À travers l’Afrique/Chapitre13

Traduction par Henriette Loreau.
Librairie Hachette (p. 154-165).

CHAPITRE XIII


Îles flottantes. — Leur origine et leur développement. — Traversée du Sinndi. — L’Ouvinnza. — Réception cordiale. — Économie bizarre. — Un jeune chef. — Visiteurs. — Saluts cérémonieux. — Tatouage. — Ougaga. — Approche de Mirammbo. — Sur la défensive. — Destruction de plusieurs villages. — Traversée du Malagaradzi. — Cuisine de Sammbo. — Fabrication et commerce de sel. — Tabac liquide. — Mort de Léo. — Bête féroce dans le camp. — Vue du Tanganyika. — Arrivée à Kahouélé.


Le Sinndi fut traversé, le 2 février, sur une nappe de cette végétation flottante qui est l’une des particularités de l’Afrique tropicale. Beaucoup de rivières, dans cette région, présentent des îlots mouvants, qui les couvrent sur une largeur plus ou moins grande et forment une chaussée naturelle, dont se servent les hommes et les bêtes pour aller d’un bord à l’autre.

Ces îlots, de stabilité et d’épaisseur variables, doivent leur origine aux débris que charrie la rivière, et qui, arrêtés par les grandes herbes surgies du fond, se décomposent et forment une première couche d’humus. Ce premier sol ne tarde pas à se couvrir de plantes qui entrelacent leurs racines : d’où il résulte une masse compacte. L’amas continue à s’accroître pendant six années ; puis l’îlot commence à dépérir et disparaît au bout de quatre ans.

Celui sur lequel nous franchîmes le Sinndi ne laissait de chaque côté, entre lui et la rive, qu’un chenal de deux pieds ; il avait cent yards de large (quatre-vingt-onze mètres) et couvrait la rivière en aval, sur une étendue de trois quarts de mille.

Marcher sur ces îles flottantes vous fait éprouver la même sensation que lorsqu’on traverse une fondrière couverte d’herbe et de roseaux.

En introduisant une perche dans ce lacis végétal mêlé d’humus, on lui reconnaît une épaisseur d’environ trois pieds ; sous cette couche épaisse se trouve la rivière et nagent les hippopotames.

Les caravanes passent quelquefois sur ces radeaux au moment où ils se décomposent, et plus d’une s’est perdue corps et biens dans ces traversées. Ce ne fut donc pas sans de graves appréhensions que mes hommes s’aventurèrent sur l’îlot mouvant. Mais chacun aborda sain et sauf, puis, marchant au milieu d’habitations et de terrains cultivés, nous gagnâmes bientôt le village d’Itammbara, capitale de l’Ouvinnza.

Je jetai un regard en arrière ; le pays que nous venions de franchir me représenta un archipel. Les collines, avec leurs promontoires, leurs baies, leurs falaises, collines séparées les unes des autres par des gorges étroites, figuraient des îles nombreuses. Beaucoup d’entre elles avaient les flancs tellement abrupts que leurs sommets paraissaient inaccessibles ; mais les spirales d’un bleu pâle qui surmontaient leurs faîtes trahissaient la présence de villages, nichés sous les saillies du roc. Prise dans son ensemble la scène était d’une merveilleuse beauté[1].

L’Ouvinnza est une contrée fertile ; le maïs, le sorgho, les patates, le tabac, y abondaient, ainsi que des haricots poussant sur des arbustes.

Nous fûmes cordialement accueillis par le ministre du chef, qui mit des cases à notre disposition, et qui, pensant que nous devions avoir faim, m’envoya une chèvre et des volailles pour ma table, de la farine pour mes hommes.

À Itammbara, un mhonngo est réclamé comme droit de passage du Malagaradzi. Le chiffre de ce tribut fut élevé ; mais il me libérait, disait-on, vis-à-vis du moutoualé[2] d’Ougaga, endroit où l’on prend le bac, et où je ne devais avoir à payer que les rameurs.

La conclusion de cette affaire et le séchage des ballots, qui avaient eu beaucoup à souffrir des dernières averses, nous prirent un jour entier. Une autre journée fut perdue par l’entêtement de Bombay à ne pas réunir les hommes pour le départ, sous prétexte que les vivres étaient à bas prix :

« Nourriture bon marché, maître ; mieux vaut rester un jour de plus. »

Ma pauvre jambe ne me permettait pas de courir après mes hommes, de les rassembler, de les faire partir ; et nous restâmes, bien que je n’aie jamais pu comprendre l’avantage qu’il y avait à perdre un jour pour économiser un quart de la dépense quotidienne.

Le chef, un petit garçon de huit ou neuf ans, me fut amené par le ministre. Il avait une peur effroyable de l’homme blanc ; ma vue le fit pleurer à chaudes larmes. Mais je l’eus bientôt calmé ; je lui montrai les images de l’histoire naturelle de Dallas, qui l’amusèrent beaucoup ; et il s’en alla enchanté de sa visite, emportant quelques pages des Illustrated London News, qui avaient empaqueté un objet quelconque, et dont il était ravi.

Partis le 5 février pour Ougaga, nous y arrivâmes par un chemin qui nous fit traverser une jungle, ranger de nombreux villages entourés de cultures, puis descendre obliquement la tranche d’une falaise qui sépare les hautes terres de la plaine du Malagaradzi.

Bien loin s’étendait la plaine verte, longuement et largement. À l’horizon, du côté du nord, étaient les collines bleuissantes de l’Ouhha, tandis qu’au pied même de la falaise se trouvait Ougaga, où nous nous arrêtâmes.

Je croyais être affranchi de tout droit par le mhonngo payé à Itammbara, ainsi qu’on me l’avait assuré ; mais il n’en était rien. Je n’avais, paraissait-il, acheté que la permission de passer la rivière, et je devais payer le moutoualé, maître du bac, payer le chef des bateliers, payer différents fonctionnaires, payer pour la corde, sinon pas un canot ne serait mis à mon service.

Le moutoualé, un beau jeune homme de vingt-cinq ans, fut très courtois, mais ne voulut pas parler d’affaires le jour de mon arrivée, et se montra d’une fermeté polie sur la question du mhonngo, dont on m’avait posé le chiffre, qu’il ne voulait pas discuter.

Quand il vint me faire sa visite, j’étais sur mon lit, attendant mon bain, et j’avais les pieds nus. Je lui montrai mes armes, mes livres et autres curiosités, qu’il semblait regarder avec intérêt ; tout à coup il me prit les orteils et, après les avoir examinés avec le plus grand soin, il dit que mes pieds étaient beaucoup trop blancs et trop mous pour la marche. Son attention se porta ensuite sur mes mains, que l’on ne pouvait certes pas qualifier de blanches : tannées par le soleil, elles étaient alors de la nuance d’un gant de peau de chien très sale ; mais une inspection minutieuse des doigts et de la paume de chacune d’elles fit arriver le chef à cette conclusion : que j’avais fort peu travaillé, et que je devais être un personnage important dans mon pays.

Le mode de salut est ici très cérémonieux ; il varie d’après le rang de ceux qui l’exécutent.

Quand deux notables se rencontrent, le plus jeune se penche en avant, plie les genoux et met la paume de ses mains par terre, de chaque côté de ses pieds. Pendant ce temps-là, le plus âgé frappe dans ses mains cinq ou six fois. Ils changent ensuite de rôle ; l’aîné s’incline à son tour, et le plus jeune se frappe sous l’aisselle gauche, puis sous la droite.

Si la rencontre a lieu entre des gens de condition différente, le supérieur frappe seulement dans ses mains, et ne rend pas la première partie du salut.

Les gens ordinaires, quand ils s’abordent, se donnent à eux-mêmes de petits coups dans l’estomac ; ils se frappent ensuite dans les mains l’un de l’autre, puis ils finissent par une poignée de main.

Ces politesses, d’une observance rigoureuse, n’ont pas de limites ; le bruit du battement des mains retentit sans cesse.

Les habitants ont pour le tatouage un goût très vif et sont couverts de petites incisions formant des spirales, des cercles, des lignes droites.

Ils portent leurs cheveux par plaques, sur un front rasé, ou sont tondus complètement et près de la tête.

Des bracelets de fil métallique, de la verroterie, de petites clochettes de fer et des sammbos, ces anneaux de jambe dont nous avons parlé dans les pages précédentes, constituent leur parure.

En général ils sont vêtus de peaux de bêtes ou de feutre d’écorce ; on voit chez eux très peu d’étoffe du commerce.

Le lendemain arrivèrent des fugitifs dont le village avait été détruit par Mirammbo, qui, au rapport des arrivants, n’était pas à une distance de plus de huit milles. Il y avait eu cinq morts, et beaucoup de bétail saisi, beaucoup de gens capturés.

Cette nouvelle préoccupa tellement le chef que la discussion relative au payement de notre passage de la rivière ne commença que dans l’après-midi. À peine avions-nous entamé les débats, que le bruit de la venue de Mirammbo se répandit dans le village. Celui qui apportait l’information était, disait-il, le seul survivant des habitants d’un gros bourg, situé à cinq milles d’Ougaga.

La conférence naturellement fut rompue, et l’on se prépara à recevoir l’ennemi. Sorti de l’enceinte, je vis des colonnes de fumée s’élever à l’est et au sud-est ; puis de nouveaux fugitifs accoururent, disant que les bandes de Mirammbo incendiaient et pillaient dans toutes les directions.

Je retrouvai Ougaga en état de défense, et dis au moutoualé que, puisque nous étions ses hôtes, il pouvait compter sur nous pour l’aider à repousser l’agresseur. IL me répondit, avec un sourire, que Mirammbo avait attaqué le village quatre ans auparavant, qu’il avait été battu, qu’il avait perdu beaucoup d’hommes, entre autres son fils et son frère, et que probablement il ne recommencerait pas.

Le moutoualé avait raison ; Mirammbo s’éloigna pendant la nuit, après avoir brûlé et pillé sept villages.

Le calme étant rétabli, nous revînmes à la question épineuse du passage de la rivière ; épineuse en effet, car un point n’était pas plus tôt réglé qu’une autre demande était mise en avant. Je payais le maître du bac, je payais les canots, je payais les passeurs ; et il me fallait, sous forme de présent, repayer le moutoualé, payer le ministre, payer le mouari ou premier batelier, payer la femme du moutoualé, celle du ministre, celle du mouari ; puis les parents du chef, puis les gens qui avaient assisté à la discussion de l’affaire, puis enfin acheter la corde.

Je n’ai jamais pu savoir à quel moment on avait eu besoin de cette corde, et à quoi elle avait pu servir. Dans tous les cas, elle avait été spécialement désignée à Itammbara, où je l’avais payée une première fois, et je refusai positivement de la payer de nouveau, ainsi que les épouses et les parents du chef et de ses fonctionnaires.

La discussion recommença. « Si nous continuons de la sorte, m’écriai-je exaspéré, nous resterons ici jusqu’à la fin du monde ; » et je quittai la séance.

Rappelés à eux-mêmes par mon brusque départ, le moutoualé et son ministre vinrent n’offrir un arrangement de beaucoup inférieur à celui que j’avais déjà consenti, me promettant des canots pour le lendemain.

À l’heure dite, j’étais au bord de la rivière : une eau brune et tourbillonnante de trente mètres de large, ayant un courant de quatre à cinq nœuds à l’heure.

Rien en vue. Faisant appel à ma patience, déjà si éprouvée, je m’assis sur la berge. Une tête et des épaules glissèrent enfin au-dessus des herbes ; puis une autre, puis une autre. Les canots arrivaient, six en tout : quatre pirogues (dix-huit pieds de long sur deux de large) et deux bateaux d’écorce, un peu plus longs et plus étroits que les pirogues, bateaux d’une seule pièce, fermés aux deux extrémités par une couture. Chacune de ces embarcations était manœuvrée par deux hommes ; l’un des deux était accroupi et se servait d’une pagaie ; l’autre était debout et employait la perche.

Quand tous mes gens furent déposés sur l’autre rive, les canotiers refusèrent de remorquer les ânes avant que le féticheur eût donné le talisman nécessaire au salut de mes bêtes. Nouvel impôt ; mais le refus n’était guère possible, Bombay affirmant que c’était pour avoir négligé cette précaution que Stanley avait perdu un de ses baudets, en traversant la même rivière.

Tout cela fut tellement long qu’il fallut s’arrêter à Mpéta, résidence d’un autre chef du bac, qui rançonnait les voyageurs venant de l’Oudjidji, comme les arrivants de l’Ounyanyemmbé l’étaient par son confrère.

Ce moutoualé, encore enfant, était malade et ne put venir me voir, ce qui me dispensa de lui faire un cadeau.

À Mpéta, je fis des relèvements pour établir ma latitude, qui ne s’éloigne que d’une quinzaine de secondes de celle du capitaine Speke. Il est possible que notre position n’ait pas été absolument pareille, d’où viendrait la différence ; c’est pourquoi, dans la pratique, on peut regarder nos calculs comme ayant donné le même résultat.

Remis en marche, nous traversâmes une contrée plate, juste en amont de beaucoup de vallées et de ravins courant vers le Malagaradzi, qui passait à peu de distance, du côté du sud, et beaucoup plus bas que nous, en raison de la descente rapide de son lit. Plus loin, en dehors de la vallée du fleuve, se dressaient de hautes collines rocheuses, pareilles à celles que nous avions franchies sur l’autre rive.

Nous passâmes toute la journée du lendemain à Itaga, et par un double motif : la nécessité d’acheter des vivres, et l’état de faiblesse où m’avaient mis non seulement la fièvre, mais les effets de la cuisine de Sammbo, qui, dans la pâte des galettes de mon déjeuner, avait remplacé le beurre par de l’huile de ricin.

Pendant cette halle, nous apprîmes que Mirammbo avait encore détruit deux villages. Cependant, d’après tous les rapports, il n’avait pas avec lui plus de cent cinquante hommes. Si tous les gens du pays avaient voulu s’entendre, ils l’auraient facilement battu ; mais chaque village était en querelle avec ses voisins, et, dans leur isolement, tous devenaient la proie de l’ennemi l’un après l’autre.

Nous allâmes ensuite à Longohoua. Pour nous y conduire, le chemin nous fit traverser des marais d’où l’on extrait du sel de la manière suivante : une certaine quantité de boue salifère est placée dans une auge, ayant au fond un trou carré, bouché en partie avec des morceaux d’écorce. Sous cette auge, qui seule contient la fange saline, s’échelonnent une demi-douzaine de vaisseaux exactement pareils. On verse de l’eau chaude dans le premier vase, pour dissoudre le sel dont la boue est imprégnée ; le liquide se filtre en passant dans les paquets d’écorce, qui ferment les trous des récipients, et sort du dernier vase à peu près clair. On le fait ensuite bouillir jusqu’à évaporation complète, et l’on a un très bon sel blanc, le meilleur que j’aie rencontré en Afrique.

Si la première ébullition ne donne pas un sel d’une qualité suffisante, le produit est dissous de nouveau et refiltré jusqu’à ce qu’il ait acquis la pureté voulue.

Toute la région du lac Victoria, tout le pays qui borde la moitié méridionale du Tanganyika, une grande partie du Manyéma, et jusqu’au sud du Rouaha, sont approvisionnés par les salines de l’Ouvinnza.

Il y a dans ces contrées des salines que l’on exploite ; mais le sel de l’Ouvinnza est tellement supérieur qu’il y est toujours d’une vente facile.

Au moment du départ, le vieux chef me fit don d’une charge de sel, générosité que je reconnus par un présent dont il parut satisfait.

C’est à Lougohoua que je fus témoin, pour la première fois, d’une façon très curieuse de priser, et qui est fort répandue dans l’Oudjidji. Au lieu de prendre le tabac en poudre, suivant la méthode ordinaire, les priseurs s’en administrent l’infusion.

La petite gourde qui leur sert de tabatière contient des fragments de feuilles de tabac ; quand l’amateur éprouve le besoin d’éternuer, il met de l’eau dans la gourde, attend que la feuille soit imbibée, puis en exprime le jus qu’il renifle et qu’il garde le plus longtemps possible. Pour arriver à ce résultat, il se serre les narines avec les doigts, ou avec de petites pinces de métal. Ce qui arrive ensuite ne supporte pas la description.


Traversée du Malagaradzi.

Rien n’est plus drôle que de voir une demi-douzaine d’individus assis gravement autour d’un feu, et essayant de faire la conversation avec ces pinces sur le nez.

Un nouvel accès de fièvre me prit à Lougohoua ; je n’en partis pas moins le jour suivant, et bien que ma jambe, toujours très malade, me permit à peine de marcher, ce qui pour moi était horriblement grave à tous les points de vue.

À peine avions-nous fait quatre milles, que l’un de mes gens, appelé Soungoro, déclara qu’il était trop malade pour aller plus loin. Je le laissai donc dans un village de sauniers, chez un nègre de la côte qui s’était fixé là, et que je payai pour avoir soin du malade, avec ordre de l’envoyer à Oudjidji, par une caravane, dès qu’il serait convalescent.

La pluie tombant avec force, je m’arrêtai de bonne heure. Pendant qu’on dressait ma tente, j’appelai Léo ; il ne vint pas. J’envoyai à sa recherche ; on me le rapporta presque immédiatement. Il n’eut que la force de me lécher la main, essaya de remuer la queue, retomba et mourut à mes pieds.

Il fallait qu’un serpent l’eût mordu, car peu de temps avant il était plein de vie et courait gaiement sur la route.

Peu de personnes comprendront ce que, dans ma solitude, la perte de mon chien fut pour moi, et quel vide douloureux sa mort fit dans ma vie quotidienne.

Cinq heures de marche nous conduisirent ensuite au Roussoudji, qui arrose une vallée flanquée de collines rocheuses et qui va rejoindre le Malagaradzi. Il offre cette particularité que, bien que traversant des terres imprégnées de sel, ses eaux n’en sont pas moins parfaitement douces. Sur ses deux rives se voyaient des villages déserts, des foyers, des tessons de poterie en nombre incalculable, de petites fosses où l’on avait fait du sel ; ces villages, habités dans la saison où s’exploitent les salines, étaient maintenant abandonnés.

Pendant la nuit, nous fûmes réveillés par les ânes qui faisaient un bruit épouvantable ; ayant été voir ce qui les mettait dans cet émoi, nous vîmes que l’un d’eux avait été mordu au nez par quelque bête sauvage ; mais c’était peu de chose : l’aliboron avait eu plus de peur que de mal.

Les trois étapes suivantes nous firent traverser un mélange de broussailles et de grandes herbes, où de temps à autre se rencontraient des affleurements de granit. Dans la première de ces marches nous passâmes dix grands ruisseaux, en outre du Rougouvou, qui avait alors vingt pieds de large et quatre pieds et demi de profondeur. Le second jour, nous en traversâmes douze ; le troisième nous franchîmes le Massoungoué.

Il y avait sur la route beaucoup de traces de buffles et d’éléphants ; plusieurs fois même nous entendîmes ces derniers sonner de la trompe dans la jungle.

En quelques endroits, l’herbe s’élevait de beaucoup au-dessus de nos têtes ; et par ce temps de pluies diluviennes, s’ouvrir un chemin dans cette masse ruisselante n’était rien moins qu’agréable.


Traversée du Roussoudji.

Arrivé au camp, je fis l’inspection des ballots qui appartenaient à mes hommes, et trouvai que dix des propriétaires de ces ballots m’avaient pris des perles. Je le soupçonnais depuis longtemps, bien que Bombay affirmât le contraire. Je suis même intimement persuadé que toute la caravane me volait systématiquement, et que les voleurs qui furent découverts ce jour-là n’étaient pas plus coupables que les autres ; ils eurent moins de chance, voilà tout. Je repris possession de mes perles et fis mettre les voleurs aux fers.

De cette place, j’envoyai deux hommes dans l’Oudjidji porter les lettres de recommandation que m’avait données le gouverneur de l’Ounyanyemmbé, Séid Ibn Sélim, et demander qu’il y eût des bateaux à l’embouchure du Routché pour nous transporter à Kahouélé, chef-lieu de l’Oudjidji.

Près du bivouac, je vis plusieurs muscadiers et ramassai de très bonnes muscades. Le pays environnant était fort accidenté : beaucoup de petits ruisseaux, de petites rivières, et des fourrés de bambous.

Le lendemain matin, je me rendis à Niammtaga, village important et palissadé de l’Oukarannga, ayant à sa porte de nombreux crânes humains, plantés chacun au bout d’une perche. Des champs soigneusement enclos entouraient ce village, dont les habitants nous refusèrent l’entrée. Nous allâmes bivouaquer dans les bambous, qui nous fournirent d’excellents matériaux pour la construction des huttes.

Quelque désireux que je fusse d’atteindre l’Oudjidji, maintenant si voisin, il me fut impossible de faire partir ma bande. J’essayai de tous les moyens, j’abattis même les cabanes, mais inutilement ; Bombay et les askaris ne furent pas moins rebelles que les autres.

Néanmoins, le 18 février, seize ans et cinq jours après Burton, je reposais mes yeux sur le Tanganyika.

Tout d’abord, je ne voulus pas y croire : au bas d’une pente rapide se voyait un espace brillant et azuré d’une longueur d’un mille ; puis des arbres, et, au delà, une vaste étendue grise, ayant l’aspect d’un ciel couvert de nuages.

« Cela le Tanganyika ! dis-je avec mépris, en regardant la petite nappe bleue qui se trouvait à mes pieds.

— C’est bien lui, » répétèrent mes hommes.

Je compris alors que l’immense étendue grise était le lac. Ce que j’avais pris pour des nuages, c’était la chaîne lointaine de l’Ougoma ; et le petit coin d’azur, une baie éclairée par un rayon de soleil.

Descendant la pente en courant, traversant une plaine que drapait un fourré de bambous et de roseaux, déchiré par des pistes d’hippopotames, nous atteignîmes le rivage, où nous attendaient deux grandes pirogues, envoyées par les Arabes ; elles furent promptement remplies d’hommes et de ballots. Une heure après, nous arrivions à Kahouélé, où j’étais chaleureusement accueilli par tous les traitants, venus à notre rencontre.

En attendant que la demeure qu’ils avaient mise à ma disposition fût prête à me recevoir, les Arabes me conduisirent sous la véranda de Mohammed Ibn Sélib. Chacun d’eux était pressé d’avoir des nouvelles de la côte, ainsi que de l’Ounyanyemmbé, dont ils n’entendaient pas parler depuis fort longtemps. Ils étaient surtout impatients d’apprendre ce que devenait Mirammbo, et furent consternés quand ils surent que celui-ci tenait toujours la campagne.

Le sentiment qui dominait chez eux ne me sembla pas être la peur d’être attaqués par l’ennemi, dans leur voyage de retour, mais bien la crainte d’être contraints par Ibn Sélim de rester à Taborah, pour accroître les forces qu’on opposait à Mirammbo. Toutefois, notre arrivée leur prouvait que le voyage n’était pas impossible ; ils s’en réjouirent, et commencèrent immédiatement à discuter les moyens d’envoyer une caravane nombreuse dans l’Ounyanyemmbé.

J’étais à jeun, fatigué de la route, mouillé par la traversée d’un marais, qu’il avait fallu franchir pour gagner les canots, et cette longue conversation me fit l’effet du purgatoire. Mais ma patience fut récompensée, car, après m’être donné la jouissance de prendre un bain et de changer de vêtements, je trouvai un repas préparé à mon intention, et tel que je n’en avais pas vu depuis que j’avais été l’hôte de Séid Ibn Sélim.

  1. Voy., pour toute cette région, Stanley, Comment j’ai retrouvé Livingstone, p. 422-496 et 473. (Note du traducteur.)
  2. Le titre de moutoualé désigne dans tout l’Ouvinnza et dans quelques pays voisins le chef d’un simple village.