Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 24p. 52-67).


CHAPITRE V.


L’âme, Monseigneur, est façonnée comme la lyre ; frappez soudainement une corde et les autres vont vibrer.
Hillhouse


L’approche de la nuit, sur mer et dans le désert, a toujours quelque chose de plus solennel que dans les grands centres de la civilisation. La solitude du marin s’accroît comme si un rideau s’abaissait devant ses yeux ; et même sa vigilance inquiète semble être mise au défi par le voile épais qui lui cache les signes de l’heure. De même dans une demeure isolée, les mystères de la forêt sont augmentés, et contre le danger il semble qu’il y ait moins de protection, moins de ressources. Dans la soirée dont nous parlons, le major Willoughby était debout contre la fenêtre, entourant de son bras la taille délicate de Beulah, Maud se tenant un peu à l’écart ; et tandis que le crépuscule s’évanouissait, laissant les ombres du soir s’épaissir sur la forêt, qui était à cent pas de la hutte, il sentit cette impression dont nous parlions tout à l’heure avec une vivacité qui jusque-là lui était inconnue.

— Ceci est un endroit bien retiré, mes sœurs, dit-il d’un air pensif. Est-ce que nos parents ne parlent jamais de vous mener dans le monde ?

— Nous allons tous les hivers à New-York, depuis que notre père fait partie de la députation, répondit Beulah. Nous espérions vous y rencontrer à la saison dernière, et nous fûmes bien contrariées de ne pas vous voir.

— Mon régiment avait été envoyé, comme vous le savez, vers l’est ; et comme je venais justement d’obtenir mon nouveau rang de major, il n’aurait pas été convenable de m’absenter. Est-ce que vous ne voyez pas ici d’autres personnes que celles qui habitent le domaine ?

— Oh ! si fait, s’écria Maud avec vivacité ; puis elle fit une pause, comme si elle eût regretté d’avoir trop parlé, et reprit d’un ton plus calme : Je veux dire, de temps en temps. Sans doute l’endroit est très-retiré.

— À quelles conditions appartiennent vos visiteurs ? Sont-ce des chasseurs, des trappeurs, des sauvages, ou des voyageurs ?

Ce fut Beulah qui répondit.

— Un peu de tout cela, dit-elle, quoique très-peu assurément des derniers. Les chasseurs se présentent assez souvent ; un ou deux par mois dans la belle saison. Les Indiens y viennent plus fréquemment, quoique je pense que nous en avons vu moins pendant l’absence de Nick que lorsqu’il était au milieu de nous ; une centaine environ par an, y compris les femmes. Vous savez qu’ils marchent toujours par troupes ; cinq ou six visites peuvent donc atteindre ce nombre. Quant aux voyageurs, ils sont rares ; ce sont en général des hommes d’affaires, des surveillants, et quelquefois des propriétaires à la recherche de leurs terres. Nous avons eu deux de ces derniers la saison dernière, avant notre voyage à la ville.

— Voilà qui est singulier ; au fait, cependant, il y a de quoi chercher dans une immensité comme celle-ci. Quels étaient ces deux propriétaires ?

— Un vieillard et un jeune homme. Le premier était, je crois, en quelque sorte associé avec feu sir William, qui avait dans notre voisinage une concession, objet de ses recherches. Son nom était Fonda. Le second était un des Beekman, qui a dernièrement hérité d’une propriété très-étendue, située à quelque distance d’ici, et qui est venu la visiter. On dit qu’il possède bien cent mille acres d’une seule contenance.

— Et a-t-il trouvé sa terre ? Des milliers et des dizaines de milliers d’acres peuvent dans ces solitudes échapper aux recherches.

— Nous le vîmes deux fois, à l’aller et au retour, et il avait réussi. La seconde fois, il fut retenu ici par un ouragan de neige, et resta quelques jours. Nous l’avons aussi très-souvent rencontré, l’hiver dernier, en ville.

— Maud, vous ne m’avez rien écrit de tout cela. Des visiteurs de cette sorte sont-ils si communs, que vous n’en parlez pas dans vos lettres ?

— Vraiment, n’en ai-je pas parlé ? C’est un oubli que Beulah ne voudra pas me pardonner. Car elle pense sans doute que M. Evert Beekman mérite d’occuper une place dans une lettre.

— Je le crois un jeune homme très-convenable et très-intelligent, répondit Beulah avec tranquillité, quoique l’obscurité servît alors à cacher une teinte plus rougeâtre sur ses joues. Je ne suis pas certaine, cependant, que son nom doive occuper un grand espace dans les lettres de vos sœurs.

— Eh bien, voilà quelque chose de révélé ! s’écria le major en riant ; et maintenant, Beulah, si tu veux me dire quelque chose de semblable sur le compte de Maud, je serai au fait de tous les mystères de famille.

— Tous ? reprit Maud avec vivacité ; n’y aurait-il rien à raconter sur un certain major Willoughby, cher frère ?

— Pas un mot. Je suis aussi sain de cœur qu’un chêne vigoureux, et j’espère continuer, ainsi. En tout cas, tout ce que j’aime est dans cette maison. Pour vous dire la vérité, chères sœurs, nous ne vivons pas dans un temps où un soldat puisse penser à autre chose qu’à son devoir. La querelle se fait sérieuse entre la métropole et les colonies.

— Pas assez sérieuse, j’espère, reprit Beulah, pour arriver à des actes de violence. Evert Beekman pense qu’il pourrait y avoir du trouble, mais rien au delà de quelques agitations.

— Evert Beekman ! Presque tous les membres de cette famille sont loyaux, je crois ; comment pense cet Evert ?

— Je suppose que vous le compteriez parmi les rebelles, répondit Maud en riant ; car alors Beulah gardait le silence, laissant les explications à sa sœur. — Il n’est pas exalté, mais il se dit avec emphase un Américain ; et c’est dire beaucoup, quand cela signifie qu’on n’est pas un Anglais. Et vous, Robert, de quel nom vous appelez-vous ?

— Moi ! certainement Américain dans un sens, mais Anglais dans l’autre. Américain, comme mon père était un homme du Cumberland, et Anglais comme sujet, comme faisant partie de l’Empire.

— Comme saint Paul était Romain. Eh bien, je crains de ne pouvoir accepter pour mon compte qu’une seule dénomination. Si j’avais comme vous un habit d’écarlate, peut-être pourrais-je aussi avoir de l’Anglais en moi.

— Tout cela, reprit Beulah, c’est attacher trop d’importance à des disputes de mots. Au moins telle est l’opinion d’Evert Beekman.

— C’est sagement penser, répondit le major qui paraissait réfléchir profondément. Cet endroit me semble réellement trop retiré pour une famille comme la nôtre. Je voudrais qu’on pût persuader à mon père de passer plus de son temps à New-York. Des jeunes personnes de votre âge devraient d’ailleurs se produire un peu plus dans le monde.

— En d’autres termes chercher des admirateurs, n’est-ce pas, major Robert ? dit Maud en riant, et en jetant sur son frère un regard malicieux. Bonsoir ! Notre père nous a priées de vous envoyer dans sa bibliothèque lorsque nous pourrions avoir assez de vous, et ma mère nous a envoyé dire qu’il est six heures, véritable heure de retrait pour des gens rangés.

Le major embrassa ses sœurs avec affection, et elles allèrent rejoindre leur mère, pendant qu’il se rendait auprès du capitaine.

Ce dernier était dans la bibliothèque, fumant sa pipe en compagnie du chapelain, qui s’était aussi bien que le capitaine conformé à cette habitude de garnison. Un peu d’excellent cognac modéré par l’eau arrosait de temps en temps leurs lèvres et donnait une certaine sensualité à leurs jouissances. Au moment où le major entrait, il était le sujet de la conversation, les deux vieillards trouvant, presqu’un égal plaisir à faire ressortir sa belle tournure ses bonnes qualités et ses futures espérances. Le capitaine poussa une chaise vers son fils, et l’invita à prendre place devant la table.

— Je suppose que tu es trop damoiseau, Robert, pour fumer, dit le père en souriant. À ton âge, je détestais la pipe, ou plutôt j’en avais peur, la seule fumée alors de mode parmi nos habits écarlates étant la fumée du canon. Eh bien, comment vont Gage et tes voisins les Yankees ?

— Ma foi, Monsieur, dit le major en regardant derrière lui pour voir si la porte était bien fermée, pour vous dire la vérité, ma visite actuelle se rapporte à cette malheureuse querelle.

Le capitaine et le chapelain ôtèrent tous deux la pipe de leur bouche, tous deux prenant une attitude de surprise et d’attention.

— En vérité ! s’écria le premier. Je croyais que je devais ce plaisir inattendu à ton désir de m’apprendre que j’avais hérité des honneurs d’un baronnetage !

— C’était un des motifs, Monsieur, mais le moindre. Je vous prie de considérer la singularité de ma position, comme officier du roi, au milieu de ses ennemis.

— Du diable ! Dites donc, chapelain, ceci sent l’hérésie et le schisme. Appelles-tu être au milieu d’ennemis lorsque tu loges dans la maison de ton père ? C’est une révolte contre la nature, ce qui est bien pis qu’une révolte contre le roi.

— Mon cher père, personne ne sera plus que moi en sécurité avec vous, et même avec M. Woods. Mais il y a dans cette partie du monde d’autres personnes que vous, et votre établissement pourrait ne pas être en sûreté huit jours de plus, il ne le serait certainement pas, si ma présence ici était connue.

Les deux auditeurs déposèrent leurs pipes, et la fumée commença à se dissiper, comme si elle s’était élevée d’un champ de bataille. Ils regardaient le capitaine avec étonnement et curiosité.

— Quelle est la signification de tout ceci, mon fils ? demanda gravement le capitaine. Est-il arrivé quelque chose de nouveau pour compliquer les vieux sujets de querelle ?

— Le sang a coulé, Monsieur, la rébellion ouverte a commencé.

— C’est une chose sérieuse, en effet, s’il en est ainsi. Mais n’exagères-tu pas les conséquences de quelque nouvelle imprudence des soldats qui auront tiré sur le peuple ? Rappelle-toi que dans la première affaire, même les autorités coloniales ont justifié les officiers.

— L’affaire est bien différente aujourd’hui, Monsieur. Le sang a coulé non pas dans une émeute, mais dans une bataille.

— Une bataille ! Tu m’étonnes, major ! cela peut conduire à de graves conséquences.

— Que le Seigneur nous préserve des mauvais jours, s’écria le chapelain, et nous conduise, pauvres créatures que nous sommes, dans le sentier de la paix et du repos ! Sans sa grâce, nous ne sommes que des aveugles conduisant des aveugles !

— Veux-tu dire, major, que des corps armés et disciplinés se sont rencontrés sur un champ de bataille ?

— Peut-être pas littéralement, mon cher père ; mais les volontaires de Massachusetts se sont rencontrés avec les forces de Sa Majesté. Je dois le savoir parfaitement bien, car mon régiment a combattu. Je crois inutile d’ajouter que son second officier n’était pas absent.

— Bien entendu que ces volontaires n’ont pas pu tenir devant vous, dit le capitaine en serrant les lèvres sous l’impulsion de son orgueil militaire.

Le major Willoughby rougit, et il eût volontiers souhaité que le révérend père Woods fût, sinon au diable, au moins assez loin pour ne pas entendre sa réponse.

— Monsieur, dit-il en balbutiant, pour dire la vérité, ces volontaires ne sont pas des adversaires autant à dédaigner que vous autres soldats pourriez le croire. L’affaire fut un peu chaude, parce qu’ils combattaient derrière un mur, et dans ce cas, vous savez, Monsieur, que la discipline des troupes perd de son avantage. Ils nous contraignirent assez vivement à la retraite. — À la retraite, major Willoughby !

— J’ai dit la retraite, c’est vrai mais ce n’était qu’une marche en arrière, après que nous eûmes accompli ce qui nous avait été ordonné. Cependant j’avoue, Monsieur, qu’ils nous pressèrent vivement jusqu’à ce que nous eussions reçu des renforts.

— Des renforts, mon cher Robert ! Ton régiment, notre régiment n’aurait pas eu besoin de renfort contre tous les Yankees de la Nouvelle-Angleterre.

Le major ne put s’empêcher de sourire à cette fierté que par esprit de corps déployait le capitaine mais sa franchise naturelle et l’amour de la vérité le forcèrent d’avouer le contraire.

— Et cependant, pour être vrai, il en eut besoin, répondit-il, et grand besoin. Quelques-uns de nos officiers qui ont assisté aux plus chaudes affaires de la dernière guerre, déclarent qu’en tenant compte de la marche, de la fusillade et de la distance, ils ne se souviennent pas d’en avoir vu de plus terrible. Notre perte, en outre, n’est pas insignifiante eu égard au nombre de troupes engagées. Nous pouvons compter environ trois cents hommes mis hors de combat.

Le capitaine resta pendant quelques instants muet et même pâle ; son esprit semblait calculer les formidables résultats d’un tel événement. Puis il pria son fils de lui faire un récit détaillé de toute l’affaire. Le major obéit, en commençant par un aperçu sur la situation générale du pays, et en terminant par une description fidèle du dernier engagement, autant du moins qu’il était possible à un homme dont la fierté militaire et les sentiments avaient été trop vivement blessés pour lui permettre une entière impartialité.

Les événements qui précédèrent la vive escarmouche qu’on est convenu d’appeler la bataille de Lexington, et les incidents de cette mémorable journée, sont trop connus de nos lecteurs habituels pour que nous ayons besoin de les rappeler. Le major expliqua clairement tous les détails militaires, rendit pleine justice à la persévérance et à l’audace des provinciaux ; c’est ainsi qu’il appelait ses ennemis, car, Américain lui-même, il ne voulait pas leur donner le nom d’Américains. Il chercha en outre à expliquer par des arguments plausibles la marche rétrograde, autant par un sentiment de piété filiale que par amour-propre ; car, à vrai dire, la mortification du vieux soldat était tellement évidente, que son fils en éprouvait une véritable douleur.

— Le résultat de tout ceci, ajouta le major quand son récit fut achevé, a été de provoquer dans tout le pays une terrible exaltation, et Dieu sait ce qui doit suivre.

— Et tu es accouru ici pour me faire part de tout cela, Robert, dit le père d’un ton affectueux. Je t’en sais bon gré, et je n’attendais pas moins de toi. Nous aurions pu passer ici tout un été sans avoir appris un mot de cet important événement.

— Peu après l’affaire, ou du moins aussitôt que nous pûmes en apprendre les effets sur les provinces, le général Gage m’envoya secrètement porter des dépêches au général Tryon. Celui-ci connaissait votre position, et comme j’avais aussi à vous communiquer la mort de sir Harry Willoughby, il me prescrivit de remonter secrètement la rivière, d’avoir une entrevue avec sir John et de pousser jusqu’ici sous un faux nom, pour communiquer avec vous. Il pense, maintenant que sir William est mort, qu’avec vos propriétés, votre nouveau rang et votre influence locale, vous pouvez être très-utile pour le soutien de la cause royale car il ne faut pas se dissimuler que cette affaire va probablement prendre le caractère d’une révolte ouverte contre l’autorité de la couronne.

— Le général Tryon me fait trop d’honneur, répondit froidement le capitaine ; ma propriété a quelques acres de terres désertes, mon influence ne s’étend guère au delà de cette prairie dérobée aux castors, et je puis commander à mes domestiques et à quinze ou vingt laboureurs. Quant au nouveau rang dont tu parles, il n’est pas probable que les cotons en fassent grand cas, puisqu’ils méconnaissent les droits du trône. Pourtant tu as rempli les devoirs d’un bon fils, Robert, en courant de tels risques, et je prie Dieu que tu puisses rejoindre ton régiment en sûreté.

— Voilà qui raffermit mes espérances, Monsieur ; car j’aurais éprouvé un véritable chagrin si vous aviez pensé qu’il fût de mon devoir, parce que je suis né aux colonies, de renoncer à mon grade et de prendre rang parmi les rebelles.

— Je ne pense pas plus que ce soit ton devoir, que je ne pense que c’est le mien de prendre parti contre eux, parce que le hasard m’a fait naître en Angleterre. C’est se faire une pauvre idée des obligations morales que de les faire reposer sur les accidents de naissance et de localités. Il peut se produire avec le temps des situations nouvelles qui modifient tous nos devoirs, et il est nécessaire de les accomplir tels qu’ils sont, et non pas tels qu’ils ont été ou qu’ils doivent être. Ceux qui font tant de bruit sur un lieu de naissaince, n’ont ordinairement pas une idée bien nette des obligations d’un ordre plus élevé. Nous n’avons aucun contrôle à exercer sur notre naissance, tandis que nous sommes complètement responsables de l’accomplissement des obligations volontairement contractées par nous.

— Est-ce là votre opinion, capitaine ? dit le chapelain d’un air d’intérêt. Pour moi, j’avoue que je pense en cette matière non-seulement en natif d’Amérique, mais en véritable Yankee. Vous savez que je suis né dans la Baie, et… le major m’excusera… mais il sied mal à ma robe de dissimuler… j’espère que le major m’excusera…

— Dites, dites, monsieur Woods, s’écria Robert Willoughby en souriant. Vous savez que pour vous il n’y a rien à craindre de votre ancien ami le major.

— Je m’en doutais, je m’en doutais. Eh bien, j’ai été satisfait, j’ai été profondément heureux d’apprendre que mes compatriotes, du côté de l’est, aient fait fuir devant eux les troupes royales.

— Je n’ai pas conscience de m’être servi de ces termes, Monsieur, lorsque j’ai raconté comment nous étions rentrés dans nos retranchements, répliqua le jeune soldat avec un peu de raideur. Je suppose qu’il est naturel pour un Yankee de sympathiser avec un autre ; mais mon père, monsieur Woods, est un homme de la vieille Angleterre et non pas de la nouvelle, et on peut lui pardonner de sentir quelque chose pour les serviteurs de la couronne.

— Certainement, mon cher major, certainement, mon cher monsieur Robert, mon ancien élève, et toujours, j’espère, mon ami, tout cela est assez vrai et très-naturel. Je permets au capitaine Willoughby de faire des vœux en faveur des troupes royales, tandis que je fais des vœux en faveur de mes compatriotes.

— C’est naturel des deux parts, sans doute ; mais il ne s’ensuit pas que des deux parts ce soit juste. « La patrie quand même » est une maxime pompeuse, mais ce n’est pas toujours une maxime d’honnête homme. Notre pays, par exemple, ne peut pas prétendre sur nous à plus de droits que nos parents ; et qui pourrait moralement réclamer le droit de soutenir même un père dans ses erreurs, ses injustices, ou ses crimes ? Non, non ; je déteste ces prétentieux dictons ; ils ne signifient au fond rien de bon et de solide.

— Mais quand votre patrie se trouve en guerre ? dit le major du ton modeste qui lui était habituel en partant à son père.

— C’est juste, Bob, mais la difficulté ici est de savoir où est la patrie. Il s’agit, à vrai dire, d’une querelle de famille, et il ne saurait être question d’étrangers. C’est comme si je traitais Maud avec dureté, parce qu’elle est seulement la fille d’un ami, et non ma propre fille. Je prends le ciel à témoin, Woods, que je ne puis savoir en ce moment si je n’aime pas Maud Meredith aussi tendrement que Beulah Willoughby. Il y eut même, je crains de l’avouer, une époque de son enfance où la charmante petite avait peut-être la plus grosse part de mon affection. C’est donc l’habitude et le devoir, bien plus que les liens de la naissance, qui enchaînent nos cœurs.

Le major pensa qu’il n’y avait rien de singulier à préférer un enfant à un autre, quoique ce fût un sujet sur lequel il ne se souciait guère de discuter. Mais le chapelain, pour qui toute occasion était bonne, ne voulut pas laisser tomber l’argument.

— Je suis, dit-il, pour les liens de la naissance, du sang et de la nature, tout en comptant les droits particuliers de mademoiselle Maud qui sont tout à fait sui generis, et ne peuvent être confondus avec aucun autre cas. Un homme ne peut avoir qu’une patrie, de même qu’il ne peut avoir qu’une nature, et de même qu’il doit être fidèle à sa nature, de même il doit être fidèle à sa patrie. Le capitaine assure que dans une guerre civile, il est difficile de savoir où est la patrie ; je ne puis admettre cet argument. Si Massachusetts et l’Angleterre en viennent aux coups, Massachusetts est ma patrie si les comtés de Suffolk et de Worcester sont en querelle, mon devoir m’attache à Worcester, où je suis né ; et je suivrai ainsi mon principe, de pays à pays, de comté à comté, de ville à ville, de paroisse à paroisse, et même de maison à maison.

— Voilà un singulier aperçu des devoirs sociaux, mon cher monsieur Woods, s’écria le major avec feu, et si une moitié de la maison se querellait avec l’autre, vous vous rangeriez du côté où vous vous trouveriez pour le quart d’heure.

— C’est une étrange idée du devoir pour un ministre, reprit le capitaine. Reprenons un peu l’argument, et voyons ce que nous allons en faire sortir. Vous mettez le chef de la famille en dehors de la question. Et cependant n’a-t-il aucun droit ? Un père ne doit-il compter pour rien dans une lutte entre ses enfants ? Ses lois sont-elles abolies, ses droits méconnus, sa personne sera-t-elle maltraitée, sa malédiction peut-être méprisée, parce qu’une bande d’enfants indisciplinés entreprendra des combats pour quelque caprice de leur égoïsme ?

— J’abandonne ce qui a rapport à la famille, cria le chapelain, car la Bible a réglé cela, et ce qu’a dit la Bible n’admet pas de discussion. « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient durables sur la terre que le Seigneur ton Dieu t’a donnée, » Voilà des paroles terribles et qui ne peuvent être transgressées. Mais le décalogue ne dit pas une autre syllabe qui se rapporte à la question. « Tu ne tueras pas » se dit de l’homicide ordinaire. « Tu ne déroberas pas, tu ne commettras pas d’adultère », tout cela n’a pas de rapports avec la guerre civile.

— Mais que pensez-vous de ces mots du Sauveur « Rendez à César ce qui appartient à César. » César n’a-t-il pas de droits ici ? Massachusetts et lord North peuvent-ils vider leur querelle de manière à ce que César soit complètement hors de cause ?

Le chapelain baissa les yeux et réfléchit un instant, puis reprit l’attaque avec une nouvelle ardeur.

— Il n’est pas ici question de César. Si Sa Majesté veut venir prendre rang avec nous, nous sommes prêts à l’honorer et à lui obéir ; mais si le roi prétend se tenir éloigné de nous, c’est une résolution qui provient de son fait et non du nôtre.

— Voilà une nouvelle manière d’apprécier le devoir ! Si César fait ce que nous voulons, il sera toujours César ; mais s’il refuse, à bas César. Je suis un vieux soldat, Woods, et tant que je reconnaîtrai que cette question a deux faces, ma disposition à respecter et honorer le roi aura toujours la même force.

Le major parut charmé ; et voyant que la discussion semblait tourner à son avantage, il se retira en s’excusant sur la fatigue. Il pensait bien que si son père, entraîné par la dispute, se retranchait dans les questions de fidélité à la couronne, l’opiniâtreté du vieillard serait plus efficace que toutes les paroles persuasives de son fils. Du reste, les deux lutteurs étaient si chaudement engagés, qu’ils s’aperçurent à peine de la disparition du jeune homme. La discussion continua jusqu’après minuit, les deux combattants ayant repris leurs pipes et poursuivant leur engagement au milieu de flots de fumée qui auraient fait honneur à un champ de bataille régulier.

Pendant que le combat dans la bibliothèque était ainsi vivement disputé, madame Willoughby était retirée seule dans sa chambre, après avoir accompli avec la régularité ordinaire tous les devoirs de la journée. Son cœur de mère était rempli d’un calme délicieux qu’il lui eût été difficile de décrire. Tout ce qu’elle avait de plus cher au monde : son noble fils, si loyal, si fidèle, si longtemps aimé, l’orgueil et la joie de son cœur ; Beulah, sa fille, si douce, si naïve, si sincère, si semblable à elle-même ; et Maud, l’enfant de son adoption rendue chère d’abord par la compassion et la sollicitude puis tant aimée à cause de ses qualités personnelles tous étaient là autour d’elle, sous son toit, presque à la portée de ses bras. La hutte n’était plus une solitude ; le domaine n’était plus un désert pour elle ; car là où était son cœur, là aussi étaient ses trésors. Après quelques minutes de pensées de bonheur, l’excellente femme s’agenouilla et son âme s’éleva pleine de reconnaissance vers l’Être qui l’environnait de tant de bénédictions. Hélas elle ne soupçonnait guère l’étendue et la durée des maux qui pesaient en ce moment même sur son pays natal, et toutes les peines qu’allait endurer son cœur affectueux !

Le major n’avait fait connaître à personne le véritable objet de sa mission, si ce n’est, ainsi que nous l’avons vu, au capitaine et au chapelain. Nous allons maintenant le suivre à son appartement et passer quelques instants en tête-à-tête avec le jeune soldat.

Deux chambres meublées avec goût et simplicité lui étaient consacrées ; elles étaient connues de tous les habitants de la maison, blancs et noirs, sous le nom des quartiers du jeune capitaine, et Maud l’appelait en riant le sanctuaire de Bob. Le major y retrouva toutes choses dans le même état où il les avait laissées dans sa dernière visite, une année auparavant ; augmentées cependant de quelques articles nouveaux.

Aussitôt qu’il eut déposé sa lumière, il regarda autour de lui, comme quelqu’un qui reconnaît de vieux amis, et fut charmé, de renouveler connaissance avec tant d’objets chéris.

Les jouets de son enfance étaient là ; même un beau cerceau qui avait eu du service, orné de rubans par une main inconnue. Serait-ce ma mère, pensa le jeune homme en s’approchant pour examiner le cerceau bien connu qui n’avait jamais été l’objet d’un pareil hommage ; serait-ce ma bonne et tendre mère qui ne pouvant se persuader que je ne suis plus un enfant, aurait fait ceci ? J’en rirai demain avec elle en l’embrassant. Il se tourna ensuite vers la toilette sur laquelle se trouvait une corbeille remplie de différents objets. Jamais il n’avait visité la hutte sans trouver un semblable panier dans sa chambre à coucher ; c’était une tendre preuve du souvenir qu’on gardait de lui en son absence.

— Ah ! pensa le major en ouvrant un paquet de bas de laine tricotés, c’est encore ma chère mère avec ses préoccupations sur l’humidité des pieds et les vicissitudes du service. Une douzaine de chemises avec le nom de Beulah attaché sur l’une d’elles ! Comment diable la chère fille suppose-t-elle que je pourrai emporter une tette provision de linge sans même un cheval pour m’alléger d’un seul paquet. Ma valise ressemblerait à celle d’un général en chef, si j’emportais tout ce qu’elles me destinent ? Qu’est ceci ? une bourse, une belle bourse en soie ! et encore le nom de Beulah ! Rien de Maud. Maud m’aurait-elle oublié ? Manchettes, mouchoirs ! jarretières ; oui, j’en vois une paire tricotée par ma mère. Et rien de Maud. Ah ! qu’avons-nous ici ? Par ma foi, c’est une belle écharpe de soie à rendre jaloux tout un régiment. A-t-elle été achetée, ou bien est-ce le travail d’une année ? Il n’y a pas de nom dessus. Cela vient-il de mon père ? Peut-être est-ce une de ses vieilles écharpes ; dans tous les cas, c’est une vieille bien neuve, car je ne pense pas qu’elle ait jamais été portée ; je m’en informerai demain matin. Je m’étonne qu’il n’y ait rien de Maud.

Puis le jeune homme mit les présents de côté, baisa son écharpe, et, je regrette de le dire, sans réciter ses prières, il se mit au lit.

Transportons-nous maintenant dans la chambre où les deux jeunes filles, sœurs d’affection, sinon de naissance, allaient aussi gagner leur lit. Maud, toujours la plus vive et la plus prompte, dans toutes ses actions, était déjà en toilette de nuit, et, enveloppée dans un châle, elle attendait que Beulah eût fini ses prières pour commencer l’entretien. La jeune fille agenouillée se releva bientôt, et notre héroïne lui dit : — Le major doit avoir examiné la corbeille maintenant, je l’entends aller et venir dans la chambre. Comme les hommes marchent plus lentement que nous, Beulah !

— C’est vrai. Bob est devenu si grand qu’il m’effraie souvent. Ne trouves-tu pas qu’il ressemble merveilleusement à papa ?

— Je ne vois pas cela. D’abord il ne porte pas de poudre, ensuite il est plus grand, mais plus blond, plus coloré, beaucoup plus jeune, et tellement différent de mon père que je suis étonnée de t’entendre parler ainsi.

— C’est singulier, Maud ; ma mère et moi nous avons été frappées ce soir de la ressemblance, et nous nous en réjouissions. Mon père est beau et Bob l’est aussi.

— Ils peuvent être beaux tous deux sans être semblables. Mon père est certainement un des plus beaux vieillards de ma connaissance, et Bob est comme ci comme ça. Mais je suis surprise tu compares un homme de vingt-sept ans à un de soixante… Bob m’a assuré que maintenant il jouait très-bien de la flûte.

— Il fait si bien tout ce qu’il entreprend ! M. Woods disait, il y a quelques jours qu’il n’avait jamais rencontré un garçon qui comprît si bien les mathématiques.

— Oh ! les oies de M. Woods sont des cygnes. Je suis sûre qu’il a d’autres jeunes gens aussi habiles que Bob. Je ne crois pas aux non pareils, ma chère Beulah.

— Tu me surprends, Maud ; j’ai toujours cru que Bob était ton favori. Lui-même, d’ailleurs trouve ce que tu fais si bien, si parfait ! Ce soir encore il regardait l’esquisse que tu as faite de notre établissement, et il assurait qu’il ne connaissait pas, même en Angleterre, un artiste capable de la mieux exécuter.

Maud rougit et, baissa la tête, mais elle conserva son sourire moqueur.

— Quelle absurdité, dit-elle ; et comment Bob pourrait-il juger des dessins ? Il sait à peine distinguer un arbre d’un cheval.

— Comment peux-tu parler ainsi de ton frère ? dit la généreuse Beulah, qui ne pouvait voir d’imperfection dans Bob. Quand il t’apprenait à dessiner, tu lui trouvais l’habileté d’un artiste.

— Vraiment ! eh bien, j’avoue que je suis une Capricieuse créature. Mais, quoi qu’il en soit, je ne puis considérer Bob comme je le faisais autrefois. Il a été longtemps loin de nous, tu sais… et l’armée rend les hommes si formidables… et puis ils ne sont pas comme nous, tu sais… enfin, je trouve Bob tout à fait changé.

— Eh bien, je suis contente que maman ne t’entende pas, Maud ; elle qui considère son fils, maintenant qu’il est major et qu’il a vingt-sept ans, absolument comme elle le faisait quand il était en jupons. Du reste, elle nous regarde tous comme des enfants.

— C’est une bonne mère, je le sais, dit Maud tandis que ses yeux se remplissaient de larmes involontaires et elle ajouta plus impétueusement : Ses paroles, ses actions, ses souhaits, ses espérances, ses pensées ; tout cela est toujours bien.

— Oh ! je te reconnais bien, dès qu’il s’agit de notre mère. Hé bien, moi, je n’ai pas une telle horreur des hommes, qu’il ne me semble juste d’avoir autant de tendresse pour son frère ou son père que pour sa mère.

— Pas pour Bob, Beulah. De la tendresse pour Bob ! mais, ma chère sœur, l’affection qu’on ressent pour un major d’infanterie n’est-elle pas bien différente de celle qu’on a pour une mère ? Quant à papa, je l’aime certainement autant que j’aime ma mère.

— Tu le dois, Maud ; tu étais, je suis certaine que tu es encore sa préférée.

Beulah fit cette réflexion, sans qu’il lui vînt à l’esprit que Maud n’était pas sa sœur dans le fait, elle ne lui était pas parente, pas au moindre degré. Mais le capitaine et mistress Willoughby avaient si bien gardé le secret, que personne, pas même les intimes de la famille, ne l’ayait jamais considérée que comme étant réellement leur sœur. Pour Beulah, ses sentiments étaient si naïfs, si sincères, et tellement au-dessus des considérations ordinaires, qu’elle prenait avec Maud les mêmes libertés qu’elle eût prises avec une sœur. Maud, seule de tous les habitants de la hutte, se souvenait de sa naissance, et elle en acceptait toutes les conséquences. Quant à ce qui regardait le capitaine, jamais il ne lui venait dans l’idée qu’elle n’était qu’une fille d’adoption. Pour mistress Willoughby, elle avait toujours eu envers elle les tendres soins d’une mère ; Beulah agissait avec elle comme une sœur ; mais Bob était si changé, il avait été tant d’années séparé d’elle ; il l’avait même récemment appelée miss Meredith ; elle ne savait même pas comment il se faisait que depuis six années elle ne se souvenait plus qu’il était son frère.

— Quant à mon père, dit Maud, en se levant avec émotion et parlant avec un accent exalté, je ne dois pas dire que je l’aime, je l’adore.

— Ah ! je le sais bien, Maud, et, à vrai dire, vous vous idolâtrez tous deux ; maman le dit elle-même quelquefois, quoiqu’elle avoue qu’elle n’est pas jalouse. Mais ce qui l’affligerait beaucoup, ce serait de voir que tu n’as pas pour Bob absolument les mêmes sentiments que nous.

— Mais le dois-je, Beulah ? je ne puis pas.

— Et pourquoi donc, Maud ?

— Mais tu sais… je suis sûre que tu dois te souvenir…

— De quoi ? demanda Beulah, réellement épouvantée de l’excessive agitation de Maud.

— C’est que je ne suis pas sa vraie sœur.

C’était la première fois que Maud rappelait sa naissance. Beulah devint pâle, elle fut saisie d’un tremblement convulsif ; par bonheur des larmes abondantes vinrent la soulager et l’empêchèrent de s’évanouir.

— Beulah, ma sœur, ma véritable sœur, s’écria Maud en se jetant dans les bras de la jeune fille désolée.

— Ah ! Maud, tu es, tu seras à jamais ma sœur, mon unique sœur.