Wyandotté/Chapitre XX

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 248-259).


CHAPITRE XX.


Il se sentit calme, sans savoir pourquoi. C’était en respirant l’air pur, en admirant le ciel bleu et les richesses du sol que la nature prodigue avait répandues devant lui, et le soleil, et la rosée qui brillait sous ses rayons éclatants, que ses émotions venaient diminuer le sentiment du péril qui croissait cependant autour de lui.
Mistress Seba Smith


Les désertions n’inquiétaient pas seulement le capitaine, mais elles donnaient aussi à son grand auxiliaire, le sergent, les plus graves appréhensions. L’apparition inattendue du Tuscarora venait s’associer avec la défection de la garnison, dans les idées des deux vieux soldats.

— Je pense, Votre Honneur, dit Joyce tandis qu’ils entraient ensemble dans la cour, que nous pourrions nous reposer sur O’Hearn, sur Jamie et sur Strides. Mais voilà le caporal ; il pourra parler pour lui-même.

En effet le caporal Strides, — que le sergent persistait à appeler Joël, — se trouvait à quelques pas d’eux ; l’inspecteur s’approcha du capitaine, eut soin de saluer militairement, ce que Joyce n’avait jamais pu réussir à lui faire faire, malgré cent remontrances à ce sujet.

— C’est une désolante affaire, capitaine Willoughby, dit Joël de son air le plus hypocrite, et à mes yeux c’est incompréhensible. Il me semble contre la nature de déserter son propre logis au moment du danger. On ne doit s’attendre à rien de bon de ceux qui ne restent pas pour défendre leurs femmes et leurs enfants.

— C’est tout à fait juste, Strides, répondit le confiant capitaine, quoique les déserteurs ne soient pas aussi perfides que vous pourriez le croire : ils ont emmené avec eux leurs femmes et leurs enfants.

— Oui, il faut bien reconnaître la vérité, et cela me semble le plus extraordinaire. Ceux sur lesquels on comptait le plus, parce qu’ils avaient des femmes et des enfants qui devaient les retenir, ont déserté sans s’inquiéter de ceux qui restent.

— Si nous n’avons pas de femmes et d’enfants à nous à défendre, dit Joyce, nous avons la femme et les enfants du capitaine Willoughby. Toute personne qui serait disposée à vendre chèrement sa vie, ne pourrait considérer un meilleur motif.

— Merci, sergent, dit le capitaine avec émotion. Je compte sur vous comme sur moi-même. Tant que je vous aurai ici avec Joël, Mike, les noirs et les autres braves gens qui me sont restés fidèles, je ne désespérerai pas. Nous pouvons défendre la maison contre une troupe dix fois plus nombreuse que la nôtre. Mais il est temps de voir ce que deviennent les Indiens.

— Je venais parler de Nick au capitaine, dit Joël qui avait écouté l’éloge de sa propre fidélité avec quelques scrupules de conscience. Je ne puis pas dire que j’approuve sa manière d’être entre les deux partis ; ce sauvage m’a toujours paru nourrir une haine mortelle contre le capitaine.

— Cela m’a passé aussi par l’esprit, je l’avoue, Joël ; cependant quand je viens à me rappeler son caractère, il me semble que Nick et moi nous avons toujours été en bons rapports ; et si pendant quelque temps j’ai eu l’occasion de le flageller, j’ai eu aussi celle de lui donner du rhum ou un dollar.

— Dans ce cas, je crois que le capitaine calcule mal, dit Joël avec une connaissance de la nature humaine qui lui aurait profité s’il s’en était servi lui-même. Aucun homme n’est reconnaissant pour du rhum quand son désir est satisfait, puisqu’il sait qu’il s’est mis un ennemi dans l’estomac. Quant à l’argent c’était comme si c’eut été de la liqueur, car il s’en servait pour en acheter aussitôt qu’il pouvait aller vers le moulin. D’ailleurs je suppose que le capitaine sait qu’on se souvient encore d’une injure longtemps après qu’une faveur est oubliée.

— C’est peut-être vrai, Strides, et certainement je surveillerai l’Indien. Pouvez-vous me citer quelque fait particulier qui justifie vos soupçons ?

— Le capitaine pense-t-il que Nick n’est pour rien dans les désertions ? Comment ces hommes auraient-ils pu déserter sans être secondés par quelqu’un qui restait pour guider et dissimuler leurs mouvements ?

C’était assez vrai, certainement, mais Joël faisait allusion à ses propres machinations. Le capitaine fut frappé par la suggestion, et il se détermina immédiatement à tenir Nick en respect. Cependant il était nécessaire d’agir avec prudence, l’état de la Hutte rendant une complète surveillance et une prison convenable assez difficiles à obtenir. C’est ce qu’on fit observer à l’inspecteur, mais celui-ci offrit la partie des bâtiments occupée par sa famille, proposant de faire lever sa femme et ses enfants et donnant ainsi une marque de bonne volonté au moment où tant d’autres prouvaient leur manque de loyauté. Il manifesta l’intention d’offrir un petit cabinet dans son propre appartement pour servir de prison à Nick, remarquant qu’il faudrait que le sauvage fût bien ingénieux s’il pouvait échapper à la vigilance de toute sa famille.

— Je vous crois, Strides, dit le capitaine en souriant ; s’il pouvait échapper aux yeux de Phœbé et de ses enfants, il faudrait qu’il fût fait de vif-argent. Mais j’ai une meilleure prison en vue. Je suis content cependant d’apprendre que toute votre famille est couchée, c’est une preuve de votre fidélité, car il y a des gens qui auraient voulu me porter à vous soupçonner vous-même.

— Moi ! Hé bien, si le capitaine ne peut pas compter sur son inspecteur, je voudrais bien demander à ces gens-là sur qui il peut compter. Mistress Willoughby et les jeunes dames ne vous sont pas plus attachées que moi-même, je crois. Rien dans la nature ne me ferait changer de sentiments, aucune raison, aucune crainte.

Joël en disait tant, que son empressement à détourner les soupçons aurait pu le faire croire coupable, mais le capitaine l’arrêta court en lui disant qu’il était inutile de lui recommander de la vigilance, et il s’en alla à la recherche de Nick. Il trouva l’Indien près de la porte, debout, immobile, et l’attendant patiemment. La lumière d’une lanterne éclairait cet endroit ; aussi il était facile d’apercevoir l’état du battant qui n’était pas encore placé sur les gonds. Ce battant était cependant soutenu à sa place par de fortes charpentes. Le capitaine Willoughby, en arrivant à la porte, remarqua l’Indien qui semblait étudier cet arrangement. La circonstance lui causa de l’inquiétude et le détermina à s’assurer aussitôt de la personne de Nick.

— Hé bien, Nick, dit-il, cachant son intention sous un air indifférent, vous voyez, nos portes sont bien solides, et les bras fermes et les regards sûrs feront le reste. Mais il se fait tard, je désire que vous soyez confortablement logé avant d’aller moi-même prendre du repos. Suivez-moi, je vous montrerai un endroit où vous serez à votre aise.

Le Tuscarora comprit le dessein du capitaine dès qu’il l’eut entendu parler d’un logement confortable, car tout le monde savait qu’il n’était pas dans ses habitudes de faire usage d’un lit. Mais il n’éleva aucune objection, et suivit tranquillement le capitaine jusque dans la chambre de M. Woods. L’appartement du chapelain était au-dessus de la bibliothèque ; il se trouvait du côté de la maison fortifié seulement par la colline, et des lucarnes on avait vue sur la forêt. Le capitaine pensait que la hauteur de ces petites fenêtres rendait la fuite impossible, et en faisant veiller tour à tour près de l’Indien Mike et l’un des Plines, il comptait bien pouvoir le retenir jusqu’au retour du jour.

— C’est ici, Wyandotté, que je désire que vous passiez la nuit, dit le capitaine d’un air bienveillant et affable, comme s’il eût fait les honneurs de sa maison à un hôte invité et honoré. Je sais que vous méprisez un lit, mais il y a des couvertures que vous pourrez étendre sur le plancher pour votre commodité.

Nick fit un geste d’assentiment, regarda avec prudence autour de lui, mais en évitant, plutôt par fierté que par adresse, toute apparence de curiosité. Néanmoins il prit une suffisante connaissance de la localité.

— C’est bien, dit-il, un chef tuscarora pas penser à dormir. Dort debout, en marchant, où il veut, quand il veut. Chien mange, et puis dort ; guerrier toujours prêt. Adieu, capitaine, voir demain.

— Bonne nuit, Nick. J’ai ordonné à votre vieil ami Mike, l’Irlandais, de venir vous tenir compagnie, car vous pourriez avoir besoin de quelque chose dans la nuit. Vous êtes bien ensemble, je crois ; c’est pour cela que je l’ai choisi.

L’Indien comprit encore, mais aucune expression de mécontentement, aucun sourire, aucun autre signe ne montra qu’il avait deviné les motifs du capitaine.

— Mike bon, répondit-il avec emphase. Longue langue, courte pensée. Parler beaucoup, dire peu. Cœur comme du chêne, esprit comme amadou, brûler vite, mais pas grande flamme.

Ce sentencieux et caractéristique portrait de l’homme du comté de Leitrim fit sourire le capitaine ; mais comme O’Hearn entrait à ce moment, il ne jugea pas à propos de répondre. Une minute plus tard, le capitaine laissa les deux hommes dans la chambre à coucher, après avoir recommandé formellement à Mike de ne pas se permettre de boire. Il était si tard que le capitaine ne fit pas la ronde comme il se l’était proposé. Et après s’être entretenu quelque temps avec Joyce, qui devait veiller le premier dans la cour, il se jeta sur un matelas. En peu de temps le bruit des pas cessa de se faire entendre dans la Hutte, et une personne étrangère aurait pu s’imaginer que la paix et la sécurité régnaient encore au Rocher.

Il était deux heures quand le sergent frappa à la porte de la chambre de son supérieur. Le capitaine fut aussitôt sur pied, et s’empressa de demander des nouvelles.

— On n’entend rien que les pas des sentinelles, Votre Honneur. Je suis aussi frais qu’un régiment qui sort de la caserne, et je puis aisément rester de garde jusqu’au jour. Mais comme Votre Honneur m’a dit de l’appeler, j’obéis.

— Très-bien, sergent ; je vais me laver le visage, et je suis à vous dans une minute. Comment la nuit a-t-elle été ?

— Tout à fait tranquille, Monsieur. Elle n’a pas même été troublée par le cri du hibou. Les sentinelles ont tenu leurs yeux tout grands ouverts, car la crainte du couteau à scalper est une bonne surveillante, et aucun signe d’alarme n’a été donné. J’attendrai Votre Honneur dans la cour : le moment de relever la garde est souvent choisi par les ruses de l’ennemi pour l’assaut.

— Oui, dit le capitaine, quand il connaît l’heure.

Une minute après, les deux vieux soldats étaient ensemble dans la cour, attendant le retour de Jamie Allen, qui avait été appeler les hommes de la seconde garde. On ne fut pas longtemps avant de voir le vieux maçon se dirigeant en toute hâte vers l’endroit où Joyce lui avait donné rendez-vous.

— Que le Seigneur fasse miséricorde à nous et à tous les misérables pécheurs ! s’écria Jamie aussitôt qu’il fut assez près pour n’être entendu que des deux soldats. Les lits des trois garçons de Connecticut sont vides, comme un nid d’oiseaux que des enfants auraient visité.

— Pensez-vous, Nick, que les jeunes gens aient déserté ?

— Justement, et il n’est pas besoin d’appeler cela d’une autre manière. Il s’est élevé parmi tous ces gens-là un esprit de mécontentement qui nous met dans un cruel embarras.

— Avec votre permission, dit le sergent, je demanderai au caporal Allen si les déserteurs sont partis avec leurs armes ?

— Avec leurs armes ! Oui, et aussi avec tout ce nui leur appartenait, et même bien d’autres choses qui étaient la propriété du maître ; ils n’ont rien laissé derrière eux.

— Alors nous pouvons être assurés qu’ils sont allés dans les rangs de l’ennemi, remarqua tranquillement le sergent tout en se consolant lui-même avec du tabac dont il s’était privé jusqu’à cette heure de la nuit, car le sergent ne se serait pas permis de fumer pendant le moment de sa garde. C’est une pénible affaire, Votre Honneur. On en a vu souvent cependant, dans les guerres civiles, faire volte-face de cette manière, et puis revenir du bon côté ; le même homme change souvent ses couleurs deux ou trois fois dans une campagne.

Le capitaine Willoughby reçut la nouvelle de ce surcroît de malheur avec un air de stoïcisme militaire, mais en réalité plutôt en père et en époux qu’en héros. Accoutumé à se commander à lui-même, il cacha l’excès de son inquiétude.

Joël doit venir me joindre, dit-il, et il peut jeter quelque lumière sur cette affaire. Appelons-te sans différer ; les minutes sont peut-être précieuses. Tout en parlant, le capitaine traversa la cour accompagné du sergent et du maçon, et comme on pensait peu à faire des cérémonies dans de telles occasions, ils entrèrent tous trois ensemble dans le quartier de Strides. La place était vide. Le mari, la femme et les enfants avaient abandonné les lieux, et quand le capitaine eut jeté un coup d’œil sur la chambre dépouillée, il reconnut bien que l’homme dans lequel il avait mis depuis si longtemps sa confiance l’abandonnait au jour de sa détresse : pour un moment, le mari et le père se sentit accablé.

— Voyons plus loin, Joyce, dit-il, et assurons-nous en une seule fois de toute l’étendue du mal.

— C’est d’un très-mauvais exemple, Votre Honneur. J’ai toujours remarqué, Monsieur, dans l’armée, que lorsqu’un soldat revêtu de quelque autorité quittait son drapeau, il était assez certain d’emmener un peloton avec lui.

Les recherches justifièrent cette opinion du sergent. Un complet examen des quartiers de tous les hommes ayant été fait, on fut bien assuré qu’il n’y avait d’hommes blancs dans la Hutte que le sergent, Jamie Allen et un jeune laboureur américain du nom de Blodget ; les autres avaient abandonné la place. Ils avaient tous emporté avec eux leurs armes et des munitions. Les femmes et les enfants aussi étaient partis, ce qui prouvait que la fuite avait été faite avec délibération et de concert. La Hutte n’avait plus pour la défendre que son propriétaire, le sergent, les deux Plines et un autre noir, Jamie Allen, Blodget, et Mike qui n’avait pas encore été relevé de sa garde près de l’Indien ; huit hommes en tout qui pourraient au besoin recevoir quelque assistance des quatre femmes noires de la cuisine.

— Le capitaine réfléchit sur les moyens de disposer les forces de sa petite troupe, mais avec tristesse, car il se souvenait combien elles avaient encore diminué depuis le jour précédent, et que ceux sur qui il comptait n’étaient plus là. Ce qui ajoutait de la mortification à ses regrets, c’était de penser que cette grande perte avait été faite sans qu’un seul coup ait été frappé pour la défense de sa précieuse famille et de ses droits.

— Il faut que nous fermions la porte de la cour, et que nous la barricadions, Joyce, dit le capitaine, aussitôt qu’il fut pleinement instruit de l’état de ses forces. Avec la maison bien fortifiée, comme elle l’est, cette poignée d’hommes sera suffisante. C’est la facilité qu’offrait la porte ouverte qui est cause de tout ce malheur.

— Je ne crois pas, Votre Honneur. Quand l’idée de la désertion a une fois gagné l’esprit d’un homme, c’est merveilleux les moyens qu’il trouve pour en arriver à ce qu’il désire. Le caporal Strides, sans doute, a passé avec sa famille par la porte, car nos gens sont assez disciplinés pour comprendre la différence qu’il y a entre celui qui a l’autorité et celui qui ne l’a pas, mais il aurait trouvé cent autres chemins s’il eût voulu. — Jamie, prenez un des noirs, et barrez la porte de la cour. — Quel, est le bon plaisir de Votre Honneur, maintenant ?

— Je désire éclaircir mes idées au sujet du Tuscarora. Nick comme coureur et espion, et même comme habile tireur, peut nous être d’un grand secours. Voyez à la porte vous-même, sergent, et puis vous me suivrez à la chambre de M. Woods.

Le capitaine attendit son compagnon, et quand ce dernier eut fini, ils rentrèrent ensemble dans la maison, montèrent rapidement l’étroit escalier et furent bientôt à l’étage au-dessus. Ils furent heureux de voir la porte de la prison du Tuscarora fermée et barricadée comme ils l’avaient laissée, cette précaution ayant été prise à la suggestion du sage O’Hearn. Quand elle eut été débarrassée de ses entraves, le sergent se mit de côté pour laisser entrer son supérieur. Le capitaine s’avança la lanterne à la main ; il trouva la chambre vide. Nick et Mike étaient partis, quoiqu’il ne fût pas facile de découvrir par quels moyens ils avaient quitté la place. Ce ne pouvait pas être par la porte barricadée au dehors, les fenêtres étaient trop hautes, et les cheminées trop étroites pour permettre à un homme d’y passer. La défection de l’Irtandais causa une véritable douteur au capitaine, le sergent lui-même en fut grandement surpris. La fidélité de Mike avait toujours été crue à l’épreuve, et le maître de la place pensa un instant que quelque mauvais esprit s’était mis à l’œuvre pour corrompre ses gens. Je ne m’attendais pas à cela, Joyce, dit-il avec autant de chagrin que de mécontentement. Je ne pensais pas plus à la désertion de Mike qu’à celle du vieux Pline.

— C’est extraordinaire, Monsieur ; mais on n’est jamais en sûreté sans discipline. Un exercice par semaine, et seulement de deux ou trois heures, capitaine Willoughby, peut faire une sorte de milice, mais ce n’est pas ce qui formera des hommes pour le champ de bataille. — Vous parlez d’enrégimenter des hommes pour un an, sergent Joyce, me dit le vieux colonel Flanker, un jour dans la dernière guerre, mais il faut bien un an pour apprendre au soldat à manger. Vos simples gens s’imaginent, parce qu’un homme a des dents, un estomac et de l’appétit, qu’il sait comment il faut manger ; mais manger est un art, sergent, et manger militairement est un art difficile et je maintiens qu’un soldat ne peut pas plus savoir manger comme un soldat, ainsi que l’entendait le colonel, Votre Honneur, qu’il ne peut apprendre ce que c’est que le service sans avoir passé par la pratique. Pour ma part, capitaine Willoughby, j’ai toujours pensé qu’il fallait à un homme les cinq premières années d’enrôlement pour apprendre comment on obéit aux ordres.

— Je croyais le cœur de cet Irlandais bien placé, Joyce, et je comptais autant sur lui que sur vous.

— Sur moi, capitaine Willoughby ! répondit le sergent d’un ton mortifié. Je pensais que Votre Honneur aurait fait quelque différence entre un homme qui a servi trente ans dans votre régiment, et la plupart du temps dans votre propre compagnie, et un ignorant Hibernien que vous ne connaissez que depuis dix ans, un homme qui n’a jamais vu manœuvrer un bataillon autrement qu’à la parade.

— Je reconnais mon erreur, Joyce, mais Michel avait tant d’honnêteté, ou semblait en tant avoir, que j’ai été sa dupe. Il est trop tard pour nous affliger, il est parti maintenant ; il nous reste seulement à découvrir par quel moyen il a exécuté sa fuite. N’est-ce pas Joël qui aurait défait les barricades de la porte, pour le faire échapper avec l’Indien ?

— J’ai barricadé cette porte, Monsieur, de mes propres mains, d’une manière toute militaire, et je suis sûr de l’avoir retrouvée telle que je l’avais laissée. Le lit du révérend M. Woods semble avoir été défait, cela peut-être nous fournira un indice.

L’examen des lits résolut bientôt le problème : draps et couvertures y manquaient. Cette découverte dirigea l’enquête vers les fenêtres ; l’une d’elles n’était pas entièrement fermée. Une cheminée se trouvait tout auprès, et par son aide il n’avait pas été difficile de gagner le sommet du toit. Là, il y avait une terrasse dont nous avons déjà parlé, et une fois dessus, on pouvait faire le tour du toit sans aucun danger. Joyce gagna cette terrasse suivi du capitaine, ils firent ensuite le tour du bâtiment pour voir si les draps qui avaient servi aux fugitifs pour descendre ne pendaient pas au dehors. Ils les trouvèrent attachés avec les couvertures, et les retirèrent, car les ennemis auraient pu s’en servir pour s’introduire dans la maison.

Michel s’en était donc allé avec son prisonnier, et on pouvait le croire dans les rangs des assiégeants. La conviction de cette vérité donna au capitaine plus que de l’inquiétude ; il en fut réellement affligé, car l’Irlandais avait été un favori de toute la famille, et surtout de sa fille Maud.

— Je ne pense pas que les noirs m’abandonnent, Joyce, dit-il en descendant l’escalier ordinaire. Sur vous je sais que je puis me reposer comme sur mon noble fils, s’il était ici à cette heure.

— Je vous demande pardon, mais si Votre Honneur veut avoir la condescendance de donner ses ordres, la manière dont il sera obéi en dira plus que tout ce que je pourrais répondre.

— Je suis satisfait de cela, sergent ; il faut nous mettre épaule contre épaule, et mourir sur la brèche, s’il est nécessaire, avant de rendre la place.

Les deux vieux soldats étaient encore dans la cour où ils trouvèrent tous les hommes qui leur restaient, car les pauvres gens étaient trop inquiets pour penser à dormir jusqu’à ce qu’ils se sentissent en sûreté. Le capitaine Willoughby ordonna à Joyce de les mettre en ligne, parce qu’il avait quelques paroles à leur adresser.

— Mes amis, dit le capitaine, il serait inutile de vous cacher votre situation réelle, et ce ne serait pas non plus strictement loyal. La défense de mes foyers et de ma famille ne dépend plus que de ceux que vous voyez réunis ici. Mike a été rejoindre le reste en compagnie de l’Indien. Vous pouvez raisonner chacun en votre particulier sur nos chances de succès, mais ma résolution est prise. Avant d’ouvrir la porte à des misérables qui ne valent pas les sauvages du désert, car ils en ont toutes les mauvaises qualités sans posséder aucune des bonnes, je suis déterminé à m’ensevelir sous les ruines de cette habitation. Mais vous n’êtes pas forcés de suivre mon exemple, et s’il y en a un parmi vous, blanc ou noir, qui regrette d’être ici, il lui sera donné des armes, des munitions et des approvisionnements, les portes lui seront ouvertes, et il pourra librement chercher sa sûreté dans la forêt.

— Pour l’amour de Dieu, qu’il n’y ait plus de déserteurs ; celui qui désire me quitter maintenant, qu’il me quitte sans crainte ; mais, après ce moment, la loi martiale sera en vigueur, et je donnerai l’ordre de tuer l’homme qu’on découvrira en trahison, comme on tue un chien vicieux.

Ces paroles furent entendues dans un profond silence. Aucun mouvement ne fut fait, aucune parole ne fut prononcée.

— Blodget, continua le capitaine, vous êtes avec moi depuis bien moins de temps que ceux qui sont ici et vous ne pouvez pas ressentir pour moi le même attachement qu’ils m’ont voué. Vous êtes le seul né en Amérique parmi nous, excepté Joyce, car dans le pays on compte les noirs pour rien ; vous pouvez sentir que moi je suis Anglais de naissance et c’est là, je crois, ce qui a été la raison de l’abandon de vos amis. Je ne dois peut-être pas vous demander de rester. Prenez vos armes et dirigez votre marche comme vous l’entendrez. Si vous allez jusqu’à Albany, vous pourrez me servir essentiellement en remettant une lettre que je vous confierai, ce qui me serait d’un grand secours.

Le jeune homme ne répondit pas, mais ses doigts s’agitaient sur le canon de son fusil, et il s’appuyait tantôt sur une jambe, tantôt sur l’autre, comme un homme dont les sentiments intérieurs étaient flottants et irrésolus.

— Je crois vous comprendre, capitaine Willoughby, dit-il enfin, mais je pense que vous ne me comprenez pas. Je sais que vous autres gens de l’ancien pays, vous pensez pauvrement de nous qui sommes du nouveau ; mais je suppose que c’est dans la nature des choses, et puis j’avoue que la conduite de Joël Strides peut bien vous faire mal juger de nous. Mais il y a des différences parmi les Américains, aussi bien que parmi les Anglais ; et quelques-uns de nous, je pourrais dire que je suis de ceux-là, — mais les actions parlent plus haut que les paroles, et tout se reconnaîtra à la fin, — quelques-uns de nous restent fidèles à leurs devoirs, aussi bien que les autres hommes.

— Bravement répondu, mon garçon, s’écria le sergent en regardant son commandant d’un air enchanté pour le féliciter d’avoir un tel homme sous ses ordres. En voilà un qui obéira aux ordres quoi qu’il arrive, j’en réponds, Votre Honneur. Il s’inquiétera peu du roi ou du gouverneur, tant qu’il sera avec le capitaine et son corps.

— Vous vous trompez en cela, sergent Joyce, fit observer le jeune homme d’un ton ferme. Je suis pour mon pays ; et je quitterais cette maison à l’instant si je pensais que le capitaine Willoughby fût dans l’intention de soutenir la couronne. Mais j’ai vécu assez longtemps ici pour connaître qu’il est plutôt neutre, quoique je pense qu’il est mieux disposé pour les colonies que pour la couronne.

— Vous m’avez, bien jugé, Blodget, dit le capitaine. Je ne suis pas tout à fait pour cette déclaration d’indépendance, quoique je puisse à peine blâmer le congrès de l’avoir faite, et je me crois maintenant plutôt Américain qu’Anglais. Je souhaite que cela soit compris, Joyce.

— C’est comme il plaira à Votre Honneur. Des ordres sont des ordres, qu’ils viennent du roi ou des colonies. Je prendrai la liberté de demander à Votre Honneur que ce jeune homme soit promu en grade. La désertion de Strides a laissé une vacance parmi les caporaux, et il nous en faudra un autre pour la garde.

— Très-bien, Joyce, comme vous voudrez, interrompit le capitaine un peu impatiemment, car il s’était aperçu que Blodget était un homme qui devait estimer de telles bagatelles à leur juste valeur. Que le caporal Allen soit secondé par le caporal Blodget.

— Vous entendez, braves gens ; ce sont les ordres. La garde qu’on va relever ira prendre un peu de repos, et nous ferons encore la parade avant le jour. Hélas la seconde garde, comme la première, ne se composait que de deux hommes, le caporal Blodget et Pline le jeune, le vieux Pline, en vertu de ses travaux domestiques, ne pouvant faire partie de la troupe. Ces cinq, avec le capitaine et le sergent, élevaient le nombre des hommes de la garnison à sept : c’était là toutes les forces qui restaient.

Le capitaine Willoughby accompagna Joyce et ses deux compagnons jusqu’à leurs chambres, reprenant lui-même la surveillance et profitant de l’occasion, pour faire une connaissance plus complète avec le caractère de son nouveau caporal.