À travers l’Afrique/Chapitre09

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 105-ill.).

CHAPITRE IX


L’Ounyanyemmbé. — Visites. — Extrême hospitalité. — Mirammbo. — Origine de la guerre. — Garnison de l’Ounyanyemmbé. — Atrocités. — Enlèvement de nos pagazis. — Une lettre de Baker. — Communication avec Mtésa. — Obstacle à sa conversion au mahométisme. — Outrage fait à un pagazi. — Mutinerie des soldats. — Désagréments de la situation. — Embarras. — Fièvre et cécité. — Désertion des porteurs. — Dépense qui en résulte. — Bonté des Arabes. — Vente à l’enchère. — Vente d’esclaves. — Nouvelle de la mort de Livingstone.


En réponse à la notification de notre arrivée, je reçus, le lendemain matin, une lettre du gouverneur, Séid Ibn Sélim, qui nous invitait à déjeuner avec lui, et mettait à notre disposition, pour tout le temps de notre séjour dans l’Ounyanyemmbé, la demeure qu’il avait déjà prêtée à Stanley et à Livingstone.

Il nous attendait à sa résidence de Kouikourouh, dont nous prîmes immédiatement le chemin. Nous y trouvâmes un chaleureux accueil et un déjeuner splendide : volaille au cari, gâteaux de froment, du beurre, du lait, du thé, du café ; excellent repas auquel nous fîmes si largement honneur que notre hôte a dû en être surpris.

Quand notre appétit fut calmé, Ibn Sélim, accompagné de beaucoup d’Arabes qui étaient venus nous saluer, nous conduisit à la maison de Kouiharah, celle qui devait être la nôtre, et après nous l’avoir montrée en détail, il nous laissa nous installer à notre guise.

La maison était un grand bâtiment rectangulaire, à toit plat, et solidement construit en briques séchées au soleil ; le plan ci-joint en fera connaître la distribution, ainsi que les dépendances.

Notre premier acte fut de payer et de libérer nos pagazis, dont l’engagement venait de finir. Après cela, il ne nous resta plus que treize ballots d’étoffe.

Dans la soirée, nous revîmes le gouverneur ; il venait nous dire que le lendemain nous aurions à faire des visites chez les principaux Arabes de l’endroit, et que l’arrangement le plus convenable pour nous serait de commencer la journée par déjeuner avec lui.


Plan de la maison de Kouiharah.

Ibn Sélim avait accompagné Burton et Speke dans le célèbre voyage où ils découvrirent le Tanganyika et le Victoria Nyanza ; c’était le sultan Saïd Médjid qui le leur avait désigné. Plus tard, il était reparti avec Speke et Grant pour le lac Victoria, avait été retenu dans l’Ounyanyemmbé pour cause de maladie, et depuis lors y était toujours resté. Il conservait de ses anciens maîtres le plus affectueux souvenir, et eut pour nous mille bontés, par vénération pour eux. Non seulement il nous prêta sa maison, mais il nous envoya, matin et soir, une jarre de lait, et sans cesse des œufs, des chèvres, des volailles dont il nous faisait présent.


Kouiharah

La corvée du lendemain fut plus rude que nous ne l’avions imaginé. Si nous avions su ce qu’elle devait être, nous nous serions moins pressés de l’entreprendre ; mais en tout pays il faut se conformer à l’usage.

Après nous avoir fait somptueusement déjeuner, Ibn Sélim nous conduisit en grande pompe chez les notables, qui attendaient notre visite. Selon la coutume, il fallut boire et manger dans toutes les maisons ; et bien que nous nous soyons efforcés de reconnaître les attentions dont nous étions l’objet, la capacité de nos estomacs ayant des bornes, je crains que nous n’ayons pas fait à l’hospitalité de nos hôtes tout l’honneur voulu.

Ces Arabes mènent dans l’Ounyanyemmbé une vie très confortable. Ils y possèdent de grandes maisons bien bâties, des jardins et des champs où ils récoltent du blé, des oignons, des concombres et autres légumes, des fruits de différentes sortes qu’ils ont apportés de la côte ; et, par les caravanes qui les mettent constamment en relation avec Zanzibar, ils se procurent du thé, du café, des épices, des conserves, de la bougie, du savon et autres objets de luxe.

Mais, à l’époque de notre visite, leur existence était gravement troublée par Mirammbo, avec qui ils guerroyaient depuis longtemps, sans que rien annonçât que les hostilités fussent près de finir.

Je n’ai pas pu savoir la véritable cause de cette guerre pendant que j’étais dans l’Ounyanyemmbé ; plus tard j’ai eu à ce sujet quelques détails. IL paraîtrait que, dans l’origine, Mirammbo était le chef d’un petit district de l’Ounyamouési ; que pendant longtemps il avait témoigné aux Arabes une grande amitié, et avait eu d’excellentes relations avec beaucoup d’entre eux. Plusieurs traitants avaient des maisons tout près de son village, et il avait souvent donné à la fois cinquante têtes de gros bétail à ceux qui lui inspiraient de l’estime.

Un filou profita de ces bonnes dispositions pour obtenir à crédit une quantité considérable d’ivoire ; puis, le jour de l’échéance, il railla Mirammbo d’avoir été si confiant. Mirambo s’adressa, aux Arabes de l’Ounyanyemmbé, les priant de le soutenir dans sa réclamation ; on ne répondit pas à sa demande ; il résolut dès lors de régler l’affaire à sa guise.

Peu de temps après, il vit arriver à sa frontière une caravane dont le chef était l’associé de l’individu qui l’avait trompé ; il déclara à cette caravane qu’elle ne passerait que quand il aurait touché le prix de son ivoire. Contraint de céder, l’Arabe offrit une portion de ce qui était dû ; mais Mirammbo n’était pas l’homme des compromis ; il décida qu’il se payerait lui-même, attaqua l’Arabe et fit main basse sur toute la cargaison[1].

Depuis cette époque la guerre continue, au grand détriment du commerce ; une guerre de détail, source de misères sans nombre ; car Mirammbo est toujours en course et porte la destruction dans tous les endroits où l’on refuse d’être avec lui. Il a envahi plus d’une fois les établissements arabes et emmené les troupeaux, à la barbe des propriétaires, pendant que ceux-ci barricadés dans leurs demeures, craignaient de lui résister.

Il se trouvait alors dans l’Ounyanyemmbé une garnison de mille Béloutches, qui, pendant notre séjour, s’augmenta de deux mille hommes envoyés de la côte. Les Arabes avaient en outre des alliés parmi les indigènes, et s’ils avaient pu s’entendre, ils auraient facilement écrasé Mirammbo ; mais il y avait parmi eux tant de coteries se jalousant, que pas un seul plan n’était suivi.

Des deux côtés, la guerre se faisait d’une manière révoltante. Ni les uns ni les autres n’avaient la moindre idée d’un combat loyal. Brûler des villages inoffensifs, attaquer des gens sans défense, les pousser dans une embuscade et les assassiner, paraissait être pour eux le comble de la gloire.

Cette barbarie était entretenue par les Arabes, qui donnaient deux esclaves — mâle et femelle — à quiconque apportait un lambeau de l’ennemi qu’il avait tué.

Naturellement, pareille conduite provoquait les représailles, et la lutte s’envenimait de plus en plus. Pour ma part, je ne peux qu’admirer la bravoure et la détermination dont Mirammbo faisait preuve.

Le surlendemain de notre tournée de visites, je fus pris de la fièvre. Dillon et Murphy ne tardèrent pas à l’avoir.

Les porteurs qui avaient formé notre première bande étant partis, ceux que nous avions loués en arrivant, et dont la solde était mensuelle, pensèrent que le moment était favorable pour se mettre en grève et demander qu’on leur payât deux mois d’avance. Je résistai aussi longtemps que possible ; puis ; voyant qu’une désertion en masse était imminente, j’avançai le gage d’un mois ; cinquante ou soixante de ceux qui venaient d’obtenir cette concession n’en prirent pas moins la fuite.

Il faut dire que, si les Arabes les mieux posés nous témoignaient de la bienveillance et nous rendaient service, les menus traitants semaient sur nos pas tous les obstacles possibles. Non seulement ils poussaient nos porteurs à la désertion, mais ils les prenaient malgré eux.

L’un de ces détournements, entre autres, fut d’une amertume particulière. Plusieurs de nos gens, après avoir bu, se laissèrent emmener par un chef de caravane qui était sur le point de partir, et qui savait fort bien que ces gens nous appartenaient.

J’envoyai chercher mes hommes et reçus, en réponse à ma demande, la déclaration que mes porteurs seraient retenus, à moins que je ne consentisse à donner trois dotis pour chacun d’eux, sous prétexte qu’on leur avait avancé pareil aunage.

Ne voulant pas me soumettre à cette extorsion, je m’adressai au gouverneur, qui instruisit la cause et ordonna que les pagazis me fussent renvoyés purement et simplement. Mais la fièvre me reprit avant la conclusion de l’affaire, et Dillon, ne connaissant pas les détails du procès, livra l’étoffe.

Quand je fus sur pied, je découvris avec douleur que non seulement l’étoffe était partie, mais qu’on avait gardé mes hommes et qu’on les avait emmenés la chaîne au cou.

Peu de temps après, une caravane envoyée par Mtésa, chef de l’Ougannda, apporta une lettre de sir Samuel Baker, à l’adresse de Livingstone. Je pensai qu’il m’était permis d’ouvrir cette lettre, qui pouvait me donner des nouvelles du docteur. Elle était datée de Fort-Fatiko, et mentionnait l’affaire qu’avait eue sir Samuel avec Kabba Regga (Kammrasi), chef de l’Ounyoro, affaire dans laquelle le voyageur avait perdu beaucoup de monde. Sir Samuel avait été secouru par Mtésa, et, dès lors, avait passé sans difficulté.

Les gens de la caravane devaient, disaient-ils, repartir immédiatement. Je leur confiai une lettre pour sir Samuel Baker et deux pour Mtésa. À ces dernières, j’ajoutai un présent de deux draperies de belle étoffe ; car, à cette époque, je croyais encore à la possibilité d’être envoyé par Livingstone au Victoria Nyanza. L’une des deux lettres, écrite en anglais, était simplement pour la forme ; l’autre, qui était en arabe, devait avoir pour interprète un missionnaire musulman, établi chez Mtésa depuis quelques années.

J’appris à ce sujet que le seul obstacle qui s’opposât à la conversion de Mtésa au mahométisme, était la difficulté de trouver quelqu’un d’assez hardi pour accomplir le rite de la circoncision : on craignait que la peine de mort ne fût appliquée à celui qui causerait au chef une douleur.

Vers la fin d’août, Cheikh et Abdallah Ibn Nassib, deux frères qui commandaient les troupes du sultan, revinrent d’un combat qui avait eu lieu avec Mirammbo. C’étaient deux superbes types de gentlemen arabes. Nous fûmes bientôt grands amis ; leur établissement n’étant éloigné de notre maison que de quelques centaines de pas, il y eut entre nous un fréquent échange de visites, et lors d’une équipée de nos askaris, coup de tête qui mit l’expédition à deux doigts de sa perte, ils nous rendirent le plus grand service.

Voici ce qui était arrivé : un de nos soldats avait été volé de deux brasses d’étoffe par un des pagazis ; au lieu de porter plainte contre le coupable, il imagina de le punir lui-même ; avec l’aide de trois camarades, il attacha le voleur par les talons et le pendit la tête en bas.

Issa heureusement vint à passer, et accourut à moi en criant que quatre askaris pendaient un homme. Courant à mon tour, je vis en effet le malheureux qui, les talons en l’air, perdait le sang par le nez, la bouche, les oreilles, et ne laissait pas douter de sa fin prochaine.

J’ordonnai à Bombay de mettre aux fers les quatre bandits qui avaient fait cette pendaison. Il revint immédiatement, apportant la foudroyante nouvelle que les soldats refusaient d’obéir.

Comme j’étais toujours occupé du moribond, qui commençait à reprendre ses sens, je dis à Bombay de signifier aux askaris que s’ils n’obéissaient pas, ils perdraient leur qualité de soldats, seraient désarmés, dépouillés de leur uniforme et congédiés sur l’heure.

Bombay me quitta ; mais au lieu de répéter l’ordre que j’avais donné et de tâcher de se faire obéir, il dit simplement à ses hommes : « Maître n’a plus besoin de vous ; mettez bas vos jaquettes, laissez vos fusils et partez. »

Excepté quelques malades, toute la compagnie s’en alla sur-le-champ, et les quatre criminels prirent la fuite.

J’eus recours aux deux Ibn Nassib, qui envoyèrent aussitôt prévenir le gouverneur et lui demander l’autorisation d’agir. Grâce à eux, le lendemain matin les quatre coupables étaient enchaînés, et les autres faisaient leur très humble soumission.

Sur la demande de Cheikh et d’Abdallah, je réintégrai les askaris dans leur service ; toutefois les instigateurs de la rébellion furent mis aux fers pendant quinze jours. Quant à Bombay, qui avait agi stupidement et qui depuis notre arrivée n’avait guère cessé d’être ivre, il promit de réformer sa conduite ; et pensant qu’il était sincère, je lui pardonnai se maladresse.

Plusieurs fois nous avions essayé de partir ; mais les désertions nous en avaient empêchés. Les porteurs, payés d’avance suivant la coutume, ne faisaient que paraître et disparaître. Pour nous, dans la plupart des cas, tout se réduisait à ceci : louer un homme, le payer, le nourrir pendant quelques jours, et ne plus le revoir.

On peut juger de la situation par les extraits suivants des lettres qué nous écrivions alors en Angleterre. Dillon, qui ordinairement avait l’esprit joyeux, disait le 23 août :

« … Et maintenant le récit de malheur. Le 13 août, ou à peu près (aucun de nous ne sait exactement le quantième), Cameron fut pris de faiblesse. Je ne m’étais jamais mieux porté ; Murphy allait bien. Le soir, nous nous sentons faibles. Je ne voulais pas être malade. « Je dinerai et ne me coucherai pas ! » m’affirmais-je à moi-même. Murphy était déjà dans ses couvertures.

Je commençai à manger ; mais le frisson — un tremblement à faire crouler une muraille — me saisit tout à coup, et il fallut se mettre au lit. Pendant quatre ou cinq jours, du lait coupé fut notre seul régime. Pas une âme pour nous secourir. Nos serviteurs ne savaient que faire. Nous nous levions de temps à autre, pris de vertige et nous traînant à peine. J’allais voir Cameron, qui venait me voir à son tour : besoin de se plaindre.

« Une fois il me dit : « Ces gens-là m’ont bloqué ; je ne peux pas faire un mouvement ; je n’ai pas de place. Le pis est que l’un des pieds du grand piano est sur ma tête et que leur charivari ne cesse pas. C’est avec les meubles du salon qu’ils n’ont barricadé. »

« Moi je sentais vaciller ma couche en haut d’un tas de paniers de munitions. Je quittais Cameron et j’allais dire à Murphy que j’étais désolé de n’être pas venu le voir plus tôt ; mais que j’avais eu la visite du roi d’Ougannda, qui m’avait retenu, et avec lequel il fallait être en bons rapports, puisque avant peu nous devions aller chez lui.

« Murphy passait le temps à dormir ; moi, du commencement à la fin, je n’ai pas pu fermer l’œil.

« Nous nous sommes retrouvés sur pied tous les trois le même jour — le cinquième de la fièvre, à ce que je présume — et nous avons bien ri de nos mutuelles confidences.

« 8 septembre. — Nous avons eu une nouvelle dose de cette chienne de fièvre — pardonnez-moi l’expression. — Le troisième jour de l’attaque, le septième pour Cameron, j’ai vu Murphy chercher à sortir de la chambre — une pièce sans porte, n’ayant que trois côtés — et ne pas pouvoir gagner l’ouverture. Il s’appliquait, marchait à petits pas, s’efforçant d’éviter les obstacles, et alla tomber en gémissant sur un tas de cartouches. Cette vue me parut si drôle — ne pas pouvoir sortir d’une chambre dont un côté n’a pas de muraille — que je me mis à rire aussi fort que le permettait mon abattement. Cela eut pour effet de rappeler Murphy à lui-même ; il finit par se relever, et par sortir en chancelant, ses bras lui servant de balancier.

« Pour comprendre qu’un homme aussi vigoureux puisse arriver à ce degré de faiblesse, il faut se trouver dans le même état que cet infortuné. Vous ne pouvez pas vous figurer à quel point cette fièvre vous anéantit. Cela commence par un léger mal de tête ; on va se coucher, bien qu’on ne se croie pas malade. Le lendemain, on essaye de traverser la chambre : il faut aller où les pieds vous mènent ; et le pauvre corps suit une ligne des plus excentriques. À boire ! à boire ! à boire ! de l’eau, du thé, du lait : n’importe quoi ; et l’on boit à même le seau et par le goulot de la théière[2]. »

Moi-même j’écrivais le 15 septembre à M. Clements Markham :

« Depuis que nous sommes ici, nous avons presque toujours eu la fièvre. C’est très fâcheux ; cela m’a empêché de prendre mes observations de lune. Dès que j’ai cru pouvoir m’y appliquer, j’ai essayé ; mais la faiblesse et le vertige me l’ont rendu absolument impossible.

« Je vais mieux ; nous attendons des porteurs et nous réparons les bâts des ânes, avant de partir pour l’Oudjidji, que l’on peut, dit-on, gagner en vingt-deux marches : environ trente jours.

« Dillon devient aveugle ; je crains qu’il ne soit obligé de nous quitter ; il ne voit plus assez pour lire, même pour écrire. Un œil s’est pris d’abord ; maintenant l’autre est malade. Décidément il faut qu’il s’en aille ; c’est mon opinion, et je le lui conseille. »

J’ajoutais, à la date du 20 septembre :

« Je suis furieux ; voilà deux jours que je m’efforce de réunir assez d’hommes pour former un camp extra muros, afin de les préparer à la marche ; il n’y a pas moyen : ils ont peur et le disent sans honte.

« J’espère être quitte de la fièvre ; j’ai eu six accès, et le dernier a été moins fort que les autres. C’est mon œil droit qui me tourmente ; il est très enflammé ; cependant je crois que le mal diminue. J’attribue cette ophtalmie à la poussière et à l’éclat éblouissant du terrain. »

J’écrivais à la même date :

« Ce retard est quelque chose d’affreux. Encore ici le 20 septembre, et je manque toujours de porteurs. Si je n’avais pas été malade, il y a des semaines que nous serions partis. Mais j’ai eu un accès de fièvre de huit jours, un de sept, un autre de cinq ; trois autres encore. Je suis à peine remis d’un violent mal de tête qui a duré cinq jours ; je ne suis pas vaillant. Sur près de sept semaines, je n’ai eu que seize jours sans maladie — seize jours de faiblesse.

« Dillon va beaucoup mieux, il est décidé à continuer le voyage ; cependant il n’est pas guéri.

« 27 septembre. — Toujours retenu par le manque de porteurs, j’espère néanmoins partir dans une dizaine de jours.

« Je viens encore d’avoir la fièvre ; c’est la première fois, depuis l’accès, que je peux faire quelque chose. Dillon paraît avoir une fièvre tierce, elle n’est pas très violente. Mais je suis fort inquiet de ses yeux ; l’œil gauche est tout à fait hors d’usage, et l’œil droit présente les mêmes symptômes c’est une atonie du nerf optique. Si, en route, il devient aveugle tout à fait, comment le renverrai-je ? Ce sera complètement impossible ; et il dit lui-même que le retour à un climat tempéré est la seule chose qui puisse lui faire du bien.

« 29 septembre. — Hier, à force de travail, j’étais parvenu, dans l’après-midi, à réunir seize porteurs. Aujourd’hui, ils ne veulent plus partir ; et je suis là, ma tente pliée, sans un homme pour porter les bagages. Si cela continue, je deviendrai fou.

« J’ai envoyé à Taborah, pour essayer d’avoir des pagazis. Si je ne peux pas avoir assez d’hommes, je réduirai la cargaison, et je partirai seul. Oh ! tout au monde pour quitter ce pays de fièvre et pour faire quelque chose ! Je serais heureux comme un roi, trop heureux si nous pouvions partir, dussé-je marcher pieds nus jusqu’au bout de la route.

« Si je dois m’en aller seul, je prendrai neuf askaris, j’armerai six des porteurs les plus sûrs, je leur donnerai des raïfles ; et pourvu qu’ils me restent, je serai tranquille. Il faut que je parte, coûte que coûte ; rien ne justifie une plus longue attente.

« 30 septembre. — De mes cent trente pagazis, je n’ai pu en rassembler qu’une douzaine. Que faire avec cela ? Je souffre toujours beaucoup d’un œil ; et si je me sers longtemps de l’autre, il devient douloureux.

« 14 octobre. — À peine si je peux écrire ; j’ai été complètement aveugle, et très mal depuis mes dernières lignes. Cet accès m’a mis beaucoup plus bas que les autres.

« J’espère que nous partirons bientôt. Dillon va mieux et grogne de ne pas être en route. Je vous écris tout cela à bâtons rompus, comme mes yeux me le permettent. Ne vous étonnez donc pas du décousu et du peu de sens de l’épître.

« La lune a passé, et naturellement je n’ai pas pu faire d’observation. »

Ces extraits suffisent pour montrer à quel point nous étions malades. Nos gens en profitaient, les uns pour déserter, les autres pour réclamer un supplément de vivres qu’ils n’auraient pas eu sans notre fièvre, ils le savaient bien. Pendant que j’avais le délire, ils s’adressaient à Dillon et à Murphy, malades eux-mêmes ; et à force de persistance, ils obtenaient doubles rations.

En somme, il fallut racheter de l’étoffe et la payer quatre fois plus cher qu’à Zanzibar ; au fond cela était juste ; car il y avait longtemps qu’il n’était venu de caravanes de la côte, et les magasins étaient vides. Je suis loin de me plaindre des Arabes de l’Ounyanyemmbé, de ceux de la classe supérieure ; je ne saurais, au contraire, faire assez d’éloges de leur conduite à notre égard.
Esclave domestique.
Tout le temps que nous avons été malades, ils sont venus nous voir, ont fait prendre chaque jour de nos nouvelles, nous ont envoyé des citrons, des grenades, des tamarins, des anones, des mangues et des plats préparés bien autrement que n’aurait pu le faire notre cordon bleu. Pendant notre convalescence, non seulement ils reçurent nos visites de la façon la plus cordiale, mais ils nous firent des présents considérables, tels qu’une douzaine de volailles, une chèvre, un panier d’œufs, voire un bœuf.

Ayant appris qu’une vente à l’enchère devait avoir lieu à Taborah, par suite du décès d’un Arabe qui avait trouvé la mort en combattant les Vouarori[3], je me rendis à cette vente pour voir la manière dont elle était conduite.

Près de cent cinquante traitants, Arabes, Vouasouahili et Vouamrima, étaient réunis dans deux grandes pièces ; trois individus remplissaient les fonctions de commissaires-priseurs.

La première partie de la vente se composa de literie, d’ustensiles de cuisine : chaudrons, cafetières, etc., et d’une petite quantité d’objets de commerce. Chaque article était soumis à l’assemblée par les commissaires-priseurs, qui les portaient à la ronde, gesticulant et affirmant que c’était le meilleur objet de ce genre qu’on eût jamais vu dans l’Ounyanyemmbé, et demandant à chacun le prix qu’il voulait y mettre. Après deux ou trois tours, l’article était adjugé au plus offrant, dont on inscrivait le nom, avec le prix d’achat, sur l’inventaire qui avait été préalablement dressé.

Vint ensuite la vente des esclaves. Chacun de ceux-ci fut mené également à la ronde ; on exhiba leurs dents, on les fit marcher, tousser, courir ; on leur fit lever des poids, et, dans certains cas, montrer leur adresse à manier le mousquet.

Tous ces esclaves étaient demi-domestiques et atteignirent des prix élevés. Beaucoup d’hommes se vendirent quatre-vingts dollars ; une femme, qui avait la réputation d’être bonne cuisinière, monta jusqu’à deux cents ; le plus bas prix fut de quarante.

Le lendemain, 20 octobre, affaibli par les assauts répétés de la fièvre, j’étais couché, en proie à une sorte de rêve où tourbillonnaient les souvenirs du pays, la pensée des absents, les regrets, les aspirations, quand mon domestique Mohammed Mélim accourut, tenant une lettre à la main.

« D’où vient-elle ? demandai-je en la lui arrachant.

— C’est un homme qui l’apporte. »

J’ouvris cette lettre ; elle était de Jacob Wainwright ; nous en donnons le fac-similé.

À demi aveugle, j’eus quelque peine à déchiffrer l’écriture ; puis, n’y attachant aucun sens, j’allai trouver Dillon. La fièvre n’avait pas moins troublé son cerveau que le mien ; et après avoir lu la lettre ensemble, à plusieurs reprises, nous eûmes tous les deux cette vague idée que notre père était mort.

Ce ne fut que lorsque Chouma, le porteur de la lettre, fut introduit que nous comprîmes la dépêche : on avait dit à l’écrivain que le fils du docteur faisait partie de l’expédition.

J’envoyai aussitôt des vivres aux compagnons de Chouma ; en même temps, j’expédiai un homme à la côte pour annoncer la mort de Livingstone.


Lettre de Jacob Wainwright racontant la mort du Dr Livingstone.
MÊME PAGE MAIS AVEC LA LETTRE OUVERTE SUR : Page:Cameron - A travers l'Afrique, 1881.pdf/141.
  1. Voyez au sujet de cette guerre les détails que donne Stanley, et qui, bien que plaçant Mirammbo sous un jour peu favorable, ne contredisent pas ceux qu’on vient de lire. Stanley avait reçu des Arabes les informations qu’il transcrit, page 213, de Comment j’ai retrouvé Livingstone. (Note du traducteur.)
  2. Voyez, sur la fièvre de cette région, les détails qu’en a donnés Stanley, p. 217 et 258 de Comment j’ai retrouvé Livingstone. Paris, Hachette, 1874. (Note du traducteur.)
  3. Tribu sauvage dont le territoire est sur la route qui va de l’Ounyanyemmbé à la partie sud du Tanganyika.