chef. J’écrivis à Ibn Sélim de me les faire expédier par la première occasion ; et le 8 décembre, après avoir souhaité bon voyage à Murphy, je partis de Kouikourouh. Une longue marche nous fit gagner Mapalatta.

À notre approche, les habitants fermèrent les portes ; ils avaient eu récemment à se plaindre des marchands d’esclaves, et se défiaient de tous les étrangers. Mais nos allures pacifiques les eurent bientôt rassurés ; et ils nous laissèrent entrer chez eux.

Suivant Asmani, qui nous avait rejoints à la station précédente, nous devions être plusieurs jours sans rencontrer de villages, d’où la nécessité de se procurer des vivres. Il était probable que cette assertion n’était pas plus exacte que celles du même genre dont nous avions reconnu la fausseté ; toutefois il était prudent de ne pas se risquer dans la jungle sans provisions, et je décidai qu’il y aurait séjour pour acheter et pour nettoyer le grain nécessaire.

Le chef du village était un vieillard repoussant, affecté de delirium tremens, seul exemple de cette maladie que j’aie rencontré en Afrique, où cependant l’ivrognerie est commune. Un achat de vivres, pour cinq jours, conclu avec les femmes de cet affreux vieillard, ne s’en fit pas moins d’une manière satisfaisante ; et le 10 septembre nous étions repartis.

Le pays était charmant : des bois d’un vert tendre, des clairières tapissées d’herbe émaillée de fleurs. On se serait cru dans la partie boisée de l’un des grands parcs d’Angleterre, si les antilopes qui bondissaient au loin, et les crânes d’un lion et d’un éléphant, vus sur la route, n’avaient rappelé qu’on était en Afrique.

Une marche de huit milles nous conduisit à un défrichement au centre duquel était un grand village neuf, appelé Hissinéné. Asmani, avec son éternel sourire, nous montra ce village de l’air enchanté d’un homme qui croit vous faire une surprise agréable. J’étais au contraire fort mécontent, en voyant que j’aurais pu me dispenser de faire halte la veille ; en outre, chaque village était pour quelques-uns de mes gens l’occasion de déserter. Toutefois le lendemain, au moment du départ, j’eus la satisfaction de n’avoir perdu qu’un de mes hommes.

La bande se mit en marche ; je suivis l’arrière-garde, monté sur Jasmin, un âne de Mascate, à robe blanche, que j’avais acheté dans l’Ounyanyemmbé et qui avait pour moi presque l’attachement d’un chien.

Ces ânes de l’Oman sont très estimés, étant de race pure et possédant beaucoup de fonds. Ils ont de douze à treize palmes de hauteur, leurs allures égalent celles des chevaux et ils sont fort agréables à monter, en raison de la douceur de leur amble ; mais ils demandent plus de soin et une meilleure nourriture que les ânes du pays.

Tout à coup je vis la caravane s’arrêter et mes hommes déposer leurs fardeaux, tandis qu’Asmani et quelques autres paraissaient avoir une vive altercation avec des indigènes.

Ceux-ci étaient des messagers de Taka, chef de l’Ougara oriental, qui les envoyait dans l’Ounyanyemmbé au sujet d’un événement grave. Une querelle avait eu lieu entre les gens d’un Arabe et les habitants d’un village ; dans le conflit, l’Arabe avait tué le chef de ladite bourgade. Taka s’adressait à Ibn Sélim pour qu’il arrangeât l’affaire ; mais en attendant, la route qui traversait l’Ougara était fermée.

Tous mes efforts pour persuader à l’ambassade de me conduire auprès de Taka furent inutiles ; et il fallut revenir à Hissinéné, avec la perspective d’une détention plus ou moins longue.

  1. Voyez dans le Dernier journal de Livingstone, vol. II, p. 402, le récit détaillé de cet épisode. (Note du traducteur.)